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Les grandes légendes de France

Edouard Schuré
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I - LES LÉGENDES DE L'ALSACE

V - LA GUERRE DES PAYSANS – SORCIÈRES ET PRÉDICANTS

Comment l'Alsace allemande du moyen-âge est-elle devenue l'Alsace française de la révolution ? Nous risquerions de ne pas comprendre l'énergie profonde de ce phénomène, si nous ne nous rendions pas compte de l'évolution intime qui l'a précédé. C'est l'âge de la réformation, c'est l'Alsace du XVIème siècle qui nous en donne la clé. Le feu souterrain qui a rendu possible l'explosion de 1789, et par suite la fusion ardente avec la France, commence à couver alors.

      Un coup d'œil rapide à cette époque nous suffira ; et nous ne quitterons pas la main conductrice de la légende, qui fréquente également les sommets déserts et les villes populeuses, les grandes routes et les sentiers défendus. Dans cet âge tourmenté du XVIème siècle, elle évoque trois types nouveaux qui nous font passer brusquement des grandes lignes de l'art idéaliste aux formes convulsées du réalisme moderne. Ces trois types sont le paysan révolté, la sorcière et le libre prédicant.

      Tant que la féodalité avait été défensive ou conquérante, elle avait élevé les âmes, donné un moule nouveau à la société. Mais les institutions humaines perdent bien vite de vue leur idéal pour se corrompre sous l'action des passions. Le beau temps de la chevalerie était passé. Le tableau que nous offre la vie des seigneurs allemands, à la fin du XVème siècle, est comme presque partout celui d'une sensualité effrénée dans une tyrannie sans miséricorde. Leur vie se passait en tournois, en banquets, en jeux de carnaval et en mascarades. Lorsqu'ils étaient las de leurs chasses, ils cherchaient querelle à leurs voisins. Pour payer leurs fous et leurs femmes, ils se faisaient faux monnayeurs, brigands. Les châteaux des Vosges, ces repaires imprenables, regorgeaient de chanteurs et de courtisanes. Nuit et jour on y entendait le son des fifres et les clameurs des fauconniers. Comme dit un contemporain, « chaque journée ivre envoyait sa fête et sa huée dans l'autre ». Et qui payait ce train ? Le pauvre serf, le malheureux paysan. Chétif et misérable, écrasé d'impôts, il agonisait sur la glèbe pendant que l'enfer hurlait sur la montagne. Pour lui prendre son dernier sou, on le traquait avec des chiens comme une bête fauve, on tombait à coups de fouet sur son dos amaigri. Les supplices contre les braconniers étaient terribles. Dans une oubliette on a trouvé un squelette humain entre des cornes de cerf et des défenses de sanglier. Quelquefois on laissait le prisonnier mourir de faim et de soif dans son cachot. La femme du paysan qui venait errer la nuit autour du donjon, entendait le dernier râle du mourant s'exhaler dans une exécration contre ses bourreaux.

      Contre un tel état de choses une ligue secrète se forma, dès le XVème siècle, en Wurtemberg, et bientôt elle s'étendit dans les pays environnants. C'était une véritable jurande de paysans, qui s'intitulait la confrérie du pauvre Conrad. On se réunissait la nuit dans les bois. La confrérie avait son cérémonial, d'une ironie mélancolique et bizarre. Le chef admettait les affiliés par une poignée de main et leur offrait en partage les biens que possédait la confrérie dans la lune, des champs et des vignobles dans la forêt de la grande manquance, une retraite sur le mont de famine, un banquet au val des mendiants et un bail au château de Nullepart. Ils avaient un drapeau caché, où l'on voyait, sur fond bleu, le pauvre Conrad à genoux devant un crucifix. En 1514, l'impôt capital fut établi sur les victuailles. Le chef du Pauvre Conrad tint une assemblée dans un champ ; il fit un cercle avec une pelle, puis il dit : « Je m'appelle, je suis et je reste le pauvre Conrad. Que celui qui ne veut pas donner le méchant denier entre avec moi dans le cercle. » Bientôt ils promenèrent leurs drapeaux dans les villes et allèrent porter leur requête aux seigneurs. Ceux-ci, pour dissoudre la ligue, usèrent de la menace et des tortures. Rien n'y fit. Les idées évangéliques et réformatrices donnèrent un singulier courage au pauvre Conrad ; car il avait entendu dire aux prédicateurs que les enfants d'un même père ne pouvaient être esclaves les uns des autres, et ce prêche il l'avait mieux compris que le latin de l'église. Il rédigea douze articles, dont le premier réclamait l'abolition du servage. Les seigneurs refusèrent. Alors la révolte éclata générale et formidable. Le pauvre Conrad avait trouvé son symbole : un soulier de paysan. Ce soulier, hissé au bout d'une perche, devint le signe de la guerre au seigneur. Le serf, devenu homme, s'écriait : « Un soulier pour échapper à la glèbe ; un soulier pour aller au bout du monde ; plus de charrue, une cuirasse ; plus de chaînes, une épée ! » Bientôt les couvents, les châteaux, les églises fumèrent. En Alsace, ce vaste soulèvement finit par le massacre de tous les révoltés. Mais la mémoire du peuple n'oublia pas l'image héroïque de ce paysan qui avait écrit sur sa bannière : « Que celui qui veut être libre suive ce rayon de soleil ! »

      Si le Pauvre Conrad fut la révolte contre le seigneur, la sorcière fut la révolte contre le prêtre. L'Eglise avait été hautement civilisatrice tant qu'elle avait combattu la barbarie par la charité et la foi spiritualiste. Elle était devenue oppressive, depuis qu'elle ne songeait plus qu'à régner en refoulant la raison et la nature, au lieu de faire régner les vertus chrétiennes. Elle avait conquis le monde par la douceur et l'abnégation au XVIème siècle, elle ne gouvernait plus que par la corruption et la terreur. Pour mieux effrayer, elle grandissait Satan et diminuait Dieu. La sorcière qui se jette dans les bras de Satan est ainsi l'œuvre de l'Eglise elle-même. C'est le réveil féroce des deux instincts d'Eve : sensualité et curiosité, que l'homme peut discipliner, mais non supprimer. Les représentants de l'Eglise d'alors se réservaient les jouissances de la chair et de l'esprit, qu'ils refusaient à leurs ouailles. Ils avaient confisqué la clé de ce monde et de l'autre. De là la sorcière effrénée qui court au sabbat, maudit Dieu et se vend au diable. Dans le duel horrible qui, s'engage entre l'inquisiteur et la sorcière torturée, très souvent la victoire demeure à celle-ci, lorsqu'elle refuse de renier Satan son maître et proclame jusque dans les flammes les délices de l'enfer. L'Alsace a été particulièrement féconde en bûchers de sorcières, et le souvenir des orgies du sabbat est resté attaché à un grand nombre de montagnes. Outre la tradition populaire, les actes des innombrables procès de sorcellerie racontent les finçailles et les noces avec le diable, les chevauchées à travers l'air, sur des balais, des fourches et des fagots d'épines, les hideurs de la messe noire et les frénésies de la danse infernale. Ici, comme ailleurs, dans toute cette fantasmagorie, il est impossible de distinguer l'hallucination de la réalité (10). Mais il est un témoignage que nous pouvons rendre aux sorcières alsaciennes sans crainte de nous compromettre, c'est celui d'une fermeté particulière dans la torture et d'une fidélité remarquable à maître Satan. Ne leur en voulons pas trop ; les natures énergiques sont persévérantes dans le mal comme dans le bien. A ceux qui voudraient tirer de ce fait des conclusions fâcheuses pour le caractère alsacien, nous répondrions par ce mot de La Rochefoucauld : « On n'est pas vraiment bon quand on n'a pas la force d'être méchant. »

      Ni le pauvre paysan, ni la malheureuse sorcière ne pouvaient créer un ordre de choses nouveau. Quelque juste que fût la révolte, leur protestation n'était que celle de la violence et de l'instinct déchaînés. La seule qui pouvait réussir était celle de la conscience, car c'est de ce foyer lumineux que partent tous les mouvements qui changent la face de l'humanité. La réformation fut un de ceux-là. Le principe de la réforme est celui du christianisme lui-même ; il est aussi vieux que l'Eglise, et nous retrouverions ses analogues dans toutes les religions idéalistes. C'est toujours le retour de l'extérieur à l'intérieur, des œuvres mortes à la foi vivante, de la tyrannie du formalisme à la liberté du sentiment, de l'évangile éphémère de la lettre à l'évangile éternel de l'esprit. Joachim del Fiore répond à saint Paul et Luther à Jean Huss. Tous ils en appellent des prêtres au Christ. Le mot le plus hardi de Luther est celui-ci : « L'homme chrétien est libre ; tous les chrétiens sont prêtres et de race royale. Tous ont le droit et le devoir de travailler au bien commun. » Ce mot dépasse de beaucoup son œuvre. Grand caractère, esprit limité et homme pratique, il eut l'étroitesse nécessaire pour fonder une nouvelle église. Mais l'esprit déchaîné souffla comme un ouragan. L'Allemagne se remplit de sectes de toute sorte, d'illuminés qui se vantaient de révélations immédiates, de ravissements et de visions. Des enfants et des femmes prophétisaient au milieu des convulsions et des gestes extatiques, quelques-uns d'entre eux avaient un don étrange de divination. Luther, inquiet, les entreprend, les prêche, les somme de faire un miracle. Ceux-ci lui répondent : « Comme preuve de notre mission divine, nous te dirons ce que tu penses en ce moment. Tu ressens pour nous un invincible attrait, et ta sympathie est si forte que tu es prêt à nous donner raison. » La chose était si vraie, et Luther en fut si effrayé qu'il déclara ces gens possédés de démons et de forces sataniques. Mais les idées allaient leur train, et la réforme se prêchait sur tous les modes. A cette époque, les libres prédicants apparaissent en Alsace. Ils appartiennent à toutes les classes : moines défroqués, savants fatigués de leur latin, nobles et roturiers. Ces inspirés vont de lieu en lieu, de pays en pays, comme des apôtres, prêchant en plein air, sous le grand tilleul, à la lisière du bois. Il faut nous figurer un de ces frères, debout sur un tronc d'arbre, au milieu de la lande, l'œil enflammé, le geste hardi, sa robe couverte de la poussière des chemins. Autour de lui, une foule de paysans agitée d'idées apocalyptiques, des joues pâles et des yeux étincelants. Les uns sont si habitués à l'esclavage qu'ils n'écoutent que courbés ; les autres, poings fermés, figures musculeuses pleines d'audace. Le frère prêche l'évangile et l'avènement de la justice. Il dit : « Je veux, avec l'excellent combattant du Christ Jean Huss, remplir les claires trompettes d'un chant nouveau... » Ces sermons finirent dans le sang des paysans. Mais la trompette avait sonné. Deux siècles après, un autre coup de trompe sonnera de l'autre côté des Vosges. Et cette fois toute l'Alsace l'entendra.


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(10)  Voir l'excellente monographie : La Sorcellerie en Alsace au XVIème et au XVIIème siècles, par Rodolphe Reuss. – Paris, Fischbacher.




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