LIVRE VIII
JÉSUS LA MISSION DU CHRIST
IV LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS ENSEIGNEMENT POPULAIRE ET ENSEIGNEMENT ÉSOTÉRIQUE
LES MIRACLES LES APÔTRES, LES FEMMES
Jusqu'à présent j'ai tâché d'éclairer de sa lumière propre cette partie de la vie de Jésus que les Evangiles ont laissée dans l'ombre ou enveloppée du voile de la légende. J'ai dit par quelle initiation, par quel développement d'âme et de pensée le grand Nazaréen parvint à la conscience messianique. En un mot, j'ai tenté de refaire la genèse intérieure du Christ. Cette genèse une fois reconnue, plus facile sera le reste de ma tâche. La vie publique de Jésus a été racontée par les Evangiles. Il y a dans ces récits des divergences, des contradictions, des soudures. La légende, recouvrant ou exagérant certains mystères, reparaît encore çà et là ; mais de l'ensemble il se dégage une telle unité de pensée et d'action, un caractère si puissant et si original, qu'invinciblement nous nous sentons en présence de la réalité, de la vie. On ne refait pas ces inimitables récits, qui, dans leur simplicité enfantine ou dans leur beauté symbolique, en disent plus que toutes les amplifications. Mais ce qu'il importe de faire aujourd'hui, c'est d'éclairer le rôle de Jésus par les traditions et les vérités ésotériques, c'est de montrer le sens et la portée transcendante de son double enseignement.
De quelle grande nouvelle était-il porteur, l'Essénien déjà célèbre, qui revenait des rives de la mer
Morte
dans sa patrie galiléenne, pour y prêcher l'
Evangile du Royaume ? Par quoi allait-il changer la face du monde ? La pensée des prophètes venait de s'achever en lui. Fort du don entier de son être, il venait partager avec les hommes ce royaume du
ciel qu'il avait conquis dans ses méditations et ses luttes, dans ses douleurs infinies et ses joies sans borne. Il venait déchirer le voile que l'ancienne
religion de Moïse avait jeté sur l'au-delà. Il venait dire : « Croyez, aimez, agissez, et que l'espérance soit l'
âme de vos actions. Il y a au-delà de cette terre un monde des
âmes, une vie plus parfaite. Je le sais, j'en viens, et je vous y mènerai. Mais il ne suffit pas d'y aspirer. Pour y parvenir, il faut commencer par la réaliser ici-bas, en vous-mêmes d'abord, dans l'humanité ensuite. Par quoi ? Par l'
Amour, par la
Charité active. »
On vit donc arriver le jeune prophète en Galilée.
Il ne disait pas qu'il était le
Messie, mais il discutait sur la loi et
les prophètes dans les synagogues. Il prêchait au bord du lac de
Génézareth, dans les barques des pêcheurs, auprès des
fontaines, dans les oasis de verdure qui abondaient alors entre
Capharnaüm,
Béthsaïda et Korazim. Il guérissait les malades, par imposition
des mains, par un regard, par un commandement, souvent par sa seule présence.
Des foules le suivaient ; déjà de nombreux
disciples s'attachaient
à lui. Il les recrutait parmi les gens du peuple, les pêcheurs, les
péagers. Car il voulait des natures droites et vierges, ardentes et croyantes,
et il s'en emparait irrésistiblement. Il était guidé dans
ses choix par ce don de seconde
vue qui, de tous temps, a été propre
aux hommes d'action, mais surtout aux
initiateurs religieux. Un regard lui suffisait
pour sonder une
âme. Il n'avait pas besoin d'autre épreuve, et quand
il disait : Suis moi ! on le suivait. D'un geste, il appelait à
lui les timides, les hésitants, et leur disait : « Venez à
moi, vous qui êtes chargés, je vous soulagerai. Mon joug est aisé
et mon fardeau léger »
(143). Il devinait
les plus secrètes pensées des hommes qui, troublés, confondus,
reconnaissaient le maître. Quelquefois, dans l'incrédulité,
il saluait la droiture. Nathaniel ayant dit : « Quelque chose de bon peut-il
venir de Nazareth ? »
Jésus reprit : « Voilà un véritable
Israélite en qui il n'y a point d'artifice
(144)
». De ses
adeptes, il n'exigeait ni serment, ni profession de foi, mais
seulement qu'on l'aimât, qu'on crût en lui. Il mit en pratique la
communauté des biens, non comme une règle absolue, mais comme principe
de fraternité entre les siens.
Jésus commençait ainsi à réaliser
dans son petit groupe le royaume du
ciel qu'il voulait fonder sur la terre. Le
sermon de la
montagne nous offre une image de ce royaume déjà formé
en
germe, avec un résumé de l'enseignement populaire de
Jésus.
Au sommet de la colline est assis le maître ; les futurs
initiés
se groupent à ses pieds ; plus bas, le peuple pressé accueille avidement
les paroles qui tombent de sa bouche. Qu'annonce le nouveau docteur ? Le jeûne
? La
macération ? Les pénitences publiques ? Non ; il dit : «
Heureux les pauvres en
esprit, car le royaume des cieux leur appartient ; heureux
ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Il déroule ensuite,
dans un ordre ascendant, les quatre vertus douloureuses : le pouvoir merveilleux
de l'humilité, de la tristesse pour les autres, de la bonté intime
du cur, de la faim et de la soif de justice. Puis viennent, radieuses, les
vertus actives et triomphantes : la
miséricorde, la pureté du cur,
la bonté militante, enfin le
martyre pour la justice. « Heureux ceux
qui ont le cur pur ; car ils verront
Dieu ! » Comme le son d'une cloche
d'or, cette parole entrouvre aux yeux des auditeurs le
ciel qui s'étoile
sur la tête du maître. Ils y voient les humbles vertus, non plus comme
de pauvres femmes émaciées, en robes grises de pénitentes,
mais transformées en
béatitudes, en vierges de lumière, effaçant
par leur éclat la splendeur des lys et la gloire de Salomon. Du vent de
leurs palmes, elles répandent sur ces curs altérés
les parfums du royaume céleste.
Le merveilleux est que ce royaume ne s'épanouit pas
dans les lointains du
ciel, mais dans l'intérieur des assistants. Ils échangent
entre eux des regards étonnés ; ces pauvres en
esprit sont devenus
tout à coup si riches ! Plus puissant que Moïse, le magicien de l'
âme
a frappé leur cur ; une source immortelle en jaillit.
Son enseignement
populaire est contenu dans ce mot : le royaume du
ciel est au-dedans de vous !
Maintenant qu'il leur expose les moyens nécessaires pour atteindre ce bonheur
inouï, ils ne s'étonnent plus des choses extraordinaires qu'il leur
demande : de tuer jusqu'au désir du mal, de pardonner les offenses, d'aimer
ses
ennemis. Si puissant est le
fleuve d'
amour qui déborde de son cur,
qu'il les entraîne. En sa présence, tout leur semble facile.
Immense nouveauté, singulière hardiesse de cet enseignement : le
prophète galiléen place la vie intérieure de l'
âme
au-dessus de toutes les pratiques extérieures, l'invisible au-dessus du
visible, le royaume des cieux au-dessus des biens de la terre. Il ordonne de choisir
entre
Dieu et Mammon. Résumant enfin sa doctrine, il dit : « Aimez
votre prochain comme vous-même, et soyez parfaits comme votre Père
céleste est parfait. » Il laissait entrevoir ainsi sous une forme
populaire toute la profondeur de la morale et de la science. Car le suprême
commandement de l'
initiation est de reproduire la perfection divine dans la perfection
de l'
âme, et le secret de la science réside dans la chaîne
des similitudes et des correspondances qui unit en cercles grandissants le particulier
à l'universel, le fini et l'
infini.
Si tel fut l'enseignement public et purement moral de
Jésus,
il est évident qu'il donna à côté de cela un enseignement
intime à ses
disciples, enseignement parallèle, explicatif du premier,
qui en montrait les
dessous et pénétrait jusqu'au fond des vérités
spirituelles qu'il tenait de la tradition
ésotérique des Esséniens
et de sa propre expérience. Cette tradition ayant été violemment
étouffée par l'
Eglise à partir du second siècle, la
plupart des
théologiens ne connaissent plus la véritable portée
des paroles du Christ avec leur sens parfois double et triple, et n'en voient
que le sens primaire ou littéral. Pour ceux qui ont approfondi la doctrine
des Mystères en Inde, en Egypte et en Grèce, la pensée
ésotérique
du Christ
anime non seulement ses moindres paroles, mais encore tous les actes
de sa vie. Déjà visible dans les trois synoptiques, elle perce tout
à fait dans l'
Evangile de Jean. En voici un exemple qui touche à
un point essentiel de la doctrine :
Jésus est de passage à Jérusalem. Il
ne prêche pas encore au temple mais guérit des malades et enseigne
chez des amis. L'uvre d'
amour doit préparer le terrain où
tombera la bonne semence.
Nicodème,
Pharisien instruit, avait entendu parler
du nouveau prophète. Plein de curiosité, mais ne voulant pas se
compromettre vis-à-vis des siens, il demande un entretien secret au Galiléen.
Jésus l'accorde.
Nicodème arrive la nuit à sa demeure et
lui dit : « Maître ! nous savons que tu es un docteur venu
de la part de
Dieu ; car personne ne saurait faire ces miracles que tu fais, si
Dieu n'est avec lui.
Jésus lui répond : En vérité,
en vérité, je te dis que, si un homme ne
naît de nouveau,
il ne peut voir le royaume de
Dieu.
Nicodème demande s'il est possible
qu'un homme rentre dans le sein de sa mère et naisse une seconde fois.
Jésus répond : En vérité, je te dis que, si
un homme ne
naît d'eau et d'esprit, il ne peut entrer dans le royaume
de
Dieu.
(145) »
Jésus résume sous cette forme évidemment
symbolique l'antique doctrine de la régénération déjà
connue dans les Mystères de l'Egypte. Renaître par l'
eau et par l'
esprit,
être baptisé d'
eau et de
feu marque deux degrés de l'
initiation,
deux étapes du développement interne et spirituel de l'homme. L'
eau
représente ici la vérité perçue intellectuellement,
c'est-à-dire d'une manière abstraite et générale.
Elle purifie l'
âme et développe son
germe spirituel.
La renaissance par l'
esprit ou le
baptême par le
feu
(céleste) signifie l'assimilation de cette vérité par la
volonté, de telle sorte qu'elle devienne le sang et la vie, l'
âme
de toutes les actions. Il en résulte la complète victoire de l'
esprit
sur la matière, la maîtrise absolue de l'
âme spiritualisée
sur le
corps transformé en instrument docile, maîtrise qui éveille
ses facultés endormies, ouvre son sens intérieur, lui donne la
vue
intuitive de la vérité et l'action directe de l'
âme sur l'
âme.
Cet état équivaut à l'état céleste, appelé
royaume de
Dieu par Jésus-Christ. Le
baptême par l'
eau ou
initiation
intellectuelle est donc un commencement de renaissance ; le
baptême par
l'
esprit est une renaissance totale, une transformation de l'
âme par le
feu de l'intelligence et de la volonté, et par suite, dans une certaine
mesure, des
éléments du
corps, en un mot une régénération
radicale. De là les pouvoirs exceptionnels, qu'elle donne à l'homme.
Voilà le sens terrestre de
l'entretien
éminemment théosophique entre
Nicodème et
Jésus.
Il a un second sens, qu'on pourrait appeler en deux mots la doctrine
ésotérique
sur la constitution de l'homme. Selon cette doctrine, l'homme est triple :
corps,
âme,
esprit. Il a une partie immortelle et indivisible : l'
esprit ; une
partie périssable et divisible : le
corps. L'
âme qui les relie participe
à la nature des deux. Organisme vivant, elle possède un
corps éthéré
et fluidique, semblable au
corps matériel, qui, sans ce double invisible,
n'aurait ni vie, ni mouvement, ni unité. Selon que l'homme obéit
aux suggestions de l'
esprit ou aux incitations du
corps, selon qu'il s'attache
de préférence à l'un ou à l'autre, le
corps fluidique
s'éthérise ou s'épaissit, s'unifie ou se désagrège.
Il arrive donc qu'après la mort physique, la plupart des hommes ont à
subir une seconde mort de l'
âme, qui consiste à se débarrasser
des
éléments impurs de leur
corps astral, quelquefois même,
à subir sa lente
décomposition ; tandis que l'homme complètement
régénéré, ayant formé dès ici-bas son
corps spirituel, possède son
ciel en lui-même et s'élance
dans la région où l'attire son affinité. Or l'
eau,
dans l'
ésotérisme antique, symbolise la matière fluidique
infiniment transformable, comme le
feu symbolise l'
esprit un. En parlant de la
renaissance par l'
eau et par l'
esprit, le Christ fait allusion à cette
double transformation de son être spirituel et de son enveloppe fluidique,
qui attend l'homme après sa mort, et sans laquelle il ne peut entrer dans
le royaume des
âmes glorieuses et des purs
esprits. Car « ce qui est
né de la chair est chair (c'est-à-dire enchaîné et
périssable), et ce qui est né de l'
esprit est
esprit (c'est-à-dire
libre et immortel). Le vent souffle où il veut et tu entends son bruit.
Mais tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va. Il en est de même
de tout homme qui est né de l'
esprit (146). »
Ainsi parle
Jésus devant
Nicodème, dans le
silence des nuits de Jérusalem. Une petite lampe placée entre eux
éclaire à peine les vagues figures des deux interlocuteurs et la
colonnade de la
chambre haute. Mais les yeux du maître galiléen brillent
d'un éclat mystérieux dans l'obscurité. Comment ne pas croire
à l'
âme, en regardant ces yeux tantôt doux, tantôt flamboyants
? Le docteur
pharisien a vu s'écrouler sa science des textes, mais il entrevoit
un monde nouveau. Il a vu le rayon dans l'il du prophète, dont les
longs
cheveux roux tombent sur les épaules. Il a senti la
chaleur puissante,
qui émane de son être, l'attirer vers lui. Il a vu paraître
et disparaître, comme une auréole magnétique, trois petites
flammes blanches autour de ses tempes et de son front. Alors il a cru sentir le
vent de l'
Esprit passer sur son cur. Emu, silencieux,
Nicodème
regagne furtivement sa maison, dans la nuit profonde. Il continuera à vivre
parmi les
Pharisiens, mais dans le secret de son cur il restera fidèle
à
Jésus.
Notons encore un point capital de cet enseignement. Dans
la doctrine matérialiste, l'
âme est une résultante éphémère
et accidentelle des
forces du
corps ; dans la doctrine spiritualiste ordinaire,
elle est une chose abstraite, sans lien concevable avec lui ; dans la doctrine
ésotérique seule rationnelle le
corps physique est
un produit du travail incessant de l'
âme, qui agit sur lui par l'organisme
similaire du
corps astral, de même que l'univers visible n'est qu'un dynamisme
de l'
Esprit infini. Voilà pourquoi
Jésus donne cette doctrine à
Nicodème comme l'explication des miracles qu'il opère. Elle peut
servir en effet de
clef à sa
thérapeutique occulte, pratiquée
par lui et par un petit nombre d'
adeptes et de saints, avant comme après
le Christ. La médecine ordinaire combat les maux du
corps en agissant sur
le
corps. L'
adepte ou le saint, étant un foyer de
force spirituelle et
fluidique, agit directement sur l'
âme du malade, et, par son
corps astral,
sur son
corps physique. Il en est de même dans toutes les guérisons
magnétiques.
Jésus opère par des
forces qui existent dans
tous les hommes, mais il opère à haute dose, par projections puissantes
et concentrées. Il donne aux
Scribes et aux
Pharisiens son pouvoir de guérir
les
corps comme une preuve de son pouvoir de pardonner, ou de guérir l'
âme,
ce qui est son but supérieur. La guérison physique devient ainsi
la contre épreuve d'une guérison morale, qui lui permet de dire
à l'homme tout entier : Lève-toi et marche ! La science d'aujourd'hui
veut expliquer le phénomène, que les anciens et le
moyen-âge
appelaient possession, comme un simple trouble nerveux. Explication insuffisante.
Des psychologues, qui cherchent à pénétrer plus avant dans
le mystère de l'
âme, y voient un dédoublement de la conscience,
une irruption de sa partie latente. Cette question touche à celle des divers
plans de la conscience humaine qui agit tantôt sur l'un, tantôt sur
l'autre, et dont le
jeu mobile s'étudie dans les divers états somnambuliques.
Elle touche également au monde suprasensible. Quoi qu'il en soit, il est
certain que
Jésus eut la faculté de rétablir l'
équilibre
dans les
corps troublés et de rendre les
âmes à leur conscience
meilleure. « La magie véritable, a dit Plotin, c'est l'
amour avec
la haine son contraire. C'est par l'
amour et la haine que les magiciens agissent
au moyen de leurs philtres et de leurs enchantements. » L'
amour à
sa plus haute conscience et à sa puissance suprême, telle fut la
magie du Christ.
De nombreux
disciples prirent part à son enseignement
intime. Mais pour faire durer la nouvelle
religion, il fallait un groupe d'élus
actifs qui devinssent les piliers du temple spirituel qu'il voulait édifier
en face de l'autre. De là l'institution des apôtres. Il ne les choisit
pas parmi les Esséniens, parce qu'il avait besoin de natures vigoureuses
et vierges, et qu'il voulait implanter sa
religion au cur du peuple. Deux
groupes de
frères, Simon-Pierre et André, fils de Jonas, d'une part,
Jean et Jacques, fils de Zébédée, de l'autre, tous les quatre
pêcheurs de profession et de familles aisées, formèrent le
noyau des apôtres. Au début de sa carrière,
Jésus se
montre dans leur maison à
Capharnaüm, au bord du lac de Génézareth,
où ils avaient leurs pêcheries. Il loge, enseigne chez eux, convertit
toute la famille. Pierre et Jean se détachent au premier plan et dominent
de haut les douze comme les deux figures principales. Pierre, cur
droit et simple,
esprit naïf et limité, aussi prompt à l'espérance
qu'au découragement, mais homme d'action capable de mener les autres par
son caractère énergique et sa foi absolue. Jean, nature renfermée
et profonde, d'un enthousiasme si bouillant que
Jésus l'appelait «
fils du tonnerre. » Avec cela,
esprit intuitif,
âme ardente presque
toujours concentrée sur elle-même, d'habitude rêveuse et triste,
avec des éclats formidables, des fureurs apocalyptiques, mais aussi des
profondeurs de tendresse que les autres sont incapables de soupçonner,
que le maître seul a
vues. Lui seul, le silencieux, le contemplatif, comprendra
sa pensée intime. Il sera l'
Evangéliste de l'
amour et de l'intelligence
divine, l'apôtre
ésotérique par excellence.
Persuadés par sa parole, convaincus par ses uvres,
dominés par sa grande intelligence et enveloppés de son rayonnement
magnétique, les apôtres suivaient le maître de bourgade en
bourgade. Les
prédications populaires alternaient avec les enseignements
intimes. Peu à peu il leur ouvrait sa pensée. Toutefois il gardait
encore un profond silence sur lui-même, sur son rôle, sur son avenir.
Il leur avait dit que le royaume du
ciel était proche, que le
Messie allait
venir. Déjà les apôtres murmuraient entre eux : C'est lui
! et le répétaient aux autres. Mais lui-même, avec une gravité
douce s'appelait simplement « le Fils de l'Homme » expression dont
ils ne comprenaient pas encore le sens
ésotérique, mais qui semblait
vouloir dire dans sa bouche : messager de l'humanité souffrante. Car il
ajoutait : « les
loups ont leur tanière, mais le Fils de l'Homme
n'a pas où poser sa tête. » Les apôtres ne voyaient encore
le
Messie que selon l'idée juive populaire, et dans leurs naïves espérances,
ils concevaient le royaume du
ciel comme un gouvernement politique, dont
Jésus
serait le roi couronné et eux les ministres. Combattre cette idée,
la transformer de fond en comble, révéler à ses apôtres
le vrai
Messie, la
royauté spirituelle ; leur communiquer cette vérité
sublime qu'il appelait le Père, cette
force suprême qu'il appelait
l'
Esprit,
force mystérieuse qui joint ensemble toutes les
âmes à
l'invisible ; leur montrer par son verbe, par sa vie et par sa mort, un vrai fils
de
Dieu ; leur laisser la conviction qu'eux et tous les hommes étaient
ses
frères et pouvaient le rejoindre s'ils le voulaient ; ne les quitter
qu'après avoir ouvert à leur espérance toute l'immensité du
ciel voilà l'uvre prodigieuse de
Jésus sûr ses apôtres. Croiront-ils ou ne croiront-ils pas ? Voilà la question du drame qui se joue entre eux et lui. Il en est un plus poignant et plus terrible qui se passe au fond de lui-même. Nous y viendrons bientôt.
Car à cette heure, un flot de joie submerge la tragique pensée dans la conscience du Christ. La tempête n'a pas encore soufflé sur le lac de Tibériade. C'est le printemps galiléen de l'
Evangile, c'est l'aube du royaume de
Dieu, c'est le
mariage mystique de l'
initié avec sa famille spirituelle. Elle le suit, elle voyage avec lui, comme le cortège des paranymphes suit l'
époux de la parabole. La troupe croyante se presse sur les traces du maître bien-aimé, aux plages du lac d'azur, enfermé dans ses
montagnes comme dans une coupe d'or. Elle va des fraîches rives de
Capharnaüm aux massifs d'orangers de Béthsaïda, à la montagneuse Korazim, où des bouquets de palmes ombreuses dominent toute la mer de Génézareth. Dans ce cortège de
Jésus, les femmes ont une place à part. Mères ou surs de
disciples, vierges timides ou pécheresses repenties l'entourent en tout lieu. Attentives, fidèles, passionnées, elles répandent sur ses pas, comme une traînée d'
amour, leur éternel parfum de tristesse et d'espérance. Ce n'est pas à elles qu'il a besoin de démontrer qu'il est le
Messie. Le voir, cela suffit. L'étrange félicité qui émane de son atmosphère, mêlée à la note d'une souffrance divine et inexprimée qui résonne dans le fond de son être, leur persuade qu'il est le fils de
Dieu.
Jésus avait étouffé de bonne heure en lui-même le cri de la chair, il avait dompté pendant son séjour chez les Esséniens le pouvoir des sens. Par là il avait conquis l'empire des
âmes et le divin pouvoir de pardonner, cette volupté des
anges. Il dit à la pécheresse qui se traîne à ses pieds dans un flot de ses
cheveux épars et de son baume répandu : « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé. » Mot sublime qui contient toute une
rédemption ; car qui pardonne, affranchit.
Le Christ est le restaurateur et le libérateur de la femme, quoi qu'en aient dit
saint Paul et les Pères de l'
Eglise, qui, en rabaissant la femme au rôle de servante de l'homme, ont faussé la pensée du maître. Les temps védiques l'avaient glorifiée ; Bouddha s'en était défié ; le Christ la relève en lui rendant sa mission d'
amour et de divination. La Femme
initiée représente l'
Ame dans l'Humanité, Aïsha, comme l'avait nommée Moïse, c'est-à-dire la Puissance de l'Intuition, la Faculté aimante et voyante. L'orageuse Marie-Magdeleine dont
Jésus avait chassé sept démons selon l'expression biblique, devint la plus ardente de ses
disciples. Ce fut elle qui la première, selon saint Jean, aperçut le divin maître, le Christ spirituel ressuscité sur son tombeau. La
légende a voulu voir obstinément dans la femme passionnée et croyante la plus grande adoratrice de
Jésus, l'
initiée du cur et elle ne s'est pas trompée. Car son
histoire représente toute la régénération de la femme voulue par le Christ.
C'est dans la ferme de
Béthanie, entre Marthe-Marie et
Magdeleine, que
Jésus aimait à se reposer des labeurs de sa mission, à se préparer aux suprêmes épreuves. C'est là qu'il prodiguait ses plus douces consolations, et qu'en de suaves entretiens il parlait des divins mystères qu'il n'osait pas encore confier à ses
disciples. Parfois, à l'heure où l'or du couchant pâlit entre les branches des oliviers, où déjà le crépuscule emmêle leurs fins feuillages,
Jésus devenait pensif. Un voile tombait sur son visage lumineux. Il songea, aux difficultés de son uvre, à la foi chancelante des apôtres, aux puissances ennemies du monde. Le temple, Jérusalem, l'humanité, avec ses crimes et ses ingratitudes, se roulaient sur lui comme une
montagne vivante.
Ses bras dressés vers le
ciel seraient-ils assez forts pour la réduire en poussière, ou resterait-il écrasé sous sa masse énorme ? Alors il parlait vaguement d'une épreuve terrible qui l'attendait, et de sa fin prochaine. Frappées de la solennité de sa voix, les femmes n'osaient l'interroger. Quelle que fût l'inaltérable sérénité de
Jésus, elles comprenaient que son
âme était comme enveloppée du
linceul d'une indicible tristesse qui le séparait des joies de la terre. Elles pressentaient la destinée du prophète, elles sentaient sa résolution inébranlable. Pourquoi ces sombres nuages qui s'élevaient du côté de Jérusalem ? Pourquoi ce vent brûlant de fièvre et de mort, qui passait sur leur cur comme sur les collines flétries de la Judée, aux teintes violettes et cadavéreuses ? Un soir... mystérieuse étoile, une larme brilla dans les yeux de
Jésus. Les trois femmes frissonnèrent et leurs larmes silencieuses coulèrent aussi dans la paix de
Béthanie. Elles pleuraient sur lui ; il pleurait sur l'humanité.
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(143) Matthieu, XI, 28.
(144) Jean, I, 46.
(145) Jean, III, 15.
(146) Jean, III, 6-9.