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Les Grands Initiés

Edouard Schuré
© France-Spiritualités™






LIVRE VI
PYTHAGORE – LES MYSTÈRES DE DELPHES


II – LES ANNÉES DE VOYAGE

Samos était au commencement du sixième siècle avant notre ère une des îles les plus florissantes de l'Ionie. La rade de son port s'ouvrait en face des montagnes violettes de la molle Asie Mineure, d'où venaient tous les luxes et toutes les séductions. Dans une large baie, la ville s'étalait sur la rive verdoyante et s'étageait en amphithéâtre sur la montagne, au pied d'un promontoire couronné par le temple de Neptune. Les colonnades d'un palais magnifique la dominaient. Là, régnait le tyran Polycrate. Après avoir privé Samos de ses libertés, il lui avait donné le lustre des arts et d'une splendeur asiatique. Des hétaïres de Lesbos, appelées par lui, s'étaient établies dans un palais voisin du sien et conviaient les jeunes gens de la ville à des fêtes, où elles leur enseignaient les voluptés les plus raffinées, assaisonnées de musique, de danses et de festins. Anacréon, appelé par Polycrate à Samos, y fut amené sur une trirème aux voiles de pourpre, aux mâts dorés et le poète, une coupe d'argent ciselé à la main, fit entendre devant cette haute cour du plaisir ses odes caressantes et parfumées comme une pluie de roses. La chance de Polycrate était devenue proverbiale dans toute la Grèce. Il avait pour ami le pharaon Amasis qui l'avertit plusieurs fois de se défier d'un bonheur aussi continu et surtout de ne pas s'en vanter. Polycrate répondit à l'avis du monarque égyptien en jetant son anneau à la mer. « Je fais ce sacrifice aux Dieux », dit-il. Le lendemain, un pêcheur rapporta au tyran l'anneau précieux qu'il avait trouvé dans le ventre d'un poisson. Quand le pharaon apprit cela, il déclara qu'il rompait son amitié avec Polycrate, parce qu'un bonheur aussi insolent lui attirerait la vengeance des Dieux. – Quoi qu'il en soit de l'anecdote, la fin de Polycrate fut tragique. Un de ses satrapes l'attira dans une province voisine, le fit expirer dans les tourments et ordonna d'attacher son corps à une croix sur le mont Mycale. Ainsi les Samiens purent voir dans un sanglant coucher de soleil le cadavre de leur tyran crucifié sur un promontoire, en face de l'île où il avait régné dans la gloire et les plaisirs.

      Mais revenons au début du règne de Polycrate. Par une nuit claire, un jeune homme était assis dans une forêt d'agnus-castus aux feuilles luisantes, non loin du temple de Junon, dont la pleine lune baignait la façade dorienne et faisait ressortir la mystique majesté. Depuis longtemps un rouleau de papyrus contenant un chant d'Homère avait glissé à ses pieds. Sa méditation commencée au crépuscule durait encore et se prolongeait dans le silence de la nuit. Depuis longtemps le soleil s'était couché ; mais son disque flamboyant flottait encore devant le regard du jeune songeur dans une présence irréelle. Car sa pensée errait loin du monde visible.

      Pythagore était le fils d'un riche marchand de bagues de Samos et d'une femme nommée Parthénis. La Pythie de Delphes, consultée dans un voyage par les jeunes mariés, leur avait promis : « Un fils qui serait utile à tous les hommes, dans tous les temps », et l'oracle avait envoyé les époux à Sidon, en Phénicie, afin que le fils prédestiné fut conçu, moulé et mis au jour loin des influences troublantes de sa patrie. Avant sa naissance même, l'enfant merveilleux avait été voué avec ferveur par ses parents à la lumière d'Apollon, dans la lune de l'amour. L'enfant naquit ; lorsqu'il fut âgé d'un an, sa mère, sur un conseil donné d'avance par les prêtres de Delphes, le porta au temple d'Adonaï dans une vallée du Liban. Là, le grand prêtre l'avait béni. Puis, la famille s'en revint à Samos. L'enfant de Parthénis était très beau, doux, modéré, plein de justice. La seule passion intellectuelle brillait dans ses yeux et donnait à ses actes une énergie secrète. Loin de le contrarier, ses parents avaient encouragé son penchant précoce à l'étude de la sagesse. Il avait pu librement conférer avec les prêtres de Samos et avec les savants qui commençaient à fonder en Ionie des écoles où ils enseignaient les principes de la physique. A dix-huit ans, il avait suivi les leçons d'Hermodamas de Samos ; à vingt, celles de Phérécyde à Syros ; il avait même conféré avec Thalès et Anaximandre à Milet. Ces maîtres lui avaient ouvert de nouveaux horizons, mais aucun ne l'avait satisfait. Entre leurs enseignements contradictoires, il cherchait intérieurement le lien, la synthèse, l'unité du grand Tout. Maintenant le fils de Parthénis en était arrivé à une de ces crises, où l'esprit surexcité par la contradiction des choses concentre toutes ses facultés dans un effort suprême pour entrevoir le but, pour trouver le chemin qui mène au soleil de la vérité, au centre de la vie.

      Dans cette nuit chaude et splendide, le fils de Parthénis regardait tour à tour la terre, le temple et le ciel étoilé. – Elle était là sous lui, autour de lui, Dèmètèr, la terre-mère, la Nature qu'il voulait pénétrer. Il respirait ses émanations puissantes, il sentait l'invincible attraction qui l'enchaînait sur son sein, lui l'atome pensant, comme une partie inséparable d'elle-même. Ces sages qu'il avait consultés, lui avaient dit : « C'est d'elle que tout sort. Rien ne vient de rien. L'âme vient de l'eau ou du feu, ou des deux. Subtile émanation des éléments, elle ne s'en échappe que pour y rentrer. La Nature éternelle est aveugle et inflexible. Résigne-toi à sa loi fatale. Ton seul mérite sera de la connaître et de t'y soumettre. »

      – Puis il regardait le firmament et les lettres de feu que forment les constellations dans la profondeur insondable de l'espace. Ces lettres devaient avoir un sens. Car, si l'infiniment petit, le mouvement des atomes a sa raison d'être, comment l'infiniment grand, la dispersion des astres, dont le groupement représente le corps de l'univers, ne l'aurait-il pas ? Ah ! oui chacun de ces mondes a sa loi propre, et tous ensemble se meuvent par un Nombre et dans une harmonie suprême. Mais qui déchiffrera jamais l'alphabet des étoiles ? Les prêtres de Junon lui avaient dit : « C'est le ciel des Dieux qui fut avant la terre. Ton âme en vient. Prie-les, afin qu'elle y remonte. »

      Cette méditation fut interrompue par un chant voluptueux, qui sortait d'un jardin, sur les bords de l'Imbrasus. Les voix lascives des Lesbiennes se mariaient langoureusement aux sons de la cithare ; des jeûnes gens y répondirent par des airs bachiques. A ces voix se mêlèrent soudain d'autres cris perçants et lugubres partis du port. C'étaient des rebelles que Polycrate faisait charger dans une barque pour les vendre comme esclaves en Asie. On les frappait de lanières armées de clous, pour les entasser sous les pontons des rameurs. Leurs hurlements et leurs blasphèmes se perdirent dans la nuit ; puis, tout rentra dans le silence.

      Le jeune homme eut un frisson douloureux, mais il le réprima pour se ramasser en lui-même. Le problème était devant lui plus poignant, plus aigu. La Terre disait : Fatalité ! le Ciel disait : Providence ! et l'Humanité qui flotte entre les deux répondait : Folie ! Douleur ! Esclavage ! Mais au fond de lui-même le futur adepte entendait une voix invincible qui répondait aux chaînes de la terre et aux flamboiements du ciel par ce cri : Liberté ! Qui donc avait raison des sages, des prêtres, des fous, des malheureux ou de lui-même ? Ah ! c'est que toutes ces voix disaient vrai, chacune triomphait dans sa sphère, mais aucune ne lui livrait sa raison d'être. Les trois mondes existaient immuables comme le sein de Dèmètèr, comme la lumière des astres et comme le cœur humain ; mais celui-là seul qui saurait trouver leur accord et la loi de leur équilibre serait un vrai sage, celui-là seul possèderait la science divine et pourrait aider les hommes. C'est dans la synthèse des trois mondes qu'était le secret du Kosmos !

      En prononçant ce mot qu'il venait de trouver, Pythagore se leva. Son regard fasciné s'attacha à la façade dorienne du temple. Le sévère édifice paraissait transfiguré sous les chastes rayons de Diane. Il crut y apercevoir l'image idéale du monde et la solution du problème qu'il cherchait. Car la base, les colonnes, l'architrave et le fronton triangulaire lui représentèrent soudain la triple nature de l'homme et de l'univers, du microcosme et du macrocosme couronné par l'unité divine, qui est elle-même une trinité. Le Kosmos, dominé et pénétré par Dieu, formait :

La Tétrade Sacrée, immense et pur symbole,
Source de la Nature et modèle des Dieux.
(81)

      Oui, elle était là, cachée dans ces lignes géométriques, la clef de l'univers, la science des nombres, la loi ternaire qui régit la constitution des êtres, celle du septénaire qui préside à leur évolution.Et dans une vision grandiose, Pythagore vit les mondes se mouvoir selon le rythme et l'harmonie des nombres sacrés. Il vit l'équilibre de la terre et du ciel dont la liberté humaine tient le balancier ; les trois mondes : naturel, humain et divin se soutenant, se déterminant l'un l'autre et jouant le drame universel par un double mouvement descendant et ascendant. Il devina les sphères du monde invisible enveloppant le visible et l'animant sans cesse ; il conçut enfin l'épuration et la libération de l'homme, dès cette terre, par la triple initiation. Il vit tout cela et sa vie et son œuvre, dans une illumination instantanée et claire, avec la certitude irréfragable de l'esprit qui se sent en face de la Vérité. Ce fut un éclair. – Maintenant il s'agissait de prouver par la Raison, ce que sa pure Intelligence avait saisi dans l'Absolu ; et pour cela il fallait une vie d'homme, un travail d'Hercule.

      Mais où trouver la science nécessaire pour mener à bonne fin un tel labeur ? Ni les chants d'Homère, ni les sages de l'Ionie, ni les temples de la Grèce ne pouvaient y suffire.

      L'esprit de Pythagore, qui soudain avait trouvé des ailes, se mit à plonger dans son passé, dans sa naissance enveloppée de voiles et dans le mystérieux amour de sa mère. Un souvenir d'enfance lui revint, avec une précision incisive. Il se rappela que sa mère l'avait porté à l'âge d'un an dans une vallée du Liban, au temple d'Adonaï. Il se revit petit enfant, enlacé au cou de Parthénis, au milieu de montagnes colossales, de forêts énormes, où un fleuve tombait en cataracte. Elle était debout, sur une terrasse ombragée de grands cèdres. Devant elle, un prêtre majestueux, à barbe blanche, souriait à la mère et à l'enfant, en disant des paroles graves qu'il ne comprenait pas. Sa mère lui avait rappelé souvent les mots étranges de l'hiérophante d'Adonaï : « Ô femme d'Ionie, ton fils sera grand par la sagesse, mais souviens-toi que si les Grecs possèdent encore la science des Dieux, la science de Dieu ne se trouve plus qu'en Egypte. » Ces paroles lui revenaient avec le sourire maternel, avec le beau visage du vieillard et le fracas lointain de la cataracte, dominé par la voix du prêtre, dans un paysage grandiose comme le rêve d'une autre vie. Pour la première fois, il devinait le sens de l'oracle. Il avait bien entendu parler du savoir prodigieux des prêtres égyptiens et de leurs mystères formidables ; mais il croyait pouvoir s'en passer. Maintenant il avait compris qu'il lui fallait cette « science de Dieu » pour pénétrer jusqu'au fond de la nature, et qu'il ne la trouverait que dans les temples de l'Egypte. Et c'était la douce Parthénis, qui, avec son instinct de mère, l'avait préparé pour cette œuvre, l'avait porté comme une offrande au Dieu souverain !

      Dès lors sa résolution fut prise de se rendre en Egypte et de s'y faire initier.

      Polycrate se vantait de protéger les philosophes autant que les poètes. Il s'empressa de donner à Pythagore une lettre de recommandation pour le pharaon Amasis, qui le présenta aux prêtres de Memphis. Ceux-ci ne le reçurent qu'en regimbant et après maintes difficultés. Les sages égyptiens se défiaient des Grecs qu'ils taxaient de légers et d'inconstants. Ils firent tout pour décourager le jeune Samien. Mais le novice se soumit avec une patience et un courage inébranlables aux lenteurs et aux épreuves qu'on lui imposa. Il savait d'avance qu'il n'arriverait à la connaissance que par l'entière domination de la volonté sur tout son être. Son initiation dura vingt-deux ans, sous le pontificat du grand prêtre Sonchis. Nous avons raconté, au livre d'Hermès, les épreuves, les tentations, les épouvantes et les extases de l'initié d'Isis, jusqu'à la mort apparente et cataleptique de l'adepte et à sa résurrection dans la lumière d'Osiris. Pythagore traversa toutes ces phases qui permettaient de réaliser, non pas comme une vaine théorie, mais comme une chose vécue, la doctrine du Verbe-Lumière ou de la Parole universelle et celle de l'évolution humaine à travers sept cycles planétaires. A chaque pas de cette vertigineuse ascension, les épreuves se renouvelaient plus redoutables. Cent fois on y risquait sa vie, surtout si l'on voulait arriver au maniement des forces occultes, à la dangereuse pratique de la magie et de la théurgie. Comme tous les grands hommes, Pythagore avait foi dans son étoile. Rien de ce qui pouvait conduire à la science ne le rebutait et la crainte de la mort ne l'arrêtait pas, parce qu'il voyait la vie au delà. Quand les prêtres égyptiens eurent reconnu en lui une force d'âme extraordinaire et cette passion impersonnelle de la sagesse qui est la chose du monde la plus rare, ils lui ouvrirent les trésors de leur expérience. C'est chez eux qu'il se forma et se trempa. C'est là qu'il put approfondir les mathématiques sacrées, la science des nombres ou des principes universels, dont il fit le centre de son système et qu'il formula d'une manière nouvelle. La sévérité de la discipline égyptienne dans les temples lui fit connaître, d'autre part, la puissance prodigieuse de la volonté humaine savamment exercée et entraînée, ses applications infinies tant au corps qu'à l'âme. « La science des nombres et l'art de la volonté sont les deux clefs de la magie, disaient les prêtres de Memphis ; elles ouvrent toutes les portes de l'univers. » C'est donc en Egypte que Pythagore acquit cette vue d'en haut, qui permet d'apercevoir les sphères de la Vie et les sciences dans un ordre concentrique, de comprendre l'involution de l'esprit dans la matière par la création universelle et son évolution ou sa remontée vers l'unité par cette création individuelle qui s'appelle le développement d'une conscience.

      Pythagore était parvenu au sommet du sacerdoce égyptien et songeait peut-être à revenir en Grèce, lorsque la guerre vint fondre sur le bassin du Nil avec tous ses fléaux et entraîner l'initié d'Osiris dans un nouveau tourbillon. Depuis longtemps les despotes de l'Asie méditaient la perte de l'Egypte. Leurs assauts répétés pendant des siècles avaient échoué devant la sagesse des institutions égyptiennes, devant la force du sacerdoce et l'énergie des pharaons. Mais l'immémorial royaume, asile de la science d'Hermès, ne devait pas durer éternellement. Le fils du vainqueur de Babylone, Cambyse, vint s'abattre sur l'Egypte avec ses armées innombrables et affamées comme des nuées de sauterelles, et mettre fin à l'institution du pharaonnat, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Aux yeux des sages, c'était une catastrophe pour le monde entier. Jusque-là, l'Egypte avait couvert l'Europe contre l'Asie. Son influence protectrice s'étendait encore sur tout le bassin de la Méditerranée par les temples de la Phénicie, de la Grèce et de l'Etrurie, avec lesquels le haut sacerdoce égyptien était en relation constante. Ce boulevard une fois renversé, le Taureau allait fondre, tête baissée, sur les rivages de l'Hellénie. Pythagore vit donc Cambyse envahir l'Egypte. Il put voir le despote persan, digne héritier des scélérats couronnés de Ninive et de Babylone, saccager les temples de Memphis et de Thèbes et détruire celui d'Hammon. Il put voir le pharaon Psammenit conduit devant Cambyse, chargé de fers, placé sur un tertre autour duquel on fit ranger les prêtres, les principales familles et la cour du roi. Il put voir la fille du Pharaon, vêtue de haillons et suivie de toutes ses filles d'honneur pareillement travesties, le prince royal et deux mille jeunes gens amenés, le mors à la bouche et le licol au cou, avant d'être décapités ; le pharaon Psammenit refoulant ses sanglots devant cette scène affreuse ; et l'infâme Cambyse, assis sur son trône, se repaissant de la douleur de son adversaire terrassé. Cruelle, mais instructive leçon de l'histoire, après les leçons de la science. Quelle image de la nature animale déchaînée dans l'homme, aboutissant à ce monstre du despotisme, qui foule tout à ses pieds et impose à l'humanité le règne du plus implacable destin par sa hideuse apothéose !

      Cambyse fit transporter Pythagore à Babylone avec une partie du sacerdoce égyptien et l'y interna (82). Cette ville colossale qu'Aristote compare à un pays environné de murs, offrait alors un immense champ d'observation. L'antique Babel, la grande prostituée des prophètes hébreux, était plus que jamais, après la conquête persane, un pandémonium de peuples, de langues, de cultes et de religions, au milieu desquels le despotisme asiatique dressait sa tour vertigineuse. Selon les traditions persanes, sa fondation remontait à la légendaire Sémiramis. C'est elle, disait-on, qui avait bâti son enceinte-monstre de quatre-vingt-cinq kilomètres de tour : l'Imgoum-Bel, ses murs, où deux chars couraient de front, ses terrasses superposées, ses palais massifs au reliefs polychromes, ses temples supportés par des éléphants de pierre et surmontés de dragons multicolores. Là s'était succédé la série des despotes qui avaient asservi la Kaldée, l'Assyrie, la Perse, une partie de la Tatarie, la Judée, la Syrie et l'Asie Mineure. C'est là que Nebukadnetzar, l'assassin des mages, avait traîné en captivité le peuple juif, qui continuait à pratiquer son culte dans un coin de l'immense cité, où Londres aurait tenu quatre fois. Les Juifs avaient même fourni au grand roi un ministre puissant en la personne du prophète Daniel. Avec Balthassar, fils de Nebukadnetzar, les murs de la vieille Babel s'étaient enfin écroulés, sous les coups vengeurs de Cyrus ; et Babylone passa pour plusieurs siècles sous la domination persane. Par cette série d'événements antérieurs, au moment où Pythagore y vint, trois religions différentes se côtoyaient dans le haut sacerdoce de Babylone : les antiques prêtres Kaldéens, les survivants du magisme persan et l'élite de la captivité juive. Ce qui prouve que ces divers sacerdoces s'accordaient entre eux par le côte ésotérique, c'est précisément le rôle de Daniel qui, tout en affirmant le Dieu de Moïse, resta premier ministre sous Nebukadnetzar, Balthassar et Cyrus.

      Pythagore dut élargir son horizon déjà si vaste en étudiant ces doctrines, ces religions et ces cultes, dont quelques initiés conservaient encore la synthèse. Il put approfondir, à Babylone, les connaissances des mages, héritiers de Zoroastre. Si les prêtres égyptiens possédaient seuls les clefs universelles des sciences sacrées, les mages persans avaient la réputation d'avoir poussé plus loin la pratique de certains arts. Ils s'attribuaient le maniement de ces puissances occultes de la nature qui s'appellent le feu pantomorphe et la lumière astrale. Dans leurs temples, disait-on, les ténèbres se faisaient en plein jour, les lampes s'allumaient d'elles-mêmes, on voyait rayonner les Dieux et on entendait gronder la foudre. Les mages appelaient lion céleste ce feu incorporel agent générateur de l'électricité, qu'ils savaient condenser ou dissiper à leur gré, et serpents les courants électriques de l'atmosphère, magnétiques de la terre, qu'ils prétendaient diriger comme des flèches sur les hommes. Ils avaient fait aussi une étude spéciale de la puissance suggestive, attractive et créatrice du verbe humain. Ils employaient, pour l'évocation des esprits, des formulaires gradués et empruntés aux plus vieilles langues de la terre. Voici la raison psychique qu'ils en donnaient eux-mêmes : « Ne change rien aux noms barbares de l'évocation ; car ils sont les noms panthéistiques de Dieu ; ils sont aimantés des adorations d'une multitude et leur puissance est ineffable (83) ». Ces évocations pratiquées au milieu des purifications et des prières étaient, à proprement parler, ce qu'on appela plus tard la magie blanche.

      Pythagore pénétra donc à Babylone dans les arcanes de l'antique magie. En même temps, dans cet antre du despotisme, il vit un grand spectacle : sur les débris des religions croulantes de l'Orient, au-dessus de leur sacerdoce décimé et dégénéré, un groupe d'initiés intrépides, serrés ensemble, défendaient leur science, leur foi, et, autant qu'ils le pouvaient, la justice. Debout en face des despotes, comme Daniel dans la fosse aux lions, toujours près d'être dévorés, ils fascinaient et domptaient la bête fauve du pouvoir absolu, par leur puissance intellectuelle, et lui disputaient le terrain pied à pied.

      Après son initiation égyptienne et kaldéenne, l'enfant de Samos en savait bien plus long que ses maîtres de physique et qu'aucun Grec, prêtre ou laïque, de son temps. Il connaissait les principes éternels de l'univers et leurs applications. La nature lui avait ouvert ses abîmes ; les voiles grossiers de la matière s'étaient déchirés à ses yeux pour lui montrer les sphères merveilleuses de la nature et de l'humanité spiritualisée. Dans le temple de Neith-Isis à Memphis, dans celui de Bel à Babylone, il avait appris bien des secrets sur le passé des religions, sur l'histoire des continents et des races. Il avait pu comparer les avantages et les inconvénients du monothéisme juif, du polythéisme grec, du trinitarisme indou et du dualisme persan. Il savait que toutes ces religions étaient les rayons d'une même vérité, tamisés par divers degrés d'intelligence et pour divers états sociaux. Il tenait la clef, c'est-à-dire la synthèse de toutes ces doctrines dans la science ésotérique. Son regard embrassant le passé, plongeant dans l'avenir, devait juger le présent avec une singulière lucidité. Son expérience lui montrait l'humanité menacée des plus grands fléaux, par l'ignorance des prêtres, le matérialisme des savants et l'indiscipline des démocraties. Au milieu du relâchement universel, il voyait grandir le despotisme asiatique ; et de ce nuage noir un cyclone formidable allait fondre sur l'Europe sans défense.

      Il était donc temps de revenir en Grèce, d'y accomplir sa mission, d'y commencer son œuvre.

      Pythagore avait été interné à Babylone pendant douze ans. Pour en sortir il fallait un ordre du roi des Perses. Un compatriote, Démocède, le médecin du roi, intercéda en sa faveur et obtint la liberté du philosophe. Pythagore revint donc à Samos, après trente-quatre ans d'absence. Il trouva sa patrie écrasée sous un satrape du grand roi. Ecoles et temples étaient fermés ; poètes et savants avaient fui, comme une nuée d'hirondelles, devant le césarisme persan. Du moins eut-il la consolation de recueillir le dernier soupir de son premier maître, Hermodamas, et de retrouver sa mère Parthénis, qui seule n'avait pas douté de son retour. Car tout le monde avait cru mort le fils aventureux du bijoutier de Samos. Mais jamais elle n'avait douté de l'oracle d'Apollon. Elle comprenait que sous sa robe blanche de prêtre égyptien, son fils se préparait à une haute mission. Elle savait que du temple de Neith-Isis sortirait le maître bienfaisant, le prophète lumineux, dont elle avait rêvé dans le bois sacré de Delphes et que l'hiérophante d'Adonaï lui avait promis sous les cèdres du Liban.

      Et maintenant une barque légère emportait, sur les flots azurés des Cyclades, cette mère et ce fils vers un nouvel exil. Ils fuyaient, avec tout leur avoir, Samos opprimée et perdue. Ils faisaient voile pour la Grèce. Ce n'étaient ni les couronnes olympiques, ni les lauriers du poète qui tentaient le fils de Parthénis. Son œuvre était plus mystérieuse et plus grande : réveiller l'âme endormie des Dieux dans les sanctuaires ; rendre sa force et son prestige au temple d'Apollon ; et puis, fonder quelque part une école de science et de vie, d'où sortiraient non pas des politiciens et des sophistes, mais des hommes et des femmes initiés, de vraies mères et de purs héros !


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(81)  Vers dorés de Pythagore, traduits par Fabre d'Olivet.

(82)  C'est Jamblique qui rapporte ce fait dans sa Vie de Pythagore.

(83)  Oracles de Zoroastre recueillis dans la théurgie de Proclus.




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