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Les Grands Initiés

Edouard Schuré
© France-Spiritualités™






LIVRE VIII
JÉSUS – LA MISSION DU CHRIST


V – LUTTE AVEC LES PHARISIENS – LA FUITE À CÉSARÉE – LA TRANSFIGURATION

Il dura deux ans, ce printemps galiléen, où, sous la parole du Christ, les lys étincelants des anges semblaient éclore dans l'air embaumé, et l'aurore du royaume du ciel se lever sur les foules attentives. Mais bientôt le ciel s'assombrit, traversé de sinistres éclairs, avant-coureurs d'une catastrophe. L'orage éclata sur la petite famille spirituelle, comme une de ces tempêtes qui balayent le lac de Génézareth et engloutissent, dans leur furie, les frêles barques des pêcheurs. Si les disciples en restèrent consternés, Jésus n'en fut point surpris ; il s'y attendait. Impossible que sa prédication et sa popularité croissante ne missent pas en émoi les autorités religieuses des Juifs. Impossible encore qu'entre elles et lui la lutte ne s'engageât point à fond. Bien plus, la lumière ne pouvait jaillir que de ce choc.

      Les Pharisiens formaient du temps de Jésus un corps compact de six mille hommes. Leur nom Perishin signifiait les séparés ou les distingués. D'un patriotisme exalté, souvent héroïque, mais étroit et orgueilleux, ils représentaient le parti de la restauration nationale ; son existence ne datait que des Macchabées. A côté de la tradition écrite ils admettaient une tradition orale. Ils croyaient aux anges, à la vie future, à la résurrection ; mais ces lueurs d'ésotérisme qui leur venaient de la Perse, ils les noyaient sous les ténèbres d'une interprétation grossière et matérielle. Stricts observateurs de la loi, mais entièrement opposés à l'esprit des prophètes qui mettaient la religion dans l'amour de Dieu et des hommes, ils faisaient consister la piété dans les rites et les pratiques, les jeûnes et les pénitences publiques. On les voyait aux grands jours parcourir les rues, le visage couvert de suie, clamant des prières d'un air contrit et distribuant des aumônes avec ostentation. Du reste, vivant dans le luxe, briguant avec âpreté les charges et le pouvoir. Ils n'en étaient pas moins les chefs du parti démocratique et tenaient le peuple dans leur main. – Les Saducéens, par contre, représentaient le parti sacerdotal et aristocratique. Ils se composaient de familles qui prétendaient exercer le sacerdoce par droit d'hérédité depuis le temps de David. Conservateurs à outrance, ils rejetaient la tradition orale, n'admettaient que la lettre de la loi, niaient l'âme et la vie future. Ils se moquaient également des pratiques tourmenteuses des Pharisiens et de leurs croyances extravagantes. Pour eux, la religion consistait uniquement dans les cérémonies sacerdotales. Ils avaient détenu le pontificat sous les Séleucides, s'entendant parfaitement avec les païens, s'imprégnant même de sophistique grecque et d'épicurisme élégant. Sous les Macchabées, les Pharisiens les avaient évincés du pontificat. Mais sous Hérode et les Romains, ils avaient repris leur place. C'étaient des hommes durs et tenaces, des prêtres bons vivants, n'ayant qu'une foi : celle en leur supériorité, et qu'une idée : garder le pouvoir qu'ils possédaient par tradition.

      Que pouvait apercevoir dans cette religion Jésus, l'initié, l'héritier des prophètes, le voyant d'Engaddi, qui cherchait dans l'ordre social l'image de l'ordre divin, où la justice règne sur la vie, la science sur la justice, l'amour et la sagesse sur tous les trois ? – Au temple, à la place de la science suprême et de l'initiation : l'ignorance matérialiste et agnostique, jouant de la religion comme d'un instrument de pouvoir, en d'autres termes : l'imposture sacerdotale. – Dans les écoles et les synagogues, au lieu du pain de vie et de la rosée céleste tombant dans les cœurs, une morale intéressée, recouverte d'une dévotion formaliste, c'est-à-dire l'hypocrisie. – Très loin au-dessus d'eux, trônant dans un nimbe, César tout-puissant, apothéose du mal, déification de la matière, César seul Dieu du monde d'alors, seul maître possible des Saducéens et des Pharisiens, qu'ils le voulussent ou non. – Jésus, empruntant comme les prophètes une idée à l'ésotérisme persan, avait-il tort de nommer ce règne le règne de Satan ou d'Ahrimane, c'est-à-dire la domination de la matière sur l'esprit, à laquelle il voulait substituer celle de l'esprit sur la matière ? Comme tous les grands réformateurs, il s'attaquait, non aux hommes, qui pouvaient être excellents par exception, mais aux doctrines et aux institutions qui sont les moules de la majorité. Il fallait que le défi fût jeté, la guerre déclarée aux puissances du jour.

      La lutte s'engagea dans les synagogues de la Galilée pour continuer sous les portiques du temple de Jérusalem, où Jésus fit de longs séjours, prêchant et tenant tête à ses adversaires. En ceci comme dans toute sa carrière, Jésus agit avec ce mélange de prudence et d'audace, de réserve méditative et d'action impétueuse qui caractérisait sa nature merveilleusement équilibrée. Il ne prit point l'offensive contre ses adversaires, il attendit leur attaque pour y répondre. Elle ne tarda point. Car, dès les débuts du prophète, les Pharisiens le jalousèrent à cause de ses guérisons et de sa popularité. Bientôt ils soupçonnèrent en lui leur plus dangereux ennemi. Alors, ils l'abordèrent avec cette urbanité railleuse, cette malveillance astucieuse, voilée de douceur hypocrite, qui leur était propre. En savants docteurs, en hommes d'importance et d'autorité, ils lui demandèrent raison de son commerce avec les péagers et les gens de mauvaise vie. Pourquoi aussi ses disciples osaient-ils glaner des épis le jour du sabbat ? Autant de violations graves contre leurs prescriptions. Jésus leur répondit, avec sa douceur et sa largeur, par des paroles de tendresse et de mansuétude. Il essaya sur eux son verbe d'amour. Il leur parla de l'amour de Dieu qui se réjouit plus d'un pécheur repentant que de quelques justes. Il leur raconta la parabole de la brebis perdue et de l'enfant prodigue. Embarrassés, ils se turent. Mais s'étant de nouveau concertés, ils revinrent à la charge lui reprochant de guérir des malades le jour de sabbat. « Hypocrites ! riposta Jésus avec un éclair d'indignation dans les yeux, n'ôtez-vous pas la chaîne du cou de vos bœufs pour les conduire à l'abreuvoir le jour du sabbat, et la fille d'Abraham ne serait pas délivrée ce jour-là des chaînes de Satan ? » Ne sachant plus que dire, les Pharisiens l'accusèrent de chasser les démons au nom de Belzébuth. Jésus leur répondit avec autant d'esprit que de profondeur que le diable ne se chasse pas lui-même, et il ajouta que le péché contre le Fils de l'Homme sera pardonné, mais non celui contre le Saint-Esprit, voulant dire par là qu'il faisait peu de cas des injures contre sa personne, mais que nier le Bien et le Vrai quand on l'a constaté, c'est la perversité intellectuelle, le vice suprême, le mal irrémédiable. Ce mot était une déclaration de guerre. On l'appelait : Blasphémateur ! il répondait : Hypocrites ! – Suppôt de Belzébuth ! il répondait : race de vipères ! A partir de ce moment, la lutte alla s'envenimant et grandissant toujours. Jésus y déploya une dialectique serrée, incisive. Sa parole flagellait comme un fouet, transperçait comme un dard. Il avait changé de tactique ; au lieu de se défendre, il attaquait et répondait aux accusations par des accusations plus fortes, sans pitié pour le vice radical, l'hypocrisie. « Pourquoi transgressez-vous la loi de Dieu à cause de votre tradition ? Dieu a ordonné : Honore ton père et ta mère ; vous dispensez d'honorer les parents quand l'argent afflue au temple. Vous ne servez Isaïe que par les lèvres, vous êtes des dévots sans cœur. »

      Jésus ne cessait pas de se posséder ; mais il s'exaltait, il grandissait dans cette lutte. A mesure qu'on l'attaquait, il s'affirmait plus hautement comme le Messie. Il commençait à menacer le temple, à prédire les malheurs d'Israël, à en appeler aux païens, à dire que le Seigneur enverrait d'autres ouvriers dans sa vigne. Là-dessus, les Pharisiens de Jérusalem s'émurent. Voyant qu'on ne pouvait lui fermer la bouche ni le rétorquer, ils changèrent, eux aussi, de tactique. Ils imaginèrent de l'attirer dans un piège. Ils lui envoyèrent des députations pour lui faire dire une hérésie, qui permettrait au sanhédrin de le saisir comme blasphémateur, au nom de la loi de Moïse, ou de le faire condamner comme rebelle par le gouverneur romain. De là, la question insidieuse sur la femme adultère et sur le denier de César. Pénétrant toujours les desseins de ses ennemis, Jésus les désarma par ses réponses, en profond psychologue et en stratège habile. Le trouvant insaisissable, les Pharisiens tentèrent de l'intimider en le harcelant à chaque pas. Déjà le gros des populations, travaillé par eux, se détournait de lui en voyant qu'il ne restaurait pas le royaume d'Israël. Partout, dans la moindre bourgade, il rencontrait des faces cauteleuses et soupçonneuses, des espions pour le surveiller, des émissaires perfides pour le décourager. Quelques-uns vinrent lui dire « – Retire-toi d'ici, car Hérode (Antipas) veut te faire mourir. » Il répondit fièrement : « – Dites à ce renard : il n'arrive point qu'un prophète meure hors de Jérusalem ! » Cependant il dut passer plusieurs fois la mer de Tibériade et se réfugier sur la rive orientale pour fuir ces embûches. Il n'était plus en sûreté nulle part. Sur ces entrefaites, arriva la mort de Jean-Baptiste, auquel Antipas avait fait trancher la tête, dans la forteresse de Makérous. On dit qu'Annibal voyant la tête de son frère Asdrubal, tué par les Romains, s'écria : « Maintenant je reconnais le destin de Carthage. » Jésus put reconnaître son propre destin dans la mort de son précurseur. Il n'en doutait pas depuis sa vision d'Engaddi ; il n'avait commencé son œuvre qu'en l'acceptant d'avance ; et néanmoins cette nouvelle, apportée par les disciples attristés du prêcheur dans le désert, frappa Jésus comme un avertissement funèbre. Il s'écria : « Ils ne l'ont pas reconnu, mais ils lui ont fait ce qu'ils ont voulu ; c'est ainsi que le Fils de l'Homme souffrira par eux. »

      Les douze s'inquiétaient ; Jésus hésitait sur sa voie. Il ne voulait pas se laisser prendre, mais s'offrir de plein gré, une fois l'œuvre terminée, et finir en prophète à l'heure choisie par lui-même. Déjà traqué depuis un an, habitué à échapper à l'ennemi par des marches et des contremarches, écœuré du peuple, dont il sentait le refroidissement après les jours d'enthousiasme, Jésus résolut encore une fois de fuir avec les siens. Parvenu au haut d'une montagne avec les douze, il se retourna, pour regarder une dernière fois son lac bien-aimé, sur les rives duquel il a voulu faire luire l'aube du royaume des cieux. Il embrassa du regard ces villes couchées au bord des flots ou étagées sur les monts, noyées dans leurs oasis de verdure, et blanches sous le voile doré du crépuscule, toutes ces bourgades chéries où il avait semé la parole de vie et qui maintenant l'abandonnaient. Il eut le pressentiment de l'avenir. D'un regard prophétique, il vit ce pays splendide changé en désert, sous la main vengeresse d'Ismaël, et ces paroles sans colère, mais pleines d'amertume et de mélancolie, tombèrent de sa bouche : « Malheur à toi, Capharnaüm ! Malheur à toi, Korazim ! Malheur à toi, Betsaïda ! » Puis, se tournant vers le monde païen, il prit avec les apôtres le chemin qui remonte la vallée du Jourdain, de Gadara à Césarée de Philippe.

      Triste et longue fut la route de la troupe fugitive à travers de grandes plaines de roseaux et les maremmes du haut Jourdain, sous le soleil ardent de Syrie. On passait la nuit sous la tente des pâtres de buffles, ou chez des Esséniens établis dans les petites bourgades de ce pays perdu. Les disciples oppressés baissaient la tête ; le maître triste et silencieux restait plongé dans sa méditation. Il réfléchissait à l'impossibilité de faire triompher sa doctrine dans le peuple par la prédication, aux machinations redoutables de ses adversaires. La lutte suprême devenait imminente ; il était arrivé à une impasse ; comment en sortir ? D'autre part, sa pensée se reportait avec une sollicitude infinie sur sa famille spirituelle disséminée, et surtout sur les douze apôtres qui, fidèles et confiants, avaient tout quitté pour le suivre, famille, profession, fortune, et qui cependant allaient être déchirés dans leurs cœurs et déçus dans la grande espérance du Messie triomphant. Pouvait-il les abandonner à eux-mêmes ? La vérité avait-elle suffisamment pénétré en eux ? Croiraient-ils quand même en lui et en sa doctrine ? Savaient-ils qui il était ? Sous l'empire de cette préoccupation, il leur demanda un jour : « Que disent les hommes que je suis, moi le Fils de l'Homme ? – Et ils lui répondirent : Les uns disent que tu es Jean-Baptiste ; les autres Jérémie ou l'un des prophètes. – Et vous, qui dites-vous que je suis ? – Alors, Simon-Pierre prenant la parole, dit : Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant (147) ».

      Dans la bouche de Pierre et dans la pensée de Jésus, ce mot ne signifiait pas, comme le voulut plus tard l'Eglise : Tu es l'unique incarnation de l'Etre absolu et tout-puissant, la seconde personne de la Trinité ; mais simplement : tu es l'Elu d'Israël annoncé par les prophètes. Dans l'initiation indoue, égyptienne et grecque, le terme de Fils de Dieu signifiait une conscience identifiée avec la vérité divine, une volonté capable de la manifester. Selon les prophètes, ce Messie devait être la plus grande de ces manifestations. Il serait le Fils de l'Homme, c'est-à-dire l'Elu de l'Humanité terrestre ; le Fils de Dieu, c'est-à-dire l'Envoyé de l'Humanité céleste, et comme tel, ayant en lui le Père ou l'Esprit, qui par Elle règne sur l'univers.

      A cette affirmation de la foi des apôtres par leur porte-parole, Jésus éprouva une joie immense. Donc ses disciples l'avaient compris ; il vivrait en eux ; le lien entre le ciel et la terre serait rétabli. Jésus dit à Pierre : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux ». Par cette réponse, Jésus donne à entendre à Pierre qu'il le considère comme initié au même titre que lui-même : par la vue intérieure et profonde de la vérité. Voilà la vraie, la seule révélation, voilà « la pierre sur laquelle le Christ veut bâtir son église et contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront pas ». Jésus ne compte sur l'apôtre Pierre qu'en tant qu'il aura cette intelligence. Un instant après, celui-ci étant redevenu l'homme naturel, craintif et borné, le maître le traite tout autrement. Jésus ayant annoncé à ses disciples qu'il allait être mis à mort à Jérusalem, Pierre se mit à protester : – « A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne t'arrivera point. » Mais Jésus, comme s'il voyait une tentation de la chair dans ce mouvement de sympathie, qui essayait d'ébranler sa grande résolution, se retourna vivement vers l'apôtre et dit : « Retire-toi de moi, Satan ! tu m'es un scandale, car tu ne comprends point les choses qui sont de Dieu, mais seulement celles qui sont des hommes (148) ». Et le geste impérieux du maître disait : En avant à travers le désert ! – Intimidés par sa voix solennelle, par son regard sévère, les apôtres courbèrent la tête en silence et se remirent en route sur les collines pierreuses de la Gaulonitide. Cette fuite, où Jésus entraînait ses disciples hors d'Israël, ressemblait à une marche vers l'énigme de sa destinée messianique dont il cherchait le dernier mot.

      On était arrivé aux portes de Césarée. La ville devenue païenne depuis Antiochus le Grand s'abritait dans une oasis verdoyante, à la source du Jourdain, au pied des cimes neigeuses de l'Hermon. Elle avait son amphithéâtre, elle resplendissait de palais luxueux et de temples grecs. Jésus la traversa et s'avança jusqu'à l'endroit où le Jourdain s'échappe, d'un flot bouillonnant et clair, d'une caverne de la montagne, comme la vie jaillissante du sein profond de l'immuable nature. Il y avait là un petit temple dédié à Pan, et, dans la grotte, sur les rives du fleuve naissant, une foule de colonnes, de nymphes de marbre et de divinités païennes. Les Juifs avaient en horreur ces signes d'un culte idolâtre. Jésus les regarda sans colère, d'un sourire indulgent. Il y reconnut les effigies imparfaites de la beauté divine dont il portait dans son âme les radieux modèles. Il n'était pas venu pour maudire le paganisme, mais pour le transfigurer ; il n'était pas venu pour jeter l'anathème à la terre et à ses puissances mystérieuses, mais pour lui montrer le ciel. Son cœur était assez grand, sa doctrine assez vaste pour embrasser tous les peuples et dire à tous les cultes : « Levez la tête et reconnaissez que vous avez tous un même Père. » Et cependant il se trouvait là à l'extrême limite d'Israël, traqué comme une bête fauve, serré, étouffé entre deux mondes qui le repoussaient également. Devant lui, le monde païen qui ne le comprenait pas encore et où sa parole expirait impuissante ; derrière lui, le monde juif, le peuple qui lapidait ses prophètes, se bouchait les oreilles pour ne pas entendre son Messie ; la bande des Pharisiens et des Saducéens guettait sa proie. Quel courage surhumain, quelle action inouïe fallait-il donc pour briser tous ces obstacles, pour pénétrer par delà l'idolâtrie païenne et la dureté juive, jusqu'au cœur de cette humanité souffrante qu'il aimait de toutes ses fibres, et lui faire entendre son verbe de résurrection ? Alors, par un retour subit, sa pensée bondit en arrière et redescendit le cours du Jourdain, le fleuve sacré d'Israël ; elle vola du temple de Pan au temple de Jérusalem : elle mesura toute la distance qui séparait le paganisme antique de la pensée universelle des prophètes, et, remontant à sa propre source, comme l'aigle à son nid, elle retourna de la détresse de Césarée à la vision d'Engaddi ! Et voici, de nouveau, il vit surgir de la mer Morte ce fantôme terrible de la croix !... – L'heure était-elle venue du grand sacrifice ? Comme tous les hommes, Jésus avait en lui deux consciences. L'une, terrestre, le berçait d'illusions et lui disait : Qui sait ? peut- être éviterai-je le destin ; l'autre, divine, répétait implacablement : Le chemin de la victoire passe par la porte de l'angoisse. Fallait-il enfin obéir à celle-ci ?

      Dans tous les grands moments de sa vie, nous voyons Jésus se retirer dans la montagne pour prier. Le sage védique n'avait-il pas dit : « La prière soutient le ciel et la terre et domine les Dieux ? » Jésus connaissait cette force des forces. D'habitude, il n'admettait aucun compagnon dans ces retraites, où il descendait dans l'arcane de sa conscience. Cette fois-ci, il emmena Pierre et les deux fils de Zébédée, Jean et Jacques, sur une haute montagne pour y passer la nuit. La légende veut que ce soit le mont Thabor. C'est là qu'eut lieu, entre le maître et les trois disciples les plus initiés, cette scène mystérieuse que les Evangiles racontent sous le nom de Transfiguration. Au dire de Matthieu, les apôtres virent apparaître dans la pénombre transparente d'une nuit d'Orient la forme du maître lumineuse et comme diaphane, sa face resplendir comme le soleil, et ses habits devenir éclatants. comme la lumière, puis deux figures se montrer à ses côtés, qu'ils prirent pour celles de Moïse et d'Elie. Quand ils sortirent tout tremblants de leur étrange prostration qui leur semblait à la fois un sommeil plus profond et une veille plus intense, ils virent le maître seul à côté d'eux, les touchant pour les réveiller tout à fait. Le Christ transfiguré qu'ils avaient contemplé dans ce rêve ne s'effaça plus de leur mémoire (149).

      Mais Jésus lui-même, qu'avait-il vu, qu'avait-il senti et traversé pendant cette nuit, qui précéda l'acte décisif de sa carrière prophétique ? – Un effacement graduel des choses terrestres sous le feu de la prière ; une ascension de sphère en sphère sur les ailes de l'extase ; peu à peu, il lui sembla qu'il rentrait par sa conscience profonde dans une existence antérieure, toute spirituelle et divine. Loin de lui les soleils, les mondes, les terres, tourbillons des incarnations douloureuses ; mais, dans une atmosphère homogène, une substance fluide, une lumière intelligente. Dans cette lumière, des légions d'êtres célestes forment une voûte mouvante, un firmament de corps éthérés, blancs comme la neige, d'où jaillissent de douces fulgurations. Sur la nuée brillante où lui-même est debout, six hommes en habits sacerdotaux et de puissante stature élèvent dans leurs mains réunies un Calice resplendissant. Ce sont six Messies qui ont déjà paru sur la terre ; le septième, c'est lui, et cette Coupe signifie le Sacrifice qu'il doit accomplir en s'y incarnant à son tour. Sous la nuée gronde la foudre ; un abîme noir s'ouvre : le cercle des générations, le gouffre de la vie et de la mort, l'enfer terrestre. Les fils de Dieu, d'un geste suppliant, élèvent la Coupe ; le ciel immobile attend. Jésus, en signe d'assentiment, étend les bras en forme de croix, comme s'il voulait embrasser le monde. Alors, les fils de Dieu se prosternent, la face contre terre ; une troupe d'anges-femmes aux longues ailes et aux yeux baissés, emporte le Calice incandescent vers la voûte de lumière. – L'hosanna retentit de cieux en cieux, mélodieux, ineffable... Mais Lui, sans même l'écouter, plonge dans le gouffre...

      Voilà ce qui s'était passé jadis dans le monde des Essences, dans le sein du Père, où se célèbrent les mystères de l'Amour éternel et où les révolutions des astres passent légères comme des ondes. Voilà ce qu'il avait juré d'accomplir ; voilà pourquoi il était né ; voilà pourquoi il avait lutté jusqu'à ce jour. Et voici que ce grand serment le ressaisissait au terme de son œuvre, par la plénitude de sa conscience divine revenue dans l'extase.

      Serment formidable, effrayant calice ! Il fallait le boire. Après l'ivresse de l'extase, il se réveillait au fond du gouffre, au bord du martyre. Plus de doute ; les temps étaient révolus. Le ciel avait parlé ; la terre criait au secours.

      Alors, rebroussant chemin, par lentes étapes, Jésus redescendit la vallée du Jourdain et prit la route de Jérusalem.


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(147)  Matthieu, XVI, 13-16.

(148)  Matthieu, XVI, 21-23.

(149)  Matthieu, XVII, 1-8.




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