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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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IV - LES LÉGENDES DE LA BRETAGNE ET LE GÉNIE CELTIQUE

II - LA BRETAGNE PAÏENNE – LA POINTE DU RAZ – LA VILLE D'YS ET LA LÉGENDE DE DAHUT

La Gaule asservie, latinisée, colonisée, le génie celtique se réfugia en Armorique. Pendant trois siècles, elle subit le joug des légions et du fisc romain, avec d'incessantes révoltes. Une partie de la population se réfugia en Grande-Bretagne, cet asile des druides et des bardes. Mais, au IVème siècle, Mériadek revint en Armorique et en chassa les Romains. Du IVème au IXème siècle, la Bretagne resta indépendante. Cette époque, appelée la période des rois dans l'histoire de notre province celtique, est remplie par des guerres intestines. Quelquefois un chef réunit tous les autres sous son autorité et réussit à délivrer le pays d'une invasion de Franks ou de Normands. Il prend alors le titre de pen-tiern, de conan ou de roi d'Armorique. Aussi les noms de Mériadek, de Gradlon, de Noménoé et d'Alain Barbe-Torte résument-ils l'histoire bretonne de ces temps. Epoque héroïque, barbare et sauvage, où éclate le côté païen de l'esprit celtique.

      Si le Morbihan est le sanctuaire d'un monde préhistorique, le Finistère, avec les prodigieux récifs et les baies profondes de la côte ouest, est le centre principal de cette Bretagne bretonnante, indépendante et païenne. Il nous en reste une série de traditions qui plongent dans le fin fond du paganisme et une légende originale. Allons la chercher dans le cadre océanien où elle est née, à cette pointe du Raz, extrémité du monde occidental, qui lance au beau milieu de l'Atlantique un dernier et formidable écueil dont la sauvagerie avait déjà frappé d'une terreur religieuse les voyageurs anciens.

      Enfermé entre ses côtes comme dans une forteresse, le Finistère offre à l'intérieur les vallées les plus vertes, les coins les plus exquis de la Bretagne, comme les bords de l'Isole et de l'Ellé chantés par Brizeux. Quimper, avec son élégante cathédrale ouvrée à jour, est niché dans un frais bassin de collines boisées ; du haut du Mont-Frugy on voit l'Odet serpenter dans une mer de forêts mamelonnées. Cependant, en Bretagne, le grand personnage, le maître, le tyran de la terre et des hommes, c'est l'Océan. On devine partout sa présence, même quand on ne le voit pas. On le sent dans ces rivières brunes et noires, où le reflux remonte quelquefois à dix lieues, où des goélettes sont attachées sur les quais ou couchées sur la vase comme des cormorans malades. On le sent dans l'arbre tordu et ployé par la tempête, dans le vent salé qui crispe la lande, dans l'oiseau de mer qui vient y chercher le brin d'herbe pour son nid. On le rencontre dans ces marins aux yeux francs et hardis, à la chemise rabattue, au col nu brûlé par le soleil, la fleur et l'orgueil du pays, qui se promènent dans les villages de l'intérieur ; il revient sans cesse dans la conversation des vieilles accroupies au seuil des chaumes et des hommes assis sous les portes des petits cabarets, la pipe aux dents, le bonnet de laine sur l'oreille. On le retrouve, l'inévitable Océan, jusque dans l'église où prient les femmes agenouillées. Car, suspendues à la voûte de la nef, en ex-voto, voici une foule de navires, aux flancs rouges et noirs, destinés à obtenir la protection de la Vierge, de l'Etoile de mer. Ne sont-ce pas les barques de l'Isis égyptienne ? Ah ! Pour les yeux qui les regardent, que d'âmes ils ont menées dans l'autre monde, ces navires poudreux !

      Il a son sourire aussi, le dieu terrible, et c'est dans la baie de Douarnenez qu'il faut aller le chercher. Une sirène, cette baie, lorsqu'on sort du port pour errer sur ses plages, où des sources claires filtrent des granits noirs, où les sveltes lavandières descendent sur les sables fauves ; une sirène dangereuse avec ses lointains fuyants, avec les lignes cadencées de ses anses et de ses caps, où, par les beaux soirs de pourpre et de safran, les ondes du large se brisent et chantent dans une coupe de saphir. C'est là que la tradition la plus accréditée place la ville d'Ys, la cité submergée. Mais avant de raconter son histoire, allons trouver l'Océan là où il règne, dans sa souveraineté absolue. On atteint la pointe du Raz, depuis Audierne, par l'intérieur des terres. D'abord, quelques fonds de verdure et çà et là des bouquets d'arbres égaient encore la campagne. Mais à mesure qu'on monte sur le plateau, le paysage s'appauvrit et se dénude. Oh ! Qui rendra la tristesse de ces rideaux de pins ébranchés par le vent qui profilent sur le ciel gris leurs maigres colonnades, et celle du clocher de Tugeau qui se dessine sur la mer dans une cassure de terrain, et l'air d'abandon des sémaphores où paît une chèvre misérable attachée à un poteau ? Après Lescoff, on ne voit plus que de loin en loin un moulin à vent ou une bergère assise avec un fuseau sous une haie d'ajoncs. Enfin, on aperçoit le grand phare qui occupe l'extrémité de la pointe du Raz. Un sourd mugissement qui vient d'en bas annonce la proximité de la mer et par saccades fait trembler tout le promontoire. Quelques pas encore, et brusquement, derrière le phare, l'Océan apparaît de trois côtés. D'un seul coup, il s'est emparé de l'horizon et vous écrase de son immensité circulaire. Ici la terre finit, rongée, engloutie par le flot tout-puissant. Derrière ce rocher pointu qu'on voit devant soi et qui forme le bout du cap, on sent le vide de l'espace. On se croit lancé par-dessus l'enveloppe liquide du globe sur un écueil, au beau milieu de l'Atlantique. Il n'y a plus que la mer et le ciel, et entre les deux des nuages noirs sombrés sur l'abîme.

      Tristis usque ad mortem, c'est la première et la dernière impression de la pointe du Raz. Elle s'exprime dans ce proverbe breton : « Secourez-moi, grand Dieu, ma barque est si petite et la mer est si grande ! » et dans cet autre : « On ne peut rien contre la mer ni contre Dieu. » Un sentier étroit, vertigineux, grimpe autour du cap sauvagement découpé. Bientôt on aperçoit sous ses pieds ce qu'on appelle l'enfer de Plogoff. En travaillant un angle rentrant du roc, les vagues ont creusé une caverne et percé le promontoire de part en part. La rampe descend assez bas pour qu'à un point on voie un trou de lumière dans la caverne ; c'est son issue de l'autre côté du cap. A cet endroit, le granit est rouge ; sous l'eau, il est tapissé de lichens d'un blanc verdâtre et cadavéreux, ce qui donne à cette bouche de l'abîme quelque chose de particulièrement sinistre. Toujours les vagues y mènent une danse effrénée et s'y engouffrent avec de véritables détonations. Mais il faut s'asseoir à la pointe aiguë du cap, au tournant du sentier, pour goûter la beauté sauvage du panorama, qu'aucune vue océanienne ne surpasse en grandeur. On dirait qu'on se trouve sur le pic d'une montagne submergée dont la crête se prolonge sous l'eau et en ressort avec ses dents ébréchées. On plane sur un archipel d'îlots et de récifs. A vos pieds, sur un écueil, au ras du flot, c'est le phare de la Vieille. A deux lieues de là, cette mince ligne noire, qui le dirait ? c'est l'île de Sein, la célèbre île des neuf vierges prophétesses de l'Armorique ancienne. Entre les deux, c'est le Raz, où un courant formidable entraîne les navires et que « nul n'a passé sans mal ni frayeur », disent les Bretons. Cependant, il n'y a pas d'autre chemin pour doubler le cap. Car au delà de l'île de Sein, une chaîne de récifs s'étend à huit milles. Le phare d'Armen la termine. Et plus loin, vers l'île d'Ouessant, perdu comme une bouée dans la solitude désolée de l'Atlantique, c'est le phare des Pierres-Noires. A droite et à gauche, en arrière du cap, il y a sept lieues de côtes ; mais estompées par les brumes, mangées par l'eau, elles paraissent invraisemblables, irréelles. Et s'accentue cette sensation de pleine mer, de marée montante et d'engloutissement de la terre dans le grand Océan. Mais il est superbe, il se redresse tout blanc de vagues, les jours de grande tempête, le vieux cap, quand les montagnes liquides se précipitent à l'assaut sur son éperon de granit. Alors personne ne pourrait tenir sur ses pentes escarpées. Les rafales d'écume balaient le promontoire à trois cents pieds au-dessus de la mer. Dans l'enfer de Plogoff, ce sont des salves d'artillerie. Le roc est secoué comme par un tremblement de terre, et dans le mugissement des eaux, dans l'incessante trépidation du sol et de l'air, dans la convulsion de tous les éléments, on ne voit, on n'entend plus rien.

      Je suis allé me promener une grande heure, par un beau soir, dans la baie des Trépassés. C'est une large plage de sable qui termine un vallon désert. L'Atlantique s'encadre ici entre la pointe du Raz et la pointe du Van. Ses larges lames bleues et transparentes déroulent leurs volutes nacrées sur la grève nue, avec une majestueuse monotonie. Les rayons obliques du soleil couchant jettent de l'or dans ces crinières d'Océanides. Et ce sont mille voix confondues dans un profond murmure, une polyphonie de rythmes et de mélodies dans une symphonie grandissante. La mer, – si désespérante là-haut, – redevient ici l'enchanteresse caressante, la grande endormeuse de la souffrance humaine. Car sa musique parle des choses éternelles. Car l'âme, en se recueillant au fond d'elle-même, se dit qu'au milieu de ses naufrages et de ses abandons, il y a en elle aussi quelque chose qui ne meurt point et qui la relie à l'Eternel. Ce lieu abandonné des humains, où la solitude de la terre se rencontre avec la solitude de l'océan, est, selon d'antiques légendes, le rendez-vous des âmes en peine. « Le peuple de ces côtes, dit le poète Claudien, entend les gémissements des ombres volant avec un léger bruit. Il voit passer les pâles fantômes des morts. » Selon Procope, les pêcheurs entendent heurter à leur porte à minuit. Ils se lèvent et trouvent sur la plage des barques vides qui se chargent d'hôtes invisibles. Poussés par une force inconnue, les pêcheurs prennent place au gouvernail. Le vent les emporte avec une rapidité étourdissante. Lorsqu'ils touchent à l'île de Bretagne, ils ne voient toujours personne. Mais ils entendent des voix qui appellent les passagers par leurs noms. Les barques s'allègent tout à coup ; les âmes sont parties. Selon la tradition chrétienne, encore vivante dans le peuple, la baie des Trépassés est le rendez-vous des âmes des naufragés. Le jour des Morts, on les voit courir sur la lame comme une écume blanchâtre et fugitive, et toute la baie se remplit de voix, d'appels, de chuchotements. Une touchante imagination populaire fait se rencontrer ici les âmes de ceux qui se sont suicidés par amour. et perdus dans la mort. Une fois par an, ils ont le droit de se revoir. Le flux les réunit, le reflux les sépare, et ils s'arrachent l'un à l'autre avec de longs gémissements.

      Mais la plus curieuse tradition de ces côtes est celle de la cité submergée. La légende de la ville d'Ys est l'écho de l'Armorique païenne du IVème et du Vème siècle. On y sent passer comme un ouragan la terreur des vieux cultes païens et celle de la passion des sens déchaînée dans la femme. A ces deux terreurs s'en mêle une troisième, c'est celle de l'Océan, qui joue dans ce drame le rôle de Némésis et du Destin. Le paganisme, la femme et l'Océan, ces trois désirs et ces trois peurs de l'homme, se combinent dans cette singulière tradition et finissent en une tempête d'épouvante.

      Par une après-midi orageuse, je contournais avec un ami le haut des rochers qui s'échelonnent en promontoires, depuis la pointe de Brézélec jusqu'à celle du Van. Pas de côte plus féroce dans toute la Bretagne. La mer la déchiquette à l'infini. Là, ce sont de petits fiords, longs corridors où l'œil plonge d'en haut, à pic. Ailleurs, les rochers s'avancent comme des castels féodaux. De loin, la pointe du Van ressemble à une forteresse massive, où le lichen noir trace des stries verticales. Quand on approche, c'est un labyrinthe d'îlots enchevêtrés qui ressemblent à des animaux antédiluviens ; mastodontes et mammouths gigantesques, couchés dans la mer. Les ravines, qui dévalent du haut de la lande, finissent en précipices, en gargouilles, en criques, où incessamment mugit, tourne, joue, travaille le flot. Ces ravines parfois ont leur flore, pâle flore rongée par la bise saline, fleurs jaunes d'ajoncs ou de genêts. Certains rochers qui descendent en entonnoir dans des criques mordues par la vague sont revêtus de petites fleurs blanches, étoilées. Rien de plus triste que ces fleurs tapissant l'abîme ; on dirait la dernière illusion attirante et trompeuse au bord du fond amer et noir de la vie. Quelquefois, perdue dans la lande, une ferme isolée rappelle le doux home ; ou, debout en face de l'infinie désolation de la mer, une chapelle en ruines se dresse comme une pensée immuable fixée sur l'invisible. De fortes ondées, envoyées par un orage montant du large, nous forcèrent à nous réfugier dans une ferme, à côte d'un moulin à vent, dont les deux bras noirs, immobiles, ressemblaient à des faux monstrueuses. La porte de cette ferme était fabriquée avec la plaque en tôle provenant d'un steamer échoué, et la chaudière rouillée de ce même navire était couchée dans la cour. Le paysan, grave comme un chouan, nous fit asseoir près de la cheminée basse où grésillait un feu de lande. Les étincelles tourbillonnaient dans le foyer, et par les trous de la porte de fer, débris d'un naufrage, sifflait la tempête. De temps en temps, on entendait les grondements de la mer lointaine comme les coups d'un assaut répété. L'histoire du roi Gradlon et de sa fille m'était revenue à la vue de cette côte superbe et terrible. Je vais la dire telle que je la vis pendant cette heure, en regardant le feu et en écoutant la mer.

      Dans cette partie de la Bretagne que nous nommons Finistère et que les Romains avaient nommée corne de la Gaule, cornu Galliæ, dont quelques-uns dérivent Cornouaille, régnait, au Vème siècle, le roi Gradlon. C'était un de ces chefs de clan, pirates et conquérants, qui, en prenant fait et cause pour les Bretons contre les Germains envahisseurs, devenaient quelquefois conans ou rois de tout le pays d'Armor. Jeune encore, il avait passé en Grande-Bretagne ; il avait guerroyé chez les Cambriens contre les Saxons ; il avait poussé .jusque chez les Pictes et les Scots. De sa dernière expédition dans le Nord, il avait ramené un cheval noir et une femme rousse. Le cheval, qui s'appelait Morvark, était superbe et indomptable. Il ne se laissait monter que par la reine Malgven et par le roi Gradlon. Lorsque d'autres le touchaient seulement, il se cabrait en frémissant ; sa crinière se hérissait toute droite sur son cou, et il fixait les gens de ses beaux yeux noirs, presque humains, mais farouches, pendant qu'une flamme légère semblait sortir de ses naseaux, si bien qu'on reculait épouvanté. Non moins redoutable et belle était la reine du Nord, avec son diadème d'or, son corselet en mailles d'acier, d'où se dégageaient des bras d'une blancheur de neige, et les anneaux dorés de sa chevelure, qui retombaient sur son armure d'un bleu sombre, moins bleue et moins chatoyante que ses yeux. De quel exploit, de quel crime ou de quelle trahison cette proie splendide était-elle le prix ? Personne ne le sut jamais. On disait que Malgven était une magicienne, une Sène irlandaise ou une Saga scandinave qui avait fait périr son premier possesseur par le poison, pour suivre le chef armoricain. Triomphante, heureuse, elle régnait sur le cœur de Gradlon. Mais à peine celui-ci fut-il devenu roi de Cornouailles, que Malgven mourut subitement, ne laissant au roi qu'une fille née en mer pendant leurs aventures, et qui s'appelait Dahut.

      A partir de ce moment, le roi tomba dans une tristesse noire. Il se plongea dans le vin et la débauche, mais sans parvenir à oublier Malgven. Cependant Dahut grandissait et ressemblait à sa mère. Seulement sa beauté avait quelque chose d'effrayant. Sa peau était plus blanche, sa chevelure d'un roux plus foncé. Son œil changeant comme la mer roulait des désirs plus immenses et lançait des éclairs plus prompts. Elle seule avait le don d'égayer Gradlon. En la regardant, il croyait revoir Malgven. Quelquefois, la main enroulée dans les cheveux fauves de sa fille, ses yeux las, perdus dans les yeux étincelants de vie de Dahut, il lui disait : « Ah ! Fille de mon beau péché, perle de mon noir chagrin, par toi seule je tiens à la vie ! » Elle lui souriait, dangereusement enjouée : mais dans ses yeux, son âme reculait en un rêve insaisissable et trouble. Elle prit sur son père un empire absolu. Toute petite, elle éprouvait pour l'Océan une singulière attraction. Sitôt qu'elle l'apercevait de loin, ses yeux, ses narines se dilataient. Elle en respirait les effluves et semblait vouloir se précipiter vers les plages. Afin d'être plus près de son élément préféré, elle persuada à Gradlon de faire construire une ville, au bord de la mer, dans une grande et magnifique baie qui regarde l'Océan, tout au bout de l'Armorique. Le roi y consentit. Des milliers d'esclaves furent employés à ce travail. On construisit une digue immense pour protéger la ville contre les flots, et derrière cette digue un bassin destiné à recevoir les eaux de l'Océan dans les grandes marées. Une écluse était pratiquée dans la digue ; en l'ouvrant à la marée montante, on laissait entrer l'eau nécessaire au renflouement des barques. On la fermait à marée haute, pour ne la rouvrir qu'au reflux. Alors le bassin se vidait et on péchait à foison sur la vase monstres marins et poissons.

      Dahut fit construire pour elle et son père un palais magnifique, dominant la ville, sur un rocher, au bord de la mer. Quelquefois, quand le soleil couchant enflait la vague, les pécheurs voyaient, de loin, une forme blanche descendre sur la plage déserte, au pied du rocher couronné par les tours massives du château royal. C'était Dahut, qui voluptueusement se baignait dans cette crique sauvage et se livrait à de singulières incantations avec son élément favori. Après s'être longtemps jouée sur les vagues, comme une sirène, elle en sortait lentement, et toute nue, debout sur le sable fin, luisante comme la nacre, elle peignait ses longs cheveux roux en laissant ruisseler l'écume sur ses flancs et en chantant un chant sauvage. Un soir, le vent apporta ce refrain aux oreilles d'un pécheur :

      « Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !

      Sur un beau navire, au milieu des vagues, ma mère m'a enfantée, au milieu des vagues vertes et transparentes. Quand j'étais petite, tu mugissais sous moi, tu me berçais sur ton large dos et tu grondais, furieux. Mais quand je passais la main sur ta crinière, tu t'apaisais dans un murmure délicieux

      Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !

      Toi qui retournes comme tu veux les barques et les cœurs, donne-moi les beaux navires des naufragés, les navires pleins d'or et d'argent ; donne-moi tes poissons nacrés, tes perles d'opale ; donne-moi surtout le cœur des hommes farouches et des pâles adolescents sur qui tombera mon regard. Car, sache-le, aucun de ces hommes ne se vantera de moi. Je te les rendrai tous et tu en feras ce que tu voudras. A toi seul j'appartiens tout entière !...

      Océan, bel Océan bleu, roule-moi sur le sable, roule-moi dans ton flot. Je suis ta fiancée, Océan, bel Océan bleu !..
. »

      Un jour, après avoir chanté ainsi, Dahut jeta une bague dans les flots. Une lame vint mouiller ses pieds et l'enveloppa jusqu'à la taille.

      La ville d'Ys prospéra et devint la plus riche de Cornouailles. Le vieux roi Gradlon vivait au fond du palais et ne sortait de sa mélancolie que pour se plonger dans l'ivresse. Sa fille Dahut gouvernait au gré de ses désirs. L'Océan jetait et brisait par centaines les navires sur ses côtes : on pillait les richesses ; les survivants du naufrage devenaient esclaves. Les pêches étaient miraculeuses. Le seul dieu adoré à la ville d'Ys était le dieu de Dahut, l'Océan. Tous les mois, on le célébrait par une cérémonie solennelle. Dahut, assise sur le rivage et entourée de la foule, trônait au milieu de bardes qui invoquaient le dieu terrible. Alors on ouvrait l'écluse, et le flot bouillonnant entrait. Lorsqu'on y jetait le filet, on en retirait des rivières de poissons. Pendant ce temps, Dahut distribuait à la foule ces coquillages roses qui passaient pour des talismans. En même temps, ses yeux parcouraient la foule et des pensées troubles y glissaient comme des vagues. Parfois ils se fixaient sur quelqu'un. Alors il semblait à cet homme que le crochet aigu d'un hameçon descendait dans son cœur et qu'une corde tendue par une main savante l'attirait doucement, mais sûrement, vers la fille du roi, qui le guettait. Bientôt il recevait un message de Dahut pour se rendre, la nuit, au château marin.

      Ah ! ce château ! On en contait merveilles et terreurs. Du dehors, c'était bien une forteresse de pirates, plantée là pour narguer la mer. Mais au dedans, que se passait-il ? Personne n'avait jamais vu reparaître aucun des amants de Dahut. De temps à autre seulement, les gens du pays voyaient un cavalier, monté sur un cheval noir, traverser la nuit les campagnes avec un sac qui retombait des deux côtés de la selle. Il gagnait au triple galop la pointe du Raz, au delà de la baie des Trépassés ; il jetait sa charge dans le gouffre de Plogoff. Pendant ce temps, Dahut s'oubliait aux bras d'un nouvel amant. Au risque de chavirer, des pécheurs curieux rôdaient autour du château des Maléfices. De ses trous noirs sortaient des chants lascifs avec des huées et des lueurs d'orgie qui semblaient insulter à la colère du flot.

      Malgré le mystère et la terreur dont s'enveloppait Dahut, le bruit de ses crimes avait percé dans le peuple. Sourdement, les parents et les amis des victimes s'étaient ligués : la révolte grandissait. Un soir, à la nuit tombante, la foule, armée de fourches, de piques et de pierres, se présenta à la porte du château en vociférant :

      « Roi Gradlon, rends-nous nos parents, nos frères et nos fils, ou livre-nous ta fille. C'est Dahut que nous voulons ! »

      Pendant ce temps, Dahut, étendue sur une couche moelleuse, entre des colonnes de jaspe et des tentures de pourpre, se laissait aller à une langueur délicieuse, à une volupté toute nouvelle et presque attendrie. Une de ses mains jouait avec les cordes d'un luth dormant sur les coussins, l'autre errait, légère, dans les cheveux noirs et longs du page Sylven, agenouillé devant elle et qui la regardait éperdument.

      – Sais-tu pourquoi je t'aime, toi ? Lui disait-elle. Je n'ai peur de personne, car je sais que tous les hommes ont peur de moi. Je les hais tous quand ils m'ont tenue dans leurs bras. Pourquoi faut-il que je t'aime, toi, insensée que je suis ? Tu le sauras, écoute. Un jour, poussée par la curiosité, je voulus aller à Landévenec, au tombeau de saint Gwenolé, qui, disait-on, faisait des miracles. Mais au moment où j'entrai dans la crypte noire, ma lumière s'éteignit et, devant le sarcophage, j'aperçus un jeune homme tenant un flambeau. Il me regardait avec des yeux candides et farouches, comme tu me regardes en ce moment ; mais sa main menaçante me défendait d'approcher. J'eus peur et je sortis. Un vieux barde de mon père m'attendait. Je rentrai avec lui dans la crypte, après avoir rallumé mon flambeau. Il n'y avait plus personne. Ma peur s'en augmenta et je demandai au barde ce qu'il pensait de ce signe. Il me dit : Si jamais tu rencontres quelqu'un qui ressemble à ce fantôme, détourne-toi de lui, il te porterait malheur. En te voyant l'autre jour, à la porte de mon père, ton flambeau à la main, je vis que tu ressemblais, trait pour trait, au beau fantôme de la crypte. J'eus peur... Je frissonnai... Et voilà que je t'aime, en dépit du présage. Oui, je t'aime ! Ne fût-ce que pour braver le saint ! Ils sont morts, les autres... tous ; mais toi, je veux que tu vives. Qu'on essaie de t'arracher d'ici !

      Les deux bras de Dahut se fermèrent follement sur le corps de Sylven... Un craquement sinistre interrompit leurs baisers. On donnait l'assaut au château des Maléfices et les gens du roi répondaient par une grêle de pierres.

      – Entends-tu, dit Sylven, ces cris féroces ? Ils te réclament pour te déchirer. Viens t'enfuir avec moi au bout de l'Armorique !

      – Attends encore, dit Dahut. Monte à la tour et dis-moi la couleur de l'Océan.

      Sylven monta sur la tour et dit en revenant :

      – Il est vert foncé, le ciel est tout noir.

      – Tout va bien, dit Dahut ; laisse crier le peuple et verse-moi du vin dans ma coupe d'or.

      Au bout d'un instant, elle le renvoya sur la tour et Sylven dit en revenant :

      – Le ciel devient blafard, l'Océan est fauve et blanc d'écume. Il bouillonne du large. Il monte ! Il monte !

      – Tant mieux ! S'écria Dahut avec un éclair dans ses yeux violets. Mon cœur se gonfle, il monte avec l'Océan ! Ah ! j'aime la tempête !

      Comme un ramier palpite sous les griffes de l'épervier, Sylven frémissait délicieusement sous l'étreinte de la fille de Gradlon. A ce moment, il y eut un tel coup de bourrasque que la forteresse trembla. Sylven eut un sursaut :

      – Vraiment, dit-il, ce soir, l'Océan me fait peur !

      Dahut poussa un rire éclatant, et, brandissant sa coupe d'or, elle en lança le contenu par la fenêtre :

      – A la santé de l'Océan, mon vieil époux ! N'aie donc pas peur de lui. Il a beau rugir, ce n'est qu'un vieillard impuissant. Il écume de rage, mais je sais comment on le maîtrise. Je veux qu'il serve ma vengeance. Il ne t'aura pas comme les autres, l'Océan. C'est moi qui t'aurai, c'est moi qui te veux ! Car c'est toi que j'aime, toi seul, entends-tu ? Allons ! pour la dernière fois, monte sur la tour et dis-moi ce que tu vois.

      Quand Sylven revint, il était pâle comme cire.

      – L'Océan, dit-il, est noir comme la poix. Il fait un bruit de mille chaînes. Ses vagues sont comme des montagnes avec des tours crénelées d'écume.

      En même temps, on entendit à la porte du château un cliquetis d'armes et de pierres lancées, et, au milieu de cent malédictions, ce cri :

      – Mort à Dahut !

      – Ils l'ont voulu ! dit la fille de Gradlon. L'heure est venue ; je vais noyer la révolte avec la ville. Viens !

      Sortie du château par une porte secrète, malgré le vent et les vagues, elle entraîna son page sur la digue.

      – Tire la barre de l'écluse ! dit à Sylven la forcenée.

      A peine eut-il tiré la barre que l'eau, brisant l'écluse, se précipita par l'ouverture. Une vague immense emporta l'amant de Dahut. Celle-ci poussa un cri sauvage. Il lui sembla qu'on lui arrachait l'âme du fond des entrailles. Prise d'épouvante, elle n'eut que le temps de s'enfuir auprès de son père.

      – Vite ! Ton cheval ! L'Océan rompt ses digues ! L'Océan me poursuit !

      Le roi Gradlon se jeta sur son cheval, et sa fille en croupe derrière lui. Déjà les grandes ondes déferlaient sur les murs submergés de la ville d'Ys. L'étalon Morvark se mit à bondir sur les galets ; le flux courait derrière lui. Et, de loin, on entendait une voix terrible comme le meuglement de mille taureaux. Jaloux et furieux d'amour, l'océan sauvage hurlait après sa fiancée. « Il me veut ! Sauve-moi de lui, mon père ! » criait Dahut. Et le cheval se cabrait sur l'eau bouillonnante. Mais à chacun de ses bonds, une nouvelle lame lancée après lui éclaboussait la croupe du cheval et de la femme. Morvark galopait au pied d'immenses rochers. Déjà on ne voyait plus la plage ; toutes les criques écumaient, et les vagues bondissaient contre les falaises comme des licornes blanches. Dahut enlaçait son père toujours plus étroitement. Tout à coup une voix cria derrière lui : « Lâche le démon qui te tient ! » Mais Dahut, les ongles crispés dans la chair du vieux roi, suppliait haletante « Je suis ta fille ! Ne jette pas au gouffre la chair et le sang de ma mère... Emporte-moi, fuyons au bout du monde ! »

      A ce moment, Gradlon aperçut une forme pâle debout sur un rocher. C'était saint Gwénolé. Le cheval passa comme un éclair. Mais le roi entendit derrière lui la voix tonnante du saint le poursuivre d'un cri : « Malheur à toi ! »

      Enveloppé par la marée montante, Morvark avait grimpé sur un écueil. Le poil hérissé, le cheval regardait devant lui une chose terrible. A la lueur de la lune rouge, Gradlon vit le gouffre de Plogoff. La bouche d'enfer revomissait les vagues monstres englouties avec les brisants. A chaque hoquet, elle rendait une forme humaine. Cadavre ou fantôme ? Gradlon reconnu les amants de sa fille. Ils jaillissaient du flot avec des gestes accusateurs, puis retombaient et semblaient appeler à la sarabande du gouffre la cruelle sirène, la femme-vampire, – toujours désirée ! « Sauve-moi ! » criait la fille de Gradlon, la tête cachée dans le manteau de son père. Mais Gradlon, fasciné par la vue du gouffre, dit à sa fille : « Regarde ! » Elle regarda... Alors les mains glacées de Dahut se détendirent, elle lâcha prise et roula dans les vagues qui se disputaient pour la saisir. Aussitôt l'océan se calma. Il s'enfuit joyeux, emportant sa proie, avec le bruissement sourd d'un grand fleuve et le murmure d'une cataracte lointaine. La plage était libre. En quelques bonds sauvages, le cheval gagna le haut du promontoire.

      Inerte et brisé, le vieux roi se retira à Quimper. Saint Corentin le prêcha. Gradlon, par lassitude, se laissa convertir à la foi chrétienne. Mais l'eau du baptême ne put chasser sa mélancolie. Il s'assit sur la paille, au fond d'un donjon, toujours hanté par sa fille. Morvark, de son côté, baissait la tête tristement ou mordait ses gardiens. Quand Gradlon mourut, son cheval devint sauvage de chagrin ; il rompit tous ses liens et courut sur la lande. Aujourd'hui encore, en de certaines nuits, les paysans entendent trembler leur cabane au trot de son sabot. Et le jour, pourquoi court-il les plages blanches d'écume ? Pourquoi le voit-on, au haut des falaises, flairant l'abîme et hennissant ? Que cherche-t-il, de ses yeux de feu, là-bas, sur l'océan couleur d'aigue-marine ? Sans doute ce que cherchent les marins, les bardes et les vagabonds, la fée Dahut qui peigne ses cheveux d'or au milieu des vagues, sur un écueil, parmi les goémons jaunes et blancs. Quant au roi Gradlon, il a sa statue équestre au gable du grand portail de la cathédrale de Quimper, cette page flamboyante d'architecture héraldique. Les paysans kernévotes, qui le dimanche, avant la messe, stationnent sur la grande place, avec leurs larges braies et leurs chapeaux bretons, sont encore fiers de leur vieux roi, si haut perché à la pointe de l'ogive, montant son cheval de mer et de bataille.

      Peut-être ont-ils le sentiment confus que ce cheval symbolise l'antique et libre Bretagne.




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