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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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III - LE MONT ST-MICHEL ET SON HISTOIRE

III - ÉPOQUE CHEVALERESQUE, LA GUERRE AVEC L'ANGLETERRE – DU GUESCLIN – LE CHEVALIER DE LA FRANCE

Valmiki, Homère, Virgile, le Tasse, tous les grands poètes épiques, nous représentent les dieux invisibles combattant au-dessus de leur héros. A cette conception répond, dans la tragédie d'Eschyle et de Sophocle, le chœur qui ressemble souvent à la voix du destin ou à l'œil des dieux fixé sur le drame humain. Dans la pensée de ces grands poètes, qui furent de grands intuitifs et de grands initiés, cette conception est plus qu'un jeu de l'imagination, c'est la représentation poétique d'une vérité spirituelle, qui, pour être occulte et insaisissable, n'en est que plus profonde et plus active. Au-dessus et au fond de toutes les batailles humaines, il y a des idées éternelles, concepts vivant d'une vie propre, véritables puissances morales en lutte. Du triomphe des unes ou des autres dépendent souvent les destinées de l'humanité. Quand l'épée de Saint Michel eut dispersé les corbeaux d'Odin et repoussé le croissant de Mahomet, un nouveau type de l'homme émergea lentement du sombre et sinistre chaos féodal. Il apparut brillant dans son armure claire, sur son coursier blasonné et fleurdelisé, le pennon droit dans sa main, si haut et si pur qu'il en était presque inaccessible. Ce nouvel idéal était le chevalier.

      Le héros antique mourait pour sa cité, le barbare pour son indépendance. Produit des races du Nord fécondées par le christianisme, le chevalier combat pour sa foi, c'est-à-dire pour un idéal humain et universel, pour un but qui dépasse sa vie terrestre et nationale. Qu'il porte les couleurs de sa dame, la devise de son roi ou le signe du Christ sur sa poitrine, toujours il se bat pour des choses que la réalité ne représente qu'imparfaitement, lorsqu'elle ne leur donne pas de cruels démentis. Il tombe facilement du sublime dans le ridicule. On peut le trouver chimérique, car il est l'idéaliste en action. Malgré toutes les défaillances, ce type laissera dans la conscience humaine un sillon de lumière.

      Si l'idéal chevaleresque et la conscience de la chrétienté sont sortis des croisades, la patrie française est sortie de la guerre de Cent ans. Cette conscience avait déjà tressailli dans la chanson de Roland, où le nom de « douce France » vibre avec une émotion particulière quand les preux, revenant d'Espagne, aperçoivent du haut des Pyrénées les rives de l'Adour. M. Gaston Paris a dit justement, à propos de ce poème : « Au-dessus des constructions toutes mécaniques de notre centralisation, l'unité française a une raison d'être durable qui se manifeste avec énergie dans notre poésie héroïque, et qui est fondée sur ce qu'il y a dans l'humanité de plus profond et de plus noble, l'amour, l'honneur et le dévouement (24). » Mais ce fut dans la longue et terrible lutte avec l'Angleterre, que les provinces diverses dont se composait la France se ramassèrent sous les coups de l'étranger. Les peuples ont une âme dont l'instinct de conservation agit comme celui de tous les êtres vivants. Quand la fleur de la chevalerie française fut tombée à Crécy sous les archers anglais, quand le roi Jean, fait prisonnier à Poitiers, fut emmené à Londres, quand l'Angleterre tint Calais et Bordeaux, la Bretagne, la Guyenne, presque toutes les côtes, la France comprit qu'il fallait périr ou extirper le polype qui s'enfonçait dans ses chairs. La résistance commença dans cette Bretagne celtique qui ne voulait pas être française, mais qui voulait encore moins devenir anglaise. Les landes du Maine et de l'Anjou, les forêts de l'Ille-et-Vilaine, ces paysages abrupts de Bretagne, semés parmi les rocs de tristes fleurs, virent les premiers partisans qui jurèrent de chasser l'Anglais de France.

      Le Mont-Saint-Michel joua un grand rôle dans cette lutte. Devenu forteresse au XIIIème siècle par la construction de la Merveille il fut, pendant cette guerre interminable, le boulevard de la Normandie. Le roi de France, ayant compris l'importance de ce point stratégique et le prestige qui s'attachait à sa possession, fit du Mont une capitainerie. Il devint place de guerre sans cesser d'être couvent, et les vassaux de treize fiefs vinrent le défendre. Les Anglais assiégèrent trois fois le Mont-Saint-Michel et ne purent jamais le prendre. Le dernier de ces sièges, où Louis d'Estouteville repoussa un formidable assaut des Anglais avec cent dix-neuf chevaliers, est resté célèbre (25). Mais plus attirante que tous ces épisodes est la figure de Bertrand Du Guesclin, qui fut capitaine de Pontorson et du Mont-Saint-Michel à la fin du XIVème siècle. Ce personnage n'occupe peut-être pas, dans nos histoires de France, la grande place qui lui revient dans la formation de l'âme et de la patrie françaises. Cette place, il la mérite d'abord parce qu'il offre un des plus beaux types du chevalier, et ensuite parce qu'il fut un des premiers en qui et par qui la France se reconnut et se constitua. Arrêtons-nous donc un instant devant ce fier Breton, qui se dresse au-dessus de ses contemporains comme un menhir au-dessus de petites rocailles.

      Le Mont-Saint-Michel joua un grand rôle dans cette lutte. Devenu forteresse au XIIIème siècle par la construction de la Merveille il fut, pendant cette guerre interminable, le boulevard de la Normandie. Le roi de France, ayant compris l'importance de ce point stratégique et le prestige qui s'attachait à sa possession, fit du Mont une capitainerie. Il devint place de guerre sans cesser d'être couvent, et les vassaux de treize fiefs vinrent le défendre. Les Anglais assiégèrent trois fois le Mont-Saint-Michel et ne purent jamais le prendre. Le dernier de ces sièges, où Louis d'Estouteville repoussa un formidable assaut des Anglais avec cent dix-neuf chevaliers, est resté célèbre (25). Mais plus attirante que tous ces épisodes est la figure de Bertrand Du Guesclin, qui fut capitaine de Pontorson et du Mont-Saint-Michel à la fin du XIVème siècle. Ce personnage n'occupe peut-être pas, dans nos histoires de France, la grande place qui lui revient dans la formation de l'âme et de la patrie françaises. Cette place, il la mérite d'abord parce qu'il offre un des plus beaux types du chevalier, et ensuite parce qu'il fut un des premiers en qui et par qui la France se reconnut et se constitua. Arrêtons-nous donc un instant devant ce fier Breton, qui se dresse au-dessus de ses contemporains comme un menhir au-dessus de petites rocailles.

      Il naquit en 1320, près de Rennes, au château de Mothe-Broon, l'aîné de quatre fils et de six filles (26). Sa laideur le fit détester de son père et de sa mère, « de telle façon que souvent en leur cœur ils souhaitaient le voir mort ou noyé ». La privation de caresses produisit chez l'enfant l'obstination, la désobéissance, la révolte. Les valets le traitaient avec mépris et ils avaient pour ses frères et ses sœurs de mortifiantes préférences. Cette injustice flagrante souleva les passions violentes de sa forte nature, car le petit Bertrand avait une âme fière et indomptable. A six ans, mis à l'écart sur une chaise basse, sa mère et ses frères assis autour de la table, il prit un bâton, sauta sur la table et s'écria : « Vous mangez les premiers, je suis obligé d'attendre comme un vilain. Je veux être à table avec vous ; si vous dites un mot, je renverse tout. » Et comme sa mère le menaçait du fouet, il brisa tous les plats. A partir de ce moment, il fut considéré comme un vrai démon dans sa famille. Il ne l'était pas cependant ; un vrai fond de bonté se cachait sous cette rude écorce. A quelque temps de là, une religieuse vint en visite au château. C'était une juive convertie, très considérée pour son habileté en médecine et en chiromancie. Voyant Bertrand relégué dans un coin, traité de pâtre et de charretier par ses parents, elle lui dit : « Mon enfant, que celui qui a souffert la passion vous bénisse ! » Bertrand, croyant qu'elle voulait se moquer de lui comme les autres, la menaça de la frapper. Mais la religieuse lui prit la main d'un air compatissant, et, après avoir longuement étudié les lignes de la paume, lui prédit qu'il serait sage et heureux et que personne, dans le royaume de France, ne serait plus considéré. Vaincu par cette sympathie inaccoutumée, l'enfant changea subitement d'attitude. Un domestique passait, tenant un paon rôti sur un plat. Bertrand le prit, le plaça devant la religieuse et, s'excusant d'avoir si mal accueilli ses gentillesses, lui versa du vin clair et se mit à la servir comme un page soumis et gracieux. Attendrie par cette métamorphose, sa mère le traita mieux à partir de ce jour, mais son père continua à le considérer comme un rustre et un porte-malheur.

      A dix-sept ans, Du Guesclin était homme fait, musculeux et solidement bâti. Taille moyenne, peau brune, nez camard, yeux gris clair, larges épaules, bras longs et mains petites. Quand éclata la guerre pour la succession du duché de Bretagne, Du Guesclin prit parti pour Charles de Blois, qui rendait hommage au roi de France, contre Simon de Montfort, qui reconnaissait le roi d'Angleterre. A partir de ce moment, sa vie fut une série ininterrompue d'aventures : sièges de châteaux et de villes, assauts, embuscades, batailles rangées, attaques nocturnes. Il se fit une petite armée, et bientôt le cri de : « Guesclin ! » fut redouté dans toute la Bretagne.

      Cependant le dauphin de France et les états généraux avaient refusé de ratifier le traité désastreux par lequel le roi Jean, prisonnier à Londres, cédait aux Anglais les deux tiers de la France. Là-dessus Edouard III envoya le duc de Lancastre envahir de nouveau la Bretagne. Du Guesclin fut chargé de la défense de Dinan. Un épisode de ce siège peint au vif les mœurs d'alors et le caractère de Du Guesclin. Pendant une suspension d'armes, Olivier, frère cadet de Bertrand, alla prendre le frais hors la ville. Un chevalier anglais de beaucoup de morgue, Thomas Cantorbéry, se jeta sur lui avec quatre écuyers et le fit prisonnier malgré la trêve des deux armées. Aussitôt Du Guesclin monte à cheval et court au camp anglais. Il trouve le duc de Lancastre jouant aux échecs avec le célèbre Jean Chandos, en présence du comte de Montfort, de. Robert Knolles, fameux chef des grandes compagnies, et d'autres seigneurs anglais. Le chevalier breton met respectueusement un genou en terre. Le duc le relève et lui offre du vin. Mais Bertrand demande justice. On appelle Thomas, qui froidement jette son gant devant Du Guesclin. Celui-ci le ramasse et dit : « Faux chevalier ! Traître ! Je vous ferai avouer devant tous les seigneurs ou à honte mourrai. » Le duel eut lieu dans Dinan même sur la place du marché, en présence du duc de Lancastre venu avec escorte et reçu en hôte dans la ville qu'il assiégeait. Penhoët, gouverneur de Dinan, fut le gardien du champ. Du Guesclin parut à cheval, bardé, ganté de fer, bassinet en tête, lance au poing. Sir Robert Knolles, prévoyant que le combat serait terrible, voulut proposer un accommodement pour son ami. Mais Bertrand répondit avec indignation : « J'ai Dieu et la Vierge Marie à témoin que le faux chevalier ne m'échappera, que je ne lui ai montré ma force et maistrie. Ou je le détruirai ou j'y laisserai ma vie, si devant la compagnie ne me veut rendre son épée par la pointe aiguë, en disant : Je me rends à vôtre commandement. – Il ne le fera mie, répondit vivement sir Robert Knolles. – Certes, dit Bertrand, ce serait grand'folie, car on doit plus redouter vilenie que mort. – Par saint Michel et saint Denis ! à la rescousse ! clament les hérauts français. – A la rescousse ! Par saint Georges et Lancastre ! » répondent les Anglais. Les fanfares stridentes éclatent, les deux champions piquent de l'éperon et se rencontrent au milieu de la place. « Par-dessus les écus, les lances sont froissées et le feu est sailli ; mais ni l'un ni l'autre ne clina. » Ils se passent dans la course et, revenant sur eux, ils tirent leurs épées. Las de frapper sur l'écu et la chemise de fer, les voilà qui se prennent corps à corps et ne se lâchent plus. Sous eux les chevaux écumants hennissent et se cabrent, sans pouvoir les séparer ni lancer hors de leurs arçons. Les chevaliers-centaures vont s'étouffer. Enfin, l'Anglais laisse choir son épée. Aussitôt Du Guesclin saute à bas du cheval et jette l'arme de l'adversaire hors du champ. Ce que voyant, l'Anglais s'élance ventre à terre sur le piéton pour le renverser. Bertrand esquive la charge, pique le cheval qui se cabre ; le cavalier trébuche et roule par terre. Alors Bertrand fond sur lui « comme lion crêté » et l'aveugle de coups. Knolles s'interpose : « Vous en avez fait assez pour l'honneur. Je vous requiers que vous vouliez bailler votre champion au duc. Bon gré vous en aura. – Je l'octroie, dit Bertrand, tout à votre désir. » Et s'agenouillant devant le duc de Lancastre : « Noble duc, ne me veuillez haïr ni blâmer ; ne fut pour votre amour, il eût été occis. – Il ne mérite guère mieux, reprit le duc, et de tant qu'en avez fait on vous doit bien priser. Votre frère Olivier aurez hors de prison. » Ce combat acharné et chevaleresque de Du Guesclin pour son frère est l'image de sa destinée. C'est ainsi qu'il lutta toute sa vie pour arracher la France à l'étreinte de l'Angleterre.

      Tiphaine Ravenel, jeune fille noble, âgée de vingt-quatre ans, et qu'on appelait « la belle de Dinan », prédit cette victoire à Du Guesclin. « Elle avait, dit le chroniqueur, du sens d'astronomie et de philosophie, était bien écolée, et c'était la plus sage et la mieux doctrinée du pays. » Du Guesclin, qui n'était ni sentimental ni superstitieux, se moqua de la prédiction. « Va, fol, dit-il à son écuyer, qui en femme se fie n'est mie sage. » Cependant plus tard, entre deux guerres, il se souvint de Tiphaine et l'épousa. Elle vint habiter avec lui la capitainerie de Pontorson. Pour la mettre à l'abri des coups de main, Du Guesclin lui fit construire une maison de retraite sur le Mont-Saint-Michel. C'est là que la tradition a conservé sa pensive et chaste figure. Elle l'imagine dans une de ces robes blanches à traîne qui dessinent le corps svelte, coiffée du long hennin breton. Elle la voit sur la terrasse de sa demeure, en face de la baie silencieuse, étudiant les astres, sous la splendeur tranquille des longues nuits étoilées dont le calme n'était rompu que par le cri des sentinelles ou par la psalmodie des bénédictins. Elle la voit encore dans sa tourelle ronde, entourée de cartes célestes, traçant de grands cercles sur des feuilles de vélin et y disposant les signes du zodiaque avec les planètes pour trouver l'horoscope de son mari, pendant qu'il guerroyait en Espagne ou en Navarre. Peut-être la méditative figure de l'épouse fidèle, seul point fixe dans la tourmente de sa vie batailleuse, lui apparaissait-elle quelquefois dans ses rêves de la tente, sous l'apparence d'une vierge sage, une lampe d'argent en forme de colombe à la main. Son regard clair et doux sondait le lointain, et de la lampe partait un mince rayon qui allait illuminer, à une distance incommensurable, le grand portail d'une cathédrale, sur laquelle le guerrier déjà grisonnant et couvert de blessures lisait avec un frisson de triomphe le mot de France ! Peut-être aussi Tiphaine cultiva-t-elle en son mari ce sentiment de protection vis-à-vis des faibles qui lui était inné malgré la rudesse de son naturel belliqueux.

      Ce sentiment s'affirma dans une circonstance mémorable. Le roi de France, Charles V, confia à Du Guesclin une difficile besogne, celle de débarrasser la France des grandes compagnies de soldats mercenaires qui suçaient le pays jusqu'à la moelle et que commandait le terrible condottière anglais Hugh Caverley. Du Guesclin mène l'entreprise en habile diplomate, en chef expérimenté. Il va trouver le grand condottière entouré de ses acolytes, et les allume si bien à ses discours qu'il les entraîne, sous son commandement, en Espagne, contre Pierre le Cruel et les Anglais.

      Cependant le pape Urbain V, qui résidait à Avignon, ayant appris l'approche des grandes compagnies, eut peur et leur envoya un de ses cardinaux. « Le cardinal, qui mieux eût aimé aller chanter sa messe, dit à son chapelain : Dolent suis qu'on m'ait mis en cette besogne, car on m'envoie vers une gent enragée, qui conscience n'ont. Plût Dieu que le pape y fût en sa jolie chape ! » Les soudards s'inclinèrent bénignement devant le cardinal, « encore, dit le chroniqueur, qu'il y en eût assez qui voulussent plutôt rober son vêtement ». Bertrand réclama pour les grandes compagnies, dont il avait pris le commandement, l'absolution et 200.000 besans d'or. « Nous les faisons honnêtes malgré eux. Dites au pape ce fait, car nous ne les pourrions emmener autrement. » Pour lever la grosse somme, un des cardinaux proposa d'y faire contribuer tous les habitants d'Avignon, chacun selon ses moyens, « par quoi le trésor de Dieu ne fut point amoindri ». La proposition fut immédiatement adoptée par le conclave. Quand Du Guesclin apprit cela, il se fâcha grandement et se mit à discourir du clergé en termes peu révérencieux, disant qu'il voyait des chrétiens pleins de convoitise et de mauvaise foi ; que la vanité, l'avarice, l'orgueil et la cruauté étaient dans l'Eglise ; que ceux qui devraient donner leur bien pour la cause de Dieu étaient ceux qui prennent partout, tenant leurs coffres le mieux fermés et ne donnant jamais rien du leur. « Par la foi que je dois en la Sainte-Trinité, dit-il, je ne prendrai un denier de ce que pauvre gent a payé. » Quand le prévôt apporta la somme, le Breton la renvoya, ordonnant qu'elle fût rendue au peuple. Il exigea qu'elle sortît du trésor du pape. « Et dites-lui encore qu'il ne soit reculé ; car si le savais et que je fusse outremer, je retournerais et le pape n'en serait mie content ! » Grâce à cette ferme attitude, Du Guesclin obtint ce qu'il voulait. On voit par là à quel point il prit au sérieux son rôle de chevalier. La chanson populaire de Bretagne l'appelle « le droit seigneur » et lui fait dire cette belle parole : « Celui que Dieu protège doit protéger les autres. » Lui-même, dans ses grandes indignations, ne cessait d'appeler Dieu « le droiturier ». Droiturier et justicier, il le fut dans la force du terme. En e ce triste XIVème siècle, en ce temps de désolation et d'exactions qui justifia les jaqueries, au milieu des horreurs de la guerre de Cent ans et du découragement universel, Du Guesclin ressemble au chevalier d'Albert Dürer. Il s'avance au pas, sur un destrier aussi pensif et aussi intrépide que son maître. Sur son chemin, entre les racines convulsées d'une forêt morte, surgissent deux figures macabres : un squelette et un être bestial à tête de bouc. C'est la mort et le diable qui le guettent au passage. Mais il ne les voit pas. Serré dans sa carapace de fer, la lance haute, les rênes en main, la tête légèrement inclinée, impassible, il poursuit son but lointain.

      Charles le Sage le fit connétable de France. Du Guesclin n'accepta qu'à contre-cœur la lourde charge dont il sentait tout le poids. Avant de mourir, Du Guesclin devait connaître l'épreuve suprême d'être méconnu par celui pour lequel il combattait, et celle, plus amère encore, de douter de son œuvre. Lentement, infatigablement, suivant et harcelant l'armée anglaise avec une persévérance de Fabius Cunctator, il avait reconquis la Saintonge, le Rouergue, le Périgord, le Limousin. Mais, pour achever sa victoire, Charles le Sage voulut joindre à sa couronne le riche fleuron de la Bretagne. Celle-ci, toujours indépendante, aussi rebelle au joug des Valois qu'à celui des Plantagenets, sentit bondir en elle tout son vieux sang celtique et se leva comme un seul homme contre le roi de France. Du Guesclin, envoyé pour soumettre son propre pays avec une petite armée, fut renié, abandonné par tous les siens. Pour la première fois, il hésita et fut envahi par une crainte superstitieuse. Pouvait-il, avec une faible troupe, briser la volonté d'une héroïque province, braver sa terre natale ? Le dur Breton s'arrêta devant le granit de la vieille Bretagne et fit demander des secours au roi. Aussitôt ses ennemis le calomnièrent, l'accusèrent de trahison, et Charles le Sage eut la faiblesse de prêter l'oreille à ces insinuations. En l'apprenant, Du Guesclin sentit toute l'amertume de cette injustice ; il en éprouva la plus grande douleur de sa vie. Immédiatement, il renvoya au roi son épée de connétable. Charles le Sage, comprenant son erreur, la lui fit rapporter par Charles de Blois. Mais le vieux guerrier n'en était pas moins blessé au cœur, dans son sentiment le plus profond, celui de féal chevalier, dans la foi même de sa vie, sa foi au roi de France. Tristement il s'en alla guerroyer dans la Lozère. Au siège de Châteauneuf, il fut pris d'une fièvre mortelle qui devait l'emporter.

      La dernière scène de cette vie est empreinte d'une grandeur austère et significative. Se sentant près de la mort, le connétable se fit revêtir de son armure et se coucha sur son lit de camp. Par la fente de la tente entr'ouverte, on apercevait des soldats inquiets, la tête nue, – puis des catapultes, des tours en bois, des machines de siège, au loin les murs de Châteauneuf. La garnison avait offert de capituler si, à un jour donné, elle n'était secourue par le roi d'Angleterre. On était à la veille de ce jour, et le grand connétable expirait, son œil mourant et toujours redoutable fixé sur la citadelle ennemie. Il remit son épée au maréchal de Sancerre, en le priant de la rendre au roi, « qu'il n'avait jamais trahi ». Puis il embrassa ses compagnons d'armes en les priant de toujours respecter, « les femmes, les enfants et le pauvre peuple ». Il mourut peu après. Le gouverneur de la ville avait juré de ne se rendre qu'à Du Guesclin ; mais tel était le prestige du connétable, qu'en apprenant sa mort, le gouverneur vint déposer les clés de la ville devant celui qui avait été le premier et le plus loyal chevalier de la France, devant celui qui, prisonnier du prince de Galles, avait pu dire : « Si le roi Charles ne peut m'aider, j'ose me vanter qu'il n'est fileuse en France qui ne veuille gagner ma rançon en filant. »

      Mais qui dira les dernières images, les suprêmes pensées qui passèrent devant l'esprit du guerrier blessé dans son honneur ? Comme un paladin de Charlemagne, il s'était battu toute sa vie pour « douce France » et pour le roi en qui elle s'incarnait. Or ce roi avait douté de lui, et cette France ressemblait toujours à une veuve assise au milieu des ruines fumantes de son sol déchiqueté et des cadavres amoncelés de ses enfants. Qu'allait-elle devenir et à quoi bon tant de sang versé ? Ah ! Si son regard avait pu percer l'avenir ; si, dans une de ces visions par lesquelles les mourants pénètrent quelquefois le mystère des destinées, il avait pu déchirer les sombres voiles qui l'enveloppaient, – une apparition étrange, lumineuse, signe des temps nouveaux, l'eût consolé. Il aurait vu une simple bergère, conduite par les voix qu'elle entendait dans la forêt, sortir de ses bois ; il aurait vu la douce fille, dont la belle âme rayonnait sur son franc visage, se pencher sur lui, et saisir dans ses mains de vierge cette épée de connétable qu'il ne quittait qu'à regret. Il eût pleuré de joie et d'admiration en voyant l'humble paysanne presser longuement cette épée sur son cœur, comme pour y faire passer son âme, et puis la brandir avec une telle force et une telle foi que de son éclair naquit la France, la vraie France, celle qui commençait à palpiter mystérieusement dans les cœurs attentifs et généreux !

      Oui, Du Guesclin fut le précurseur de Jeanne d'Arc. L'âme française, encore liée à la féodalité, mais déjà puissante et hardie, s'ébauche dans « le droit chevalier ». Elle jaillit libre, spontanée, impétueuse dans la bonne Jeanne, qui, par la pureté de son cœur, fut la grande voyante de la patrie et qui nous apparaît, par son beau courage, l'ange armé de la France.


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(24)  Gaston Paris, La Poésie du moyen-âge, 1885.

(25)  Dom Hugues, Histoire générale de l'Abbaye, t. II, p. 115.

(26)  On connaît la vie de Du Guesclin, par Froissart, par la chronique de Cuvelier et par la chronique anonyme.




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