I - LES LÉGENDES DE L'ALSACE
L'avenir de l'Europe est engagé dans la question de l'Alsace-Lorraine.
Allemandes et asservies, ces provinces affirment une Europe anarchique régie par le droit de la Force.
Françaises et libres, elles affirmeront une Europe organique, gouvernée par la force du Droit.
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1884
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L'Alsace n'a joué dans l'histoire qu'un rôle secondaire ; mais sa position géographique et l'instinct secret de sa race lui ont donné un rôle unique dans le concert multiple des populations européennes et semblent l'avoir prédestinée à une mission spéciale. Placée au beau milieu du bassin rhénan, entre la Gaule et la Germanie, sur la grande route des invasions, l'Alsace a été, dès l'origine des temps historiques, le théâtre principal de la guerre entre deux races, entre deux civilisations. Conquise et perdue tour à tour par la France et par l'Allemagne, subissant leur double influence, mais ne perdant jamais son individualité propre, elle n'a cessé d'être l'enjeu même de cette grande lutte. C'est la lutte vieille de deux mille ans, entre la civilisation gréco-romaine, continuée, renouvelée par tous les peuples latins, dont la France est l'avant-garde, et la civilisation germanique, donc l'Allemagne est le vaste réservoir et vient de devenir sous la main de la Prusse l'agent actif et formidable.
Nous voyons l'
Alsace sortir de la nuit des temps sous l'éclair d'un grand coup d'
épée. C'est le
jour où les
légions
romaines jettent
dam le Rhin, entre
Colmar et
Cernay, Arioviste et les douze rois
teutons ses alliés. Après cette victoire, César, avec l'il
du génie, désigna la bande de terre entre les Vosges et le Rhin comme le boulevard de la Gaule. De fait, elle le demeure jusqù à
la chute de l'empire romain. Les victoires de Julien et de Gratien y assurent la domination de Rome. Mais enfin le flot des barbares rompit la digue. Du IVème
au VIème siècle, l'
Alsace est foulée, piétinée par les
Vandales, les
Goths, les
Ostrogoths et les
Huns. Clovis, après
avoir conquis la Gaule, incorpore l'
Alsace au royaume des
Francs et y rétablit
la paix. Elle dure sous les
Mérovingiens et les
Carlovingiens. Mais la
race de
Charlemagne une fois éteinte, les empereurs d'Allemagne s'emparent
du pays, pendant que la France se constitue peu à peu sous les
Capétiens.
Dès lors, ce ne sont plus en
Alsace que guerres de seigneurs et de familles
; ces querelles remplissent son
histoire sous le
saint empire romain. Mais un
grand fait domine : c'est la
force et l'indépendance croissante des villes
libres. On peut dire qu'à travers tout le
moyen-âge jusqu'au XVIIème
siècle, l'
Alsace gravite insensiblement vers la France. Elle est attirée
vers elle moins encore par les nécessités politiques que par l'urbanité
et la grâce, par cette humanité chevaleresque qui fait le plus beau
trait du caractère français. Lorsque l'
Alsace passe à la
monarchie française, sous
Louis XIV, le détachement se fait sans
violence et de son plein gré. Si, d'une part, la réformation avait
établi entre l'
Alsace et l'Allemagne un puissant lien spirituel, le grand
mouvement national qui soulève la France pendant la révolution remue
l'
Alsace jusqu'aux entrailles. C'est alors qu'elle sent son
âme devenir
française. Elle se donne à la France parce quelle
épouse
son
idéal de justice et de
liberté. Ni malheurs, ni mécomptes,
ni folies ne peuvent l'en séparer. Et c'est au moment où, prenant
en quelque sorte conscience d'elle-même, où, forte de son passé,
sûre de son avenir, elle veut apporter à la patrie de son choix le
tribut de ses meilleures
forces et de sa vivace originalité, que la terrible
Némésis, la Némésis, la guerre implacable, l'arrache
de nouveau à sa mère adoptive pour la livrer pieds et poings liés
à une marâtre. Etrange destinée qui a remis en question son
bonheur et sa sécurité, mais non pas sa foi invincible.
On voit dès l'abord l'intérêt
particulier qu'offre le développement d'un tel pays. Placée
entre l'Allemagne et la France, l'
Alsace a bu tour à tour à
ces deux sources. Comment les deux génies se sont-ils combinés ou
combattus en elle ? N'ont-ils pu régner qu'en se détruisant
l'un l'autre, ou tendent-ils à trouver en elle une
fusion harmonieuse
? Est-ce dans l'exclusion ou dans la prépondérance de l'un
des deux qu'est la vraie destinée de la province, son rôle à
la fois
patriotique et international ?
Qu'on ne s'étonne pas trop, c'est aux humbles
légendes
populaires que nous allons demander quelques éclaircissements sur ces graves
questions. Il est de nos
jours une classe d'
esprits si convaincus de la supériorité
de notre temps, si parqués dans leur étroite modernité, qu'ils
voudraient biffer de notre mémoire tout ce qui précède la
date de leur naissance. On les surprendrait fort si l'on allait chercher les racines
de notre être moral « au temps où la reine Berthe filait ».
Ce n'est pas à eux, disons-le tout de suite, que s'adressent ces pages.
Quant à ceux qui estiment comme chose précieuse les manifestations
spontanées et involontaires de l'
esprit humain, qui aiment à chercher
dans les
légendes les
éléments de la psychologie nationale
et le plus suave parfum de la
poésie, qu'ils me permettent une comparaison.
N'y a-t-il pas en nous comme deux êtres : l'homme imparfait, grossier, plein
de taches et de faiblesses, et cet autre moi, ce
double lumineux, cet
idéal
intérieur que nous affirmons aux heures de
force et d'enthousiasme ? Ce
prototype de nous-mêmes, que certes nous serons appelés à
poursuivre dans les existences futures, est à la fois le titre de noblesse
et l'éternel tourment de ceux qui en ont pris conscience. Malheur et bonheur
à ceux qui ont eu cette vision ! Ils sont forcés de combattre le
grand combat. Car qui voudrait renoncer à son moi divin après l'avoir
entrevu, ne fût-ce qu'une seule fois ? Or, ce qui est vrai pour l'individu
l'est également pour les peuples. Il y a dans la vie nationale des manifestations
plus ou moins superficielles, plus ou moins profondes. Tout à la surface,
nous trouvons le tissu grossier des faits matériels ; la littérature
proprement dite nous fait déjà pénétrer plus avant
dans la conscience d'un peuple ; la
légende nous introduit dans son fond,
à son point générateur, car elle tient au sentiment
religieux
par sa source, à la
poésie par sa forme. L'
histoire nous apprend
ce qu'un peuple a été dans le cours des temps ; la
légende
nous fait deviner ce qu'il a voulu être, ce qu'il a rêvé de
devenir à ses meilleurs moments. N'est-ce donc rien pour la connaissance
de sa psychologie intime ?
Qu'on ne s'y trompe pas cependant. Les
légendes alsaciennes ne se présentent point à nous sous la forme achevée, définitive, qui séduit et qui s'impose. Les
trouvères et les rhapsodes leur ont manqué. La plupart d'entre elles sont à peine sorties de la poussière des chroniques, et les hasards de l'
histoire ne leur ont point permis d'atteindre tout leur développement. Ce sont, en général, des traditions demeurées à l'état flottant et embryonnaire ; mais, par ces
germes et ces pousses vigoureuses, on devine le caractère de la végétation. En
voyant la pépinière on imagine
la
forêt. Nous entendrons ici par
légendes les traditions mystérieuses, les visions poétiques et tous les grands souvenirs qui ont traversé
les temps, surnagé dans le torrent des siècles, que l'origine en soit mythologique, ecclésiastique, populaire, ou strictement historique. En un mot, nous voudrions rappeler ce qui a vibré et vécu, tout ce qui vibre et chante encore dans l'
âme de l'
Alsace. Ce sera comme un résumé de son
histoire.
Parmi les rochers sans nombre qui couronnent les Vosges et parsèment leurs flancs, il y a, comme en
Bretagne, des
pierres qui parlent. Debout sur la crête nue des
montagnes ou sur la pente abrupte au milieu de vastes sapinières, ces
menhirs gigantesques dominent des océans de verdure. Ce sont les témoins muets des âges disparus. Quand, par les nuits sombres, on approche l'oreille des fissures du grès couvert de mousse, on croit entendre des rires clairs ou des soupirs mélodieux s'échapper des entrailles de la pierre. Est-ce le vent qui joue dans les volutes de ces vieilles rocailles ? Est-ce le frémissement musical des hautes branches d'un sapin
séculaire ? Les filles du village vous diront que c'est
la voix des fées qui révèlent le passé et prédisent l'avenir.
Appliquons un instant notre oreille aux vieilles et jeunes
légendes du pays, et tâchons d'entendre chanter son
âme à travers les âges.