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Les Grands Initiés

Edouard Schuré
© France-Spiritualités™






LIVRE V
ORPHÉE – LES MYSTÈRES DE DIONYSOS


III – FÊTE DIONYSIAQUE DANS LA VALLÉE DE TEMPÉ (78)

C'était en Thessalie, dans la fraîche vallée de Tempé. La nuit sainte, consacrée par Orphée aux mystères de Dionysos, était venue. Conduit par un des serviteurs du temple, le disciple de Delphes marchait dans une gorge étroite et profonde bordée par des rochers à pic. On n'entendait dans la nuit sombre que le murmure du fleuve qui coulait entre ses rives de verdure. Enfin la pleine lune se montra derrière une montagne. Son disque jaune sortit de la chevelure noire des rochers. Sa lumière subtile et magnétique glissa dans les profondeurs ; – et tout à coup, la vallée enchanteresse apparut dans une clarté élyséenne. Un instant, elle se dévoila tout entière avec ses fonds gazonnés, ses bosquets de frênes et de peupliers, ses sources cristallines, ses grottes voilées de lierres retombants, et son fleuve sinueux enlaçant des îles d'arbres ou roulant sous des berceaux entrelacés. Une blonde vapeur, un sommeil voluptueux enveloppaient les plantes. Des soupirs de nymphes semblaient faire palpiter le miroir des sources et de vagues sons de flûte s'échappaient des roseaux immobiles. Sur toute chose planait la silencieuse incantation de Diane.

      Le disciple de Delphes cheminait comme dans un rêve. Il s'arrêtait quelquefois pour respirer une délicieuse odeur de chèvrefeuille et de laurier amer. Mais la clarté magique ne dura qu'un instant. La lune se couvrit d'un nuage. Tout redevint noir ; les rochers reprirent leurs formes menaçantes ; et des lumières errantes brillèrent de tous côtés sous l'épaisseur des arbres, au bord du fleuve et dans les profondeurs de la vallée.

      – Ce sont les mystes, dit le guide âgé du temple, ils se mettent en marche. Chaque cortège a son guide porte-flambeau. Nous allons les suivre.

      Les voyageurs rencontrèrent des chœurs sortant des bosquets et qui se mettaient en route. Ils virent passer d'abord les mystes du jeune Bacchus, adolescents vêtus de longues tuniques de lin fin et couronnés de lierre. Ils portaient des coupes de bois ciselé, symboles de la coupe de la vie. Puis vinrent des jeunes hommes fiers et vigoureux. Ils s'appelaient les mystes d'Hercule lutteur ; tuniques courtes, jambes nues, la peau de lion en travers des épaules et des reins, des couronnes d'olivier sur la tête. Puis vinrent les inspirés, les mystes de Bacchus déchiré, la peau zébrée de la panthère autour du corps, des bandelettes de pourpre dans les cheveux, le thyrse en main.

      Passant près d'une caverne, ils virent prosternés à terre les mystes d'Aïdonée et d'Erôs souterrain. C'étaient des hommes pleurant des parents ou des amis morts. Ils chantaient à voix basse : « Aïdonée ! Aïdonée ! rends-nous ceux que tu nous as pris, ou fais-nous descendre dans ton royaume. » Le vent s'engouffrait dans la caverne et semblait se prolonger sous terre avec des rires et des hoquets funèbres. Soudain un myste se retourna vers le disciple de Delphes et lui dit : « Tu as franchi le seuil d'Aïdonée ; tu ne reverras pas la lumière des vivants. » Un autre le frôla en passant et lui jeta ces mots dans l'oreille : « Ombre, tu seras la proie de l'ombre ; toi qui viens de la Nuit, retourne dans l'Erèbe ! » Et il s'enfuit en courant. Le disciple de Delphes se sentit glacé d'effroi. Il chuchota à sou guide : « Qu'est-ce que cela veut dire ? » Le serviteur du temple parut n'avoir rien entendu. Il dit seulement : « Il faut passer le pont. Personne n'évite le but. »

      Ils traversèrent un pont de bois jeté sur le Pénée.

      – D'où viennent, dit le néophyte, ces voix plaintives et cette mélopée lamentable ? Qui sont ces ombres blanches qui marchent en longues files sous les peupliers ?

      – Ce sont des femmes qui vont s'initier aux mystères de Dionysos.

      – Sais-tu leurs noms ?

      – Ici personne ne sait le nom de personne et chacun oublie le sien. Car, de même qu'à l'entrée du domaine consacré, les mystes laissent leurs vêtements souillés, pour se baigner dans le fleuve et revêtir de pures robes de lin, de même chacun quitte son nom pour en prendre un autre. Pour sept nuits et pour sept jours, on se transforme, on passe dans une autre vie. Regarde toutes ces théories de femmes. Elles ne sont pas groupées d'après leurs familles et leurs patries, mais d'après le Dieu qui les inspire.

      Ils virent défiler des jeunes filles couronnées de narcisse, en péplos azurés, que le guide appelait les nymphes compagnes de Perséphône. Elles portaient chastement enlacés dans leurs bras des coffrets, des urnes, des vases votifs. Puis, venaient, en péplos rouges, les amantes mystiques, les épouses ardentes et les chercheuses d'Aphrodite. Elles s'enfoncèrent dans un bois noir. De là, on entendit sortir des appels violents mêlés à des sanglots alanguis. Ils s'apaisèrent peu à peu. Puis un chœur passionné s'éleva du sombre bosquet de myrtes et monta vers le ciel en palpitations lentes : « Erôs ! tu nous a blessées ! Aphrodite ! tu as brisé nos membres ! Nous avons couvert notre sein avec la peau du faon, mais nous portons dans nos poitrines la pourpre sanglante de nos blessures. Notre cœur est un brasier dévorant. D'autres meurent de pauvreté ; c'est l'amour qui nous consume. Dévore-nous, Erôs! Erôs! ou délivre-nous, Dionysos ! Dionysos ! »

      Une autre théorie s'avança. Ces femmes étaient complètement vêtues de laine noire avec de longs voiles traînant derrière elles, et toutes étaient affligées de quelque grand deuil. Le guide les nomma : les éplorées de Perséphône. A cet endroit se trouvait un grand mausolée de marbre revêtu de lierre. Elles s'agenouillèrent autour, dénouèrent leurs cheveux et poussèrent de grands cris. A la strophe du désir, elles répondirent par l'antistrophe de la douleur. « Perséphône, disaient-elles, tu es morte, enlevée par Aïdonée ; tu es descendue dans l'empire des morts. Mais nous qui pleurons le bien-aimé, nous sommes des mortes-vivantes. Que le jour ne renaisse pas. Que la terre qui te recouvre, ô grande déesse ! nous donne le sommeil éternel, et que mon ombre erre enlacée à l'ombre chérie ! Exauce nous, Perséphône ! Perséphône ! »

      Devant ces scènes étranges, sous le délire contagieux de ces douleurs profondes, le disciple de Delphes se sentit envahi par mille sensations contraires et torturantes. Il n'était plus lui-même ; les désirs, les pensées, les agonies de tous ces êtres étaient devenus ses désirs et ses agonies. Son âme se morcelait pour passer dans mille corps. Une angoisse mortelle le pénétrait. Il ne savait plus s'il était homme ou ombre.

      Alors un initié de haute taille qui passait par là, s'arrêta et dit : « Paix aux ombres affligées ! Femmes souffrantes, aspirez à la lumière de Dionysos. Orphée vous attend ! » Toutes l'entourèrent en silence, en effeuillant devant lui leurs couronnes d'asphodèles – et, de son thyrse, il leur montra le chemin. Les femmes allèrent boire à une source, dans des coupes de bois. Les théories se reformèrent, et le cortège se remit en marche. Les jeunes filles avaient pris les devants. Elles chantaient un thrène avec ce refrain : « Agitez les pavots ! Buvez l'onde du Léthé ! Donne-nous la fleur désirée ; et que pour nos sœurs le narcisse refleurisse ! Perséphône ! Perséphône ! »

      Le disciple marcha longtemps encore avec son guide. Il traversa des prairies où poussait l'asphodèle ; il marcha sous l'ombre des peupliers au murmure triste. II entendit des chants lugubres qui glissaient dans l'air et venaient il ne savait d'où. Il vit, suspendus à des arbres, des masques horribles et des figurines de cire comme des enfants emmaillotés. Çà et là, des barques traversaient le fleuve avec des gens silencieux comme des morts. Enfin la vallée s'élargit, le ciel devint clair sur les hautes montagnes, et l'aurore parut. Au loin, on apercevait les gorges sombres de l'Ossa, sillonnées d'abîmes, où s'entassent les roches écroulées. Plus près, au milieu d'un cirque de montagnes, brillait sur une colline boisée le temple de Dionysos.

      Déjà le soleil dorait les hautes cimes. A mesure qu'ils se rapprochèrent du temple, ils virent arriver de toutes parts des cortèges de mystes, des théories de femmes, des groupes d'initiés. Cette foule grave en apparence, mais intérieurement agitée par une attente tumultueuse, se rencontra au pied de la colline et gravit les abords du sanctuaire. Tous se saluaient comme des amis, agitant les rameaux et les thyrses. Le guide avait disparu ; et le disciple de Delphes se trouva, il ne sut comment, dans un groupe d'initiés aux cheveux brillants, entrelacés de couronnes et de bandelettes de diverses couleurs. Il ne les avait jamais vus et cependant il croyait les reconnaître par un ressouvenir plein de félicité. Eux aussi semblaient l'attendre. Car ils le saluaient comme un frère et le félicitaient de son heureuse arrivée. Entraîné par son groupe et comme porté sur des ailes, il monta jusqu'aux plus hautes marches du temple, lorsqu'un trait de lumière aveuglante entra dans ses yeux. C'était le soleil levant qui lançait sa première flèche dans la vallée et inondait de ses rayons éclatants ce peuple de mystes et d'initiés groupés sur l'escalier du temple et sur toute la colline.

      Aussitôt un chœur entonna le péan. Les portes de bronze du temple s'ouvrirent d'elles-mêmes, et, suivi de l'Hermès et du porte-flambeau, parut le prophète, l'hiérophante, Orphée. Le disciple de Delphes le reconnut avec un frémissement de joie. Vêtu de pourpre, sa lyre d'ivoire et d'or à la main, Orphée rayonnait d'une jeunesse éternelle. Il dit :

      « Salut à vous tous qui êtes venus pour renaître après les douleurs de la terre et qui renaissez en ce moment. Venez boire la lumière du temple, vous qui sortez de la nuit, mystes, femmes, initiés. Venez vous réjouir, vous qui avez souffert ; venez vous reposer, vous qui avez lutté. Le soleil que j'évoque sur vos têtes et qui va briller dans vos âmes n'est pas le soleil des mortels ; c'est la pure lumière de Dionysos, le grand soleil des initiés. Par vos souffrances passées, par l'effort qui vous amène, vous vaincrez, et si vous croyez aux paroles divines, vous avez déjà vaincu. Car après le long circuit des existences ténébreuses, vous sortirez enfin du cercle douloureux des générations, et tous vous vous retrouverez comme un seul corps, comme une seule âme dans la lumière de Dionysos !

      L'étincelle divine qui nous guide sur terre est en nous ; elle devient flambeau dans le temple, étoile dans le ciel. Ainsi grandit la lumière de la Vérité ! Ecoutez vibrer la Lyre aux sept cordes, la Lyre du Dieu... Elle fait mouvoir les mondes. Ecoutez bien ! que le son vous traverse.., et s'ouvriront les profondeurs des cieux !

      Secours aux faibles, consolation aux souffrants, espérance à tous ! Mais malheur aux méchants, aux profanes ! Ils seront confondus. Car dans l'extase des Mystères, chacun voit jusqu'au fond l'âme de l'autre. Les méchants y sont frappés de terreur, les profanateurs de mort.

      Et maintenant que Dionysos a lui sur vous, j'invoque Erôs céleste et tout-puissant. Qu'il soit dans vos amours, dans vos pleurs, dans vos joies. Aimez ; car tout aime, les Démons de l'abîme et les Dieux de l'Ether. Aimez ; car tout aime. Mais aimez la lumière et non les ténèbres. Souvenez-vous du but pendant le voyage. Quand les âmes retournent dans la lumière, elles portent, comme des taches hideuses, sur leur corps sidéral, toutes les fautes de leur vie... Et pour les effacer, il faut qu'elles expient et qu'elles reviennent sur la terre... Mais les purs, mais les forts s'en vont dans le soleil de Dionysos.

      Et maintenant, chantez l'Evohé ! »

      Evohé ! crièrent les héraults aux quatre coins du temple. Evohé ! et les cymbales retentirent. Evohé ! répondit l'assemblée enthousiaste groupée sur les marches du sanctuaire. Et le cri de Dionysos, l'appel sacré à la renaissance, à la vie, roula dans la vallée, répété par mille poitrines, renvoyé par tous les échos des montagnes. Et les pâtres des gorges sauvages de l'Ossa, suspendus avec leurs troupeaux le long des forêts, près des nuages, répondirent : Evohé ! (79)


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(78)  Pausanias raconte que, tous les ans, une théorie se rendait de Delphes à la vallée de Tempé, pour y cueillir le laurier sacré. Cet usage significatif rappelait aux disciples d'Apollon qu'ils se rattachaient à l'initiation orphique et que l'inspiration première d'Orphée était le tronc antique et vigoureux dont le temple de Delphes cueillait les rameaux toujours jeunes et vivants.
      Cette fusion entre la tradition apollinienne et ta tradition orphique se marque encore d'une autre manière dans l'histoire des temples. En effet, la célèbre dispute entre Apollon et Bacchus pour le trépied du temple n'a pas d'autre sens. Bacchus, dit la légende, céda le trépied à son frère et se retira sur le Parnasse. Cela veut dire que Dionysos et l'initiation orphique restèrent le privilège des initiés, tandis qu'Apollon donnait ses oracles au dehors.

(79)  Le cri d'Evohé ! qui se prononçait en réalité : , Vau, , était le cri sacré de tous les initiés de l'Egypte, de la Judée, de la Phénicie, de l'Asie Mineure et de la Grèce. Les 4 lettres sacrées prononcées comme il suit ; Iod – , Vau, représentaient Dieu dans sa fusion éternelle avec la Nature ; elles embrassaient la totalité de l'Etre, l'Univers vivant. Iod (Osiris) signifiait la divinité proprement dite, l'intellect créateur, l'Eternel-Masculin qui est en tout, partout et au-dessus de tout. Hé-Vau-Hé représentait l'Eternel-Féminin Eve, Isis, la Nature, sous toutes les formes visibles et invisibles, fécondée par lui. La plus haute initiation, celle des sciences théogoniques et des arts théurgiques correspondait à la lettre Jod. Un autre ordre de sciences correspondait à chacune des lettres d'Evè – Comme Moïse, Orphée réserva les sciences qui correspondent à la lettre Jod (Jove, Zeus, Jupiter) et l'idée de l'unité de Dieu aux initiés du premier degré, cherchant même à y intéresser le peuple par la poésie, par les arts et leurs vivants symboles. C'est pour cela que le cri d'Evohé ! était ouvertement proclamé dans les fêtes de Dionysos, où l'on admettait, outre les initiés, les simples aspirants aux mystères.
      En cela paraît toute la différence de l'œuvre de Moïse et de l'œuvre d'Orphée. Tous deux partent de l'initiation égyptienne et possèdent la même vérité, mais ils l'appliquent en sens opposé. Moïse âprement, jalousement glorifie le Père, le Dieu mâle. Il confie sa garde à un sacerdoce fermé et soumet le peuple à une discipline implacable, sans révélation. Orphée divinement épris de l'Eternel-Féminin, de la Nature, la glorifie au nom de Dieu qui la pénètre et qu'il veut en faire jaillir dans l'humanité divine. Et voila pourquoi le cri d'Evohé ! devint le cri sacré par excellence dans tous les mystères de la Grèce.




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