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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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IV - LES LÉGENDES DE LA BRETAGNE ET LE GÉNIE CELTIQUE

IV - LA BRETAGNE CHEVALERESQUE – LA FORÊT DE BROCÉLIANDE ET LA LÉGENDE DE MERLIN L'ENCHANTEUR

C'était aux environs de Ploërmel. J'avais marché tout le jour par des chemins creux, des montagnes, des bois, des landes. Le soleil d'après-midi plombait de tous ses feux sur le désert des verdures sauvages, lorsque, dans une vapeur violette, je vis poindre le clocher de Concoret. Ce vaste amphithéâtre couronné de bois sombres, c'était le val des fées, le val sans retour, comme l'ont appelé les trouvères. J'étais enfin dans l'antique forêt de Brocéliande, vieux sanctuaire celtique, dont le nom, Koat-brec'-hel-léan, signifie forêt de la puissance druidique, contrée immortalisée par la poésie chevaleresque du moyen-âge. Et devant moi, cette fontaine, près de laquelle on voit deux pierres couvertes de mousse, que domine une vieille croix de bois vermoulue, c'était la fontaine de Baranton et le tombeau de Merlin. C'est là que, selon la tradition bretonne, le barde-devin fut endormi par la fée Viviane et qu'un magique sommeil ferma pour toujours les paupières du grand enchanteur. Que de pèlerins sont venus ici, attirés par le mystère troublant de cette légende, par ce personnage fuyant, énigmatique ! Mais ni le susurrement ironique de la source, ni le balancement des genêts en fleurs, ni la forme bizarre des pierres brutes ne leur ont rien appris sur l'Orphée celtique. Le prophète des Bretons est resté le sphinx des bardes, et la forêt de Brocéliande a gardé son secret. Le plus vieux des trouvères, Robert Wace, le dit avec un sourire fâché : « Fol y allai, fol m'en revins. »

      Je m'en allais comme Robert Wace, quand j'aperçus, appuyée contre un rocher dont elle semblait faire partie, une bergerette de quinze à seize ans, vêtue de loques, le teint hâve, les cheveux noirs pendants. La tête penchée, elle tenait sa quenouille suspendue à son fuseau, et filait, filait, pendant que sa chèvre broutait une touffe d'ajoncs. Je lui demandai mon chemin. Elle me jeta de côté plusieurs regards timides et farouches de ses yeux d'un bleu verdâtre, puis, de son fuseau, m'indiqua la direction. Elle ne parlait pas le français, mais elle m'avait compris. – « Est-ce là-bas la fontaine des fées ? » dis-je en désignant la fontaine de Baranton. Elle me répondit : Homman nequet an hini guir. Les deux ou trois mots de breton que j'avais appris en voyage ne me suffisaient pas pour comprendre ; mais je crus deviner à son hochement de tête que cela signifiait : ceci n'est pas la vraie. Et voyant qu'elle se mettait en marche, je compris qu'elle voulait me conduire à une autre source qui, selon elle, avait des vertus plus efficaces. Je la suivis longtemps par des chemins pierreux. D'une main, elle traînait sa chèvre, de l'autre, elle brandissait son fuseau échevelé comme une arme, courant et sautant pieds nus sur les roches. Mais elle ne se déridait pas. Toujours grave, avec ses regards obliques couleur de mer et couleur de forêt, elle restait la sauvage et mélancolique fille de la lande, défiante de l'étranger. Enfin, nous entrâmes sous une épaisse chênaie pour déboucher sur une combe de verdure ensoleillée. Elle chatoyait comme une émeraude entre les bois sombres. Dans le fond, au bout de la pelouse, se cachait un bas-manoir breton d'un seul étage, à volets verts fermés, à tour unique et carrée, surmontée d'un toit en pyramide. A l'extrémité supérieure de la combe, sous un petit bois d'aulnes, enfoui lui-même et protégé par les bras noueux de la forêt géante, miroitait le bassin d'une fontaine, d'où filtrait avec un murmure discret un ruisseau coulant vers le manoir. La fillette y fit boire sa bête, et s'agenouillant au bord, dans l'herbe folle, but quelques gorgées d'eau dans le creux de sa main. En se levant, elle fit le signe de la croix avec les dernières gouttes et dit : Homman hè feuteun ar hazellou, ce qui signifie : Ceci est la fontaine des fées. Puis, toujours ombrageuse et fugace, elle rentra sous le bois.

      Je m'assis sous les aulnes, au bord de la source, et je bus, moi aussi, de cette eau délicieusement fraîche, en demandant aux divinités du lieu de me révéler quelque chose sur l'âme du grand Myrdhin. Dans ce personnage à double face, suspect à l'Eglise et cher au peuple, infernal pour les uns et divin pour les autres, m'était apparu toujours l'un des arcanes de l'âme celtique et comme le nœud vivant de sa destinée. Le soleil s'inclinait à droite vers la chevelure emmêlée des chênes, qui, vus à contre-jour, paraissaient de plus en plus noirs et impénétrables. Mais à gauche, une route lumineuse s'ouvrait dans la grande forêt entre des ormes et des érables trois fois centenaires. Le chemin tournant, semé de genêts en fleurs, allait se perdre dans un bouquet de bouleaux légers et transparents comme la robe des fées. Et voici qu'aux rayons du soleil oblique, je crus voir défiler sous bois, sur leurs chevaux bais, fauves et blancs, la troupe brillante des chevaliers d'Arthur, avec leurs cottes et leurs heaumes luisants, leurs écus orange et azur. A côté du noble roi de la Table-Ronde, chevauchait la blanche Genièvre, au profil pur, au fin sourire, aux yeux doux et pervers, ayant la science du bien et du mal. Et derrière eux cheminaient par couples, au pas de leurs destriers aguerris, les héros d'aventure et la troupe des beaux amants, Eric et Enide, Yvain et la dame de Brécilien, suivis d'un long cortège. Puis, marchant à l'écart, les bras enlacés, Tristan et Yseult, enivrés de leur philtre immortel. Et Perceval, le templier, fermait la marche. Il chevauchait seul et grave dans sa cotte grise, le chef incliné, rêvant à la coupe d'amour et de sacrifice, au Graal, qui confère la sainte fortitude, qui lave de toutes les taches et guérit de toutes les blessures.

      Elle s'évanouit, aérienne comme un songe, dans l'or du couchant, la brusque vision du monde chevaleresque. Le soleil était descendu sous les chênes, et je plongeai mes regards dans la forêt de droite, devenue, sous quelques éclaircies sanglantes, encore plus noire et plus lugubre. Entre les colonnes torses de la vieille forêt, sur le sol d'un gris cendré de feuilles mortes, il me sembla voir les vieux bardes gallois et armoricains, leur hache de bataille à la ceinture, la rote ou la harpe sur l'épaule. Leurs longs cheveux gris s'échappaient de dessous leurs couronnes de bouleau. Je crus distinguer parmi eux la haute taille de Taliésinn et de Lywarch-le-Vieux, Aneurin l'inspiré et Gwenchlan, le lanceur de malédictions. Leurs faces étaient convulsées, leurs yeux dilatés par d'immenses colères et de terribles visions. De leurs bouches frémissantes s'échappaient, en rythmes sauvages, un flux de vers précipités comme des coups d'épée assénés dans une bataille sans fin, ou comme les vagues infatigables qui assaillent le rivage. Finalement, je compris le sens de leurs imprécations. Ils vociféraient : « Malheur aux ingrats, malheur à ceux qui ne savent pas se souvenir ! La troupe brillante qui a défilé devant toi tout à l'heure est notre œuvre. Ces hauts chevaliers, ces belles amoureuses sont nés de nos larmes, de notre sang, de nos combats, de nos luttes séculaires contre l'étranger, Saxon ou Frank. Ces hommes et ces femmes sont de notre race ; ils ont vécu parmi nous et nous les avons chantés jadis. Nous les avons conçus et enfantés, ces fils de nos joies, ces filles de nos douleurs. Mais parce que nous avons été vaincus, vous nous les avez pris pour les travestir et vous nous avez couverts d'oubli. Que nous importe ? L'homme avec toutes ses créations n'est qu'ombre vaine ; l'esprit qui l'anime seul est vivant et revêt des formes nouvelles selon son verbe et sa vertu. Les bardes oubliés ne sont pas à plaindre. Mais à cause de votre injustice et de votre ingratitude, nous ne vous avons rien légué de notre science et de nos mystères. Vous vivez dans l'oubli de la vérité ; vous ignorez les forces cachées de la nature, vous ne savez rien des trois cercles de l'existence où l'âme transmigre. Vous ne savez même pas ce que vous auriez pu faire de notre harpe. – Nous l'avons brisée ! Toi qui cherches le secret de notre frère Myrdhin, tu n'en sauras rien, – et cependant, il est connu de la divinité de cette fontaine. »

      J'écoutais avidement ; les ombres s'effacèrent ; les voix se perdirent dans un chuchotement de feuilles mortes. Je frissonnai ; un vent rida le bassin et je me retournai. Tout était noir à la surface de l'eau et dans le bosquet d'aulnes. Alors, au jour blafard qui trouait les feuillages, j'aperçus de l'autre côté de la source une chose que je n'avais pas vue. Une statue de femme se dressait sur un piédestal, dans l'épaisseur du bois. Un reflet d'eau ou de ciel ébauchait vaguement ses larges flancs, son buste svelte et sa tête inclinée. La nudité du corps émergeait à demi de la nuit sylvestre, mais le visage gardait le masque troublant du crépuscule. N'était-ce pas la fée celtique, l'antique druidesse, la femme initiée par l'instinct aux secrets de la nature, celle qui, domptée et dirigée, peut devenir la voyante salutaire, mais qui, maîtresse aveugle et toute-puissante, devient la magicienne fatale, évoquant les forces d'en bas, enlace l'homme de ses mirages, le terrasse et le noie ? N'était-ce pas la vraie Viviane, d'un charme autrement redoutable que la petite fille coquette et rusée des trouvères ? N'était-ce pas celle pour qui Merlin perdit sa harpe, son génie et jusqu'au souvenir ?

      Et, du bas du vallon, une voix s'éleva, celle sans doute de la petite bergère du manoir. Elle disait une chanson bretonne d'un mode sauvage et inquiet dont les strophes expirent sur une plainte alanguie. Impossible de comprendre les mots. Mais, par un de ces sortilèges dont la musique est coutumière, les notes se traduisirent involontairement pour moi en paroles. C'étaient celles d'une chanson populaire de Nantes, sur la magicienne qui enlève son amant à une pauvre payse :

Elle n'est pas aussi jolie,
Mais elle est plus savante ;
Elle fait la pluie, elle fait le vent,
Elle fait fleurir la lande !...

      Et comme les strophes montaient, enjôleuses et tristes, un tintement de cloche s'égrena lentement dans l'air. C'était l'angélus d'un village éloigné. Avec quelle pureté céleste ces notes passèrent sur les landes et les bois dans la sérénité du soir ! Comme elles se mariaient, attendrissantes, à la chanson sauvage ! Et subitement, je sentis que le secret de Merlin venait de se révéler à moi. Car, pendant toute sa vie, l'âme du grand devin vibra partagée entre ces deux voix : celle de la terre et celle du ciel, entre ces deux mondes : le paganisme et le christianisme. Alors la forêt, la fontaine et les pierres se mirent à me conter la vraie légende de Merlin que j'ai fidèlement notée.

      Au Vème siècle, vivait, dans un couvent de Cambrie, une nonne très pieuse nommée Carmélis. Fille d'un roi sans couronne, elle avait fui la violence du siècle pour se vouer à la contemplation entre les murs tapissés de lierre d'un monastère perdu dans les bois. Son corps était sans tache et son âme d'une séraphique douceur. Mais ce qui étonnait, ce qui effrayait ses sœurs du couvent, c'était la pitié de Carmélis pour les êtres inférieurs, hommes, animaux et plantes, dont elle plaignait l'âme obscure ou écrasée ; c'était son indulgence pour les pécheurs, pour les méchants eux-mêmes, qu'elle trouvait plus malheureux que les autres ; c'était sa curiosité attendrie pour ceux qui souffrent en expiant une faute. Eveillée, son cœur compatissant l'invitait à descendre dans l'abîme des douleurs ; endormie, son âme s'envolait souvent aux sphères éthérées.

      Dans une de ses extases, elle vit les sept Archanges debout autour du Soleil divin. Elle resta éblouie de leur splendeur, mais son cœur ne battit point. « Ils sont heureux, dit-elle, que puis-je pour ces rois de gloire de l'éternité, et que sont-ils pour moi ? Je voudrais voir l'Ange tombé, le Maudit, celui qui souffre sans espoir ! » Aussitôt elle fut plongée dans l'abîme. L'Ange proscrit lui apparut, voilé d'un nuage sombre, beau comme une comète qui traîne sa lueur sinistre. Au sommet de son front, scintillait une étoile rougeâtre. Le noir serpent de la Mort qui étreint les mondes, les hommes et les créatures s'enroulait trois fois autour de ses flancs. Ses yeux ténébreux dardaient le désir inassouvi en longs éclairs pourprés. En même temps s'en échappaient, comme de pâles diamants, les larmes d'une douleur éternelle. Ces larmes étaient le souvenir du ciel perdu : et lentement des mondes obscurs, des âmes tristes en naissaient.

      – Qui es-tu ? dit Carmélis.

      – Je suis celui qui ne s'est point courbé devant l'Eternel. Je suis celui qui veut être et savoir par lui-même ; je suis le Révolté et le Maudit. Et pourtant sans moi la terre et les mondes visibles ne seraient pas. Je supporte la colonne de l'espace et du temps. Je suis le roi de l'air et du monde inférieur. Je porte la lumière dans les ténèbres. Tous les bannis du ciel, tous ceux que leur destin force à s'incarner sur terre, errent dans mon royaume. Je suis le tentateur, et les âmes ont besoin de passer par mon crible pour remonter. Les souffrances que je cause sont nécessaires à la vie de l'univers, mais j'en souffre au centuple. L'exil des âmes est temporaire ; le mien est éternel.

      – Pauvre archange tombé ! dit Carmélis ; je prendrai une de tes larmes et je la porterai à tes frères les archanges qui sont les verbes vivants d'Elohim. En voyant cette larme, ils auront pitié de toi.

      – Non ; ils ne peuvent rien pour moi. Mais puisque tu aimes celui qui brave la souffrance, veux-tu sauver une âme qui erre pourchassée dans le royaume de l'air, en l'adoptant comme un fils ?

      – Oui, je le veux, parce que je t'aime ! dit la dormeuse imprudente dans un cri de sympathie

      – Eh bien, tu me reverras ! dit le prince de l'air en s'effaçant comme un météore.

      Une nuit, Carmélis dormait à demi d'un sommeil agité dans sa cellule de nonne. Elle vit entrer un pèlerin courbé sur son bâton, le visage caché par son capuchon. Il semblait épuisé ; il demanda asile d'une voix humble et suppliante. – Eh bien ! couche-toi sur ces dalles, dit Carmélis sans crainte, et repose-toi. Il s'agenouilla devant elle, comme pour une prière fervente. Mais peu à peu il sembla à Carmélis que cette forme de moine agenouillé perdait ses contours arrêtés. Etait-ce un corps solide ou une ombre ? Elle grandit vaporeuse, se redressa lentement, et, rejetant le froc, du vil haillon sortit dans toute sa fierté l'Ange maudit qui porte au front l'étoile de la science et de l'orgueil. Ses ailes crépusculaires étaient dressées et touchaient la voûte ; elles frémissaient. Carmélis frissonna de terreur. A travers ses yeux fermés elle voyait tout ; mais elle restait fascinée, clouée sur sa couche. Immobile, l'Esprit couvait la vierge. De ses yeux ardents, de ses mains étendues, de ses ailes élargies, il l'enveloppait d'un effluve puissant qui la secouait de brusques soubresauts. Elle descendait, descendait avec lui dans l'abîme, et c'était une torture délicieuse. Peu à peu, la cellule s'emplit d'une vapeur épaisse où elle ne distinguait plus que les yeux rouges de l'Ange maudit et son étoile enflammée. Tout à coup, elle sentit ses lèvres comme un fer chaud sur sa bouche ; en même temps, un fleuve de feu la pénétrait et le serpent de la mort la mordait au cœur. Sous la commotion violente, elle poussa un cri strident et s'éveilla. Elle était seule sur sa couche brûlante, dans l'air étouffant de sa cellule. L'orage grondait au dehors, et, par la fenêtre, une ombre s'échappa comme un grand oiseau dans la nuit chaotique. Mais la voix solennelle et triste du prince de l'air clama dans la tempête d'automne : – « Puisque tu m'as aimé, tu seras la mère de Merlin. De moi il aura la science maudite par l'Eglise, et il sera un grand prophète (30). »

      A partir de ce moment, la vie de Carmélis fut pleine de soucis, de peines et d'épouvantes. Elle sentait qu'elle avait conçu par le baiser de l'Ange maudit. Comme un cercle de feu, ce baiser l'enfermait dans le royaume du prince de l'air. Plus de séraphiques extases, plus de visions célestes, l'angoisse la poussait hors du couvent, dans les bois. Et là, elle entendait mille bruits étranges, mille voix susurrantes et douces. « Mon Dieu ! Que vais-je devenir ? » disait-elle en se laissant tomber dans la grotte où filtrait la source, ou bien sous le chêne des fées. Et, comme un tourbillon de feuilles invisibles, l'enveloppait le chœur des esprits aériens, qui lui chantait des choses ensorcelantes et lui disait : « Sois bénie, vierge pure et bonne, toi qui donnes asile à l'un des nôtres ; un grand enchanteur va naître de toi ! » Alors, au milieu de ses terreurs, la joie folle d'être mère envahissait la pauvre nonne. Elle croyait déjà voir ce fils miraculeux dont elle moulait en elle-même le corps charmant et dont l'âme sournoise voltigeait si mystérieusement autour d'elle. N'était-ce pas sa voix qui soupirait dans la cime du bouleau, qui riait gaiement dans le ruisseau ? N'était-ce pas lui qui, invisible et léger comme un sylphe, lui frôlait le cou et le sein, qui cherchait à pénétrer en elle, le petit démon, et chuchotait : « Charmante mère ! N'aie pas peur, si tu veux me bercer, moi qui sais tout, je te dirai des choses merveilleuses ! »

      Ne pouvant plus cacher sa grossesse, Carmélis alla tout dire à Gildas, évêque du pays. Or, à cette époque, dans certains districts de la Grande-Bretagne, on appliquait aux nonnes fautives la loi des vestales. Seulement, au lieu de les enterrer vives, on les précipitait du haut d'un rocher, dans un gouffre. Gildas eût épargné la fille d'un roi, mais quand il apprit la manière étrange dont elle avait été séduite, il déclara qu'elle avait succombé à la ruse d'un incube et aux artifices du démon. Il se contenta d'excommunier la vierge polluée par l'esprit malin et de maudire le fruit infernal qu'elle avait conçu. « Va-t'en, dit le moine indigné ; va-t'en sur la lande, fiancée du vent, amante maudite du prince de l'air, prostituée de Satan ! Que tout foyer chrétien te soit fermé ! Il n'est plus d'asile pour toi que chez les païens ! » Le père de Carmélis était mort, l'Eglise l'abandonnait, heureusement qu'elle connaissait Taliésinn, grand-maître de la corporation des bardes sous la protection d'un chef gallois. Ces bardes, tout en se disant chrétiens, avaient conservé leurs rites, leurs croyances, les arcanes de leur religion et de leur initiation traditionnelle. Les gens d'église, qui voyaient en eux des rebelles et des rivaux, les considéraient d'un mauvais œil, les appelaient païens, relaps, hérétiques, et les attaquaient avec une extrême violence. Mais les héritiers des druides étaient encore très puissants, protégés des chefs, vénérés du peuple. Carmélis se réfugia auprès d'eux. Taliésinn accueillit la nonne proscrite avec bonté et promit d'élever l'enfant.

      Sur une des côtes du pays de Galles s'ouvrait jadis une grotte aujourd'hui disparue sous un éboulement, appelée la grotte d'Ossian. Comme la grotte de Fingal, dans les Hébrides, elle était formée par des colonnes de basalte serrées les unes contre les autres et se perdait dans les entrailles du mont en salles naturelles. C'est là que les bardes des anciens temps tenaient leurs réunions secrètes. C'est là aussi qu'eut lieu la consécration de leur prophète, de celui qui devait jouer un si grand rôle dans les annales celtiques. Cette consécration était toujours précédée d'une épreuve solennelle.

      Au pied de la montagne sacrée, à la sortie de la grotte d'Ossian, s'étendait une lande sauvage que les moines flétrirent plus tard du nom de lande maudite. Elle était semée d'un cercle de pierres druidiques. Au centre de ces pierres, il y en avait une colossale en forme de pyramide. La nature ou la main de l'homme y avait creusé une sorte de niche où l'on montait par un escalier de roches superposées. On appelait ce menhir la pierre de l'épreuve ou la pierre de l'inspiration. C'est là que l'aspirant devait dormir une nuit entière. Au lever du soleil, le chœur des bardes sortant de la montagne sacrée par la grotte d'Ossian venait réveiller le dormeur. Parfois, à leur chant, on le voyait se dresser devant l'astre naissant, et, frémissant d'extase, raconter son rêve divin en un chant rythmique. Alors, il recevait le titre de barde prophète. Il était considéré comme ayant l'Awenniziou, c'est-à-dire qu'un génie divin, son Awenn, son génie à lui, qui, selon la doctrine ancienne, plane sur l'homme, parlait par sa bouche. Mais, souvent il arrivait que l'aspirant avait fui avant l'aube, ou que, saisi d'épouvante, il descendait de la roche en proférant des paroles insensées. En ce cas, il était déchu de sa dignité. La tradition populaire du pays de Galles a conservé le souvenir de cette épreuve pendant des siècles dans la légende de la pierre noire du Snowdon. Quiconque, dit-elle, dort une nuit sur la pierre noire de l'inspiration se réveille poète ou fou pour le reste de ses jours.

      C'est là qu'un soir le vieux Taliésinn, entouré du collège bardique, conduisit son disciple Merlin et lui dit « Nous t'avons enseigné ce que nous savons : nous t'avons montré la clé des trois vies, celle de l'abîme, de la terre et du ciel (31). La science est l'abri et le voile de qui la possède. Tu pouvais vivre tranquille parmi nous ; tu as voulu t'élever au rang suprême ; tu réclames la clé des mystères, l'inspiration du prophète. Les signes te sont favorables ; une grande mission t'attend. Mais moi qui t'aime, mon fils, je dois t'avertir. Songe qu'à ce jeu, tu risques ta raison et ta vie ! Quiconque veut s'élever au cercle supérieur, plus facilement retombe à l'abîme. Tu auras à lutter avec les puissances mauvaises et toute ta vie sera une tempête. Parce que tu seras prophète, hommes et démons s'acharneront sur toi. La plus grande des joies t'attend : le rayon divin ; mais aussi te guettent la folie, la honte, la solitude et la mort ! »

      A ce moment, on vit s'avancer sur la lande maudite le moine-évêque Gildas, son bâton pastoral à la main. Il jeta un regard de défiance sur l'assemblée des bardes et dit à leur disciple : – « Merlin ! je te connais. Tu es le fils d'une mère qui a failli, et l'esprit malin est en toi. Malheur à celui qui cherche la vérité sans le secours de l'Eglise et se dit inspiré sans avoir reçu sa sanction ! Tu as bu le poison des hérétiques et tu cours à ta perte. Malgré cela, je veux tenter de te sauver. Suis-moi, entre au couvent, fais pénitence et deviens moine. Ainsi, sous ma direction, tu expieras tes erreurs et celles de ta mère, et je te donnerai le pain du salut. »

      Taliésinn répondit tranquillement à Gildas : – « Comme toi, nous adorons le Dieu unique et vivant. Mais nous croyons qu'il a donné la liberté à l'homme afin qu'il trouve la vérité par lui-même. Tu offres le port connu sans le voyage. Nous offrons un frêle esquif sur l'Océan sans limite et la terre promise au risque du naufrage. Merlin est libre de choisir. S'il préfère le port à la tempête, qu'il te suive avec la bénédiction des bardes. »

      Jusque-là, Merlin était resté absorbé en lui-même, le regard fixe et rentré. Il n'avait répondu que par un sourire de dédain à la sommation de l'évêque. Mais aux nobles paroles du maître, une flamme jaillit de l'œil du disciple, qui s'écria, dans un transport d'audace et d'enthousiasme : « Je ne recevrai pas la communion de ces moines aux longues robes ! Je ne suis pas de leur Eglise ; que Jésus-Christ lui-même me donne la communion ! Pour la harpe des dieux, pour le rayon céleste, pour la couronne du poète, je veux risquer ma vie ! Que je roule aux abîmes ou que je monte au ciel, je tenterai le sort ! J'entends en moi d'étranges harmonies ; j'entends gronder l'enfer, j'entends pleurer les hommes et chanter les anges. Quel génie est le mien ? Quelle étoile est mon guide ? Je n'en sais rien, mais j'ai foi au génie, à l'étoile ! Oui, je chercherai mon Dieu dans les trois mondes, je pénétrerai le mystère de l'Au-delà. Pour savoir, pour vibrer, pour jouer sur les cordes des âmes, je mets en gage mon corps, ma vie et ma raison !

      – Ah ! Tu es bien le fils de Lucifer ! dit Gildas en détournant les yeux avec indignation. Pervers, va ton chemin ; l'Eglise ne peut plus rien pour toi ! » Et il s'en alla plein de souci pour son autorité et de colère contre le rebelle.

      La nuit avait envahi la lande. Merlin monta sur la pierre de l'épreuve et entendit le chœur des bardes qui s'éloignaient invoquer pour lui les génies solaires, dont les ailes blanches et transparentes se vivifient dans les océans du feu céleste. Leur chant se perdit au cœur de la montagne, sous la grotte tournante, comme le murmure lointain des flots qui se retirent, et la montagne elle-même semblait clamer d'une voix toujours plus profonde : « Dors, enfant des hommes, dors du sommeil des inspirés et réveille-toi fils des dieux ! »

      Bientôt la lande fut envahie par les brumes ; elles s'étiraient en longues bandes sur la pierre de l'épreuve et fiirent par l'envelopper tout à fait. Merlin crut y distinguer des formes grimaçantes et diaboliques, pêle-mêle avec des fées ravissantes. Dormait-il ou veillait-il ? Parfois il sentait sur sa peau le frôlement de corps fluidiques comme des ailes de chauve-souris. Bientôt une tempête furieuse balaya la lande maudite. Merlin se cramponna à la pierre pour n'être pas renversé par l'ouragan. Alors, une forme altière et ténébreuse sortit du sol. Une étoile blême tremblait sur sa tête et sa lueur mourante éclairait à peine un front superbe creusé de rides volontaires. Une main de géant s'appesantit comme un roc sur l'épaule du dormeur et une voix creuse lui dit : « Ne me reconnais-tu pas ? – Non, balbutia Merlin, saisi d'un mélange d'horreur et de sympathie. Que me veux-tu ? – Je suis ton père, l'Ange de l'abîme, le roi de la terre et le prince de l'air. Je t'offre tout ce que je possède : la science terrestre, l'empire des éléments, le pouvoir sur les hommes par la magie des sens. – Me donneras-tu aussi la science de l'avenir, la connaissance des âmes et le secret de Dieu ? – Ce chimérique empire n'est pas le mien ; j'offre la puissance et la volupté dans le temps. – Alors, tu n'es pas l'esprit que j'ai invoqué sur la montagne. Plus hauts sont mes désirs, je ne te suivrai pas. – Présomptueux ! Tu ne sais pas ce que tu refuses ; un jour tu l'envieras. Mais malgré moi, tu m'appartiens. Par les éléments dont tu es pétri, par tes attaches mortelles, par l'effluve igné de la terre qui court dans tes veines, par les courants magnétiques de l'atmosphère, par le désir qui brûle en toi, tu es mon fils. Quoique tu m'aies renié, je te laisse un souvenir de moi ; un jour, tu en comprendras la force et la magie. » La main terrible, qui pesait comme une montagne sur l'épaule de Merlin et lui prenait le souffle, se leva. Il sentit une chaîne s'enrouler à son cou et quelque chose de métallique tomber sur sa poitrine. La forme du Démon s'était évanouie avec le poids du cauchemar. La terre tremblait et de ses entrailles montèrent ces mots, scandés par un tonnerre sourd : « Tu m'appartiens, mon fils, tu m'appartiens ! »

      Alors un sommeil plus profond lui versa une félicité inconnue. Il lui semble que les ondes du Léthé fluaient à travers son corps et en effaçaient tout souvenir terrestre. Puis, il eut l'impression d'une lumière très éthérée et très douce, comme la vibration d'une étoile lointaine, enfin le sentiment d'une présence surnaturelle et délicieuse, qui ouvrait la source secrète de son cœur et dessillait les yeux de son âme. Assise sur la pointe du rocher, enveloppée de ses longues ailes, une forme humaine d'une beauté angélique et ravissante se penchait vers lui. Elle tenait une harpe d'argent sous son aile de lumière. Son regard était un verbe, son souffle une musique. Regard et verbe disaient à la fois : « Je suis celle que tu cherches, ta sœur céleste, ta moitié. Jadis, t'en souviens-tu ? Nous fûmes unis dans un monde divin. Tu m'appelais alors ta Radiance (32) ! Quand nous habitions l'Atlantide, les fruits d'or de la sagesse tombaient dans ton sein et nous conversions avec les génies animateurs des mondes (33). Tu fus séparé de moi pour subir ton épreuve et conquérir ta couronne de maître. Depuis je te pleure, je languis et m'attriste dans les félicités du ciel. – Si tu m'aimes, murmura Merlin, descends sur la terre ! – Femme de la terre, je perdrais ma mémoire céleste et mon pouvoir divin. Je tomberais sous l'empire des éléments, sous le sceptre de fer du destin implacable. Mais, sœur immortelle, j'éclaire la partie immortelle de ton âme. Si tu veux m'écouter, je serai ta Force, ta Muse et ton Génie (34) ! – Entendrai je ta voix au torrent de la vie ? – Je serai ta voix intérieure ; dans ton sommeil tu me verras... Je t'aimerai… – Tu m'aimeras ? Divin esprit, un gage de ta présence ! – Vois-tu cette harpe qui fait pleurer les hommes et les anges ? C'est un gage de l'inspiration divine. Par elle tu seras l'enchanteur des hommes, le guide d'un roi et le voyant d'un peuple. Quand tu la toucheras, tu sentiras mon souffle ; par elle je te parlerai. Personne ne saura mon nom ; aucun homme, de la terre ne me reconnaîtra ; mais toi, tu invoqueras Radiance ! – Radiance ?... » Soupira Merlin, à cette voix cristalline, comme à l'écho magique d'une divine ressouvenance. Il voulut la regarder, la saisir. Mais il ne vit que deux ailes amoureusement déployées sur sa tête. Un baiser sur son front, une lueur dans l'espace... et il se trouva seul.

      Quand les bardes royaux sortirent de la grotte d'Ossian, Merlin s'éveillait aux premiers rayons du soleil. Ils virent la harpe d'argent dans ses bras (35) et à son cou une étoile métallique à cinq pointes suspendue à une chaîne de cuivre. A ces deux signes, Taliésinn reconnut dans son disciple le double don de l'inspiration et de la magie. Dans un chant solennel, Merlin se mit à prédire les futures victoires des Bretons et la grandeur d'Arthur. Il reçut l'écharpe bleue, la couronne de bouleau, et fut consacré comme barde-devin dans la grotte d'Ossian.

      Après avoir reçu la dignité suprême de ses maîtres, Merlin se rendit à la cour d'Arthur et devint son barde attitré, rang qui correspondait à celui de conseiller et de ministre. Arthur soutenait une lutte acharnée contre les Saxons, dont l'invasion ressemblait, au dire des chroniqueurs, à une mer montante de flammes courant de la mer d'Occident à la mer d'Orient. Merlin excita le roi par ses prophéties. Il fut l'âme de la guerre dont Arthur fut l'épée. Cette épée merveilleuse, disent les bardes dans leur symbolisme parlant, s'appelait Flamboyante, forgée au feu terrestre par des hommes sans peur. Sa poignée était d'onyx ; sa lame de pur acier brillait comme le diamant. Elle paralysait le bras du lâche et du méchant ; mais lorsqu'un homme fort et bon la saisissait avec foi, elle lui communiquait un courage invincible. Alors, elle reluisait vivante, s'irisait dans le combat des sept couleurs de l'arc-en-ciel, jetait des éclairs, effrayait l'ennemi. Cette épée magique se trouvait dans l'île d'Avalon, au milieu de la mer sauvage. Un dragon veillait à l'entrée de l'île ; un aigle tenait l'épée dans ses serres, au sommet d'une montagne. Merlin, disent les bardes, savait les vertus de l'épée, il connaissait l'île, il y conduisit Arthur. Nouvel Orphée, il charma le dragon au son de sa harpe, il endormit l'aigle par son chant, et, pendant l'extase de l'oiseau, lui déroba l'épée Flamboyante. Ainsi le glaive magique fut conquis par la harpe divine (36). Bientôt après, Arthur remporta sur les Saxons la grande victoire d'Argoëd, où Merlin combattit à ses côtés. A la rentrée triomphale de l'armée dans la forteresse de Kerléon, l'épée et la harpe entre-croisées furent portées par des pages sur un coussin rouge devant le roi et le prophète qui se donnaient la main. Et les bardes ont conté dans leurs mystères que cette nuit même Merlin vit en songe Radiance, l'ange de l'inspiration, qui lui parlait souvent par des voix, mais ne lui apparaissait qu'aux moments solennels de sa vie. Radiance mit un anneau au doigt de Merlin et lui dit : « C'est l'anneau de nos fiançailles, qui nous joint pour toujours. Mais garde-toi des femmes de la terre ; elles chercheront à te l'enlever. C'est le signe de l'amour éternel, c'est le gage de notre foi ; ne le donne à personne ! » Et Merlin, plein d'enthousiasme, jura à sa céleste fiancée le serment d'amour éternel.

      Ce fut l'apogée de la gloire d'Arthur et de Merlin. Mais déjà, deux démons humains, masqués de grâce et de chevalerie, rôdaient autour d'eux. La femme d'Arthur, la reine Genièvre, cachait sous les apparences d'une grâce exquise et enjouée, une âme vaine, altière, remplie de passions violentes (37). Lassée du roi son époux, beaucoup plus âgé qu'elle, insensible à sa grande noblesse, elle avait jeté les yeux sur son neveu Mordred, jeune homme ambitieux, rusé et hardi. Mordred, qui avait ménagé au roi l'alliance des Pictes et Scots, jouissait de sa confiance absolue. Les amants s'entendaient secrètement depuis des années, mais, toujours menacés d'être surpris, ils en vinrent à désirer la chute et même la mort du roi. Mordred lui succédant, Genièvre espérait régner avec lui. Pour atteindre ce but, la reine et son amant préparaient sourdement la défection et la révolte. Ils avaient vu d'un mauvais œil la grande victoire d'Arthur qui contrecarrait leurs projets. Merlin en était la cause, il gênait leur complot. Mordred et Genièvre résolurent de perdre le barde.

      Un soir donc que le roi fatigué de la chasse dormait d'un sommeil profond, la reine Genièvre et Mordred s'approchèrent de Merlin qui était seul, assis près du foyer à demi éteint de la grande salle de Kerléon : « Tu sais, dit Genièvre en souriant, que d'après la loi la reine a le droit de demander chaque jour au barde du roi un chant d'amour pour la distraire. Mais à toi, le grand enchanteur, je ne ferai point si futile prière. Plus rare est ma fantaisie. On m'a parlé d'un philtre si puissant que lorsqu'une femme le fait boire à un homme, elle se l'attache d'un lien fatidique. Je désire ce philtre pour une amie ; peux-tu me le procurer ? » Merlin regarda la reine et Mordred de son œil voyant. Il sentit se croiser en lui la flamme haineuse du couple adultère, et dans cette lueur fugitive, il eut le pressentiment du complot ténébreux qui se tramait contre lui et le roi. Il répondit : « Reine, je sais que ce philtre existe ; mais ma science l'ignore et mon art ne peut le procurer. » Mordred prit la parole et dit : « Ô grand enchanteur ! Faut-il que je t'apprenne quelque chose ? Sache donc qu'en Armorique, dans la forêt de Brocéliande, il y a une fontaine. La magie des druides y évoqua jadis les esprits de l'air et de l'abîme. Une fée, une femme y réside aujourd'hui, la plus charmante et la plus redoutable des magiciennes. Pour l'évoquer il faut le plus puissant désir et la plus grande volonté. Personne ne la dompta jamais. Toi seul tu le pourrais. Elle possède le philtre que cherche la reine et elle t'enseignera des mystères plus profonds que ceux que tu connais. – La magicienne de Brocéliande ? dit Merlin, pourquoi ce nom me fait-il frissonner ? – Parce que, dit Mordred, c'est la seule femme capable de lutter avec toi et de répondre à ton désir. – Merlin ! mon doux Merlin ! dit Genièvre, va trouver la magicienne de Brocéliande et pense à mon désir ! » Et ils laissèrent le barde plongé dans sa rêverie.

      La première pensée de Merlin fut de faire part au roi de ses soupçons sur la fidélité de Mordred. Puis, il songea au danger formidable d'une révélation prématurée et se promit de surveiller lui-même le neveu d'Arthur. Mais un désir plus fort que sa sagesse l'avait mordu au cœur, le désir d'une femme qui serait son égale, l'envie de la dompter... de l'aimer peut-être. De quelle violence le souffle du couple adultère avait fait surgir de ses propres entrailles une âme qu'il ne connaissait pas, une âme enflammée de désir et couronnée d'orgueil ! Il la découvrait avec épouvante. Si Radiance avait éveillé la partie éthérée de son âme, si elle avait fait vibrer en lui le vague ressouvenir d'une existence céleste, le nom seul de la magicienne de Brocéliande remuait un tourbillon de mémoires terrestres, de joies terribles, de souffrances infernales. Le fils de Lucifer se retrouvait ! Vainement il se rappela les conseils du sage Taliésinn, les avertissements de Radiance la tant aimée. La mystérieuse inconnue se dressait devant lui, inquiétante rivale, inéluctable tentation ! Obsédé par cette pensée, Merlin ne dormait plus. Il se disait : « En connaissant le fond de la femme, je connaîtrais le fond de la nature. Avant cela, puis je me dire un maître ? » Il demanda un congé au roi sous prétexte d'aller voir Taliésinn et s'embarqua pour l'Armorique, qu'on appelait alors « la terre étrangère et déserte ».

      Et voilà Merlin debout dans la sombre forêt des druides, devant la fontaine des évocations, que les uns appellent la fontaine de Jouvence, les autres la fontaine de Perdition. Car, beaux ou horribles, selon l'évocateur, tous les mirages peuvent en sortir. Merlin jette une pierre dans la source ; des cercles rident son miroir ; l'eau bouillonne ; un tonnerre souterrain roule. Puis, un sourd bruissement dans la forêt, et se déchaîne une tempête si épouvantable qu'elle renverse les arbres et fracasse les maîtresses branches des chênes. Impassible au plus fort de la tourmente, Merlin étend le bras sur la source, avec le signe de Lucifer dans sa main. « Par ce signe, dit-il, au nom des puissances de la terre, de l'eau, de l'air et du feu, du fond des âges passés et des entrailles de la terre, j'évoque la Femme redoutable !... A moi la Magicienne !... » Après plusieurs appels, la tempête se calma ; une vapeur se condensa sur la source bouillonnante ; et dans cette vapeur Merlin vit s'élever une tour en ruine, ouverte, creuse et toute habillée de lierre. Une femme merveilleuse dormait dans cette niche de verdure, sous un toit d'aubépine et de chèvrefeuille, légèrement vêtue d'une robe verte où frissonnaient des gouttes de rosée. Elle dormait la tête appuyée sur son coude blanc comme neige. Torrent d'or fauve, sa chevelure s'enroulait à son cou, à son bras. Corps et chevelure respiraient la grâce enlaçante des forêts, la langueur fluide des rivières sinueuses. Merlin, ravi, n'osait pas s'approcher. Il tira quelques accords légers de sa harpe. Elle ouvrit les yeux. Leur azur humide avait le sourire et la mélancolie des sources abandonnées qui reflètent la couleur du temps. Elle éleva vers l'enchanteur sa baguette de coudrier et dit : – C'est toi, Merlin ? Je t'attendais, ami. – Qui es-tu ? dit Merlin, en tressaillant. – Comment, dit la fée, ne me connais-tu pas ? Jadis, je fus druidesse et reine des hommes ; je commandais aux éléments. Hélas ! Les moines gris et les prêtres noirs m'ont reléguée au sein de la terre. Tu me rends mon empire en m'éveillant au son de ta harpe. Je suis la fée gauloise, je suis ta Viviane ! – Viviane ? s'écria Merlin, j'ignorais ce nom, mais sa musique m'est familière et douce autant que toi. – Ah ! continua-t-elle, ta harpe m'a rendu la vie ; mais aussi, j'en ferai vibrer toutes les cordes à nouveau !...

      Viviane pria Merlin de lui chanter les merveilles des trois mondes. Tandis que s'élevait le chant rythmé du barde, la fée écoutait attentive. Ses gestes, ses regards, ses attitudes incarnaient les pensées du chanteur, exprimaient ses extases. Il contemplait en elle ses rêves vivants. Parvenu au comble de l'enthousiasme, il s'arrêta et la vit à genoux devant lui dans une pose d'adoration. Elle se releva, et lui mit une main sur l'épaule, Merlin ne vit pas que sa harpe avait glissé dans l'autre main de Viviane. Il ne voyait plus qu'elle. Un instant après, il se trouva assis dans la tour, sur un lit de jonquilles. Toujours plus enjouée, plus caressante, Viviane s'était assise sur les genoux du barde, et, des deux bras, enlaçait sa conquête. – Je t'aime ! dit Merlin enivré. – M'aimeras-tu assez pour me confier un grand secret ? – Tous ceux que tu voudras. – Il existe un charme, une formule magique par laquelle on peut endormir un homme et créer autour de lui un mur invisible pour les autres, mais infranchissable pour lui, et le séparer à jamais des vivants. Me diras-tu ce charme ? » Merlin sourit finement. Il avait pénétré l'arrière-pensée d'amoureuse traîtrise dans le désir de Viviane. Mais, sans hésiter, il glissa la formule magique dans la jolie oreille de la fée. Puis il ajouta : – Ne t'y trompe pas, ma Viviane. Ce charme puissant agit sur tous les hommes, excepté sur moi. – Eh ! dit Viviane, peux-tu croire que j'oserais m'en servir jamais ? – Tu l'essaierais en vain contre moi, dit gravement Merlin. J'en suis préservé par cet anneau. Ce puissant talisman me vient de mon génie inspirateur... de Radiance, de ma céleste fiancée ! C'est l'anneau d'une foi plus forte que toutes les magies ! »

      Une fauve lueur sillonna les yeux de Viviane, un nuage assombrit son front. Elle baissa la tête et devint pensive. – Qu'as-tu ? dit Merlin. – Oh ! Rien, mon ami, dit la fée. – Cependant elle semblait plongée dans un monde de pensées qui se perdait dans un abîme insondable. Mais, reprenant tout à coup son enjouement, elle renversa sa tête charmante sur l'épaule de l'enchanteur, avec une langueur triste cent fois plus dangereuse que son sourire. Merlin sentait son corps plier entre ses bras. Il parcourait de ses doigts de musicien la chevelure souple, soyeuse, électrique de la fée comme les cordes d'un instrument nouveau. Il en tordit une natte autour de sa main, et s'écria saisi d'un frisson inconnu : – Ô Viviane ! tu es ma harpe vivante ! Je n'en veux plus d'autre ! – Et Viviane vibrait sous son étreinte ; la forêt enchantée frémissait sur leurs têtes ; l'univers s'emplissait d'un océan de musique grandissante, pendant que dans leurs yeux s'ouvrait un ciel intense, et sans fond... Elle balbutia : – Le baiser de nos fiançailles !... Et les yeux dans les yeux, ils restèrent en suspens, au bord d'un gouffre, n'osant s'y jeter...

      Soudain, Merlin leva la tête et tressaillit. Un vol de corbeaux passa, suivi d'une clameur formidable, comme la fanfare confuse d'une bataille lointaine. – Arthur ! Arthur ! Ce cri dominait tous les autres. Haletant, furieux, désespéré, il déchirait les airs comme l'agonie de tout un peuple qui ne veut pas mourir. Enfin, il expira en un long gémissement, et les échos de la forêt répétèrent : – Arthur ! Arthur ! Palpitante d'angoisse, Viviane se serra plus fort contre Merlin. Mais il la repoussa d'un geste subit, et se dressa tout droit, les bras levés, aspirant l'air. Et sur le mortel silence des bois, une voix aérienne murmura très haut dans l'espace : – Merlin ! Qu'as-tu fait de ta harpe ? Merlin ! Qu'as-tu fait de ton roi ? Et Merlin frissonnant, éperdu, s'écria : – A moi Radiance ! à moi ma harpe ! – Puis il jeta les yeux autour de lui, et resta stupéfait. Viviane, la tour, le bosquet, tout avait disparu. Il était seul au bord de la fontaine, et sa harpe n'était plus là. Du fond de l'eau monta un sanglot voluptueux : – Adieu, Merlin, adieu !... adieu !... Affolé, il se pencha sur la source. Dans le miroir sombre, il ne rencontra que son visage défait et son œil hagard. Alors Merlin, plein d'épouvante, prit sa tête avec ses deux mains, et, s'arrachant les cheveux, il s'enfuit à travers la forêt sauvage.

      Les historiens bretons racontent qu'à cette époque Mordred, le neveu d'Arthur, s'enfuit en Ecosse avec la reine Genièvre, entraînant dans sa révolte les Pictes et les Scots. Arthur eut le dessous dans une première bataille. Dans la seconde, il fut rejoint par Merlin ; mais la déroute fut plus complète encore. Le roi périt dans le combat ; son corps disparut sous un monceau de morts ; personne ne le retrouva, pas plus que sa fameuse épée. Les légendaires ont transporté l'un et l'autre dans l'île d'Avalon. Quant à Merlin, accablé du désastre, assailli de remords et de fantômes furieux, il devint fou. On l'accusa de la défaite : Gildas le maudit publiquement en l'appelant fils du diable et pervers. Le peuple qui avait divinisé le prophète triomphant jeta des pierres au prophète battu. Et l'on vit ce spectacle effrayant : l'élu des bardes, l'inspirateur d'Arthur, le prophète de l'épée victorieuse errant à travers champs comme un insensé, redemandant sa harpe aux forêts, invoquant tour à tour Lucifer et Dieu, Viviane et Radiance, mais abandonné de son génie et de ses voix divines. C'est alors qu'il rencontra sa vieille mère, la pauvre Carmélis, qui vivait inconnue dans une retraite profonde. Elle seule n'avait pas cessé de croire en lui, elle seule essaya de le consoler en lui disant : « Mon fils chéri, expie ta faute, souffre ton martyre en silence, mais espère toujours. Il te reste l'anneau de Radiance. Ne le perds pas ; c'est ta dernière force. Par elle tu peux reconquérir ta science, ta harpe et ton génie ! » Mais un sombre désir, une destinée fatale ramenait Merlin vers Viviane. Il savait que Viviane était la cause de son malheur ; cent fois il l'avait maudite. Mais une sorte de rage tordait son cœur, à la pensée qu'il n'avait pas même possédé la charmante et redoutable magicienne qui l'avait perdu. La revoir ! – il le fallait, ne fût-ce que pour la punir et la terrasser ! Ici reprend la légende armoricaine.

      Revenu dans la forêt de Brocéliande, Merlin retrouva Viviane sous son bosquet d'aubépine. A demi couchée, elle tenait ses deux bras appuyés sur la harpe de l'enchanteur. Sa chevelure pendait sur les cordes. Les yeux à terre, Viviane rêvait dans un affaissement profond. Il l'accabla de reproches, l'accusa de lui avoir volé son inspiration, sa science, son âme et sa vie. Viviane immobile et comme brisée ne répondait rien. – « Rends-moi ma harpe au moins ! Je n'ai plus qu'elle et toi ! – Je la gardais pour te la rendre, dit-elle sans lever les yeux, d'une voix frémissante, à peine perceptible. Mais moi, tu m'as repoussée ; je ne l'oublierai jamais. Il faut nous dire adieu. » Merlin, passant subitement de la colère à l'angoisse, se mit à supplier, éperdu d'amour. Elle resta longtemps impassible et absorbée. – « Une seule chose, dit-elle enfin, pourrait me faire oublier le coup que tu m'as porté au cœur... Une marque suprême de ta confiance... L'anneau que tu portes au doigt. – L'anneau de Radiance ? – Oui, reprit-elle passionnément, c'est lui que je désire ! L'anneau des fiançailles qui me donnerait l'immortalité et me délivrerait de l'éternel tourment des morts et des renaissances ! – Tu m'arracheras plutôt l'âme du corps que cet anneau du doigt, dit Merlin. – Ah ! tu n'aimes pas assez ta Viviane pour lui donner part à ton immortalité ? Alors pourquoi m'arracher à mon sommeil ? Pourquoi me remplir de ton désir ? Est-ce pour me rejeter aux démons ? Ah ! Maintenant c'est au gouffre de l'angoisse éternelle que je vais replonger ! » Et Viviane, se roulant sur sa couche, parut se dissoudre dans une tempête de larmes et de sanglots.

      Merlin regardait la femme en pleurs, plus tentatrice dans sa douleur échevelée que dans son sourire enveloppeur. Il la regardait, et restait immobile, partagé entre deux univers, suspendu entre la vie et la mort. Car ces bras qui se tordaient, ces yeux noyés, cette voix suppliante l'appelaient éperdument. « Ne sois pas cruel, disaient-ils, ne sois pas insensé ! Ne repousse pas la coupe de vie. Bois le baiser de Viviane ! C'est la science et le bonheur, la royauté suprême ! Bois le baiser de Viviane ! Et tu redeviendras le puissant enchanteur ! » Mais la voix intérieure et profonde disait : « Ne quitte pas l'anneau de l'éternel amour ! C'est la conscience, la foi, l'espérance divine ! Ne brise pas la chaîne céleste ! » Si forte devint cette voix que Merlin dit tout haut : « Fée trompeuse, éternel mirage, femme d'en bas, c'est bien assez de m'avoir pris mon roi, mon peuple, ma gloire terrestre et toute ma vie... Tu veux encore me voler mon âme avec tes larmes ! Tu ne l'auras pas ! Radiance m'appelle ! Je m'en vais finir ma vie dans quelque solitude avec ma harpe. Au fond de moi-même, je retrouverai mon ciel, et dans un autre monde mon génie ! »

      A ces mots, Viviane se redressa avec un soubresaut de druidesse en furie : « Ce sera donc le néant que je trouverai avec un autre, avec Mordred, dit-elle. Il m'aima jadis ; c'est moi qui l'ai repoussé. J'ai le pouvoir de l'arracher à la reine ; il viendra..., et ce baiser d'oubli, ce baiser foudroyant que tu cherchais en moi, c'est lui qui l'aura, et moi j'y trouverai la mort ! »

      Cette menace jetée avec une passion extrême troubla Merlin. Il se représenta la belle fée s'abandonnant aux bras de Mordred, et il en ressentit la torture d'une jalousie aiguë. Les yeux de Viviane dardaient un feu si sombre, sa voix frémissait d'un désespoir si violent, son corps exhalait une énergie si terrible, que les sens de Merlin en furent bouleversés. La compassion, se mêlant aux flammes de la jalousie, vint amollir toutes les fibres de son cœur et fondre en pitié sa volonté d'airain. « Je ne veux pas cela ! » s'écria Merlin en saisissant la main de Viviane. Elle répondait avec une fureur croissante : « Trop tard ! Trop tard ! A moi Mordred ! » Alors Merlin, oubliant tout, glissa l'anneau de Radiance au doigt de la fée...

      Aussitôt un grand calme se fit en elle. Une vie nouvelle entra dans ses veines. Elle se redressa lentement, passa ses mains dans ses cheveux dénoués et sourit. En même temps, il parut à Merlin que le meilleur de sa vie s'échappait hors de lui pour aller à Viviane, et que sa mémoire s'enfuyait par les brèches ouvertes de son être. Sûre maintenant de sa puissance, la magicienne prit l'enchanteur dans ses bras, regarda au fond de ses yeux et murmura l'incantation du grand oubli que lui-même lui avait enseignée. Il voulut résister au charme terrible dont le fluide l'envahissait, mais il n'avait plus ni force, ni volonté... Une fois encore l'image de Radiance glissa devant son regard brisé... puis s'effaça comme une lueur dans un nuage. Alors se sentant défaillir, il s'abandonna. Viviane radieuse, superbe, assouvie tenait sa proie. Trois fois son baiser triomphant tomba sur les yeux, tomba sur la bouche de l'enchanteur... Aussitôt un voile épais roula sur les yeux aveuglés du prophète ; une mer d'oubli envahit son cerveau, noya ses membres, et le ciel disparut avec ses étoiles et ses génies !...

      Ce jour-là même, le vieux Taliésinn, assis avec ses disciples au bord de la mer, près de la grotte d'Ossian, au pays de Galles, regardait les vagues innombrables venir à lui, innombrables comme ses souvenirs, et se briser sur la plage retentissante. Ses mains étaient croisées sur ses genoux et son âme fatiguée se roulait sur elle-même. Tout à coup, il dit : « Je vois, je vois Merlin, le prophète des Bretons, endormi par une femme. Il s'enfonce, il s'enfonce avec elle dans l'abîme terrestre. Voilée d'un nuage livide, sa harpe sanglante descend avec lui. Dans le ciel, je vois planer un ange en pleurs. Il dit : « Ô malheureux Merlin ! Dans quel abîme irai-je te chercher ? » Et Taliésinn continua comme en rêve : « Hélas ! Où est maintenant la harpe du prophète ? J'ai vu tomber les rameaux et les fleurs. La sagesse s'en va ; le temps des bardes va finir. »

      Il est fini depuis longtemps ; mais toujours elles regrettent Merlin, les chansons, les légendes. Il dort, disent-elles, dans la forêt de Brocéliande, envoûté sous une haie impénétrable, la tête couchée sur les genoux de Viviane, l'Enchanteur enchanté, – et personne n'a réveillé l'Orphée celtique de son sommeil éternel.


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(30)  Si l'idée mère de la légende de Faust est le pacte du magicien avec le diable, l'idée génératrice de la légende de Merlin est le magicien prophète, fils de l'Ange tombé, Lucifer, et d'une vierge. L'origine de Merlin contient le sens symbolique du personnage. Il aura de son père l'esprit de révolte, l'insatiable curiosité, la connaissance du monde naturel et le désir sans frein. De sa mère lui viendra l'instinct de douceur, de sympathie et d'espérance, enfin le don merveilleux par excellence, l'intuition angélique des âmes et du monde divin. Le génie païen et le génie chrétien, qui sont entrés dans la substance de son être, lutteront en lui sans pouvoir se vaincre. Il sera torturé à la fois par le désir de la terre et par la nostalgie du ciel, et il mourra fou de ne pouvoir les étreindre dans une même possession. Les plus vieux historiens, Nennius et Geoffroy de Montmouth, font descendre Merlin d'une vierge (vestale ou nonne) et d'un démon incube. Voici comment Nennius caractérise ce genre d'esprits : Nam ut Apulejus de Deo Socratis perhibet, inter lunam et terram habitant spiritus, quos incubos dæmones appellamus. Hi partim hominum, partim vero angelorum naturam habent (Nennius, Historia Britannorum, liv. VI, c. XVIII). Cette idée fondamentale persiste à travers toutes les déformations postérieures et sous les fantaisies les plus extravagantes des trouvères. Je la trouve exprimée d'une manière remarquable dans un roman français du XIIIème siècle : – « Dieu permit que Merlin eût comme son père la connaissance de toutes les choses passées ; puis, afin de rétablir la balance entre le ciel et l'enfer, Dieu joignit à la science que l'enfant recevrait de son père celle de l'avenir que Dieu lui accorderait. Ainsi l'enfant pourra-t-il choisir librement entre ce qu'il tiendrait de l'enfer et ce qu'il tiendrait du ciel. » (Le Roman de Merlin, par Robert de Boron, publié par Paulin-Pâris. – Romans de la Table-Ronde, t. II, p. 25.) – Les sources les plus anciennes sur la vie de Merlin sont le récit de Nennius dans son Histoire des Bretons, ch. XL à XLII ; la Vita Merlini en vers latins, de Geoffroy de Monmouth. – Plus importants et plus suggestifs sont les fragments épars dans le Myvyrian Archeology. – La tradition armoricaine se retrouve en partie dans le Roman du Brut, de Robert Wace et dans le Roman de Merlin, par Robert de Boron. M. de La Villemarqué a réuni les traditions essentielles qui se rapportent au personnage dans son livre : Myrdhin ou l'Enchanteur Merlin, son histoire, ses œuvres, son influence.
      Rappelons ici les deux beaux volumes d'Edgard Quinet sur Merlin l'Enchanteur. Ce n'est pas sans doute le barde celtique que nous a montré l'illustre écrivain. Il s'est complu à personnifier en Merlin le génie progressif de la France. Mais n'oublions pas que les pages éloquentes de l'historien philosophe ont puissamment contribué à ramener l'attention sur la grande figure légendaire qui se dresse devant l'arcane de nos origines nationales.

(31)  Voir Le Mystère des bardes, par Adolphe Pictet.

(32)  Merlin eut près de lui une source de consolation plus puissante que l'amitié de Taliésinn. Etait-ce un être réel, une femme, une sœur du barde, comme l'a prétendu le vulgaire, ou un être idéal ? Elle lui donne les noms les plus tendres, elle l'appelle son sage Devin, son Bien-aimé, son Jumeau de gloire, le Barde dont les chants donnent la renommée, la clé avec laquelle la victoire ouvre les portes de toutes les citadelles. – Myrdhin ou Merlin l'Enchanteur, son histoire, ses œuvres, son influence, par M. de La Villemarqué, p. 63.

(33)  Dans un passage cité par le Myvyrian, Merlin chante le pommier sacré, qui, dans la symbolique des bardes, figurait l'arbre de la science. (Myvyrian Archeology, t. Ier, p. 151.)

(34)  « Trois choses seront rendues à l'homme dans le cercle de Gwynfyd (du bonheur), le génie primitif, l'amour primitif, et la mémoire primitive ; car sans cela il ne saurait y avoir de félicité. » (32ème triade du Mystère des bardes, publié par Adolphe Pictet.)

(35)  Pour les Celtes, le don poétique et musical est une inspiration divine. Cette foi revêt chez eux un caractère plus positif et plus absolu que chez toutes les autres races. De là la croyance populaire qui donne une origine miraculeuse et attache une force magique à certains instruments de musique. La cornemuse du clan Chattan, que Walter Scott mentionne comme étant tombée des nuages pendant une bataille de 1396, fut empruntée par un clan vaincu qui espérait en recevoir l'inspiration et le courage et qui ne l'a rendue que quatre siècles après, en 1822. La harpe des bardes était moitié grande comme la nôtre et pouvait se tenir aisément.

(36)  Taliésinn appelle le glaive d'Arthur « la grande épée du grand enchanteur ». – (Myvyrian, t. Ier, p. 72.)

(37)  Son nom breton est Gwenniwar. « Elle était, dit Taliésinn, altière dans son enfance et plus altière encore dans son âge mûr. »




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