IV - LES LÉGENDES DE LA BRETAGNE ET LE GÉNIE CELTIQUE
Trois choses sont primitivement contemporaines : l'Homme, la Liberté et la Lumière.
(Triade Bardique.)
Trois choses insaisissables : le Livre, la Harpe et l'Epée.
(Code D'Hoel, roi de La
Bretagne française)
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1891
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La Bretagne est de toutes nos provinces celle qui offre encore de nos jours la race la plus pure, les plus vieilles traditions, la physionomie la plus originale. Si la Provence est le pôle latin de la France, la Bretagne en est le pôle celtique. L'une lui a transmis le courant classique de la Grèce et de Rome ; l'autre lui a renvoyé le courant mystérieux, mais non moins puissant, qui jaillit de sa source primitive avec le reflux des races surs du nord-ouest de l'Europe. La Provence se souvient d'avoir été le royaume d'Arles, le pays de la langue d'oc et des troubadours contre les barbares du Nord. La Bretagne oublie moins encore qu'elle a été l'Armorique, le royaume de Breiz-Izel contre ces mêmes Franks, et qu'un de ses rois, Noménoé, poursuivit un empereur carolingien jusque sous les murs de Paris. Celtes, Latins et Franks, trois races, trois génies, trois mondes, si opposés qu'ils paraissent irréconciliables. Et pourtant le génie français n'est-il pas justement le résultat de leur harmonie ou de leur équilibre instable ? A toutes les époques de notre histoire, on les voit se battre, se mêler et s'unir sans jamais se confondre totalement. S'il me fallait caractériser d'un aperçu sommaire la trinité vivante qui constitue cet être moral qu'on appelle la nation française, je dirais que le génie frank, par la monarchie et la féodalité, en constitua l'ossature et le corps solide ; le génie latin, qui nous a si fortement imprimé son sceau et sa forme par la conquête romaine, par l'Eglise et par l'Université, y joue le rôle de l'intellect. Quant au génie celtique, c'est à la fois le sang qui coule dans ses veines, l'âme profonde qui agite son corps et sa conscience seconde, secrète inspiratrice de son intellect. C'est du tempérament et de l'âme celtiques de la France que viennent ses mouvements incalculables, ses soubresauts les plus terribles comme ses plus sublimes inspirations.
Mais, de même que la race
celtique primitive eut deux branches essentielles dont les rejetons se retrouvent çà et là, les Gaëls et les
Kymris, de même le génie
celtique se montre à nous sous deux faces. L'une joviale et railleuse, celle qu'a
vue César et qu'il définit par ces mots : « Les
Gaulois sont changeants et amants des choses nouvelles. » C'est l'
esprit gaulois proprement dit, léger, pénétrant et vif comme l'
air, un peu grivois et moqueur, facilement superficiel. L'autre face est le génie
kymrique, grave jusqu'à la lourdeur, sérieux jusqu'à la tristesse, tenace jusqu'à l'obstination, mais profond et passionné, gardant au fond de son cur des trésors de
fidélité et d'enthousiasme, souvent excessif et violent, mais doué de hautes facultés poétiques, d'un véritable don d'intuition et de prophétie. C'est ce côté de la nature
celtique qui prédomine en Irlande, dans le pays de Galles et dans notre
Armorique. On dirait que l'élite de la race s'est réfugiée dans ces pays sauvages, pour s'y défendre derrière ses
forêts, ses
montagnes et ses récifs et y veiller sur l'arche sainte des souvenirs contre des conquérants destructeurs. L'Angleterre
saxonne et normande n'a pu s'assimiler l'Irlande
celtique. La France
gauloise et latine a fini par s'attacher la
Bretagne et même par l'aimer. L'importance de cette province est donc capitale dans notre
histoire. Elle représente pour nous le réservoir du génie
celtique. Génie de résistance indomptable, d'exploration hardie. Noménoé, Du Guesclin, Duguay-Trouin, Lanoue, La
Tour d'Auvergne, Moreau l'incarnent. C'est de
Bretagne aussi que la France a reçu plus d'une fois les mots d'ordre de son orientation philosophique,
religieuse ou poétique. Abailard,
Descartes, Chateaubriand, Lamennais furent des
Bretons. Mais ce n'est que dans notre siècle qu'on a compris le rôle le plus intime de la
Bretagne dans notre
histoire. En assistant à la
résurrection de la
poésie celtique, la France a en quelque sorte reconnu son
âme ancienne, qui remontait pleine de rêve et d'
infini d'un passé perdu. Elle s'est étonnée d'abord devant cette apparition étrange, aux yeux d'outremer, à la voix tour à tour rude et tendre, enflée de grandes colères ou frémissante de mélancolie suave, comme la harpe d'Ossian, comme le vieil Atlantique d'où elle venait. « Qui es-tu ? Jadis j'étais en toi, j'étais la meilleure partie de toi-même ; mais tu m'as chassée, répond la pâle prophétesse En vérité ? Je ne m'en souviens plus, dit l'autre, mais tu remues dans mon cur des fibres inconnues et tu me fais revoir un monde oublié.
Allons, parle, chante encore ! Peut-être m'apprendras-tu quelque secret de ma propre destinée... » Ainsi la France, se souvenant qu'elle fut la Gaule, s'est habituée à écouter la voix de la
Bretagne et celle du vieux monde
celtique.
Il y a une trentaine d'années, M. Ernest Renan résumait les belles publications de M. de la Villemarqué et de lady Charlotte Guest. Dans cet article, resté célèbre, sur
la poésie des races celtiques, il définissait de sa plume d'or le génie de sa race
(27). Négligeant peut-être un peu trop son côté mâle et ne s'attachant qu'à son côté féminin, il en distillait la
fleur pour l'enfermer dans un flacon ciselé. Ce beau travail, qui fut pour nombre de personnes une révélation, n'est pas à refaire. Le but que je me propose est différent. Un voyage rapide à travers la Basse-Bretagne a évoqué devant moi quelques-unes des grandes
légendes où le génie
celtique a trouvé sa plus forte expression. Plusieurs sont demeurées à l'état fruste dans la tradition populaire ; d'autres ont été détournées de leur sens primitif par les
trouvères normands ou français et par les gens d'
église. Beaucoup de grands personnages communs à la tradition galloise, cambrienne et
bretonne comme par exemple
Merlin l'Enchanteur, ont eu dans la
poésie du
moyen-âge le même sort que cet
illustre magicien. La
fée Viviane, voulant le garder pour elle, l'entoura neuf fois d'une guirlande de
fleurs en prononçant une formule magique qu'elle lui avait dérobée. Il s'endormit d'un profond sommeil et ne se réveilla plus. Mais lorsqu'on touche le sol
breton, les âges lointains et leurs créations revivent d'une singulière intensité, avec leur
couleur sauvage ou
mystique, et parfois leur sens profond, éternel, legs prophétique qu'ils ont fait aux âges futurs. Ajoutons que la
poésie populaire, encore vivante en Basse-Bretagne, a été recueillie avec une
scrupuleuse et pieuse exactitude par M. Luzel dans ses
Gwerziou et ses
Soniou. Ce sont comme les derniers soupirs de l'
âme celtique qui se raconte elle-même dans son rêve
(28).
Dans cette courte promenade à travers la
Bretagne d'aujourd'hui, j'essaierai donc d'esquisser une
histoire du génie
celtique en ses périodes vitales, et de pénétrer dans son
arcane à travers ses grandes
légendes.
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(27) Cet article, publié dans la
Revue des Deux-Mondes, fait partie des
Essais de morale et de critique.
(28) Soniou Breiz-Izel, chansons populaires de la Basse-Bretagne, recueillies et traduites par M. Luzel. Ce beau recueil est précédé d'une
introduction de M. Le Braz, qui, poète lui-même et grand folkloriste, a su donner un tableau vivant
et complet de la
poésie populaire dans la
Bretagne celtique d'aujourd'hui.