LIVRE VIII
JÉSUS LA MISSION DU CHRIST
V LUTTE AVEC LES PHARISIENS LA FUITE À CÉSARÉE LA TRANSFIGURATION
Il dura deux ans, ce printemps galiléen, où, sous la parole du Christ, les lys étincelants des anges semblaient éclore dans l'air embaumé, et l'aurore du royaume du ciel se lever sur les foules attentives. Mais bientôt le ciel s'assombrit, traversé de sinistres éclairs, avant-coureurs d'une catastrophe. L'orage éclata sur la petite famille spirituelle, comme une de ces tempêtes qui balayent le lac de Génézareth et engloutissent, dans leur furie, les frêles barques des pêcheurs. Si les disciples en restèrent consternés, Jésus n'en fut point surpris ; il s'y attendait. Impossible que sa prédication et sa popularité croissante ne missent pas en émoi les autorités religieuses des Juifs. Impossible encore qu'entre elles et lui la lutte ne s'engageât point à fond. Bien plus, la lumière ne pouvait jaillir que de ce choc.
Les
Pharisiens formaient du temps de
Jésus un
corps compact de six mille hommes. Leur nom
Perishin signifiait les séparés ou les distingués. D'un
patriotisme exalté, souvent héroïque, mais étroit et orgueilleux, ils représentaient le parti de la restauration nationale
; son existence ne datait que des Macchabées. A côté de la tradition écrite ils admettaient une tradition orale. Ils croyaient aux
anges, à la vie future, à la
résurrection ; mais ces lueurs d'
ésotérisme qui leur venaient de la Perse, ils les noyaient sous les ténèbres d'une interprétation grossière et matérielle. Stricts observateurs de la loi, mais entièrement opposés à l'
esprit des prophètes qui mettaient la
religion dans l'
amour de
Dieu et des hommes, ils faisaient consister la piété dans les
rites et les pratiques, les jeûnes et les pénitences publiques. On les voyait aux grands
jours parcourir les rues, le visage couvert de suie, clamant des prières d'un
air contrit et distribuant des aumônes avec ostentation. Du reste, vivant dans le luxe, briguant avec âpreté les charges et le pouvoir. Ils n'en étaient pas moins les chefs du parti
démocratique et tenaient le peuple dans leur main. Les
Saducéens, par contre, représentaient le parti sacerdotal et
aristocratique. Ils se composaient de familles qui prétendaient exercer le sacerdoce par droit d'hérédité depuis le temps de David. Conservateurs à outrance, ils rejetaient la tradition orale, n'admettaient que la lettre de la loi, niaient l'
âme et la vie future. Ils se moquaient également des pratiques tourmenteuses des
Pharisiens et de leurs croyances extravagantes. Pour eux, la
religion consistait uniquement dans les cérémonies sacerdotales. Ils avaient détenu le
pontificat sous les
Séleucides, s'entendant parfaitement avec les païens, s'imprégnant même de sophistique grecque et d'
épicurisme élégant. Sous les Macchabées, les
Pharisiens les avaient évincés du
pontificat. Mais sous Hérode et les Romains, ils avaient repris leur place. C'étaient des hommes durs et tenaces, des
prêtres bons vivants, n'ayant qu'une foi : celle en leur supériorité, et qu'une idée : garder le pouvoir qu'ils possédaient par tradition.
Que pouvait apercevoir dans cette
religion Jésus, l'
initié, l'héritier des prophètes, le
voyant d'Engaddi, qui cherchait dans l'ordre social l'image de l'ordre divin, où la justice règne sur la vie, la science sur la justice, l'
amour et la sagesse sur tous les trois ? Au temple, à la place de la science suprême et de l'
initiation : l'
ignorance matérialiste et agnostique, jouant de la
religion comme d'un instrument de pouvoir, en d'autres termes : l'imposture sacerdotale. Dans les écoles et les synagogues, au lieu du pain de vie et de la rosée céleste tombant dans les curs, une morale intéressée, recouverte d'une dévotion formaliste, c'est-à-dire l'hypocrisie. Très loin au-dessus d'eux, trônant dans un nimbe, César tout-puissant,
apothéose du mal, déification de la matière, César seul
Dieu du monde d'alors, seul maître possible des
Saducéens et des
Pharisiens, qu'ils le voulussent ou non.
Jésus, empruntant comme les prophètes une idée à l'
ésotérisme persan, avait-il tort de nommer ce règne le règne de Satan ou d'
Ahrimane, c'est-à-dire la domination de la matière sur l'
esprit, à laquelle il voulait substituer celle de l'
esprit sur la matière ? Comme tous les grands réformateurs, il s'attaquait, non aux hommes, qui pouvaient être excellents par exception, mais aux doctrines et aux institutions qui sont les moules de la majorité. Il fallait que le défi fût jeté, la guerre déclarée aux puissances du
jour.
La lutte s'engagea dans les synagogues de la Galilée pour continuer sous les portiques du temple de Jérusalem, où
Jésus fit de longs séjours, prêchant et tenant tête à ses adversaires. En ceci comme dans toute sa carrière,
Jésus agit avec ce mélange de prudence et d'audace, de réserve méditative et d'action impétueuse qui caractérisait sa nature merveilleusement équilibrée. Il ne prit point l'offensive contre ses adversaires, il attendit leur attaque pour y répondre. Elle ne tarda point. Car, dès les débuts du prophète, les
Pharisiens le jalousèrent à cause de ses guérisons et de sa popularité. Bientôt ils soupçonnèrent en lui leur plus dangereux
ennemi. Alors, ils l'abordèrent avec cette urbanité railleuse, cette malveillance astucieuse, voilée de douceur hypocrite, qui leur était propre. En savants docteurs, en hommes d'importance et d'autorité, ils lui demandèrent raison de son commerce avec les
péagers et les gens de mauvaise vie. Pourquoi aussi ses
disciples osaient-ils glaner des épis le
jour du sabbat ? Autant de violations graves contre leurs prescriptions.
Jésus leur répondit, avec sa douceur et sa largeur, par des paroles de tendresse et de
mansuétude. Il essaya sur eux son verbe d'
amour. Il leur parla de l'
amour de
Dieu qui se réjouit plus d'un pécheur repentant que de quelques justes. Il leur raconta la parabole de la brebis perdue et de l'
enfant prodigue. Embarrassés, ils se turent. Mais s'étant de nouveau concertés, ils revinrent à la charge lui reprochant de guérir des malades le
jour de sabbat. « Hypocrites ! riposta
Jésus avec un éclair d'indignation dans les yeux, n'ôtez-vous pas la chaîne du cou de vos bufs pour les conduire à l'abreuvoir le
jour du sabbat, et la fille d'Abraham ne serait pas délivrée ce jour-là des chaînes de Satan ? » Ne sachant plus que dire, les
Pharisiens l'accusèrent de chasser les démons au nom de
Belzébuth.
Jésus leur répondit avec autant d'
esprit que de profondeur que le diable ne se chasse pas lui-même, et il ajouta que le péché contre le Fils de l'Homme sera pardonné, mais non celui contre le
Saint-Esprit, voulant dire par là qu'il faisait peu de cas des injures contre sa personne, mais que nier le Bien et le Vrai quand on l'a constaté, c'est la perversité intellectuelle, le vice suprême, le mal irrémédiable. Ce mot était une déclaration de guerre. On l'appelait : Blasphémateur ! il répondait : Hypocrites ! Suppôt de
Belzébuth ! il répondait : race de vipères ! A partir de ce moment, la lutte alla s'envenimant et grandissant toujours.
Jésus y déploya une dialectique serrée, incisive. Sa parole flagellait comme un fouet, transperçait comme un dard. Il avait changé de tactique ; au lieu de se défendre, il attaquait et répondait aux accusations par des accusations plus fortes, sans pitié pour le vice radical, l'hypocrisie. « Pourquoi transgressez-vous la loi de
Dieu à cause de votre tradition ?
Dieu a ordonné : Honore ton père et ta mère ; vous dispensez d'honorer les parents quand l'
argent afflue au temple. Vous ne servez Isaïe que par les lèvres, vous êtes des dévots sans cur. »
Jésus ne cessait pas de se posséder ; mais il s'exaltait, il grandissait dans cette lutte. A mesure qu'on l'attaquait, il s'affirmait plus hautement comme le
Messie. Il commençait à menacer le temple, à prédire les malheurs d'Israël, à en appeler aux païens, à dire que le Seigneur enverrait d'autres ouvriers dans sa vigne. Là-dessus, les
Pharisiens de Jérusalem s'émurent.
Voyant qu'on ne pouvait lui
fermer la bouche ni le rétorquer, ils changèrent, eux aussi, de tactique. Ils imaginèrent de l'attirer dans un piège. Ils lui envoyèrent des députations pour lui faire dire une hérésie, qui permettrait au
sanhédrin de le saisir comme blasphémateur, au nom de la loi de Moïse, ou de le faire condamner comme rebelle par le gouverneur
romain. De là, la question insidieuse sur la femme adultère et sur le denier de César. Pénétrant toujours les desseins de ses
ennemis,
Jésus les désarma par ses réponses, en profond psychologue et en stratège habile. Le trouvant insaisissable, les
Pharisiens tentèrent de l'intimider en le harcelant à chaque pas. Déjà le gros des populations, travaillé par eux, se détournait de lui en
voyant qu'il ne restaurait pas le royaume d'Israël. Partout, dans la moindre bourgade, il rencontrait des faces
cauteleuses et soupçonneuses, des espions pour le surveiller, des émissaires perfides pour le décourager. Quelques-uns vinrent lui dire « Retire-toi d'ici, car Hérode (Antipas) veut te faire mourir. » Il répondit fièrement : «
Dites à ce renard : il n'arrive point qu'un prophète meure hors de Jérusalem ! » Cependant il dut passer plusieurs fois la mer de Tibériade et se réfugier sur la rive orientale pour fuir ces embûches. Il n'était plus en sûreté nulle part. Sur ces entrefaites, arriva la mort de Jean-Baptiste, auquel Antipas avait fait trancher la tête, dans la forteresse de Makérous. On dit qu'Annibal
voyant la tête de son
frère Asdrubal, tué par les Romains, s'écria : « Maintenant je reconnais le
destin de Carthage. »
Jésus put reconnaître son propre
destin dans la mort de son précurseur. Il n'en doutait pas depuis sa vision d'Engaddi ; il n'avait commencé son uvre qu'en l'acceptant d'avance ; et néanmoins cette nouvelle, apportée par les
disciples attristés du prêcheur dans le désert, frappa
Jésus comme un avertissement funèbre. Il s'écria : « Ils ne l'ont pas reconnu, mais ils lui ont fait ce qu'ils ont voulu ; c'est ainsi que le Fils de l'Homme souffrira par eux. »
Les douze s'inquiétaient ;
Jésus hésitait sur sa voie. Il ne voulait pas se laisser prendre, mais s'offrir de plein gré, une fois l'uvre terminée, et finir en prophète à l'heure choisie par lui-même. Déjà traqué depuis un an, habitué à échapper à l'
ennemi par des marches et des contremarches, écuré du peuple, dont il sentait le refroidissement après les
jours d'enthousiasme,
Jésus résolut encore une fois de fuir avec les siens. Parvenu au haut d'une
montagne avec les douze, il se retourna, pour regarder une dernière fois son lac bien-aimé, sur les rives duquel il a voulu faire luire l'aube du royaume des cieux. Il embrassa du regard ces villes couchées au bord des flots ou étagées sur les monts, noyées dans leurs oasis de verdure, et blanches sous le voile doré du crépuscule, toutes ces bourgades chéries où il avait semé la parole de vie et qui maintenant l'abandonnaient. Il eut le pressentiment de l'avenir. D'un regard prophétique, il vit ce pays splendide changé en désert, sous la main vengeresse d'Ismaël, et ces paroles sans colère, mais pleines d'amertume et de mélancolie, tombèrent de sa bouche : « Malheur à toi,
Capharnaüm ! Malheur à toi, Korazim ! Malheur à toi, Betsaïda ! » Puis, se tournant vers le monde païen, il prit avec les apôtres le chemin qui remonte la vallée du
Jourdain, de Gadara à
Césarée de Philippe.
Triste et longue fut la route de la troupe fugitive à
travers de grandes plaines de roseaux et les maremmes du haut
Jourdain, sous le
soleil ardent de Syrie. On passait la nuit sous la tente des pâtres de buffles,
ou chez des Esséniens établis dans les petites bourgades de ce pays
perdu. Les
disciples oppressés baissaient la tête ; le maître
triste et silencieux restait plongé dans sa méditation. Il réfléchissait
à l'impossibilité de faire triompher sa doctrine dans le peuple
par la
prédication, aux machinations redoutables de ses adversaires. La
lutte suprême devenait
imminente ; il était arrivé à
une impasse ; comment en sortir ? D'autre part, sa pensée se reportait
avec une sollicitude infinie sur sa famille spirituelle disséminée,
et surtout sur les douze apôtres qui, fidèles et confiants, avaient
tout quitté pour le suivre, famille, profession, fortune, et qui cependant
allaient être déchirés dans leurs curs et déçus
dans la grande espérance du
Messie triomphant. Pouvait-il les abandonner
à eux-mêmes ? La vérité avait-elle suffisamment pénétré
en eux ? Croiraient-ils quand même en lui et en sa doctrine ? Savaient-ils
qui il était ? Sous l'empire de cette préoccupation, il leur demanda
un
jour : « Que disent les hommes que je suis, moi le Fils de l'Homme ?
Et ils lui répondirent : Les uns disent que tu es Jean-Baptiste
; les autres
Jérémie ou l'un des prophètes. Et vous,
qui dites-vous que je suis ? Alors, Simon-Pierre prenant la parole, dit
: Tu es le Christ, le fils du
Dieu vivant
(147) ».
Dans la bouche de Pierre et dans la pensée de
Jésus,
ce mot ne signifiait pas, comme le voulut plus tard l'
Eglise : Tu es l'unique
incarnation de l'Etre absolu et tout-puissant, la seconde personne de la
Trinité
; mais simplement : tu es l'Elu d'Israël annoncé par les prophètes.
Dans l'
initiation indoue, égyptienne et grecque, le terme de
Fils de
Dieu signifiait
une conscience identifiée avec la vérité
divine, une volonté capable de la manifester. Selon les prophètes,
ce
Messie devait être la plus grande de ces manifestations. Il serait le
Fils de l'Homme, c'est-à-dire l'Elu de l'Humanité terrestre ; le
Fils de
Dieu, c'est-à-dire l'Envoyé de l'Humanité céleste,
et comme tel, ayant en lui le Père ou l'
Esprit, qui par Elle règne
sur l'univers.
A cette affirmation de la foi des
apôtres par leur porte-parole,
Jésus éprouva une joie immense.
Donc ses
disciples l'avaient compris ; il vivrait en eux ; le lien entre le
ciel
et la terre serait rétabli.
Jésus dit à Pierre : «
Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce n'est pas la chair et le sang qui
t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les
cieux ». Par cette réponse,
Jésus donne à entendre
à Pierre qu'il le considère comme
initié au même titre
que lui-même : par la
vue intérieure et profonde de la vérité.
Voilà la vraie, la seule révélation, voilà «
la pierre sur laquelle le Christ veut bâtir son
église et contre
laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront pas ».
Jésus
ne compte sur l'apôtre Pierre qu'en tant qu'il aura cette intelligence.
Un instant après, celui-ci étant redevenu l'homme naturel, craintif
et borné, le maître le traite tout autrement.
Jésus ayant
annoncé à ses
disciples qu'il allait être mis à mort
à Jérusalem, Pierre se mit à protester : « A
Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne t'arrivera point. » Mais
Jésus,
comme s'il voyait une tentation de la chair dans ce mouvement de sympathie, qui
essayait d'ébranler sa grande résolution, se retourna vivement vers
l'apôtre et dit : « Retire-toi de moi, Satan ! tu m'es un scandale,
car tu ne comprends point les choses qui sont de
Dieu, mais seulement celles qui
sont des hommes
(148) ». Et le geste impérieux
du maître disait : En avant à travers le désert ! Intimidés
par sa voix solennelle, par son regard sévère, les apôtres
courbèrent la tête en silence et se remirent en route sur les collines
pierreuses de la Gaulonitide. Cette fuite, où
Jésus entraînait
ses
disciples hors d'Israël, ressemblait à une marche vers l'
énigme
de sa destinée
messianique dont il cherchait le dernier mot.
On était arrivé aux portes de
Césarée.
La ville devenue païenne depuis Antiochus le Grand s'abritait dans une oasis
verdoyante, à la source du
Jourdain, au pied des cimes neigeuses de l'Hermon.
Elle avait son amphithéâtre, elle resplendissait de palais luxueux
et de temples grecs.
Jésus la traversa et s'avança jusqu'à
l'endroit où le
Jourdain s'échappe, d'un flot bouillonnant et clair,
d'une caverne de la
montagne, comme la vie jaillissante du sein profond de l'
immuable
nature. Il y avait là un petit temple dédié à
Pan,
et, dans la grotte, sur les rives du
fleuve naissant, une foule de colonnes, de
nymphes de marbre et de divinités païennes. Les Juifs avaient en horreur
ces signes d'un culte idolâtre.
Jésus les regarda sans colère,
d'un sourire indulgent. Il y reconnut les effigies imparfaites de la beauté
divine dont il portait dans son
âme les radieux modèles. Il n'était
pas venu pour maudire le
paganisme, mais pour le transfigurer ; il n'était
pas venu pour jeter l'
anathème à la terre et à ses puissances
mystérieuses, mais pour lui montrer le
ciel.
Son cur était
assez grand, sa doctrine assez vaste pour embrasser tous les peuples et dire à
tous les cultes : « Levez la tête et reconnaissez que vous avez tous
un même Père. » Et cependant il se trouvait là à
l'extrême limite d'Israël, traqué comme une bête fauve,
serré, étouffé entre deux mondes qui le repoussaient également.
Devant lui, le monde païen qui ne le comprenait pas encore et où sa
parole expirait impuissante ; derrière lui, le monde juif, le peuple qui
lapidait ses prophètes, se bouchait les oreilles pour ne pas entendre son
Messie ; la bande des
Pharisiens et des
Saducéens guettait sa proie. Quel
courage surhumain, quelle action inouïe fallait-il donc pour briser tous
ces obstacles, pour pénétrer par delà l'
idolâtrie païenne
et la dureté juive, jusqu'au cur de cette humanité souffrante
qu'il aimait de toutes ses fibres, et lui faire entendre son verbe de
résurrection
? Alors, par un retour subit, sa pensée bondit en arrière et redescendit le cours du
Jourdain, le
fleuve sacré d'Israël ; elle vola du temple de
Pan au temple de Jérusalem : elle mesura toute la distance qui séparait le
paganisme antique de la pensée universelle des prophètes, et, remontant à sa propre source, comme l'
aigle à son nid, elle retourna de la détresse de
Césarée à la vision d'Engaddi ! Et voici, de nouveau, il vit surgir de la mer
Morte ce fantôme terrible de la
croix !... L'heure était-elle venue du grand sacrifice ? Comme tous les hommes,
Jésus avait en lui deux consciences. L'une, terrestre, le berçait d'illusions et lui disait : Qui sait ? peut- être éviterai-je le
destin ; l'autre, divine, répétait implacablement : Le chemin de la victoire passe par la porte de l'angoisse. Fallait-il enfin obéir à celle-ci ?
Dans tous les grands moments de sa vie, nous voyons
Jésus se retirer dans la
montagne pour prier. Le sage védique n'avait-il pas dit : « La prière soutient le
ciel et la terre et domine les
Dieux ? »
Jésus connaissait cette
force des
forces. D'habitude, il n'admettait aucun
compagnon dans ces retraites, où il descendait dans l'
arcane de sa conscience. Cette fois-ci, il emmena Pierre et les deux fils de Zébédée, Jean et Jacques, sur une haute
montagne pour y passer la nuit. La
légende veut que ce soit le mont Thabor. C'est là qu'eut lieu, entre le maître et les trois
disciples les plus
initiés, cette scène mystérieuse que les
Evangiles racontent sous le nom de
Transfiguration. Au dire de Matthieu, les apôtres virent apparaître dans la pénombre transparente d'une nuit d'Orient la forme du maître lumineuse et comme
diaphane, sa face resplendir comme le
soleil, et ses habits devenir éclatants. comme la lumière, puis deux figures se montrer à ses côtés, qu'ils prirent pour celles de Moïse et d'
Elie. Quand ils sortirent tout tremblants de leur étrange prostration qui leur semblait à la fois un sommeil plus profond et une veille plus intense, ils virent le maître seul à côté d'eux, les touchant pour les réveiller tout à fait. Le Christ transfiguré qu'ils avaient contemplé dans ce rêve ne s'effaça plus de leur mémoire
(149).
Mais
Jésus lui-même, qu'avait-il vu, qu'avait-il senti et traversé pendant cette nuit, qui précéda l'acte décisif de sa carrière prophétique ? Un effacement graduel des choses terrestres sous le
feu de la prière ; une ascension de
sphère en
sphère sur les ailes de l'extase ; peu à peu, il lui sembla qu'il rentrait par sa conscience profonde dans une existence antérieure, toute spirituelle et divine. Loin de lui les soleils, les mondes, les terres, tourbillons des incarnations douloureuses ; mais, dans une atmosphère
homogène, une substance fluide, une lumière intelligente. Dans cette lumière, des
légions d'êtres célestes forment une voûte mouvante, un
firmament de
corps éthérés, blancs comme la neige, d'où jaillissent de douces fulgurations. Sur la nuée brillante où lui-même est debout, six hommes en habits sacerdotaux et de puissante stature élèvent dans leurs mains réunies un Calice resplendissant. Ce sont six
Messies qui ont déjà paru sur la terre ; le septième, c'est lui, et cette Coupe signifie le Sacrifice qu'il doit accomplir en s'y incarnant à son tour. Sous la nuée gronde la foudre ; un abîme noir s'ouvre : le cercle des
générations, le
gouffre de la vie et de la mort, l'enfer terrestre. Les fils de
Dieu, d'un geste suppliant, élèvent la Coupe ; le
ciel immobile attend.
Jésus, en signe d'assentiment, étend les bras en forme de
croix, comme s'il voulait embrasser le monde. Alors, les fils de
Dieu se prosternent, la face contre terre ; une troupe d'anges-femmes aux longues ailes et aux yeux baissés, emporte le Calice incandescent vers la voûte de lumière. L'
hosanna retentit de cieux en cieux, mélodieux,
ineffable... Mais Lui, sans même l'écouter, plonge dans le
gouffre...
Voilà ce qui s'était passé jadis dans le monde des Essences, dans le sein du Père, où se célèbrent les mystères de l'
Amour éternel et où les révolutions des astres passent légères comme des ondes. Voilà ce qu'il avait juré d'accomplir ; voilà pourquoi il était né ; voilà pourquoi il avait lutté jusqu'à ce
jour. Et voici que ce grand serment le ressaisissait au terme de son uvre, par la plénitude de sa conscience divine revenue dans l'extase.
Serment formidable, effrayant calice ! Il fallait le boire. Après l'ivresse de l'extase, il se réveillait au fond du
gouffre, au bord du
martyre. Plus de doute ; les temps étaient révolus. Le
ciel avait parlé ; la terre criait au secours.
Alors, rebroussant chemin, par lentes étapes,
Jésus redescendit la vallée du
Jourdain et prit la route de Jérusalem.
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(147) Matthieu, XVI, 13-16.
(148) Matthieu, XVI, 21-23.
(149) Matthieu, XVII, 1-8.