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Les Grands Initiés

Edouard Schuré
© France-Spiritualités™






LIVRE VIII
JÉSUS – LA MISSION DU CHRIST


IV – LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS – ENSEIGNEMENT POPULAIRE ET ENSEIGNEMENT ÉSOTÉRIQUE
LES MIRACLES – LES APÔTRES, LES FEMMES

Jusqu'à présent j'ai tâché d'éclairer de sa lumière propre cette partie de la vie de Jésus que les Evangiles ont laissée dans l'ombre ou enveloppée du voile de la légende. J'ai dit par quelle initiation, par quel développement d'âme et de pensée le grand Nazaréen parvint à la conscience messianique. En un mot, j'ai tenté de refaire la genèse intérieure du Christ. Cette genèse une fois reconnue, plus facile sera le reste de ma tâche. La vie publique de Jésus a été racontée par les Evangiles. Il y a dans ces récits des divergences, des contradictions, des soudures. La légende, recouvrant ou exagérant certains mystères, reparaît encore çà et là ; mais de l'ensemble il se dégage une telle unité de pensée et d'action, un caractère si puissant et si original, qu'invinciblement nous nous sentons en présence de la réalité, de la vie. On ne refait pas ces inimitables récits, qui, dans leur simplicité enfantine ou dans leur beauté symbolique, en disent plus que toutes les amplifications. Mais ce qu'il importe de faire aujourd'hui, c'est d'éclairer le rôle de Jésus par les traditions et les vérités ésotériques, c'est de montrer le sens et la portée transcendante de son double enseignement.

      De quelle grande nouvelle était-il porteur, l'Essénien déjà célèbre, qui revenait des rives de la mer Morte dans sa patrie galiléenne, pour y prêcher l'Evangile du Royaume ? Par quoi allait-il changer la face du monde ? La pensée des prophètes venait de s'achever en lui. Fort du don entier de son être, il venait partager avec les hommes ce royaume du ciel qu'il avait conquis dans ses méditations et ses luttes, dans ses douleurs infinies et ses joies sans borne. Il venait déchirer le voile que l'ancienne religion de Moïse avait jeté sur l'au-delà. Il venait dire : « Croyez, aimez, agissez, et que l'espérance soit l'âme de vos actions. Il y a au-delà de cette terre un monde des âmes, une vie plus parfaite. Je le sais, j'en viens, et je vous y mènerai. Mais il ne suffit pas d'y aspirer. Pour y parvenir, il faut commencer par la réaliser ici-bas, en vous-mêmes d'abord, dans l'humanité ensuite. Par quoi ? Par l'Amour, par la Charité active. »

      On vit donc arriver le jeune prophète en Galilée. Il ne disait pas qu'il était le Messie, mais il discutait sur la loi et les prophètes dans les synagogues. Il prêchait au bord du lac de Génézareth, dans les barques des pêcheurs, auprès des fontaines, dans les oasis de verdure qui abondaient alors entre Capharnaüm, Béthsaïda et Korazim. Il guérissait les malades, par imposition des mains, par un regard, par un commandement, souvent par sa seule présence. Des foules le suivaient ; déjà de nombreux disciples s'attachaient à lui. Il les recrutait parmi les gens du peuple, les pêcheurs, les péagers. Car il voulait des natures droites et vierges, ardentes et croyantes, et il s'en emparait irrésistiblement. Il était guidé dans ses choix par ce don de seconde vue qui, de tous temps, a été propre aux hommes d'action, mais surtout aux initiateurs religieux. Un regard lui suffisait pour sonder une âme. Il n'avait pas besoin d'autre épreuve, et quand il disait : Suis moi ! – on le suivait. D'un geste, il appelait à lui les timides, les hésitants, et leur disait : « Venez à moi, vous qui êtes chargés, je vous soulagerai. Mon joug est aisé et mon fardeau léger » (143). Il devinait les plus secrètes pensées des hommes qui, troublés, confondus, reconnaissaient le maître. Quelquefois, dans l'incrédulité, il saluait la droiture. Nathaniel ayant dit : « Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth ? » Jésus reprit : « Voilà un véritable Israélite en qui il n'y a point d'artifice (144) ». De ses adeptes, il n'exigeait ni serment, ni profession de foi, mais seulement qu'on l'aimât, qu'on crût en lui. Il mit en pratique la communauté des biens, non comme une règle absolue, mais comme principe de fraternité entre les siens.

      Jésus commençait ainsi à réaliser dans son petit groupe le royaume du ciel qu'il voulait fonder sur la terre. Le sermon de la montagne nous offre une image de ce royaume déjà formé en germe, avec un résumé de l'enseignement populaire de Jésus. Au sommet de la colline est assis le maître ; les futurs initiés se groupent à ses pieds ; plus bas, le peuple pressé accueille avidement les paroles qui tombent de sa bouche. Qu'annonce le nouveau docteur ? Le jeûne ? La macération ? Les pénitences publiques ? Non ; il dit : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux leur appartient ; heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Il déroule ensuite, dans un ordre ascendant, les quatre vertus douloureuses : le pouvoir merveilleux de l'humilité, de la tristesse pour les autres, de la bonté intime du cœur, de la faim et de la soif de justice. Puis viennent, radieuses, les vertus actives et triomphantes : la miséricorde, la pureté du cœur, la bonté militante, enfin le martyre pour la justice. « Heureux ceux qui ont le cœur pur ; car ils verront Dieu ! » Comme le son d'une cloche d'or, cette parole entrouvre aux yeux des auditeurs le ciel qui s'étoile sur la tête du maître. Ils y voient les humbles vertus, non plus comme de pauvres femmes émaciées, en robes grises de pénitentes, mais transformées en béatitudes, en vierges de lumière, effaçant par leur éclat la splendeur des lys et la gloire de Salomon. Du vent de leurs palmes, elles répandent sur ces cœurs altérés les parfums du royaume céleste.

      Le merveilleux est que ce royaume ne s'épanouit pas dans les lointains du ciel, mais dans l'intérieur des assistants. Ils échangent entre eux des regards étonnés ; ces pauvres en esprit sont devenus tout à coup si riches ! Plus puissant que Moïse, le magicien de l'âme a frappé leur cœur ; une source immortelle en jaillit. Son enseignement populaire est contenu dans ce mot : le royaume du ciel est au-dedans de vous ! Maintenant qu'il leur expose les moyens nécessaires pour atteindre ce bonheur inouï, ils ne s'étonnent plus des choses extraordinaires qu'il leur demande : de tuer jusqu'au désir du mal, de pardonner les offenses, d'aimer ses ennemis. Si puissant est le fleuve d'amour qui déborde de son cœur, qu'il les entraîne. En sa présence, tout leur semble facile. – Immense nouveauté, singulière hardiesse de cet enseignement : le prophète galiléen place la vie intérieure de l'âme au-dessus de toutes les pratiques extérieures, l'invisible au-dessus du visible, le royaume des cieux au-dessus des biens de la terre. Il ordonne de choisir entre Dieu et Mammon. Résumant enfin sa doctrine, il dit : « Aimez votre prochain comme vous-même, et soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Il laissait entrevoir ainsi sous une forme populaire toute la profondeur de la morale et de la science. Car le suprême commandement de l'initiation est de reproduire la perfection divine dans la perfection de l'âme, et le secret de la science réside dans la chaîne des similitudes et des correspondances qui unit en cercles grandissants le particulier à l'universel, le fini et l'infini.

      Si tel fut l'enseignement public et purement moral de Jésus, il est évident qu'il donna à côté de cela un enseignement intime à ses disciples, enseignement parallèle, explicatif du premier, qui en montrait les dessous et pénétrait jusqu'au fond des vérités spirituelles qu'il tenait de la tradition ésotérique des Esséniens et de sa propre expérience. Cette tradition ayant été violemment étouffée par l'Eglise à partir du second siècle, la plupart des théologiens ne connaissent plus la véritable portée des paroles du Christ avec leur sens parfois double et triple, et n'en voient que le sens primaire ou littéral. Pour ceux qui ont approfondi la doctrine des Mystères en Inde, en Egypte et en Grèce, la pensée ésotérique du Christ anime non seulement ses moindres paroles, mais encore tous les actes de sa vie. Déjà visible dans les trois synoptiques, elle perce tout à fait dans l'Evangile de Jean. En voici un exemple qui touche à un point essentiel de la doctrine :

      Jésus est de passage à Jérusalem. Il ne prêche pas encore au temple mais guérit des malades et enseigne chez des amis. L'œuvre d'amour doit préparer le terrain où tombera la bonne semence. Nicodème, Pharisien instruit, avait entendu parler du nouveau prophète. Plein de curiosité, mais ne voulant pas se compromettre vis-à-vis des siens, il demande un entretien secret au Galiléen. Jésus l'accorde. Nicodème arrive la nuit à sa demeure et lui dit : « – Maître ! nous savons que tu es un docteur venu de la part de Dieu ; car personne ne saurait faire ces miracles que tu fais, si Dieu n'est avec lui. – Jésus lui répond : – En vérité, en vérité, je te dis que, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu. – Nicodème demande s'il est possible qu'un homme rentre dans le sein de sa mère et naisse une seconde fois. Jésus répond : – En vérité, je te dis que, si un homme ne naît d'eau et d'esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. (145) »

      Jésus résume sous cette forme évidemment symbolique l'antique doctrine de la régénération déjà connue dans les Mystères de l'Egypte. Renaître par l'eau et par l'esprit, être baptisé d'eau et de feu marque deux degrés de l'initiation, deux étapes du développement interne et spirituel de l'homme. L'eau représente ici la vérité perçue intellectuellement, c'est-à-dire d'une manière abstraite et générale. Elle purifie l'âme et développe son germe spirituel.

      La renaissance par l'esprit ou le baptême par le feu (céleste) signifie l'assimilation de cette vérité par la volonté, de telle sorte qu'elle devienne le sang et la vie, l'âme de toutes les actions. Il en résulte la complète victoire de l'esprit sur la matière, la maîtrise absolue de l'âme spiritualisée sur le corps transformé en instrument docile, maîtrise qui éveille ses facultés endormies, ouvre son sens intérieur, lui donne la vue intuitive de la vérité et l'action directe de l'âme sur l'âme. Cet état équivaut à l'état céleste, appelé royaume de Dieu par Jésus-Christ. Le baptême par l'eau ou initiation intellectuelle est donc un commencement de renaissance ; le baptême par l'esprit est une renaissance totale, une transformation de l'âme par le feu de l'intelligence et de la volonté, et par suite, dans une certaine mesure, des éléments du corps, en un mot une régénération radicale. De là les pouvoirs exceptionnels, qu'elle donne à l'homme.

      Voilà le sens terrestre de l'entretien éminemment théosophique entre Nicodème et Jésus. Il a un second sens, qu'on pourrait appeler en deux mots la doctrine ésotérique sur la constitution de l'homme. Selon cette doctrine, l'homme est triple : corps, âme, esprit. Il a une partie immortelle et indivisible : l'esprit ; une partie périssable et divisible : le corps. L'âme qui les relie participe à la nature des deux. Organisme vivant, elle possède un corps éthéré et fluidique, semblable au corps matériel, qui, sans ce double invisible, n'aurait ni vie, ni mouvement, ni unité. Selon que l'homme obéit aux suggestions de l'esprit ou aux incitations du corps, selon qu'il s'attache de préférence à l'un ou à l'autre, le corps fluidique s'éthérise ou s'épaissit, s'unifie ou se désagrège. Il arrive donc qu'après la mort physique, la plupart des hommes ont à subir une seconde mort de l'âme, qui consiste à se débarrasser des éléments impurs de leur corps astral, quelquefois même, à subir sa lente décomposition ; tandis que l'homme complètement régénéré, ayant formé dès ici-bas son corps spirituel, possède son ciel en lui-même et s'élance dans la région où l'attire son affinité. – Or l'eau, dans l'ésotérisme antique, symbolise la matière fluidique infiniment transformable, comme le feu symbolise l'esprit un. En parlant de la renaissance par l'eau et par l'esprit, le Christ fait allusion à cette double transformation de son être spirituel et de son enveloppe fluidique, qui attend l'homme après sa mort, et sans laquelle il ne peut entrer dans le royaume des âmes glorieuses et des purs esprits. Car « ce qui est né de la chair est chair (c'est-à-dire enchaîné et périssable), et ce qui est né de l'esprit est esprit (c'est-à-dire libre et immortel). Le vent souffle où il veut et tu entends son bruit. Mais tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va. Il en est de même de tout homme qui est né de l'esprit (146). »

      Ainsi parle Jésus devant Nicodème, dans le silence des nuits de Jérusalem. Une petite lampe placée entre eux éclaire à peine les vagues figures des deux interlocuteurs et la colonnade de la chambre haute. Mais les yeux du maître galiléen brillent d'un éclat mystérieux dans l'obscurité. Comment ne pas croire à l'âme, en regardant ces yeux tantôt doux, tantôt flamboyants ? Le docteur pharisien a vu s'écrouler sa science des textes, mais il entrevoit un monde nouveau. Il a vu le rayon dans l'œil du prophète, dont les longs cheveux roux tombent sur les épaules. Il a senti la chaleur puissante, qui émane de son être, l'attirer vers lui. Il a vu paraître et disparaître, comme une auréole magnétique, trois petites flammes blanches autour de ses tempes et de son front. Alors il a cru sentir le vent de l'Esprit passer sur son cœur. – Emu, silencieux, Nicodème regagne furtivement sa maison, dans la nuit profonde. Il continuera à vivre parmi les Pharisiens, mais dans le secret de son cœur il restera fidèle à Jésus.

      Notons encore un point capital de cet enseignement. Dans la doctrine matérialiste, l'âme est une résultante éphémère et accidentelle des forces du corps ; dans la doctrine spiritualiste ordinaire, elle est une chose abstraite, sans lien concevable avec lui ; dans la doctrine ésotérique – seule rationnelle – le corps physique est un produit du travail incessant de l'âme, qui agit sur lui par l'organisme similaire du corps astral, de même que l'univers visible n'est qu'un dynamisme de l'Esprit infini. Voilà pourquoi Jésus donne cette doctrine à Nicodème comme l'explication des miracles qu'il opère. Elle peut servir en effet de clef à sa thérapeutique occulte, pratiquée par lui et par un petit nombre d'adeptes et de saints, avant comme après le Christ. La médecine ordinaire combat les maux du corps en agissant sur le corps. L'adepte ou le saint, étant un foyer de force spirituelle et fluidique, agit directement sur l'âme du malade, et, par son corps astral, sur son corps physique. Il en est de même dans toutes les guérisons magnétiques. Jésus opère par des forces qui existent dans tous les hommes, mais il opère à haute dose, par projections puissantes et concentrées. Il donne aux Scribes et aux Pharisiens son pouvoir de guérir les corps comme une preuve de son pouvoir de pardonner, ou de guérir l'âme, ce qui est son but supérieur. La guérison physique devient ainsi la contre épreuve d'une guérison morale, qui lui permet de dire à l'homme tout entier : Lève-toi et marche ! – La science d'aujourd'hui veut expliquer le phénomène, que les anciens et le moyen-âge appelaient possession, comme un simple trouble nerveux. Explication insuffisante. Des psychologues, qui cherchent à pénétrer plus avant dans le mystère de l'âme, y voient un dédoublement de la conscience, une irruption de sa partie latente. Cette question touche à celle des divers plans de la conscience humaine qui agit tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, et dont le jeu mobile s'étudie dans les divers états somnambuliques. Elle touche également au monde suprasensible. Quoi qu'il en soit, il est certain que Jésus eut la faculté de rétablir l'équilibre dans les corps troublés et de rendre les âmes à leur conscience meilleure. « La magie véritable, a dit Plotin, c'est l'amour avec la haine son contraire. C'est par l'amour et la haine que les magiciens agissent au moyen de leurs philtres et de leurs enchantements. » L'amour à sa plus haute conscience et à sa puissance suprême, telle fut la magie du Christ.

      De nombreux disciples prirent part à son enseignement intime. Mais pour faire durer la nouvelle religion, il fallait un groupe d'élus actifs qui devinssent les piliers du temple spirituel qu'il voulait édifier en face de l'autre. De là l'institution des apôtres. Il ne les choisit pas parmi les Esséniens, parce qu'il avait besoin de natures vigoureuses et vierges, et qu'il voulait implanter sa religion au cœur du peuple. Deux groupes de frères, Simon-Pierre et André, fils de Jonas, d'une part, Jean et Jacques, fils de Zébédée, de l'autre, tous les quatre pêcheurs de profession et de familles aisées, formèrent le noyau des apôtres. Au début de sa carrière, Jésus se montre dans leur maison à Capharnaüm, au bord du lac de Génézareth, où ils avaient leurs pêcheries. Il loge, enseigne chez eux, convertit toute la famille. Pierre et Jean se détachent au premier plan et dominent de haut les douze comme les deux figures principales. – Pierre, cœur droit et simple, esprit naïf et limité, aussi prompt à l'espérance qu'au découragement, mais homme d'action capable de mener les autres par son caractère énergique et sa foi absolue. – Jean, nature renfermée et profonde, d'un enthousiasme si bouillant que Jésus l'appelait « fils du tonnerre. » Avec cela, esprit intuitif, âme ardente presque toujours concentrée sur elle-même, d'habitude rêveuse et triste, avec des éclats formidables, des fureurs apocalyptiques, mais aussi des profondeurs de tendresse que les autres sont incapables de soupçonner, que le maître seul a vues. Lui seul, le silencieux, le contemplatif, comprendra sa pensée intime. Il sera l'Evangéliste de l'amour et de l'intelligence divine, l'apôtre ésotérique par excellence.

      Persuadés par sa parole, convaincus par ses œuvres, dominés par sa grande intelligence et enveloppés de son rayonnement magnétique, les apôtres suivaient le maître de bourgade en bourgade. Les prédications populaires alternaient avec les enseignements intimes. Peu à peu il leur ouvrait sa pensée. Toutefois il gardait encore un profond silence sur lui-même, sur son rôle, sur son avenir. Il leur avait dit que le royaume du ciel était proche, que le Messie allait venir. Déjà les apôtres murmuraient entre eux : C'est lui ! et le répétaient aux autres. Mais lui-même, avec une gravité douce s'appelait simplement « le Fils de l'Homme » expression dont ils ne comprenaient pas encore le sens ésotérique, mais qui semblait vouloir dire dans sa bouche : messager de l'humanité souffrante. Car il ajoutait : « les loups ont leur tanière, mais le Fils de l'Homme n'a pas où poser sa tête. » Les apôtres ne voyaient encore le Messie que selon l'idée juive populaire, et dans leurs naïves espérances, ils concevaient le royaume du ciel comme un gouvernement politique, dont Jésus serait le roi couronné et eux les ministres. Combattre cette idée, la transformer de fond en comble, révéler à ses apôtres le vrai Messie, la royauté spirituelle ; leur communiquer cette vérité sublime qu'il appelait le Père, cette force suprême qu'il appelait l'Esprit, force mystérieuse qui joint ensemble toutes les âmes à l'invisible ; leur montrer par son verbe, par sa vie et par sa mort, un vrai fils de Dieu ; leur laisser la conviction qu'eux et tous les hommes étaient ses frères et pouvaient le rejoindre s'ils le voulaient ; ne les quitter qu'après avoir ouvert à leur espérance toute l'immensité du ciel – voilà l'œuvre prodigieuse de Jésus sûr ses apôtres. Croiront-ils ou ne croiront-ils pas ? Voilà la question du drame qui se joue entre eux et lui. Il en est un plus poignant et plus terrible qui se passe au fond de lui-même. Nous y viendrons bientôt.

      Car à cette heure, un flot de joie submerge la tragique pensée dans la conscience du Christ. La tempête n'a pas encore soufflé sur le lac de Tibériade. C'est le printemps galiléen de l'Evangile, c'est l'aube du royaume de Dieu, c'est le mariage mystique de l'initié avec sa famille spirituelle. Elle le suit, elle voyage avec lui, comme le cortège des paranymphes suit l'époux de la parabole. La troupe croyante se presse sur les traces du maître bien-aimé, aux plages du lac d'azur, enfermé dans ses montagnes comme dans une coupe d'or. Elle va des fraîches rives de Capharnaüm aux massifs d'orangers de Béthsaïda, à la montagneuse Korazim, où des bouquets de palmes ombreuses dominent toute la mer de Génézareth. Dans ce cortège de Jésus, les femmes ont une place à part. Mères ou sœurs de disciples, vierges timides ou pécheresses repenties l'entourent en tout lieu. Attentives, fidèles, passionnées, elles répandent sur ses pas, comme une traînée d'amour, leur éternel parfum de tristesse et d'espérance. Ce n'est pas à elles qu'il a besoin de démontrer qu'il est le Messie. Le voir, cela suffit. L'étrange félicité qui émane de son atmosphère, mêlée à la note d'une souffrance divine et inexprimée qui résonne dans le fond de son être, leur persuade qu'il est le fils de Dieu. Jésus avait étouffé de bonne heure en lui-même le cri de la chair, il avait dompté pendant son séjour chez les Esséniens le pouvoir des sens. Par là il avait conquis l'empire des âmes et le divin pouvoir de pardonner, cette volupté des anges. Il dit à la pécheresse qui se traîne à ses pieds dans un flot de ses cheveux épars et de son baume répandu : « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé. » Mot sublime qui contient toute une rédemption ; car qui pardonne, affranchit.

      Le Christ est le restaurateur et le libérateur de la femme, quoi qu'en aient dit saint Paul et les Pères de l'Eglise, qui, en rabaissant la femme au rôle de servante de l'homme, ont faussé la pensée du maître. Les temps védiques l'avaient glorifiée ; Bouddha s'en était défié ; le Christ la relève en lui rendant sa mission d'amour et de divination. La Femme initiée représente l'Ame dans l'Humanité, Aïsha, comme l'avait nommée Moïse, c'est-à-dire la Puissance de l'Intuition, la Faculté aimante et voyante. L'orageuse Marie-Magdeleine dont Jésus avait chassé sept démons selon l'expression biblique, devint la plus ardente de ses disciples. Ce fut elle qui la première, selon saint Jean, aperçut le divin maître, le Christ spirituel ressuscité sur son tombeau. La légende a voulu voir obstinément dans la femme passionnée et croyante la plus grande adoratrice de Jésus, l'initiée du cœur et elle ne s'est pas trompée. Car son histoire représente toute la régénération de la femme voulue par le Christ.

      C'est dans la ferme de Béthanie, entre Marthe-Marie et Magdeleine, que Jésus aimait à se reposer des labeurs de sa mission, à se préparer aux suprêmes épreuves. C'est là qu'il prodiguait ses plus douces consolations, et qu'en de suaves entretiens il parlait des divins mystères qu'il n'osait pas encore confier à ses disciples. Parfois, à l'heure où l'or du couchant pâlit entre les branches des oliviers, où déjà le crépuscule emmêle leurs fins feuillages, Jésus devenait pensif. Un voile tombait sur son visage lumineux. Il songea, aux difficultés de son œuvre, à la foi chancelante des apôtres, aux puissances ennemies du monde. Le temple, Jérusalem, l'humanité, avec ses crimes et ses ingratitudes, se roulaient sur lui comme une montagne vivante.

      Ses bras dressés vers le ciel seraient-ils assez forts pour la réduire en poussière, ou resterait-il écrasé sous sa masse énorme ? Alors il parlait vaguement d'une épreuve terrible qui l'attendait, et de sa fin prochaine. Frappées de la solennité de sa voix, les femmes n'osaient l'interroger. Quelle que fût l'inaltérable sérénité de Jésus, elles comprenaient que son âme était comme enveloppée du linceul d'une indicible tristesse qui le séparait des joies de la terre. Elles pressentaient la destinée du prophète, elles sentaient sa résolution inébranlable. Pourquoi ces sombres nuages qui s'élevaient du côté de Jérusalem ? Pourquoi ce vent brûlant de fièvre et de mort, qui passait sur leur cœur comme sur les collines flétries de la Judée, aux teintes violettes et cadavéreuses ? Un soir... mystérieuse étoile, une larme brilla dans les yeux de Jésus. Les trois femmes frissonnèrent et leurs larmes silencieuses coulèrent aussi dans la paix de Béthanie. – Elles pleuraient sur lui ; il pleurait sur l'humanité.


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(143)  Matthieu, XI, 28.

(144)  Jean, I, 46.

(145)  Jean, III, 15.

(146)  Jean, III, 6-9.




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