LIVRE VIII
JÉSUS LA MISSION DU CHRIST (117)
I ÉTAT DU MONDE À LA NAISSANCE DE JÉSUS
L'heure du monde se faisait solennelle ; le ciel de la planète était sombre et plein de présages sinistres.
Malgré l'effort des
initiés, le
polythéisme n'avait abouti en Asie, en Afrique et en
Europe qu'à une débâcle de la civilisation. Cela n'atteint pas la sublime cosmogonie d'Orphée si splendidement chantée, mais déjà diminuée par
Homère. On ne peut en accuser que la difficulté pour la nature humaine de se maintenir à une certaine
hauteur intellectuelle. Pour les grands
esprits de l'antiquité, les
Dieux ne furent jamais qu'une expression poétique des
forces hiérarchisées de la nature, une image parlante de son organisme interne, et c'est aussi comme
symboles des
forces cosmiques et animiques que ces
Dieux vivent indestructibles dans la conscience de l'humanité. Dans la pensée des
initiés, cette diversité des
dieux ou des
forces était dominée et pénétrée par le
Dieu suprême ou
Esprit pur. Le but principal des
sanctuaires de Memphis, de
Delphes et d'
Eleusis avait été
précisément d'enseigner cette unité de
Dieu avec les idées
théosophiques et la discipline morale qui s'y rattachent. Mais les
disciples d'Orphée, de Pythagore et de Platon échouèrent devant l'égoïsme des politiciens, devant la mesquinité des sophistes et les passions de la foule. La
décomposition sociale et politique de la Grèce fut la conséquence de sa
décomposition religieuse, morale et intellectuelle.
Apollon, le verbe solaire, la manifestation du
Dieu suprême et du monde supraterrestre par la beauté, la justice et la divination, se tait. Plus d'oracles, plus d'inspirés, plus de vrais poètes : Minerve-Sagesse et Providence, se voile devant son peuple changé en satyres, qui
profane les Mystères, insulte les sages et les
dieux, sur le théâtre de
Bacchus, dans les farces aristophanesques. Les mystères eux-mêmes se corrompent ; car on admet les sycophantes et les courtisanes aux fêtes d'
Eleusis. Quand l'
âme s'épaissit, la
religion devient idolâtre ; quand la pensée se matérialise, la philosophie tombe dans le scepticisme. Aussi voyons-nous Lucien, microbe naissant sur le cadavre du
paganisme, railler le
mythes, après que Carnéade en a méconnu l'origine scientifique.
Superstitieuse en
religion, agnostique en philosophie, égoïste et dissolvante en politique, ivre d'
anarchie et fatalement vouée à la
tyrannie : voilà ce qu'était devenue cette Grèce divine, qui nous a transmis la science égyptienne et les mystères de l'Asie, sous les formes immortelles de la beauté.
Si quelqu'un comprit ce qui manquait au monde antique, si
quelqu'un essaya de le relever par un effort d'héroïsme et de génie,
ce fut
Alexandre le Grand. Ce
légendaire conquérant,
initié
comme son père Philippe aux mystères de
Samothrace, se montra encore
plus fils intellectuel d'Orphée que
disciple d'Aristote. Sans doute l'
Achille
de la Macédoine, qui se jeta avec une poignée de Grecs à
travers l'Asie jusqu'en Inde, rêva l'empire universel, mais non pas à
la façon des Césars, par l'oppression des peuples, par l'écrasement
de la
religion et de la science libre. Sa grande idée fut la réconciliation
de l'Asie et de l'
Europe, par une synthèse des
religions, appuyée
sur une autorité scientifique. Mu par cette pensée, il rendit
hommage
à la science d'Aristote, comme à la
Minerve d'Athènes, au
Jéhovah de Jérusalem, comme à l'Osiris égyptien et
au
Brahma des Indous, reconnaissant en véritable
initié la même
divinité et la même sagesse sous tous ces
symboles. Large
vue, superbe
divination de ce nouveau
Dionysos. L'
épée d'Alexandre fut le dernier
éclair de la Grèce d'Orphée. Il illumina l'Orient et l'Occident.
Le fils de.Philippe mourut dans l'ivresse de sa victoire et de son rêve,
laissant des lambeaux de son empire à des généraux rapaces.
Mais sa pensée ne mourut pas avec lui. Il avait fondé
Alexandrie,
où la philosophie orientale, le judaïsme et l'
hellénisme devaient
se
fondre au creuset de l'
ésotérisme égyptien, en attendant
la parole de
résurrection du Christ.
A mesure que les astres-jumeaux de la Grèce,
Apollon
et
Minerve, descendaient en pâlissant sur l'
horizon, les peuples virent
monter dans leur
ciel orageux un signe menaçant : la louve romaine.
Quelle est l'origine de Rome ? La conjuration d'une
oligarchie avide au nom de la
force brutale ; l'oppression de l'intellect humain, de la
Religion, de la Science et de l'Art par le pouvoir politique déifié : en d'autres termes, le contraire de la vérité, d'après laquelle un gouvernement
ne tire son droit que des principes suprêmes de la Science et de l'Economie
(118). Toute l'
histoire romaine n'est que la conséquence de ce pacte d'
iniquité, par lequel les Pères Conscrits déclarèrent la guerre à l'Italie d'abord, ensuite au genre humain. Ils choisirent bien leur
symbole ! La louve d'
airain, qui dresse son poil fauve et avance sa tête d'hyène sur le
Capitole, est l'image de ce gouvernement, le démon qui possèdera jusqu'au bout l'
âme romaine.
En Grèce, du moins, on respecta toujours les
sanctuaires de
Delphes et d'
Eleusis. A Rome, on repoussa, dès l'origine, la Science et l'Art. La tentative du sage
Numa, l'
initié étrusque, échoua devant l'ambition soupçonneuse des Pères-Conscrits. Il apporta avec lui les livres sybillins, qui contenaient une partie de la science d'
Hermès. Il créa des
juges arbitres élus par le peuple ; il lui distribua des terres ; il éleva un
Temple à la Bonne-Foi et à
Janus, hiérogramme qui signifie l'universalité de la Loi ; il soumit le droit de guerre aux Féciaux. Le roi
Numa, que la mémoire du peuple ne cessa de chérir et qu'il considérait comme inspiré par un génie divin, semble donc une intervention historique de la science sacrée dans le gouvernement. Il ne représente pas le génie romain, mais le génie de l'
initiation étrusque, qui suivait les mêmes principes que l'école de Memphis et de
Delphes.
Après
Numa, le sénat romain brûla les livres sybillins, ruina l'autorité des flamines, détruisit les institutions arbitrales et revint à son système, où la
religion n'était qu'un instrument de domination politique. Rome devint l'
hydre qui engloutit les peuples avec leurs
Dieux. Les nations de la terre furent peu à peu soumises et spoliées. La prison mamertine se remplit des rois du nord et du midi. Rome, ne voulant d'autres
prêtres que des esclaves et des charlatans, assassine en Gaule, en Egypte, en Judée et en Perse, les derniers détenteurs de la tradition
ésotérique. Elle fait semblant d'adorer les
Dieux, mais elle n'adore que sa Louve. Et maintenant, dans une aurore sanglante, apparaît aux peuples le dernier fils de cette louve, qui résume le génie de Rome : César ! Rome a absorbé tous les peuples ; César, son incarnation, dévore tous les pouvoirs. César n'aspire pas seulement à être
impérator des nations ; joignant sur sa tête la tiare au
diadème, il se fait nommer
grand pontife. Après la bataille de Thapsus, on lui vote l'
apothéose héroïque, après celle de Munda, l'
apothéose divine ; puis, sa statue est mise dans le temple de
Quirinus avec un
collège de desservants portant son nom : les
prêtres Juliens. Par une suprême ironie et une suprême logique des choses, ce même César, qui se fait
Dieu, nie l'immortalité de l'
âme en plein sénat. Est-ce assez dire qu'il n'y a plus d'autre
Dieu que César ?
Avec les Césars, Rome, héritière de Babylone, étend sa main sur le monde entier. Or, qu'est devenu l'Etat romain ? L'Etat romain détruit au dehors toute vie collective. Dictature militaire en Italie ; exactions des gouverneurs et des
publicains dans les provinces. Rome conquérante est couchée comme un vampire sur le cadavre des sociétés antiques.
Et maintenant l'
orgie romaine peut s'étaler au grand
jour, avec sa bacchanale de vices et son défilé de crimes. Elle commence par la voluptueuse rencontre de Marc-Antoine et de Cléopâtre ; elle finira par les débordements de Messaline et les fureurs de Néron. Elle débute par la parodie lascive et publique des mystères ; elle s'achèvera dans le cirque romain, où des bêtes fauves se rueront sur des vierges nues,
martyres de leur foi, aux applaudissements de vingt mille spectateurs.
Cependant, parmi les peuples conquis par Rome, il y en avait un qui se nommait le peuple de
Dieu, et dont le génie était l'opposé du génie romain. D'où vient qu'Israël, usé par ses luttes intestines, écrasé par trois cents ans de servitude, avait conservé sa foi indomptable ? Pourquoi ce peuple vaincu se dressait-il en face de la décadence grecque et de l'
orgie romaine, comme un prophète, la tête couverte d'un sac de cendres, et les yeux flambants d'une colère terrible ? Pourquoi osait-il prédire la chute des maîtres qui avaient le pied sur sa gorge et parler de je ne sais quel triomphe final, alors que lui-même approchait de sa ruine irrémédiable ? C'est qu'une grande idée vivait en lui. Elle lui avait été inculquée par Moïse. Sous
Josué, les douze tribus avaient dressé une pierre commémorative avec cette inscription : « C'est un témoignage entre nous que Ièvè est le seul
Dieu. »
Comment et pourquoi le législateur d'Israël avait
fait du
monothéisme la pierre angulaire de sa science, de sa loi sociale
et d'une idée
religieuse universelle, nous l'avons vu au livre de Moïse.
Il avait eu le génie de comprendre que du triomphe de cette idée
dépendait l'avenir de l'humanité. Pour la garder, il avait écrit
un Livre hiéroglyphique, construit une Arche d'or, suscité un Peuple
de la poussière nomade du désert. Sur ces témoins de l'idée
spiritualiste, Moïse fait planer le
feu du
ciel et gronder la foudre.
Contre
eux se conjurèrent non seulement les
Moabites, les
Philistins, les
Amalécites,
toutes les peuplades de la
Palestine, mais encore les passions et les faiblesses
du peuple juif lui-même. Le Livre cessa d'être compris par le Sacerdoce
; l'Arche fut prise par les
ennemis ; et cent fois le peuple faillit oublier sa
mission. Pourquoi donc lui demeura-t-il fidèle malgré tout ? Pourquoi
l'idée de Moïse resta-t-elle gravée au front et au cur
d'Israël en lettres de
feu ? A qui est due cette persévérance
exclusive, cette
fidélité grandiose à travers les vicissitudes
d'une
histoire agitée, pleine de catastrophes,
fidélité qui
donne à Israël sa physionomie unique parmi les nations ? On peut répondre
hardiment : aux prophètes et à l'institution du prophétisme.
Rigoureusement et par la tradition orale, elle remonte jusqu'à Moïse.
Le peuple hébreu a eu des
Nabi à toutes les époques
de son
histoire, jusqu'à sa dispersion. Mais l'institution du prophétisme
nous apparaît, pour la première fois, sous une forme organique à
l'époque de Samuel. Ce fut Samuel qui fonda ces confréries de
Nebiim,
ces écoles de prophètes en face de la
royauté naissante et
d'un sacerdoce déjà dégénéré. Il en
fit les gardiennes austères de la tradition
ésotérique et
de la pensée
religieuse universelle de Moïse, contre les rois, en
qui devait prédominer l'idée politique et le but national. Dans
ces confréries se conservèrent en effet les restes de la science
de Moïse, la musique sacrée avec ses modes et ses pouvoirs, la
thérapeutique
occulte, enfin l'art de la divination que les grands prophètes déployèrent
avec une puissance, une
hauteur et une
abnégation magistrales.
La divination a existé sous
les formes et par les moyens les plus divers chez tous les peuples de l'ancien
cycle. Mais le prophétisme en Israël a une envergure, une élévation,
une autorité qui tient à la haute région intellectuelle et
spirituelle, où le
monothéisme maintient l'
âme humaine. Le
prophétisme présenté par les
théologiens de la lettre
comme la communication directe d'un
Dieu personnel, nié par la philosophie
naturaliste comme une pure superstition, n'est en réalité que la
manifestation supérieure des lois universelles de l'
Esprit. « Les
vérités générales qui gouvernent le monde, dit Ewald
dans son beau livre sur les prophètes, en d'autres termes
les pensées
de Dieu sont inchangeables et inattaquables, tout à fait indépendantes
des fluctuations des choses, de la volonté et de l'action des hommes. L'homme
est appelé originairement à y participer, à les comprendre
et à les traduire librement en acte. C'est par là qu'il atteint
sa propre, sa véritable destination. Mais pour que le Verbe de l'
Esprit
pénètre dans l'homme de chair, il faut que l'homme soit secoué
jusqu'au fond par les grandes commotions de l'
histoire. Alors la vérité
éternelle en jaillit comme une traînée de lumière.
C'est pourquoi il est dit si souvent, dans l'Ancien Testament, que
Javèh
est un Dieu vivant. Quand l'homme écoute l'appel divin, une nouvelle
vie s'édifie en lui, dans laquelle il ne se sent plus seul, mais en communion
avec
Dieu et avec toutes les vérités, et où il est prêt
à marcher d'une vérité à l'autre, jusqu'à l'
infini.
Dans cette nouvelle vie, sa pensée s'identifie avec la volonté universelle.
Il a la
vue claire du temps présent et la foi entière dans le succès
final de l'idée divine. L'homme qui éprouve cela est prophète,
c'est-à-dire qu'il se sent irrésistiblement poussé à
se manifester aux autres comme représentant de
Dieu.
Sa pensée
devient vision et cette
force supérieure qui fait jaillir la vérité
de son
âme, quelquefois en la brisant, constitue l'élément
prophétique.
Les manifestations prophétiques ont été
dans l'histoire les coups de foudre et les éclairs de la vérité
(119). »
Voilà la source où ces
géants qui se
nomment
Elie, Isaïe,
Ezéchiel,
Jérémie, puisèrent
leur
force. Au fond de leurs cavernes ou dans le palais des rois, ils furent vraiment
les sentinelles de l'Eternel et, comme dit
Elisée à son maître
Elie, « les chariots et les cavaliers d'Israël. » Souvent ils
prédisent avec une parfaite clairvoyance la mort des rois, la chute des
royaumes, les châtiments d'Israël. Parfois aussi ils se trompent. Quoique
allumé au
soleil de la vérité divine, le flambeau prophétique
vacille et s'obscurcit quelquefois dans leurs mains, au souffle des passions nationales.
Mais jamais ils ne bronchent sur les vérités morales, sur la vraie
mission d'Israël, sur le triomphe final de la justice dans l'humanité.
En vrais
initiés ils prêchent le mépris du culte extérieur,
l'abolition des sacrifices sanglants, la purification de l'
âme et la
charité.
Où leur vision est admirable, c'est en ce qui concerne la victoire finale
du
monothéisme, son rôle libérateur et pacificateur pour tous
les peuples. Les plus affreux malheurs qui puissent
frapper une nation, l'
invasion
étrangère, la déportation en masse en Babylonie ne peuvent
ébranler cette foi. Ecoutez Isaïe pendant l'
invasion de Sennachérib
: « Moi qui fais enfanter les autres, ne ferai-je pas enfanter
Sion ? a
dit l'Eternel. Moi qui fais naître, l'empêcherai-je d'enfanter ? a
dit ton
Dieu. Réjouissez-vous avec Jérusalem, et soyez dans
l'allégresse à cause d'elle, vous tous qui l'aimez ; vous tous qui
pleuriez sur elle, réjouissez-vous avec elle d'une grande joie.
Car ainsi a dit l'Eternel : Voici, je vais faire couler sur elle la paix comme
un
fleuve et la gloire des nations comme un torrent débordé ; et
vous serez allaités, et vous serez portés sur le côté,
et on vous caressera les genoux. Je vous consolerai comme une mère
console son fils, et vous serez consolés dans Jérusalem.
Voyant leurs uvres et leurs pensées, je viens pour rassembler toutes
les nations et toutes les langues ; elles viendront et verront ma gloire
(120).
» Ce n'est guère qu'aujourd'hui et devant le tombeau du Christ que
cette vision commence à se réaliser ; mais qui pourrait nier sa
vérité prophétique, en songeant au rôle d'Israël
dans l'
histoire de l'humanité ?
Non moins inébranlable que cette foi en la gloire future de Jérusalem, en sa grandeur morale, en son universalité
religieuse, et en la foi des prophètes en un Sauveur ou un
Messie. Tous en parlent ; l'incomparable Isaïe est encore celui qui le voit le plus nettement, qui le dépeint avec le plus de
force dans son hardi langage : « Il sortira un rejeton du tronc de Jessé, un surgeon croîtra de se racines, et l'
Esprit de l'Eternel reposera sur lui, l'
Esprit de Sagesse et d'Intelligence, l'
Esprit de Conseil et de
Force, l'
Esprit de Science et de Crainte de l'Eternel. Il jugera avec justice les petits et il condamnera avec droiture pour maintenir les
débonnaires de la terre ; et il frappera la terre de la verge et de sa bouche, et il fera mourir le méchant par l'
esprit de ses lèvres
(121) ». A cette vision, l'
âme sombre du prophète se calme et s'éclaircit comme un
ciel d'orage, au frémissement d'une harpe céleste, et toutes ses tempêtes s'enfuient. Car maintenant c'est vraiment l'image du Galiléen qui se dessine son il intérieur : « Il est sorti comme une
fleur de la terre sèche, il a grandi sans éclat. Il est méprisé et le dernier des hommes, un homme de douleurs. Il s'est chargé de nos douleurs et nous avons cru qu'il était frappé de
Dieu. Mais il a été navré pour nos forfaits et frappé pour nos
iniquités. Le châtiment qui nous apporte la paix est tombé sur lui et nous avons la guérison par sa meurtrissure
On le presse, on l'accable, il a été mené à la tuerie comme un
agneau et il n'a pas ouvert la bouche
(122). »
Pendant huit siècles, au-dessus des dissensions et des infortunes nationales, le verbe tonnant de prophètes fit planer l'idée et l'image du
Messie, tantôt comme un vengeur terrible, tantôt comme un
ange de
miséricorde. Couvée sous la
tyrannie assyrienne, dans l'exil de Babylone, éclose sous la domination persane, l'idée
messianique ne fit que grandir sous le règne ses
Séleucides et des Macchabées. Quand vinrent la domination romaine et le règne d'Hérode, le
Messie vivait dans toutes les consciences. Si les grands prophètes l'avaient vu sous les traits d'un juste, d'un
martyr, d'un véritable fils de
Dieu le peuple, fidèle à l'idée judaïque, se le figurait comme un David, comme un Salomon ou comme un nouveau Macchabée. Mais, quel qu'il fût, ce restaurateur de la gloire d'Israël, tout le monde y croyait, l'attendait, l'appelait. Telle la
force de l'action prophétique.
Ainsi, de même que l'
histoire romaine aboutit fatalement à César par la voie instinctive et la logique infernale du
Destin, de même l'
histoire d'Israël conduit librement au Christ par la voie consciente et la logique divine de la Providence, manifestée en ses représentants visibles ; les prophètes. Le mal est fatalement condamné à se contredire et à détruire lui-même parce qu'il est le
Faux ; mais le Bien, malgré tous les obstacles, engendre la lumière et l'
harmonie dans la série des temps, parce qu'il est la fécondité du Vrai. De son triomphe, Rome ne tira que le césarisme ; de son effondrement, Israël enfanta le
Messie, donnant raison à cette belle parole d'un poète moderne : « De son propre naufrage, l'Espérance crée la chose contemplée ! »
Une vague attente était suspendue sur les peuples.
Dans l'excès de ses maux, l'humanité entière pressentait un sauveur. Depuis des siècles, les mythologies rêvaient d'un
enfant divin. Les temples en parlaient avec mystère ; les astrologues calculaient sa venue ; des sybilles en délire avaient vociféré la chute des
dieux païens. Les
initiés avaient annoncé qu'un
jour le monde serait gouverné par un des leurs, par un fils de
Dieu (123). La terre attendait un roi spirituel qui serait compris des petits, des humbles et des pauvres.
Le grand Eschyle, fils d'un
prêtre d'
Eleusis, faillit se faire tuer par les Athéniens parce qu'il osa dire en plein théâtre, par la bouche de son Prométhée, que le règne de Jupiter-Destin finirait. Quatre siècles plus tard, à l'ombre du trône
d'Auguste, le doux Virgile annonce un âge nouveau et rêve d'un
enfant merveilleux : « Il est venu ce dernier âge prédit par la
Sibylle de Cumes, le grand ordre des siècles épuisés recommence ; déjà revient la Vierge et avec elle le règne de
Saturne ; déjà du haut des cieux descend une race nouvelle. Cet
enfant dont la naissance doit bannir le siècle de fer et ramener l'
âge d'or dans le monde entier, daigne,
chaste Lucine, le protéger, déjà règne
Apollon ton
frère. Vois sur son axe ébranlé se balancer le monde ; vois la terre, les mers dans leur immensité, le
ciel et sa voûte profonde, la nature tout entière, tressaillir à l'espérance du siècle à venir
(124)
! »
Cet
enfant, où naîtra-t-il ? De quel monde divin viendra cette
âme ? Par quel éclair d'
amour descendra-t-elle sur cette terre ? Par quelle pureté merveilleuse, par quelle énergie surhumaine se souviendra-t-elle du
ciel quitté ? Par quel effort plus gigantesque saura-t-elle y rebondir du fond de sa conscience terrestre, et y entraîner l'humanité à sa suite ?
Personne n'eût pu le dire, mais on l'attendait. Hérode le Grand, l'usurpateur
iduméen, le protégé de César-Auguste, agonisait alors dans son château de Cypros, à
Jéricho, après un règne somptueux et sanglant qui avait couvert la Judée de palais splendides et d'
hécatombes humaines. Il expirait d'une affreuse maladie, d'une
décomposition du sang, haï de tous, rongé de fureur et de remords, hanté par les spectres de ses innombrables victimes, parmi lesquelles se dressaient sa femme innocente, la noble Marianne, du sang des Macchabées, et trois de ses propres fils. Les sept femmes de son harem avaient fui devant le fantôme royal qui, vivant encore, sentait déjà le
sépulcre. Ses gardes même l'avaient abandonné. Impassible, à côté du moribond, veillait sa sur
Salomé, son mauvais génie, instigatrice de ses crimes les plus noirs. Le
diadème au front, la poitrine étincelante de pierreries, dans une attitude altière, elle épiait le dernier soupir du roi, pour saisir le pouvoir à son tour.
Ainsi mourut le dernier roi des Juifs. A ce moment même, venait de naître le futur roi spirituel de l'humanité
(125), et les rares
initiés d'Israël préparaient en silence son règne, dans une humilité et une obscurité profondes.
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(117) Le travail accompli depuis cent ans par la critique sur la vie de
Jésus est certainement un des plus considérables de ce temps-ci. On en trouvera un aperçu complet dans le lumineux résumé qu'en a fait M. Sabatier (
Dictionnaire des Sciences religieuses, par Lichtenberger, tome VII. Article
Jésus.) Cette belle étude donne tout l'historique de la question et en marque avec précision l'état actuel. Je rappellerai simplement ici les deux phrases principales qu'elle a traversées avec Strauss et Renan, pour mieux établir le point de
vue nouveau auquel je me suis placé.
Sortant de l'école philosophique de Hegel et se rattachant à l'école critique et historique de Bauer, Strauss, sans nier l'existence de
Jésus, essaya de prouver que sa vie, telle qu'elle est racontée dans les
Evangiles, est un
mythe, une
légende créée par l'imagination populaire, pour les besoins du christianisme naissant et selon les prophéties de l'Ancien Testament. Sa thèse, purement négative, défendue avec une extrême ingéniosité et une profonde érudition, s'est trouvée vraie sur certains points de détail, mais absolument insoutenable dans l'ensemble et sur les points essentiels. Elle a en outre le grave défaut de n'expliquer ni le caractère de
Jésus, ni l'origine du christianisme. La vie de
Jésus de Strauss est un système planétaire sans
soleil. II faut lui accorder néanmoins un mérite considérable, celui d'avoir transféré le problème du domaine de la
théologie dogmatique sur celui de la critique des textes et de l'
histoire.
La vie de
Jésus de M. Renan a dû sa brillante fortune à ses hautes qualités esthétiques et littéraires, mais aussi à l'audace de l'écrivain, qui a le premier osé faire de la vie du Christ un problème de psychologie humaine. L'a-t-il résolu ? Après le succès étourdissant du livre, l'avis général de la critique sérieuse a été que non. Le
Jésus de M. Renan commence sa carrière en doux rêveur, en moraliste enthousiaste et naïf ; il la termine en thaumaturge violent qui a perdu le sens de la réalité. « Malgré tous les ménagements de l'
historien, dit M. Sabatier, c'est la marche d'un
esprit sain vers la folie. Le Christ de M. Renan flotte entre les calculs de l'ambitieux et les rêves de l'illuminé. » Le fait est qu'il devient le
Messie sans le vouloir et presque sans le savoir. Il ne se laisse imposer ce nom que pour complaire aux apôtres et au désir populaire. Ce n'est pas avec une foi si faible qu'un vrai prophète crée une
religion nouvelle et change l'
âme de la terre. La vie de
Jésus de M. Renan est un système planétaire éclairé par un pâle
soleil, sans
magnétisme vivifiant et sans
chaleur créatrice.
Comment
Jésus est-il devenu le
Messie ? Voilà la question
primordiale, essentielle dans la
conception du Christ. C'est
justement celle devant laquelle M. Renan a hésité et biaisé. M. Théodore Keim a compris qu'il fallait l'aborder de front (
Das Leben Jesu, Zurich, 1875, 3ème édition). Sa vie de
Jésus est la plus remarquable qu'on ait écrite depuis celle de M. Renan. Elle éclaire la question de tout le
jour qu'on peut tirer des textes et de l'
histoire interprétés exotériquement. Mais le problème n'est pas de ceux qu'on puisse résoudre sans l'intuition et sans la tradition
ésotérique. C'est avec cette lumière
ésotérique, flambeau intérieur de toutes les
religions, vérité centrale de toute philosophie féconde, que j'ai tenté de reconstruire la vie de
Jésus dans ses grandes lignes, en tenant compte de tout le travail antérieur de la critique historique qui a déblayé le terrain. Je n'ai pas besoin de définir ici ce que j'entends par le point de
vue ésotérique, synthèse de la Science et de la
Religion. Tout ce livre en est le développement, et j'ajouterai simplement, en ce qui concerne la valeur historique et relative des
Evangiles, que j'ai pris les trois synoptiques (Matthieu, Marc et
Luc) pour base, et Jean comme l'
arcane de la doctrine
ésotérique du Christ, tout en admettant la rédaction postérieure
et la tendance
symbolique de cet
Evangile.
Les quatre
Evangiles, qu'on doit contrôler et rectifier les uns par les autres, sont également authentiques, mais à des titres différents. Matthieu et Marc sont les
Evangiles précieux de la lettre et du fait ; là se trouvent les actes et les paroles publiques. Le doux
Luc laisse entrevoir le sens des mystères sous le voile poétique de la
légende ; c'est l'
Evangile de l'
Ame, de la Femme et de l'
Amour.
Saint Jean dévoile ces mystères. On trouve chez lui les
dessous profonds de la doctrine, l'enseignement secret, le sens de la promesse, la réserve
ésotérique.
Clément d'Alexandrie, l'un des rares
évêques chrétiens qui eurent la
clef de l'
ésotérisme universel, l'a donc bien nommé l'
Evangile de l'
Esprit. Jean a une
vue profonde des vérités transcendantes révélées par le Maître et une manière puissante de les résumer. Aussi a-t-il pour
symbole l'
Aigle, dont l'aile franchit les espaces et dont l'il flamboyant les possède.
(118) Ce point de
vue, diamétralement opposé à l'école empirique d'Aristote et de
Montesquieu, fut bien celui des grands
initiés, des
prêtres égyptiens, comme de Moïse et Pythagore. Il a été signalé et mis en lumière avec beaucoup de
force un ouvrage cité plus haut :
La Mission des Juifs, de M. Saint-Yves. Voir son remarquable chapitre sur la fondation de Rome.
(119) Ewald,
Die Propheten. Introduction.
(120) Isaïe, LXVI, 10-18.
(121) Isaïe, XI, 1-5.
(122) Isaïe, LXXX, 2-8.
(123) Tel est le sens
ésotérique de la belle
légende des rois mages, venant du fond de l'Orient adorer l'
enfant de Bethléhem.
(124) Ultima Cumæi venit jam carminis aetas :
Magnus
ab integro sæclorum nascitur ordo.
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;
Jam nova progenies clo demittitur alto.
Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
Desinet, ac toto surget gens aurea mundo,
Casta, fave, Lucina ; tuus jam regnat Apollo.
Aspice convexo nutantem pondere mundum,
Terrasque, tractusque maris, clumque profundum ;
Aspice venturo laetantur ut omnia sæclo.
(Virgile,
Eglogue, IV)
(125) Hérode mourut l'an 4 avant notre ère. Les calculs de la critique s'accordent généralement aujourd'hui à faire remonter à cette date la naissance de
Jésus. Voyez Keim,
Das Leben Jesu.