LIVRE V
ORPHÉE LES MYSTÈRES DE DIONYSOS
II LE TEMPLE DE JUPITER
Près des sources de l'Ebre, s'élève le mont Kaoukaïôn. D'épaisses forêts de chênes lui servent de ceinture. Un cercle de rochers et de pierres cyclopéennes le couronne. Depuis des milliers d'années, ce lieu est une montagne sainte. Les Pélasges, les Celtes, les Scythes et les Gêtes se chassant les uns les autres, sont venus tour à tour y adorer leurs Dieux divers. Mais n'est-ce pas toujours le même Dieu que cherche l'homme quand il monte si haut ? Sinon, pourquoi lui bâtirait-il si péniblement une demeure dans la région de la foudre et des vents ?
Un temple de Jupiter s'élève maintenant au centre de l'enceinte sacrée, massif, inabordable comme une forteresse. A l'entrée, un péristyle de quatre colonnes doriennes détache ses fûts énormes sur un portique sombre.
Au
zénith, le
ciel est serein ; mais l'orage gronde encore sur les
montagnes de la Thrace, qui déroulent au loin leurs vallées et leurs cimes, noir océan convulsé par la tempête et sillonné de lumière.
C'est l'heure du sacrifice. Les
prêtres de Kaoukaïôn n'en font pas d'autre que celui du
feu. Ils descendent les marches du temple et allument l'offrande de
bois aromatique avec une torche du
sanctuaire. Enfin, le
pontife sort du temple. Vêtu de lin blanc comme les autres, il est couronné de
myrtes et de cyprès. Il porte un sceptre d'ébène à tête d'ivoire et une ceinture d'or, où des cristaux jettent des
feux sombres,
symboles d'une
royauté mystérieuse. C'est Orphée.
Il conduit par la main un
disciple,
enfant de
Delphes, qui pâle, tremblant et ravi, attend les paroles du grand Inspiré avec le frisson des mystères. Orphée le voit ; et pour rassurer le
myste élu de son cur, il entoure doucement ses épaules de son bras. Ses yeux sourient ; mais soudain ils flamboient. Et tandis qu'à leurs pieds, les
prêtres tournent autour de l'
autel et chantent l'hymne du
feu, Orphée, solennellement, dit au
myste bien-aimé des paroles d'
initiation qui tombent dans le fond de son cur comme une liqueur divine.
Or, voici les paroles ailées d'Orphée au jeune
disciple :
« Replie-toi jusqu'au fond de toi-même pour t'élever au Principe des choses, à la grande Triade qui flamboie dans l'Ether immaculé.
Consume ton
corps par le
feu de ta pensée ; détache-toi de la matière comme la
flamme du
bois qu'elle dévore. Alors ton
esprit s'élancera dans le pur éther des Causes éternelles, comme l'
aigle au trône de Jupiter.
Je vais te révéler le secret des mondes, l'
âme de la nature, l'
essence de
Dieu. Ecoute d'abord le grand
arcane. Un seul être règne dans le
ciel profond et dans l'abîme de la terre, Zeus tonnant, Zeus éthéré. Il est le conseil profond, la haine puissante et l'
amour délicieux. Il règne dans la profondeur de la terre et dans la
hauteur du
ciel étoilé : Souffle des choses,
feu indompté, mâle et
femelle, un Roi, un Pouvoir, un
Dieu, un grand Maître.
Jupiter est l'
époux ct réponse divine, Homme
et Femme, Père et Mère. De leur
mariage sacré, de leurs noces
éternelles sortent incessamment le
Feu et l'
Eau, la
Terre et l'Ether, la
Nuit et le
Jour, les fiers
Titans, les
Dieux immuables et la semence flottante
des hommes.
Les
amours du
Ciel et de la
Terre ne sont pas connus des
profanes. Les mystères de l'
Epoux et de l'
Epouse ne sont dévoilés
qu'aux hommes divins. Mais je veux déclarer ce qui est vrai. Tout à
l'heure le tonnerre ébranlait ces rochers ; la foudre y tombait comme un
feu vivant, une
flamme roulante ; et les échos des
montagnes en mugissaient
de joie. Mais toi, tu tremblais, ne sachant d'où vient ce
feu ni où
il frappe. C'est le
feu mâle, semence de Zeus, le
feu créateur. Il
sort du cur et du cerveau de Jupiter ; il s'agite dans tous les êtres.
Quand tombe la foudre, il jaillit de sa droite. Mais nous ses
prêtres, nous
savons son
essence ; nous évitons et quelquefois nous dirigeons ses traits.
Et maintenant, regarde le
firmament. Vois ce cercle brillant
de constellations sur lequel est jeté l'écharpe légère
de la voie lactée, poussière de soleils et de mondes. Vois flamboyer
Orion, scintiller les Gémeaux et resplendir la Lyre. C'est le
corps de
l'
Epouse divine qui tourne dans un vertige harmonieux sous les chants de l'
Epoux.
Regarde avec les yeux de l'
esprit ; et tu verras sa tête renversée,
ses bras étendus et tu soulèveras son voile semé d'étoiles.
Jupiter est l'
Epoux et l'
Epouse divine. Voilà le premier
mystère.
Mais maintenant,
enfant de
Delphes, prépare-toi à
la seconde
initiation. Frissonne, pleure, jouis, adore ! Car ton
esprit va plonger
dans la zone brûlante où le grand Démiurge fait le mélange
de l'
âme et du monde dans la coupe de la vie. En s'abreuvant à cette
coupe enivrante, tous les êtres oublient le divin séjour et descendent
dans l'abîme douloureux des
générations.
Zeus est le grand Démiurge.
Dionysos est son fils,
son Verbe manifesté.
Dionysos,
esprit radieux, vivante intelligence, resplendissait
aux demeures de son père, au palais de l'Ether
immuable. Un
jour que, penché,
il contemplait les abîmes du
ciel à travers les constellations, il
vit reflétée dans la bleue profondeur sa propre image qui lui tendait
les bras. Epris de ce beau fantôme, amoureux de son double, il se précipita
pour le saisir. Mais l'image fuyait, fuyait toujours et l'attirait au fond du
gouffre. Enfin, il se trouva dans une vallée ombreuse et parfumée,
jouissant des brises voluptueuses qui caressaient son
corps. Dans une grotte il
aperçut Perséphône. Maïa, la belle tisseuse, tissait
un voile, où l'on voyait ondoyer les images de tous les êtres. Devant
la vierge divine il s'arrêta muet de ravissement. A ce moment, les fiers
Titans, les libres Titanides l'aperçurent. Les premiers, jaloux de sa beauté,
les autres, éprises d'un fol
amour, se jetèrent sur lui comme les
éléments furieux et le mirent en pièces. Puis, s'étant
distribué ses membres, ils les firent bouillir dans l'
eau et enterrèrent
son cur. Jupiter foudroya les
Titans et
Minerve remporta dans l'Ether le
cur de
Dionysos ; il y devint un
soleil ardent. Mais de la fumée
du
corps de
Dionysos sont sorties les
âmes des hommes qui remontent vers
le
ciel. Quand les pâles ombres auront rejoint le cur flamboyant de
Dieu, elles s'allumeront comme des
flammes, et
Dionysos tout entier ressuscitera
plus vivant que jamais dans les
hauteurs de l'Empyrée.
Voilà le mystère de la mort de
Dionysos. Maintenant
écoute celui de sa
résurrection. Les hommes sont la chair et le
sang de
Dionysos ; les hommes malheureux sont ses membres épars qui se
cherchent en se tordant dans le crime et la haine, dans la douleur et l'
amour,
à travers des milliers d'existences. La
chaleur ignée de la terre,
l'abîme des
forces d'en bas, les attire toujours plus avant dans le
gouffre,
les déchire toujours davantage. Mais nous, les
initiés, nous qui
savons ce qui est en haut et ce qui est en bas, nous sommes les sauveurs des
âmes,
les
Hermès des hommes. Comme des
aimants nous les attirons à nous,
attirés nous-mêmes par les
Dieux. Ainsi, par de célestes incantations
nous reconstituons le
corps vivant de la divinité. Nous faisons pleurer
le
ciel et jubiler la terre ; et comme de précieux joyaux nous portons
dans nos curs les larmes de tous les êtres pour les changer en sourires.
Dieu meurt en nous ; en nous il renaît. »
Ainsi parla Orphée. Le
disciple de
Delphes s'agenouilla
devant son maître, les bras levés, avec le geste des suppliants.
Et le
pontife de Jupiter étendit sa main sur sa tête en prononçant
ces paroles de consécration :
« Que Zeus
ineffable et
Dionysos trois fois révélateur,
dans les enfers, sur la terre et dans le
ciel, soit propice à ta
jeunesse
et qu'il verse dans ton cur la science des
Dieux. »
Alors, l'
Initié quittant le péristyle du temple
alla jeter du styrax dans le
feu de l'
autel et invoqua trois fois Zeus tonnant.
Les
prêtres tournèrent en cercle autour de lui en chantant un hymne.
Le. pontife-roi était resté pensif sous le portique, le bras appuyé
sur une
stèle. Le
disciple revint à lui.
« Mélodieux Orphée, dit-il, fils
aimé des Immortels et doux médecin des
âmes, depuis le
jour
où je t'ai entendu chanter les hymnes des
Dieux à la fête
de l'
Apollon delphien, tu as ravi mou cur et je t'ai suivi partout. Tes
chants sont comme un vin qui enivre, tes enseignements comme un breuvage amer
qui soulage le
corps accablé et répand dans ses membres une
force
nouvelle.
; Il est âpre le chemin qui mène dès ici-bas aux
Dieux, dit Orphée, qui semblait répondre à des voix intérieures plutôt qu'à son
disciple. Un sentier fleuri, une pente escarpée, et puis des rochers hantés par la foudre avec l'espace immense autour voilà le
destin du
Voyant et du Prophète sur la terre. Mon
enfant, reste dans les sentiers fleuris de la plaine et ne cherche pas au delà.
Ma soif augmente à mesure que tu la désaltères, dit le jeune
initié. Tu m'as instruit de l'
essence des
Dieux. Mais dis-moi, grand maître des mystères, inspiré du divin Erôs, pourrai-je
les voir jamais ?
Avec les yeux de l'
esprit, dit le
pontife de Jupiter, mais non avec ceux du
corps. Or, tu ne sais voir encore qu'avec ceux-ci. Il faut un long travail ou de grandes douleurs pour ouvrir les yeux du dedans.
Toi seul sais les ouvrir, Orphée ! Avec toi que puis-je craindre ?
Tu le veux ? Ecoute donc ! En Thessalie, dans le val enchanté de Tempé s'élève un temple
mystique,
fermé aux
profanes. C'est là que
Dionysos se manifeste aux
mystes et aux
voyants. Dans un an je te convie à sa fête, et te plongeant dans un sommeil magique, j'ouvrirai tes yeux sur le monde divin. Que jusque-là ta vie soit
chaste et blanche ton
âme. Car sache que la lumière des
Dieux épouvante les faibles et tue les profanateurs.
Mais viens dans ma demeure. Je te donnerai le livre nécessaire à ta préparation. »
Le maître rentra avec le
disciple delphien dans l'intérieur du temple et le conduisit dans la grande cella
qui lui était réservée. Là, brûlait une lampe égyptienne toujours allumée, que tenait un génie ailé en métal forgé. Là étaient renfermés dans des coffres de cèdre odorant de nombreux rouleaux de papyrus couverts d'hieroglyphes égyptiens et de caractères
phéniciens, ainsi que les livres écrits en langue grecque par Orphée et qui renfermaient sa science magique et sa doctrine secrète
(77).
Le maître et le
disciple s'entretinrent dans la cella pendant une partie de la nuit.
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(77) Parmi les nombreux livres perdus que les écrivains orphiques de la Grèce attribuaient à Orphée, il y avait les
Argonautiques qui traitaient du grand-uvre
hermétique ; une
Démétréide, un poème sur la mère des
Dieux auquel correspondait une
Cosmogonie ;
Les chants sacrés de Bacchus ou l'
Esprit pur, qui avaient pour complément une
Théogonie ; sans parler d'autres ouvrages comme
Le Voile ou le filet des âmes, l'art des mystères et des
rites ;
Le livre des mutations, chimie et
alchimie ;
Les Corybantes ou les mystères terrestres et les tremblements de terre ;
L'anémoscopie, science de l'atmosphère ; une botanique naturelle et magique, etc...