II - LA GRANDE-CHARTREUSE ET LA LÉGENDE DE SAINT BRUNO
Stat crux dum volvitur orbis.
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1889
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Il y a une sorte de révélation historique immédiate et surprenante dans tous les lieux où l'homme a fait sa demeure. Leur vue, aidée d'un livre ancien, d'un trait de légende presque oubliée, parfois d'une simple inscription, évoque dans notre âme, ébranlée de vibrations subtiles, non seulement les scènes du passé, mais encore l'âme même des peuples et des individus, et par cette âme les motifs secrets des actions humaines, les raisons profondes des événements.
Grands et petits aspects de la nature, côtes maritimes, plaines plantureuses et
montagnes inhabitées ; villes,
églises, châteaux délabrés, palais somptueux ; tombeaux inconnus, douteuses effigies exhumées du sol, ruines à moitié recouvertes de l'uniforme manteau de verdure dont la fière
Cybèle recouvre avec nonchalance sa propre nudité et les travaux lilliputiens de la fourmilière humaine, toutes ces choses ont leur puissance spéciale d'évocation et en quelque sorte leur langage propre. Dans tous les pays, sous toutes les zones, la nature imprime son sceau à la race, et la pensée la plus rebelle subit ses lentes et sûres
influences. Mais il y a des lieux uniques, des paysages d'une originalité grandiose, où c'est au contraire un homme ou un groupe élu qui choisit un coin de nature comme
symbole d'une pensée et lui imprime son sceau pour les siècles. Là, le paysage devient véritablement l'expression d'un état d'
âme, et la mystérieuse
harmonie entre l'homme et la nature atteint toute son intensité, parce que son cadre devient l'
illustration pittoresque de son plus intime sentiment, de ses plus hautes aspirations.
Tel est le charme de la plupart des
sanctuaires antiques et modernes, temples, acropoles,
couvents,
monastères, lieux de
pèlerinage consacrés par de
séculaires adorations. En eux se résument et se racontent des chapitres entiers de l'
histoire de l'
âme humaine. Il y a là beaucoup de rêve, beaucoup de souffrance et beaucoup de pensée pétrifiée. Si chaque été nous ramène des villes à la mer, aux
bois, aux
montagnes, c'est pour y chercher l'oubli de nos fatigues, de nos misères, de nos tristesses, et redemander un peu de
force aux
éléments éternellement jeunes de la terre. Mais si, d'aventure, nous visitons ces hauts lieux, ne serait-ce pas par un secret désir de revivre les émotions d'êtres plus grands que nous-mêmes par la douleur, par la volonté ou par l'espérance, peut-être aussi de descendre un peu plus avant dans notre propre cur avec la lampe vacillante de l'éternelle Psyché ?
A diverses époques de ma vie, j'ai éprouvé cette invincible attraction que la solitude des cloîtres exerce sur le cur troublé ou sur la pensée inquiète. Mais ce qui m'a frappé, et ce qu'aucun livre ne m'avait fait comprendre, c'est l'espèce de révélation psychique instantanée et d'extension du rayon visuel en
histoire, que peuvent nous donner ces vieux
sanctuaires, dont le site, la construction et les souvenirs, subitement évoqués, ressuscitent parfois, en une minute visionnaire, l'image du fondateur.
J'eus cette impression souveraine pour la première fois, il y a de longues années, en Italie, au
sanctuaire de
François d'Assise, en
Ombrie ; et peu après, non loin de Naples, à celui de
saint Benoît, au Monte-Cassino. Je crois voir encore la douce colline d'Assise, la plaine
ombrienne, de végétation élégante et si sérieuse, baignée de tons chauds au crépuscule, et bordée d'une ceinture de
montagnes d'un violet foncé, dont le velours semble savourer, après le coucher du
soleil, la pourpre cramoisie et l'orange incandescent du
ciel, comme les
âmes méridionales s'embrasent de passion ou de
mystique amour. J'ai toujours devant les yeux la sombre
crypte d'où émergent, lumineuses, les peintures du Giotto,
anges et moines d'un dessin
aigu et d'une extatique beauté. Là, je compris tout à coup le cur de
François d'Assise, cet enthousiaste de
charité et d'
amour universel, qui donna une impulsion si puissante au sentiment
religieux du
moyen-âge et, par suite, à l'art de la Renaissance. Je n'ai pas oublié non plus la pyramide du Mont-Cassin, entourée de l'âpre cirque des Apennins, et couronnée de son majestueux
couvent comme d'une forteresse de science et de prière. Pendant la. nuit de
juin que je passai, dans un
ravin, au pied du
monastère, des essaims de lucioles ardentes tourbillonnaient comme des écharpes de lumière dans les buissons, amoureuse réponse aux scintillements de la voie lactée et du
firmament, dont la coupole s'agrandit à mesure que l'on monte. J'étais plongé alors dans l'ivresse de la beauté antique et de ses mystères séducteurs. J'aurais donné toutes les
églises pour un marbre du musée de Naples, et tous les
couvents de la terre pour voir évoluer un chur d'Eschyle ou de Sophocle. Et pourtant, en cette nuit, au milieu d'une foule d'autres émotions, je compris la grandeur de
saint Benoît, qui, au VIème siècle, se retira sur cette
montagne, siège d'un ancien temple d'
Apollon, pour y fonder l'ordre des
Bénédictins. Invinciblement, je vis se dresser devant moi la figure du moine doux et intrépide, devant lequel le terrible roi des
Goths Totila, le conquérant de l'Italie, tremblait comme un
enfant.
Depuis les sensations intenses et révélatrices d'Assise et du Mont-Cassin, l'
envie me hantait de voir la Grande-Chartreuse, le plus célèbre
couvent de la France, manifestation extrême de la vie monacale et du renoncement
ascétique au
moyen-âge. L'
automne dernier, j'ai réalisé ce désir ancien. J'essaierai de rendre ici l'impression grandiose que j'ai reçue d'un des plus fiers paysages des Alpes dauphinoises et de l'un des plus curieux monuments de notre passé. Involontairement peut-être s'y mêleront quelques pensées sur l'
âme contemporaine, suscitées par les souvenirs des lieux environnants, ou quelques réflexions sur la crise
religieuse et philosophique que nous traversons. Elles pousseront au hasard de la route, comme ces innocentes campanules qui tantôt se cachent dans l'herbe folle, tantôt s'accrochent aux rochers surplombants. Quiconque voyage, ouvre les yeux et laisse courir sa pensée. C'est un moyen pour chacun de nous d'échapper à son présent, de remonter son passé ou d'aller au-devant de son avenir. Et ce qu'on fait si volontiers pour soi-même, ne serait-il pas plus intéressant encore de le faire pour cette
âme collective, vaste et multiple, mais non moins réelle, identique et une, de tout un peuple, surtout pour celle
de sa patrie !