LIVRE II
KRISHNA L'INDE ET L'INITIATION BRAHMANIQUE
I L'INDE HÉROÏQUE LES FILS DU SOLEIL ET LES FILS DE LA LUNE
De la conquête de l'Inde par les Aryas sortit une des plus brillantes civilisations qu'ait connues la terre. Le Gange et ses affluents virent naître de grands empires et d'immenses capitales, comme Ayodhya, Hastinapoura et Indrapechta. Les récits épiques du Mahabharâta, et les cosmogonies populaires des Pouranas qui renferment les plus vieilles traditions historiques de l'Inde, parlent avec éblouissement de l'opulence royale, de la grandeur héroïque et de l'esprit chevaleresque de ces âges reculés. Rien de plus fier, mais aussi de plus noble, qu'un de ces rois aryens de l'Inde, debout sur son char de guerre, et qui commande à des armées d'éléphants, de chevaux et de fantassins. Un prêtre védique consacre ainsi son roi devant la foule assemblée : « Je t'ai amené au milieu de nous. Tout le peuple te désire. Le ciel est ferme ; ta terre est ferme ; ces montagnes sont fermes ; que le roi des familles soit ferme aussi. » Dans un code de lois postérieur, le Manava-Dharma-Sastra, on lit : « Ces maîtres du monde qui, ardents à s'entre-défaire, déploient leur vigueur dans la bataille, sans jamais tourner le visage, montent après leur mort directement au ciel. » De fait, ils se disent descendants des dieux, se croient leurs rivaux, prêts à le devenir eux-mêmes. L'obéissance filiale, le courage militaire avec un sentiment de protection généreuse vis-à-vis de tous, voilà l'idéal de l'homme. Quant à la femme, l'épopée indoue, humble servante des brahmanes, ne nous la montre guère que sous les traits de l'épouse fidèle. Ni la Grèce, ni les peuples du Nord n'ont imaginé dans leurs poèmes des épouses aussi délicates, aussi nobles, aussi exaltées que la passionnée Sita ou la tendre Damayanti.
Ce que l'épopée indoue ne nous dit pas, c'est
le mystère profond du mélange des races et la lente incubation des
idées
religieuses, qui amenèrent les changements profonds dans l'organisation
sociale de l'Inde védique. Les Aryas, conquérants de race pure,
se trouvaient en présence de races très mêlées et très
inférieures, où le type jaune et rouge se croisait sur un fond noir
en nuances multiples. La civilisation indoue nous apparaît ainsi comme une
formidable
montagne, portant à sa base une race mélanienne, les
sang-mêlés sur ses flancs et les purs Aryens à son sommet.
La séparation des castes n'étant pas rigoureuse à l'époque
primitive, de grands mélanges se firent entre ces peuples. La pureté
de la race conquérante s'altéra de plus en plus avec les siècles
; mais, jusqu'à nos
jours, on remarque la prédominance du type aryen
dans les hautes classes et du type mélanien dans les classes inférieures.
Or, des bas-fonds troubles de la société indoue s'éleva toujours,
comme les miasmes des jungles mêlés à l'odeur des fauves,
une vapeur brûlante de passions, un mélange de langueur et de férocité.
Le sang noir surabondant a donné à l'Inde sa
couleur spéciale.
Il a affiné et efféminé la race. La merveille est que, malgré
ce métissage, les idées dominantes de la race blanche aient pu se
maintenir au sommet de cette civilisation à travers tant de révolutions.
Voilà donc la base ethnique de l'Inde bien définie : d'une part, le génie de la race blanche avec son sens moral et ses sublimes aspirations métaphysiques ; de l'autre, le génie de la race noire avec ses énergies passionnelles et sa
force dissolvante. Comment ce double génie se traduit-il dans l'antique
histoire religieuse de l'Inde ? Les plus anciennes traditions parlent d'une dynastie solaire et d'une dynastie lunaire. Les rois de la dynastie solaire prétendaient descendre du
soleil ; les autres se disaient fils de la
lune. Mais ce langage
symbolique recouvrait deux
conceptions religieuses opposées, et signifiait que ces deux catégories de souverains se rattachaient à deux cultes différents. Le culte solaire donnait au
Dieu de l'univers le sexe mâle. Autour de lui se groupait tout ce qu'il y avait de plus pur dans la tradition védique ; la science du
feu sacré et de la prière, la notion
ésotérique du
Dieu suprême, le respect de la femme, le culte des ancêtres, la
royauté élective et
patriarcale. Le culte lunaire attribuait à la divinité le sexe féminin, sous le signe duquel les
religions du cycle aryen ont toujours adoré la nature, et souvent la nature aveugle, inconsciente, dans ses manifestations violentes et terribles. Ce culte penchait vers l'
idolâtrie et la magie noire, favorisait la polygamie et la
tyrannie appuyées sur les passions populaires. La lutte entre les fils du
soleil et les fils de la
lune, entre les Pandavas et les Kouravas, forme le sujet même de la grande épopée indoue, le
Mahabharâta, sorte de résumé en perspective de l'
histoire de l'Inde aryenne avant la constitution définitive du
brahmanisme. Cette lutte abonde en combats acharnés, en aventures étranges et interminables. Au milieu de la gigantesque épopée, les Kouravas, les rois lunaires, sont vainqueurs. Les Pandavas, les nobles
enfants du
soleil, les gardiens des
rites purs, sont étrônés et bannis. Ils errent exilés, cachés dans les
forêts, réfugiés chez les
anachorètes, en habits d'écorce, avec des bâtons d'ermite.
Les instincts d'en bas vont-ils triompher ? Les puissances des ténèbres représentées dans l'épopée indoue par les Rakshasas noirs vont-elles l'emporter sur les Dévas lumineux ? La
tyrannie va-t-elle écraser l'élite sous son char de guerre, et le cyclone des passions mauvaises
broyer l'
autel védique, éteindre le
feu sacré des ancêtres ? Non, l'Inde n'en est qu'au début de son évolution
religieuse. Elle va déployer son génie métaphysique et organisateur dans l'institution du
brahmanisme. Les
prêtres qui desservaient les rois et les chefs sous le nom de
pourohitas (préposés au sacrifice du
feu) étaient déjà devenus leurs conseillers et leurs ministres. Ils avaient de grandes richesses et une
influence considérable. Mais ils n'auraient pu donner à leur caste cette autorité souveraine, cette position inattaquable au-dessus du pouvoir royal lui-même, sans le secours d'une autre classe d'hommes qui personnifie l'
esprit de l'Inde dans ce qu'il a de plus original et de plus profond. Ce sont les
anachorètes.
Sa
légende a cet intérêt capital qu'elle résume et dramatise toute la doctrine
brahmanique. Seulement elle est restée comme éparse et flottante dans la tradition, par cette raison que la
force plastique fait absolument défaut au génie indou. Le récit confus et
mythique du
Vishnou-Pourana renferme cependant des données historiques sur
Krishna, d'un caractère individuel et saillant. D'autre part, le
Bhagavadgita, ce merveilleux fragment
interpolé dans le grand poème du
Mahabhârata, et que les
brahmanes considèrent comme un de leurs livres les plus sacrés, contient dans toute sa pureté la doctrine qu'on lui attribue. C'est en lisant ces deux livres que la figure du grand
initiateur religieux de l'inde m'est apparue avec la persuasion des êtres vivants. Je raconterai donc l'
histoire de
Krishna en puisant à ces deux sources, dont l'une représente la tradition populaire et l'autre celle des
initiés.