LIVRE VIII
JÉSUS LA MISSION DU CHRIST
VI DERNIER VOYAGE À JÉRUSALEM LA PROMESSE
LA CÈNE, LE PROCÈS, LA MORT ET LA RÉSURRECTION
« Hosanna au fils de David ! » Ce cri retentissait sur les pas de Jésus, à son entrée par la porte orientale de Jérusalem, et les branches de palmier pleuvaient sous ses pieds. Ceux qui l'accueillaient avec tant d'enthousiasme étaient des adhérents du prophète galiléen, accourus des environs et de l'intérieur de la ville pour cette ovation. Ils saluaient le libérateur d'Israël, qui bientôt serait couronné roi. Les douze apôtres qui l'accompagnaient partageaient encore cette illusion obstinée, malgré les prédictions formelles de Jésus. Lui seul, le Messie acclamé, savait qu'il marchait au supplice et que les siens ne pénétreraient dans le sanctuaire de sa pensée qu'après sa mort. Il s'offrait résolument, de pleine conscience et de pleine volonté. De là sa résignation, sa douce sérénité. Tandis qu'il passait sous le porche colossal, percé dans la sombre forteresse de Jérusalem, la clameur s'engouffrait sous la voûte et le poursuivait comme la voix du Destin, qui saisit sa proie : « Hosanna au fils de David ! »
Par cette entrée solennelle,
Jésus déclarait publiquement aux autorités
religieuses de Jérusalem qu'il assumait le rôle du
Messie avec toutes ses conséquences. Le lendemain, il parut au temple, dans la cour des Gentils, et s'avançant vers les marchands de bêtes et les changeurs, dont les faces d'usuriers et le cliquetis assourdissant des monnaies profanaient le parvis du saint lieu, il leur dit cette parole d'Isaïe : « Il est écrit : ma maison sera une maison de prière, et vous en faites une caverne de brigands. » Les marchands s'enfuirent, emportant leurs tables et leurs sacs d'
argent, intimidés par les partisans du prophète, qui l'entouraient comme d'un rempart solide, mais plus encore par son regard flamboyant et son geste impérieux. Les
prêtres ébahis s'étonnèrent de cette audace et restèrent effrayés de tant de puissance. Une députation du
sanhédrin vint lui en demander raison avec ces mots : « Par quelle autorité fais-tu ces choses ? » A cette question captieuse,
Jésus, selon son habitude, répondit par une question non moins embarrassante pour ses adversaires : « Le
baptême de Jean, d'où venait-il, du
ciel ou des hommes ? » Si les
Pharisiens avaient répondu : Il vient du
ciel,
Jésus leur eût dit : Alors, pourquoi n'y avez vous pas cru ? S'ils avaient dit : il vient des hommes, ils avaient à craindre le peuple qui tenait Jean-Baptiste pour un prophète. Ils répondirent donc : Nous n'en savons rien. Et moi, leur dit
Jésus, je ne vous dirai pas non plus par quelle autorité je fais ces choses. Mais le coup paré, il prit l'offensive et ajouta : « Je vous dis en vérité que les
péagers et les femmes de mauvaise vie vous devancent au royaume de
Dieu. » Puis il les compara, dans une parabole, au mauvais vigneron qui tue le fils du maître pour avoir l'héritage de la vigne, et se nomma lui-même « la pierre angulaire qui les écraserait. » Par ces actes, par ces paroles, on voit qu'à son dernier voyage dans la capitale d'Israël,
Jésus voulut se
couper la retraite. On tenait depuis longtemps de sa bouche les deux grands chefs d'accusation nécessaires pour le perdre : ses menaces contre le temple et l'affirmation qu'il était le
Messie. Ses dernières attaques exaspérèrent ses
ennemis. A partir de ce moment, sa mort, résolue par les autorités, ne fut plus qu'un affaire de temps. Dès son arrivée, les membres le plus influents du
Sanhédrin,
Saducéens et
Pharisiens, réconciliés dans la haine contre
Jésus, s'étaient entendus pour faire périr « le séducteur du peuple ». On hésitait seulement à le saisir en public, car on redoutait un soulèvement populaire. Plusieurs fois déjà, des sergents qu'on avait envoyés contre lui s'en étaient revenus, gagnés par sa parole ou effrayés par les rassemblements. Plusieurs fois les soldats du temple l'avaient vu disparaître au milieu d'eux d'une manière incompréhensible. C'est ainsi que l'empereur Domitien, fasciné, suggestionné et comme frappé de cécité par le mage qu'il voulait condamner, vit disparaître
Apollonius de Tyane, devant son tribunal et au milieu de ses gardes ! La lutte entre
Jésus et les
prêtres continuait ainsi de
jour en
jour, avec une haine croissante de leur côté, et du sien avec une vigueur, une impétuosité, un enthousiasme surexcités par la certitude qu'il avait de l'issue fatale. Ce fut le dernier assaut de
Jésus contre les puissances du
jour. Il y déploya une extrême énergie, et toute cette
force masculine qui revêtait comme une armure la tendresse sublime, qu'on peut appeler : l'Eternel-Féminin de son
âme. Ce combat formidable se termina par les terribles malédictions contre les falsificateurs de la
religion : « Malheur à vous,
scribes et
Pharisiens, qui fermez le royaume des cieux à ceux qui veulent y entrer ! Insensés et aveugles, qui payez la dîme et négligez la justice, la
miséricorde et la
fidélité ! Vous ressemblez aux
sépulcres blanchis qui paraissent beaux par dehors, mais qui au-dedans sont pleins d'ossements des morts et de toute sorte de pourriture ! »
Après avoir ainsi stigmatisé pour les siècles l'hypocrisie
religieuse et la fausse autorité sacerdotale,
Jésus considéra sa lutte comme terminée. Il sortit de Jérusalem, suivi de ses
disciples, et prit avec eux le chemin du
Mont des Oliviers. En le gravissant, on apercevait, d'en haut, le temple d'Hérode dans toute sa majesté, avec ses terrasses, ses vastes portiques, son revêtement de marbre blanc incrusté de
jaspe et de porphyre, l'étincellement de sa toiture lamée d'or et d'
argent. Les
disciples, découragés, pressentant une catastrophe, lui firent remarquer la splendeur de l'édifice que le maître quittait pour toujours. Il y avait dans leur ton une nuance de mélancolie et de regret. Car ils avaient espéré jusqu'au dernier moment y siéger comme
juges d'Israël, autour du
Messie couronné pontife-roi.
Jésus se retourna, mesura le temple des yeux et dit : « Voyez-vous tout cela ?
Pas une pierre ne restera sur l'autre
(150). » Il jugeait de la durée du temple de Jéhova par la valeur morale de ceux qui le détenaient. Il comprenait que le fanatisme, l'intolérance et la haine n'étaient pas des armes suffisantes contre les
béliers et les
haches du César romain. Avec son regard d'
initié, devenu plus perçant par cette clairvoyance que donne l'approche de la mort, il voyait l'orgueil judaïque, la politique des rois, toute l'
histoire juive aboutir fatalement à cette catastrophe. Le triomphe n'était pas là ; il était dans la pensée des prophètes, dans cette
religion universelle, dans ce temple invisible, dont lui seul avait pleine conscience à cette heure. Quant à l'antique citadelle de
Sion et au temple de pierre, il voyait déjà l'
ange de la
destruction debout à ses portes, une torche à la main.
Jésus savait que son heure était proche, mais
il ne voulait pas se laisser surprendre par le
sanhédrin et se retira à
Béthanie. Comme il avait une prédilection pour le mont des Oliviers,
il y venait presque tous les
jours s'entretenir avec ses
disciples. De cette
hauteur,
on jouit d'une
vue admirable. L'il embrasse les sévères
montagnes
de la Judée et de
Moab aux teintes bleuâtres et violacées
; on aperçoit au loin un bout de la mer
Morte comme un miroir de plomb,
d'où s'échappent des vapeurs sulfureuses. Au pied du mont s'étend
Jérusalem que dominent le temple et la citadelle de
Sion. Encore aujourd'hui,
quand le crépuscule descend dans les gorges funèbres d'Hinnôm
et de Josaphat, la cité de David et du Christ, protégée par
les fils d'Ismaël, surgit imposante de ces sombres vallées. Ses coupoles,
ses minarets retiennent la lumière mourante du
ciel et semblent toujours
attendre les
anges du
jugement. C'est là que
Jésus donna à
ses
disciples ses dernières instructions sur l'avenir de la
religion qu'il
était venu fonder et sur les destinées futures de l'humanité,
leur léguant ainsi sa promesse terrestre et divine, profondément
liée à son enseignement
ésotérique.
Il est clair que les rédacteurs des
Evangiles synoptiques
ne nous ont transmis les discours apocalyptiques de
Jésus que dans une
confusion qui les rend presque indéchiffrables. Leur sens ne commence à
devenir intelligible que dans celui de Jean. Si
Jésus avait réellement
cru à son retour sur les nuages, quelques années après sa
mort, comme l'admet l'exégèse naturaliste ; ou bien, s'il s'était
figuré que la fin du monde et le
jugement dernier des hommes auraient lieu
sous cette forme, comme le croit la
théologie orthodoxe, il n'eût
été qu'un illuminé chimérique, un visionnaire très
médiocre, au lieu du sage
initié, du
Voyant sublime que démontre chaque mot de son enseignement, chaque pas de sa vie. Evidemment, ici plus que jamais, ses paroles doivent être entendues dans le sens
allégorique, selon le
symbolisme transcendant des prophètes. Celui des quatre
Evangiles qui nous a le mieux transmis l'enseignement
ésotérique du maître, celui de Jean, nous impose lui-même cette interprétation d'ailleurs si conforme au génie parabolique de
Jésus, quand il nous rapporte ces paroles du maître : « J'aurais encore plusieurs choses à vous dire, mais elles sont au-dessus de votre portée...
Je vous ai dit ces choses par des similitudes ; mais le temps vient que je ne vous parlerai plus par des similitudes, mais je vous parlerai ouvertement de mon Père. »
La promesse solennelle de
Jésus aux apôtres vise quatre objets, quatre
sphères grandissantes de la vie planétaire et cosmique : la vie psychique individuelle ; la vie nationale d'Israël ; l'évolution et la fin terrestres de l'humanité ; son évolution et sa fin divines. Reprenons un à un ces quatre objets de la promesse, ces quatre
sphères où rayonne la pensée du Christ avant son
martyre, comme un
soleil couchant qui remplit de sa gloire toute l'atmosphère terrestre jusqu'au
zénith, avant de luire à d'autres mondes.
1. Le premier jugement signifie : la destinée
ultérieure de l'
âme après la mort. Elle est déterminée
par sa nature intime et par les actes de sa vie. J'ai exposé plus haut
cette doctrine à propos de l'entretien de
Jésus avec
Nicodème.
Au mont des Oliviers, il dit à ce sujet aux apôtres : « Prenez
garde à vous-mêmes, de peur que vos curs ne soient appesantis
par la gourmandise et que ce
jour ne vous surprenne
(151)
». Et encore : « Tenez-vous prêts, car le Fils de l'Homme viendra
à l'heure que vous ne pensez pas.
(152) »
2. La destruction du temple et la fin d'Israël.
« Une nation s'élèvera contre une autre... Vous serez livrés aux gouverneur pour être tourmentés... Je vous dis en vérité que cette
génération ne passera point que toutes ces choses n'arrivent
(153). »
3. Le but terrestre de
l'humanité qui n'est pas fixé à une époque déterminée,
mais qui doit être atteint par une série d'accomplissements échelonnés
et successifs. Ce but est l'avènement du Christ social, ou de l'homme divin
sur la terre ; c'est-à-dire l'organisation de la Vérité,
de la Justice et de l'
Amour dans la société humaine, et par suite
la
pacification des peuples. Isaïe avait déjà prédit
cette époque lointaine dans une vision magnifique qui commence par ces
mots : « Pour moi,
voyant leurs uvres et leurs pensées, je
viens pour rassembler toutes les nations et toutes les langues ; elles viendront
et verront ma gloire, et je mettrai mon signe en eux, etc.
(154)
»
Jésus complétant cette prophétie explique à
ses
disciples quel sera ce signe. Ce sera le dévoilement complet de mystères
ou l'avènement du
Saint-Esprit, qu'il appelle aussi le Consolateur ou «
l'
Esprit de Vérité qui vous conduira dans toute vérité
». « Et je prierai mon Père qui vous donnera un autre
Consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, savoir l'
Esprit
de Vérité que le monde ne peut recevoir parce qu'il ne le voit point
; mais vous le connaissez parce qu'il demeure avec vous et qu'il sera en vous
(155). » Les apôtres auront cette révélation
à l'avance, l'humanité l'aura plus tard, dans la série des
temps. Mais chaque fois qu'elle a lieu dans une conscience ou dans un groupe humain,
elle les traverse de part en part et jusqu'au fond. « L'avènement
du Fils de l'Homme sera comme un éclair qui sort de l'Orient et va jusqu'en
Occident
(156). » Ainsi quand s'allume la vérité
centrale et spirituelle, elle illumine toutes les autres et tous les mondes.
4. Le jugement dernier signifie la fin de l'évolution
cosmique de l'humanité ou son entrée dans un état spirituel
définitif. C'est ce que l'
ésotérisme persan avait appelé
la victoire d'
Ormuzd sur
Ahrimane ou de l'
Esprit sur la matière. L'
ésotérisme
indou le nommait la résorption complète de la matière par
l'
Esprit ou la fin d'un
jour de
Brahma. Après des milliers et des millions
de siècles une époque doit venir, où, à travers la
série des naissances et des renaissances, des incarnations et des régénérations,
les individus qui composent une humanité seront définitivement entrés dans l'état spirituel ou bien anéantis comme
âmes conscientes par le mal, c'est-à-dire par leurs propres passions que symbolisent le
feu de la géhenne et les grincements de dents. « Alors le signe du Fils de l'Homme apparaîtra dans le
ciel. Le Fils de l'Homme viendra sur la Nue. Il enverra ses
Anges avec un grand son de trompette et il rassemblera ses Elus des quatre vents
(157) » Le
Fils de l'Homme, terme générique, signifie ici l'humanité dans ses représentants parfaits, c'est-à-dire le petit nombre de ceux qui se sont élevés jusqu'au rang de fils de
Dieu.
Son signe est l'
Agneau et la
Croix, c'est-à-dire l'
Amour et la Vie éternelle. La
Nue est l'image des Mystères devenus translucides, ainsi que de la matière subtile transfigurée par l'
esprit, de la substance fluidique qui n'est plus un voile épais et obscur, mais un vêtement léger et transparent de l'
âme, non plus une entrave grossière mais une expression de la vérité, non plus une apparence trompeuse, mais la vérité spirituelle elle-même, le monde intérieur instantanément et directement manifesté. Les
Anges qui rassemblent les élus sont les
esprits glorifiés, issus eux-mêmes de l'humanité. La
Trompette qu'ils sonnent symbolise le verbe vivant de l'
Esprit, qui montre les
âmes telles qu'elles sont et détruit toutes les apparences mensongères de la matière.
Jésus, se sentant à la veille de la mort, ouvrit et déroula ainsi devant les apôtres étonnés les hautes perspectives qui, dès les temps antiques, avaient fait partie de la doctrine des mystères, mais auxquelles chaque fondateur
religieux a toujours donné une forme et une
couleur personnelles. Pour graver ces vérités dans leur
esprit, pour en faciliter la propagation, il les résuma dans ces images d'une extrême hardiesse et d'une incisive énergie. L'image révélatrice, le
symbole parlant était le langage universel des
initiés antiques. Il possède une vertu communicative, une
force de concentration et de durée qui manque au terme abstrait. En s'en servant,
Jésus ne fit que suivre l'exemple de Moïse et des prophètes. Il savait que l'Idée ne serait pas comprise sur-le-champ, mais il voulait l'imprimer en lettres flamboyantes dans l'
âme naïve des siens, laissant aux siècles le soin de générer les puissances contenues dans sa parole.
Jésus se sent un avec tous les prophètes de la terre qui l'avaient précédé, comme lui porte-voix de Vie et du Verbe éternel. Dans ce sentiment d'unité et de solidarité avec la vérité
immuable, devant ces
horizons sans bornes d'une sidérale radiance qui ne s'aperçoivent que du
zénith des Causes premières, il osa dire à ses
disciples affligés ces fières paroles : « Le
ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ».
Ainsi glissaient les matins et les soirs sur le mont des
Oliviers. Un
jour, par un de ces mouvements de sympathie propres à sa nature
ardente et impressionnable, qui le faisaient revenir brusquement des plus sublimes
hauteurs aux souffrances de la terre qu'il sentait comme siennes, il versa des larmes sur Iéroushalaïm, sur la ville sainte et sur son peuple, dont il pressentait le
destin épouvantable. Le sien aussi approchait à pas de
géant. Déjà le
sanhédrin avait délibéré sur son
destin et décidé sa mort ; déjà Judas de Kériot avait promis de livrer son maître. Ce qui détermina cette noire trahison ne fut pas l'avarice sordide, mais l'ambition et l'amour-propre blessé. Judas, type d'égoïsme froid et de positivisme absolu, incapable du moindre
idéalisme, ne s'était fait
disciple du Christ que par spéculation mondaine. Il comptait sur le triomphe terrestre, immédiat du prophète et sur le profit qui lui en reviendrait. Il n'avait rien compris à cette profonde parole du maître : « Ceux qui voudront gagner leur vie la perdront et ceux qui voudront la perdre la gagneront ».
Jésus, dans sa
charité sans limite, l'avait admis au nombre des siens dans l'espoir de changer sa nature. Quand Judas vit que les choses tournaient mal, que
Jésus était perdu, ses
disciples compromis, lui-même frustré de toutes ses espérances, sa déception se tourna en rage. Le malheureux dénonça celui qui, à ses yeux, n'était qu'un
faux Messie et par lequel il se croyait trompé lui-même. De son regard pénétrant,
Jésus avait deviné ce qui se passait dans l'apôtre infidèle. Il résolut de ne plus éviter le
destin dont l'inextricable filet se resserrait chaque
jour autour de lui. On était à la veille de Pâques. Il ordonna à ses
disciples de préparer le repas, dans la ville, chez un ami. Il pressentait que ce serait le dernier et voulait lui donner une solennité exceptionnelle.
Nous voici parvenus au dernier acte du drame
messianique. Il était nécessaire, pour saisir l'
âme et l'uvre de
Jésus à leur source, d'éclairer par le dedans les deux premiers actes de sa vie, à savoir son
initiation et sa carrière publique. Le drame intérieur de sa conscience s'y est déroulé. Le dernier acte de sa vie, ou le drame de la passion, est la conséquence logique des deux précédents. Connu de tous, il s'explique tout seul. Car le propre du sublime est d'être à la fois simple, immense et clair. Le drame de la passion a puissamment contribué à faire le christianisme. Il a arraché des larmes à tous les hommes qui ont un cur, et converti des millions d'
âmes. Dans toutes ces scènes, les
Evangiles sont d'une beauté incomparable. Jean lui-même descend de ses
altitudes.
Son récit circonstancié prend ici la vérité poignante d'un témoin oculaire. Chacun peut revivre en soi-même le drame divin, personne ne saurait le refaire. Je dois cependant, pour achever ma tâche, concentrer les rayons de la tradition
ésotérique sur les trois événements essentiels par lesquels s'acheva la vie du divin Maître : la sainte
Cène, le procès du
Messie, et la
résurrection. Si la lumière se fait sur ces points, elle rejaillira en arrière sur toute la carrière du Christ, et, en avant, sur toute l'
histoire du christianisme.
Les douze, formant treize avec le Maître, s'étaient
réunis dans la
chambre haute d'une maison de Jérusalem. L'ami inconnu,
l'hôte de
Jésus, avait orné la
chambre d'un riche tapis. Selon
la mode orientale, les
disciples et le Maître se couchèrent trois
par trois sur quatre larges divans en forme de tricliniums, disposés autour
de la table. Lorsqu'on eut apporté l'
agneau pascal, les vases remplis de
vin et la coupe précieuse, le calice d'or prêté par l'ami
inconnu,
Jésus, placé entre Jean et Pierre, dit : « J'ai ardemment
désiré de manger avec vous cette Pâque, car je vous dis que
je n'en mangerai plus jusqu'à ce qu'elle soit accomplie dans le royaume
du
ciel (158) ». Après ces mots, les visages
se rembrunirent et l'
air devint lourd. « Le
disciple que
Jésus aimait
», et qui seul devinait tout, pencha en silence sa tête vers le sein
du Maître. Selon la coutume des Juifs au repas de Pâque, on mangea
sans parler les herbes amères et le charoset. Alors
Jésus prit le
pain, et, ayant rendu grâces, il le rompit et le leur donna en disant :
« Ceci est mon
corps qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire
de moi. » De même il leur donna la coupe après souper, en leur
disant : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang qui est répandu
pour vous
(159) ».
Telle est l'institution de la
Cène dans toute sa simplicité.
Elle renferme plus de choses qu'on ne le dit et ne le sait communément.
Non seulement cet acte
symbolique et
mystique est la conclusion et le résumé
de tout l'enseignement du Christ, il est encore la consécration et le rajeunissement
d'un très ancien
symbole d'
initiation. Chez les
initiés d'Egypte
et de Chaldée, comme chez les prophètes et les Esséniens,
l'
agape fraternelle marquait le premier degré de l'
initiation. La communion
sous l'espèce du pain, ce
fruit de la gerbe, signifiait la connaissance
des mystères de la vie terrestre en même temps que le partage des
biens de la terre, et, par suite, l'union parfaite des
frères affiliés.
Au degré supérieur, la communion sous l'espèce du vin, ce
sang de la vigne pénétré par le
soleil, signifiait le partage
des biens célestes, la participation aux mystères spirituels et
à la science divine.
Jésus, en léguant ces
symboles aux Apôtres,
les élargit. Car, à travers eux, il étend la fraternité
et l'
initiation, jadis limitées à quelques-uns, à l'humanité
tout entière. Il y ajoute le plus profond des mystères, la plus
grande des
forces : celle de son sacrifice. Il en fait la chaîne d'
amour
invisible, mais infrangible, entre lui et les siens. Elle donnera à son
âme glorifiée un pouvoir divin sur leurs curs et sur celui
de tous les hommes. Cette coupe de vérité venue du fond des âges
prophétiques, ce calice d'or de l'
initiation que le vieillard essénien
lui avait présenté en l'appelant prophète, ce calice de l'
amour
céleste que les fils de
Dieu lui avaient offert dans le transport de sa
plus haute extase cette coupe où maintenant il voit reluire son
propre sang il la tend à ses
disciples bien-aimés avec la
tendresse
ineffable de l'adieu suprême.
La voient-ils, la comprennent-ils, les Apôtres, cette pensée rédemptrice qui embrasse les mondes ? Elle brille dans le profond et douloureux regard que le Maître reporte du
disciple aimé sur celui qui va le trahir. Non, ils ne comprennent pas encore ; ils respirent péniblement, comme dans un mauvais rêve ; une sorte de vapeur pesante et rougeâtre flotte dans l'
air, et ils se demandent d'où vient l'étrange rayonnement de la tête du Christ. Lorsque,enfin,
Jésus déclare qu'il va passer la nuit en prière au
jardin des Oliviers et se lève pour dire :
Allons ! ils ne se doutent pas de ce qui va suivre.
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Jésus a traversé la nuit et l'angoisse de Gethsémani. D'avance, avec une effrayante lucidité, il a vu se rétrécir le cercle infernal qui va l'étreindre. Dans la terreur de cette situation, dans l'horrible attente, au moment d'être saisi par ses
ennemis, il a frémi ; un instant son
âme a reculé devant les tortures qui l'attendent ; une sueur de sang a perlé sur son front. Puis la prière l'a raffermi. Des rumeurs de voix confuses, des lueurs de torches sous les sombres oliviers, un cliquetis d'armes : c'est la troupe des soldats du
sanhédrin. Judas, qui les conduit, embrasse son maître afin qu'on reconnaisse le prophète.
Jésus lui rend son baiser avec une
ineffable pitié et lui dit : « Mon ami, pour quel sujet es-tu ici ? » L'effet de cette douceur, de ce baiser fraternel donné en échange de la plus basse trahison sera tel sur cette
âme cependant si dure, qu'un instant après Judas, saisi de remords et d'horreur devant lui-même, ira se suicider. De leurs mains rudes, les sergents ont saisi le rabbi galiléen. Après une courte résistance, les
disciples épouvantés se sont enfuis comme une poignée de roseaux dispersés par le vent. Seuls, Jean et Pierre se tiennent à proximité et suivront le maître au tribunal, le cur brisé et l'
âme rivée à son
destin. Mais
Jésus a repris son calme. A partir de ce moment, pas une protestation, pas une plainte ne sortira de sa bouche.
Le
sanhédrin s'est réuni à la hâte
en séance plénière. Au milieu de la nuit, on y mène
Jésus. Car le tribunal veut en finir prestement avec le dangereux prophète.
Les sacrificateurs, les
prêtres en tuniques pourpres, jaunes, violettes,
leurs turbans sur la tête, sont solennellement assis en demi-lune. Au milieu
d'eux, sur un siège plus élevé, trône Caïphe,
le
grand pontife, coiffé de la migbâh. A chaque extrémité
du demi-cercle, sur deux petites tribunes surmontées d'une table, se tiennent
les deux greffiers, l'un pour l'acquittement, l'autre pour la condamnation,
advocatus
Dei,
advocatus Diaboli.
Jésus, impassible, est debout au centre,
dans sa robe blanche d'Essénien. Des officiers de justice, armés
de courroies et de cordes, l'entourent, bras nus, le poing sur la hanche et le
regard mauvais. Il n'y a que des témoins à charge, pas un défenseur.
Le
pontife, le
juge suprême est l'accusateur principal ; le procès
soi-disant une mesure de salut public contre un crime de lèse
religion,
en réalité la vengeance préventive d'un sacerdoce inquiet
qui se sent menacé dans son pouvoir.
Caïphe se lève et accuse
Jésus d'être un séducteur du peuple, un
mésit.
Quelques témoins ramassés au hasard dans la foule font leur déposition,
mais ils se contredisent. Enfin, l'un d'eux rapporte ce mot, considéré
comme un blasphème, et que le Nazaréen avait jeté plus d'une
fois à la face des
Pharisiens, sous le portique de Salomon : « Je
puis détruire le temple et le relever en trois
jours ».
Jésus
se tait. « Tu ne réponds pas ? » dit le grand-prêtre.
Jésus, qui sait qu'il sera condamné et ne veut pas prodiguer son
verbe inutilement, garde le silence. Mais ce mot, même prouvé, ne
suffirait pas à motiver une condamnation capitale. Il faut un aveu plus
grave. Pour le soutirer à l'accusé, l'habile
saducéen Caïphe
lui adresse une question d'honneur, la question vitale de sa mission. Car la plus
grande habileté consiste souvent à aller droit au fait essentiel
: « Si tu es le
Messie, dis-le-nous ! »
Jésus répond
d'abord d'une manière évasive, qui prouve qu'il n'est pas dupe du
stratagème : « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ;
mais si je vous le demande, vous ne me répondrez pas. » Caïphe,
n'ayant pas réussi avec sa ruse de
juge d'instruction, use de son droit
de grand-pontife et reprend avec solennité : « Je te conjure,
par le
Dieu vivant,de nous dire si tu es le
Messie, le Fils de
Dieu. » Ainsi
interpellé, sommé de se dédire ou d'affirmer sa mission devint
le plus haut représentant de la
religion d'Israël,
Jésus n'hésite
plus. Il répond tranquillement : « Tu l'as dit ; mais je vous dis
qu'à partir de maintenant vous verrez le Fils de
Dieu assis à la droite de la
Force et venant sur les nuées du
ciel (160). » En s'exprimant ainsi dans la langue prophétique de Daniel et du livre d'Hénoch, l'
initié essénien Iéhoshoua ne parle pas à Caïphe comme individu. Il sait que le
Saducéen agnostique est incapable de le comprendre. Il parle au
souverain pontife de Jéhovah, et à travers lui à tous les
pontifes futurs, à tous les sacerdoces de la terre, et leur dit : « Après ma mission scellée par ma mort, le règne de la Loi
religieuse sans explication est terminé en principe et en fait. Les Mystères seront révélés et l'homme verra le divin à travers l'humain. Les
religions et les cultes, qui ne sauront pas démontrer et vivifier l'un par l'autre seront sans autorité ». Voilà, selon l'
ésotérisme des prophètes et des Esséniens, le sens du Fils assis à la droite du Père. Ainsi comprise, la réponse de
Jésus au grand-prêtre de Jérusalem contient le testament intellectuel et scientifique du Christ aux autorités
religieuses de la terre, comme l'institution de la
Cène contient son testament d'
amour et d'
initiation aux Apôtres et aux hommes.
Par-dessus la tête de Caïphe,
Jésus a parlé
au monde. Mais le
Saducéen, qui a obtenu ce qu'il voulait, ne l'écoute
déjà plus. Déchirant sa robe de lin fin, il s'écrie
: « Il a blasphémé ! Qu'avons-nous besoin de témoins
? Vous avez entendu son blasphème ! Que vous en semble ? » Un murmure
unanime et lugubre du
sanhédrin répond : « Il a mérité
la mort. » Aussitôt l'injure vile et l'outrage brutal des inférieurs
répondent à la condamnation d'en haut. Les sergents lui crachent,
le frappent au visage et lui crient : Prophète ! devine qui t'a
frappé. » Sous ce débordement de haine basse et féroce,
le sublime et pâle visage du grand souffrant reprend son
immobilité
marmoréenne et visionnaire. Il y a, dit-on, des statues qui pleurent ;
il y a aussi des douleurs sans larmes et des prières muettes de victimes,
qui terrifient les bourreaux et les poursuivent pour le reste de leur vie.
Mais tout n'est pas fini. Le
sanhédrin peut prononcer
la peine de mort ; pour l'exécuter, il faut le bras séculier et
l'approbation de l'autorité romaine. L'entretien avec Pilate, rapporté
en détail par Jean, n'est pas moins remarquable que celui avec Caïphe.
Ce dialogue curieux entre le Christ et le gouverneur romain, où les interjections
violentes des
prêtres juifs et les cris d'une
populace fanatisée
font la partie des churs dans la tragédie antique, a la persuasion
de la grande vérité dramatique. Car il met à nu l'
âme
des personnages, il montre le choc des trois puissances en
jeu : le césarisme
romain, le judaïsme étroit, et la
religion universelle de l'
Esprit
représentée par le Christ. Pilate, très indifférent
à cette querelle
religieuse, mais très ennuyé de l'affaire,
parce qu'il craint que la mort de
Jésus n'entraîne un soulèvement
populaire, l'interroge avec précaution et lui tend une échelle de
sauvetage, espérant qu'il en profitera. « Es-tu le roi des
Juifs ? Mon règne n'est pas de ce monde. Tu es donc roi ?
Oui ; je suis né pour cela ; et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. » Pilate ne comprend pas plus cette affirmation de la
royauté spirituelle de
Jésus que Caïphe n'a compris son testament
religieux. « Qu'est-ce que la vérité ? » dit-il en haussant les épaules, et cette réponse du chevalier romain sceptique révèle l'état d'
âme de la société païenne d'alors comme de toute société en décadence. Mais ne
voyant d'ailleurs dans l'accusé qu'un rêveur innocent, il ajoute : « Je ne trouve aucun crime en lui. » Et il propose aux Juifs de le relâcher, mais la
populace, instiguée par les
prêtres, vocifère : « Relâche-nous Barrabas ! » Alors Pilate qui déteste les Juifs se donne le plaisir ironique de faire fouetter de verges leur prétendu roi. Il croit que cela suffira à ces fanatiques. Ils n'en deviennent que plus furieux et clament avec rage : Crucifie-le !
Malgré ce déchaînement des passions populaires,
Pilate résiste toujours. Il est las d'être cruel. Il a vu tant de
sang couler dans sa vie, il a envoyé tant de révoltés au
supplice, il a entendu tant de gémissements et de malédictions sans
sortir de son indifférence ! Mais la souffrance muette et
stoïque
du prophète galiléen, sous le manteau de pourpre et la
couronne
d'épines, l'a secoué d'un frisson inconnu. Dans une vision étrange
et fugitive de son
esprit, sans en mesurer la portée, il a lâché
ce mot : «
Ecce Homo ! Voilà l'Homme ! » Le dur
Romain
est presque ému ; il va prononcer l'acquittement. Les
prêtres du
sanhédrin, qui l'épient d'un il
aigu, ont vu cette émotion
et s'en sont effrayés ; ils sentent la proie leur échapper. Astucieusement,
ils se concertent entre eux. Puis, d'une seule voix, ils s'écrient en avançant
la main droite et en détournant la tête avec un geste d'horreur hypocrite.
« Il s'est fait fils de
Dieu ! »
Quand Pilate eut entendu ces paroles, dit Jean, il eut encore plus de crainte. Crainte de quoi ? Qu'est-ce que ce nom pouvait faire au
Romain incrédule, qui méprisait de tout son cur les Juifs et leur
religion, et ne croyait qu'à la
religion politique de Rome et à César ? Il y a une raison sérieuse à cela. Quoiqu'on lui donnât des sens différents, le nom de
fils de Dieu était assez répandu dans l'
ésotérisme antique, et Pilate, quoique sceptique, avait son coin de superstition. A Rome, dans les petits mystères de
Mithras auxquels les chevaliers romains se faisaient
initier, il avait entendu dire qu'un fils de
Dieu était une sorte d'interprète de la divinité. A quelque nation, à quelque
religion qu'il appartînt, attenter à sa vie était un grand crime. Pilate ne croyait guère ces rêveries persanes, mais le mot l'inquiétait quand même et augmentait son embarras Ce que
voyant, les Juifs lancent au proconsul l'accusation suprême : « Si tu délivres cet homme, tu n'es pas ami de César ;
car quiconque se fait roi se déclare contre César... nous n'avons d'autre roi que César. » Argument irrésistible ; nier
Dieu est peu, tuer n'est rien, mais conspirer contre César est le crime des crimes. Pilate est forcé de se rendre et de prononcer la condamnation. Ainsi, au terme de sa carrière publique,
Jésus se retrouve en face du maître du monde qu'il a combattu indirectement, en adversaire
occulte, pendant toute sa vie. L'ombre de César l'envoie à la
croix. Logique profonde des choses : les Juifs l'ont livré, mais le spectre romain le tue en étendant la main. Il tue son
corps ; mais c'est Lui, le Christ glorifié, qui par son
martyre enlèvera à tout jamais à César l'auréole usurpée, l'
apothéose divine, ce blasphème infernal du pouvoir absolu.
................................................................................................................
Pilate, après s'être lavé les mains du sang de l'innocent, a prononcé le mot terrible :
Condemno, ibis in crucem. Déjà la foule
impatiente se presse vers le
Golgotha.
Nous voici sur la
hauteur dénudée et semée
d'ossements humains, qui domine Jérusalem et qui porte le nom de Gilgal,
Golgotha ou lieu du crâne, désert sinistre, consacré depuis
des siècles à d'horribles supplice. La
montagne chauve est sans
arbres ; il n'y pousse que des gibets. C'est là qu'
Alexandre Jannée,
le roi juif, avait assisté avec tout son harem à l'exécution
de centaines de prisonniers ; c'est là que
Varus avait fait crucifier deux
mille rebelles ; c'est là que le doux
Messie prédit par les prophètes
devait subir l'affreux supplice, inventé par le génie atroce des
Phéniciens, adopté par la loi implacable de Rome. La cohorte des
légionnaires a formé un grand cercle au sommet de la colline ; elle
écarte à coups de lance les derniers fidèles qui ont suivi
le condamné. Ce sont les femmes galiléennes ; muettes et désespérées,
elles se jettent la face contre terre. L'heure suprême est venue pour
Jésus.
Il faut que le défenseur des pauvres, des faibles et des opprimés
achève son uvre dans le
martyre abject, réservé aux
esclaves et aux brigands. Il faut que le prophète consacré par les
Esséniens se laisse
clouer sur la
croix acceptée dans la vision
d'Engaddi ; il faut que le fils de
Dieu boive le calice entrevu dans la
Transfiguration
; il faut qu'il descende jusqu'au fond de l'enfer et de l'horreur terrestre.
Jésus a refusé le breuvage traditionnel préparé par
les pieuses femmes de Jérusalem et destiné à étourdir
les suppliciés. C'est en pleine conscience qu'il souffrira ces agonies.
Pendant qu'on le lie sur l'
infâme gibet, pendant que les durs soldats enfoncent
à grands coups de marteau les clous dans ces pieds adorés des malheureux,
dans ces mains qui ne savaient que bénir, le nuage noir d'une souffrance
déchirante éteint ses yeux, étouffe sa gorge. Mais du fond
de ces convulsions et de ces ténèbres infernales, la conscience
du Sauveur toujours vivante n'a qu'une parole pour ses bourreaux : « Père,
pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font ».
Mais voici le fond du calice : les heures de l'agonie, de
midi jusqu'au coucher du
soleil. La torture morale se surajoute et surpasse la
torture physique. L'
initié a abdiqué ses pouvoirs ; le fils de
Dieu
va s'éclipser ; il ne reste que l'homme souffrant. Pour quelques heures
il perdra son
ciel, afin de mesurer l'abîme de l'humaine souffrance. La
croix se dresse lentement avec sa victime et son écriteau, dernière
ironie du proconsul :
Ceci est le roi des Juifs ! Maintenant les regards
du crucifié voient flotter dans un nuage angoissant Jérusalem, la
ville sainte qu'il a voulu glorifier et qui lui jette l'
anathème. Où
sont ses
disciples ? Disparus. Il n'entend que les injures des membres du
sanhédrin,
qui jugent que le prophète n'est plus à craindre et triomphent de
son agonie. « Il a sauvé les autres, disent-ils, et ne peut se sauver
lui-même ! » A travers ces blasphèmes, à travers cette
perversité, dans une vision terrifiante de l'avenir,
Jésus voit
tous les crimes que d'
iniques potentats, que des
prêtres fanatiques vont
commettre en son nom. On se servira de son signe pour maudire ! On crucifiera
avec sa
croix ! Ce n'est pas le sombre silence du
ciel voilé pour lui,
mais la lumière perdue pour l'humanité qui lui fait pousser ce cri
de désespoir : « Mon Père, pourquoi m'as-tu abandonné
? » Alors la conscience du
Messie, la volonté de toute sa vie, rejaillit
dans un dernier éclair, et son
âme s'échappe avec ce cri :
« Tout est accompli. »
Ô sublime Nazaréen, ô divin Fils de l'Homme,
déjà tu n'es plus ici. D'un seul coup d'aile, sans doute, ton
âme
a retrouvé, dans une lumière plus éclatante, ton
ciel d'Engaddi,
ton
ciel du mont Thabor ! Tu as vu ton verbe victorieux volant par delà
les siècles, et tu n'as voulu d'autre gloire que les mains et les regards,
levés vers toi, de ceux que tu as guéris et consolés... Mais
à ton dernier cri, incompris de tes gardiens, un frisson a passé
sur eux. Les soldats romains se sont retournés et, devant l'étrange
rayon laissé par ton
esprit sur la face apaisée de ce cadavre, les
bourreaux étonnés se regardent et se disent : « Serait-ce
un
dieu ? »
................................................................................................................
Est-il vraiment accompli, le drame ? Est-elle terminée,
la lutte formidable et silencieuse entre le divin
Amour et la Mort qui s'est acharnée
sur lui avec les puissances répugnantes de la terre ? Où est le
vainqueur ? Sont-ce ces
prêtres qui descendent du
Calvaire, contents d'eux-mêmes,
sûrs de leur fait, puisqu'ils ont vu le prophète expirer, ou serait-ce
le pâle crucifié déjà livide ? Pour ces femmes fidèles
que les
légionnaires romains ont laissé approcher et qui sanglotent
au pied de la
croix, pour les
disciples consternés et réfugiés
dans une grotte de la vallée de Josaphat, tout est fini. Le
Messie qui
devait s'asseoir sur le trône de Jérusalem a péri misérablement,
par le supplice
infâme de la
croix. Le maître a disparu ; avec lui
l'espérance, l'
Evangile, le royaume du
ciel. Un morne silence, un profond
désespoir pèsent sur la petite communauté. Pierre et Jean
eux-mêmes sont accablés. Il fait noir autour d'eux ; plus un rayon
ne luit dans leur
âme. Cependant, de même que dans les mystères
d'
Eleusis une lumière éblouissante succédait aux ténèbres
profondes, de même dans les
Evangiles, à ce désespoir profond
succède une joie subite, instantanée, prodigieuse. Elle éclate,
elle fait irruption comme la lumière au lever du
soleil, et ce cri frémissant
de joie se propage dans toute la Judée : Il est ressuscité !
C'est d'abord Marie-Magdeleine, qui,
errante aux environs du tombeau, dans l'excès de sa douleur, a vu le maître
et l'a reconnu à sa voix qui l'appelait par son nom :
Marie ! Folle de
joie, elle s'est précipitée à ses pieds. Elle a vu encore
Jésus la regarder, faire un geste comme pour lui défendre l'attouchement,
puis l'apparition s'évanouir brusquement, laissant autour de
Magdeleine
une chaude atmosphère et l'ivresse d'une présence réelle.
Ce sont ensuite les saintes femmes qui ont rencontré le Seigneur et lui
ont entendu dire ces mots : « Allez et dites à mes
frères
de se rendre en Galilée et que c'est là qu'ils me verront. »
Le même soir, les onze étant réunis et les portes fermées,
ils virent
Jésus entrer. Il prit sa place au milieu d'eux, leur parla doucement,
leur reprochant leur incrédulité. Puis il dit : « Allez-vous-en
par tout le monde et prêchez l'
Evangile à toute créature humaine.
»
(161) Chose étrange, pendant qu'ils l'écoutaient,
ils étaient tous comme dans un rêve, ils avaient complètement
oublié sa mort, ils le croyaient vivant et ils étaient persuadés
que le maître ne les quitterait plus. Mais au moment où ils allaient
parler eux-mêmes, ils l'avaient vu disparaître comme une lumière
s'éteint. L'écho de sa voix vibrait encore à leurs oreilles.
Les apôtres éblouis cherchèrent sa place restée vide
; une vague lueur y flottait ; soudain elle s'effaça. Selon Matthieu et
Marc,
Jésus reparut peu après sur une
montagne devant cinq cents
frères réunis par les apôtres. Il se montra encore une fois
aux onze réunis. Puis les apparitions cessèrent. Mais la foi était
créée, l'impulsion donnée, le christianisme vivait. Les apôtres
remplis du
feu sacré guérissaient les malades et prêchaient
l'
Evangile de leur maître. Trois ans après, un jeune
Pharisien du
nom de
Saül, animé contre la nouvelle
religion d'une haine violente,
et qui persécutait les chrétiens avec une ardeur
juvénile,
se rendit à Damas avec plusieurs
compagnons. En route, il se vit subitement
enveloppé d'un éclair si aveuglant qu'il tomba par terre. Tout tremblant
il s'écria : Qui es tu ? Et il entendit une voix lui dire : «
Je suis
Jésus que tu persécutes, il te serait dur de regimber
contre les aiguillons. » Ses
compagnons ainsi effrayés que lui le
relevèrent. Ils avaient entendu la voix sans rien voir. Le jeune homme aveuglé par l'éclair ne recouvra la
vue qu'après trois
jours.
(162)
Il se convertit à la foi du Christ et devint Paul,
l'
apôtre des Gentils. Tout le monde s'accorde à dite que, sans cette
conversion, le christianisme confiné en Judée n'eût pas conquis
l'Occident.
Tels sont les faits rapportés par le Nouveau Testament.
Quelque effort que l'on fasse pour les réduire au minimum, et quelle que
soit d'ailleurs l'idée
religieuse ou philosophique qu'on y attache, il
est impossible de les faire passer pour de pures
légendes et de leur refuser
la valeur d'un témoignage authentique, quant à l'essentiel. Depuis
dix-huit siècles, les flots du doute et de la négation ont assailli
le rocher de ce témoignage ; depuis cent ans la critique s'est acharnée
contre lui avec tous ses engins et toutes ses armes. Elle a pu l'ébrécher
par endroits, mais non le faire bouger de place. Qu'y a-t-il derrière les
visions des apôtres ? Les
théologiens primaires, les exégètes
de la lettre et les savants agnostiques pourront se disputer là-dessus
à l'
infini et se
battre dans l'obscurité, ils ne se convertiront
par les uns les autres et ils raisonneront à vide, tant que la
théosophie
qui est la science de l'
Esprit n'aura pas élargi leurs
conceptions, et
qu'une psychologie expérimentale supérieure, qui est l'art de découvrir
l'
âme, ne leur aura pas ouvert les yeux. Mais, pour ne nous placer ici qu'au
simple point de
vue de l'
historien consciencieux, c'est-à-dire de l'authenticité
de ces faits comme faits psychiques, il y a une chose dont on ne peut douter,
c'est que les apôtres aient eu ces apparitions et que leur foi en la
résurrection
du Christ ait été inébranlable. Si l'on rejette les récits
de Jean comme ayant reçu leur rédaction définitive cent ans
environ après la mort de
Jésus et celui de
Luc sur Emmaüs comme
une amplification poétique, il reste les affirmations simples et positives
de Marc et de Matthieu, qui sont la racine même de la tradition et de la
religion chrétienne. Il reste quelque chose de plus solide et de plus indiscutable
encore : le témoignage de Paul. Voulant expliquer aux Corinthiens la raison
de sa foi et la base de l'
Evangile qu'il prêche, il énumère
par ordre six apparitions successives de
Jésus : celles à Pierre,
aux onze, aux cinq cents « dont la plupart, dit-il, sont encore vivants
», à Jacques, aux apôtres réunis, et finalement sa propre
vision sur le chemin de Damas
(163). Or, ces faits furent
communiqués à Paul par Pierre lui-même et par Jacques trois
ans après la mort de
Jésus, peu après la conversion de Paul,
lors de son premier voyage à Jérusalem. Il les tenait donc des témoins
oculaires. Enfin, de toutes ces visions, la plus incontestable n'est pas la moins
extraordinaire, j'entends celle de Paul lui-même ; dans ses
épîtres
il y revient sans cesse comme à la source de sa foi. Etant donnés
l'état psychologique précédent de Paul et la nature de sa
vision, elle vient du dehors et non du dedans ; elle est d'un caractère
inattendu et foudroyant ; elle change son être de fond en comble. Comme
un
baptême de
feu, elle le trempe de pied en cap, le revêt d'une armure
infrangible, et en fait à la face du monde le chevalier invincible du Christ.
Ainsi le témoignage de Paul
a une double
force, en ce qu'il affirme sa propre vision et corrobore celles des
autres. Si l'on voulait douter de la sincérité de pareilles affirmations,
il faudrait rejeter en masse tous les témoignages historiques et renoncer
à écrire l'
histoire. Ajoutez que, s'il n'y a pas d'
histoire critique
sans un pesage exact et un triage raisonné de tous les documents, il n'y
a pas d'
histoire philosophique, si l'on ne conclut pas de la grandeur des effets
à la grandeur des causes. On peut avec Celse, Strauss et M. Renan n'accorder
aucune valeur objective à la
résurrection et la considérer
comme un phénomène de pure hallucination. Mais en ce cas, on est
forcé de fonder la plus grande révolution
religieuse de l'humanité
sur une aberration des sens et sur une
chimère de l'
esprit (164).
Or, qu'on ne s'y trompe pas, la foi en la
résurrection est la base du christianisme
historique. Sans cette confirmation de la doctrine de
Jésus par un fait
éclatant, sa
religion n'eût pas même commencé.
Ce fait a opéré une révolution totale
dans l'
âme des apôtres. De judaïque qu'elle était, leur
conscience en devint chrétienne. Pour eux, le Christ glorieux est vivant
; il leur a parlé ; le
ciel s'est ouvert ; l'au-delà est entré
dans l'en-deçà ; l'aurore de l'immortalité a touché
leur front et embrasé leurs
âmes d'un
feu qui ne peut plus s'éteindre.
Au-dessus du royaume terrestre d'Israël qui s'écroule, ils ont entrevu
dans toute sa splendeur le royaume céleste et universel. De là,
leur élan à la lutte, leur joie au
martyre. De la
résurrection
de
Jésus part cette impulsion prodigieuse, cette immense espérance
qui porte l'
Evangile à tous les peuples et va
battre de ses flots les derniers
rivages de la terre. Pour que le christianisme réussît, il fallait
deux choses, comme le dit Fabre d'
Olivet, que
Jésus voulût mourir
et qu'il eût la
force de ressusciter
Pour concevoir du fait de la
résurrection une idée
rationnelle, pour comprendre aussi sa portée
religieuse et philosophique,
il faut ne s'attacher qu'au phénomène des apparitions successives
et écarter dès l'abord l'absurde idée de la
résurrection
du
corps, une des plus grandes pierres d'achoppement du dogme chrétien
qui, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, est resté absolument primaire
et enfantin. La disparition du
corps de
Jésus peut s'expliquer par des
causes naturelles, et il est à noter que les
corps de plusieurs grands
adeptes ont disparu sans trace et d'une manière tout aussi mystérieuse,
entre autres ceux de Moïse, de Pythagore et d'
Apollonius de Tyane, sans qu'on
ait jamais pu savoir ce qu'ils étaient devenus. Il se peut que les
frères
connus ou inconnus qui veillaient sur eux aient détruit par le
feu la
dépouille
de leur maître, pour la soustraire à la profanation des
ennemis.
Quoi qu'il en soit, l'aspect scientifique et la grandeur spirituelle de la
résurrection
n'apparaissent que si on la comprend dans le sens
ésotérique.
Chez les Egyptiens, comme chez les
Persans de la
religion mazdéenne de
Zoroastre, avant comme après
Jésus, en Israël comme chez les chrétiens des deux premiers
siècles, la
résurrection a été comprise de deux manières,
l'une matérielle et absurde, l'autre spirituelle et
théosophique.
La première est l'idée populaire finalement adoptée par l'
Eglise
après la répression du
gnosticisme ; la seconde est l'idée
profonde des
initiés. Dans le premier sens, la
résurrection signifie
la rentrée en vie du
corps matériel, en un mot la reconstitution
du cadavre décomposé ou dispersé, qu'on se figurait comme
devant advenir à l'avènement du
Messie ou au
jugement dernier. Il
est inutile de faire ressortir le matérialisme grossier et l'absurdité
de cette
conception. Pour l'
initié, la
résurrection avait un sens
très différent. Elle se rattachait à la doctrine de la constitution
ternaire de l'homme. Elle signifiait : la purification et la régénération
du
corps sidéral, éthéré et fluidique, qui est l'organisme
même de l'
âme et en quelque sorte la capsule de l'
esprit. Cette purification
peut avoir lieu dès cette vie par le travail intérieur de l'
âme
et un certain mode d'existence ; mais elle ne s'accomplit pour la plupart des
homme qu'après la mort, et pour ceux-là seulement qui d'une manière
ou d'une autre ont aspiré au juste et au vrai. Dans l'autre monde, l'hypocrisie
est impossible. Là, les
âmes apparaissent ce qu'elles sont en réalité
; elles se manifestent fatalement sous la forme et la
couleur de leur
essence
; ténébreuses et hideuses si elles sont mauvaises ; rayonnantes
et belles si elles sont bonnes. Telle est la doctrine exposée par Paul
dans l'
épître aux Corinthiens. Il dit formellement : « Il y
a un
corps animal et il y a un
corps spirituel
(165). »
Jésus l'annonce symboliquement, mais avec plus de profondeur, pour qui
sait lire entre les lignes, dans l'entretien secret avec
Nicodème. Or,
plus une
âme est spiritualisée, plus grand sera son éloignement
pour l'atmosphère terrestre, plus lointaine la région cosmique qui
l'attire par sa loi d'affinité, plus difficile sa manifestation aux hommes.
Aussi, les
âmes supérieures ne se manifestent-elles
guère à l'homme que dans l'état de sommeil profond ou d'extase.
Alors, les yeux physiques étant fermés, l'
âme, à demi
dégagée du
corps, quelquefois voit des
âmes. Il arrive cependant
qu'un très grand prophète, un véritable fils de
Dieu se manifeste
aux siens d'une manière sensible et à l'état de veille, afin
de les mieux persuader en frappant leurs sens et leur imagination. En pareil cas,
l'
âme désincarnée parvient à donner momentanément
à son
corps spirituel une apparence visible, quelquefois même tangible,
au moyen du dynamisme particulier, que l'
esprit exerce sur la matière par
l'intermédiaire des
forces électriques de l'atmosphère et
des
forces magnétiques des
corps vivants.
C'est ce qui advint selon toute apparence pour
Jésus.
Les apparitions rapportées par le Nouveau Testament rentrent alternativement
dans l'une et dans l'autre de ces deux catégories : vision spirituelle
et apparition sensible. Il est certain qu'elles eurent pour les apôtres
le caractère d'une réalité suprême. Ils auraient plutôt
douté de l'existence du
ciel et de la terre que de leur communion vivante
avec le Christ ressuscité. Car ces visions émouvantes du Seigneur
étaient ce qu'il y avait de plus radieux dans leur vie, de plus profond
dans leur conscience. Il n'y a pas de surnaturel, mais il y a l'inconnu de la
nature, sa continuation
occulte dans l'
infini et la phosphorescence de l'invisible
aux confins du visible. Dans notre état corporel présent, nous avons
peine à croire et même à concevoir la réalité
de l'impalpable ; dans l'état spirituel, c'est la matière qui nous
paraîtra l'irréel et le non existant. Mais la synthèse de
l'
âme et de la matière, ces deux faces de la substance une, se trouve
dans l'
Esprit. Car si l'on remonte aux principes éternels, aux causes finales,
ce sont les lois innées de l'Intelligence qui expliquent le dynamisme de
la nature, et c'est l'étude de l'
âme, par la psychologie expérimentale,
qui explique les lois de la vie.
La
résurrection comprise dans le sens
ésotérique,
tel que je viens de l'indiquer, était donc à la fois la conclusion
nécessaire de la vie de
Jésus et la préface indispensable
à l'évolution historique du christianisme. Conclusion nécessaire,
car
Jésus l'avait annoncée mainte fois à ses
disciples. S'il
eut le pouvoir de leur apparaître après sa mort avec cette splendeur
triomphante, ce fut grâce à la pureté, à la
force innée
de son
âme, centuplée par la grandeur de l'effort et de l'uvre
accomplie.
Vu du dehors et au point de
vue terrestre, le drame
messianique
finit sur la
croix. Sublime en soi, il lui manque cependant l'accomplissement
de la promesse. Vu du dedans, du fond de la conscience de
Jésus et au point
de
vue céleste, il a trois actes dont
la Tentation,
la Transfiguration
et
la Résurrection marquent les sommets. Ces trois phases représentent
en d'autres termes :
l'Initiation du Christ,
la Révélation
totale et
le Couronnement de l'uvre. Elles correspondent assez
bien à ce que les apôtres et les chrétiens
initiés
des premiers siècles nommèrent
les mystères du Fils, du
Père et du Saint-Esprit.
Couronnement nécessaire disais-je, de la vie du Christ,
et préface indispensable de l'évolution historique du christianisme.
Le navire construit sur la plage avait besoin d'être lancé à
l'Océan. La
résurrection fut en outre une porte de lumière
ouverte sur toute la réserve
ésotérique de
Jésus.
Ne nous étonnons pas que les premiers chrétiens aient été
comme éblouis et aveuglés de sa fulgurante irruption, qu'ils aient
souvent entendu l'enseignement du maître à la lettre, et se soient
mépris sur le sens de ses paroles. Mais aujourd'hui que l'
esprit humain
a fait le tour des âges, des
religions et des sciences, nous devinons ce
qu'un
saint Paul, un saint Jean, ce que
Jésus lui-même entendaient
par les mystères du Père et de l'
Esprit. Nous voyons qu'ils renfermaient
ce que la science psychique et l'intuition
théosophique de l'Orient avaient
connu de plus haut et de plus vrai. Nous voyons aussi la puissance d'expansion
nouvelle que le Christ a donné à l'antique, à l'éternelle vérité par la grandeur de son
amour, par l'énergie de sa volonté. Nous apercevons enfin le côté à la fois métaphysique et pratique du christianisme qui fait sa puissance et sa vitalité.
Les vieux théosophes de l'Asie ont connu les vérités
transcendantes. Les
brahmanes ont même trouvé la
clef de la vie antérieure et future, en formulant la loi organique de la réincarnation et de l'alternance des vies. Mais à
force de se plonger dans l'au-delà et dans la contemplation de l'Eternité, ils ont oublié la réalisation terrestre : la vie individuelle et sociale. La Grèce, primitivement
initiée aux mêmes vérités sous des formes plus voilées et plus anthropomorphiques, s'attacha, par son génie propre, à la vie naturelle et terrestre. Cela lui permit de révéler par l'exemple les lois immortelles du Beau et de formuler les principes des sciences d'observation. Mais, par ce point de
vue, sa
conception de l'au-delà se rétrécit et s'obscurcit graduellement.
Jésus, par sa largeur et son universalité, embrasse les deux côtés de la vie. Dans la prière
dominicale qui résume son enseignement, il dit : « Que ton règne vienne
sur la terre comme au ciel. » Or, le règne du divin sur la terre signifie l'accomplissement de la loi morale et sociale dans toute la richesse, dans toute la splendeur du Beau, du Bien et du Vrai. Aussi la magie de sa doctrine, sa puissance de développement en quelque sorte illimitée résident-elles dans l'unité de sa morale et de sa métaphysique, dans sa foi ardente en la vie éternelle, et dans son besoin de la commencer dès ici-bas par l'action, par la
charité active. Le Christ dit à l'
âme accablée de tous les poids de la terre : Relève-toi, car ta patrie est au
ciel ; mais pour y croire et pour y parvenir, prouve-le dès ici-bas par ton uvre et par ton
amour !
________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
(150) Matthieu, XXIV, 2.
(151) Luc, XXI, 34.
(152) Matthieu, XXIV, 44.
(153) Matthieu, XXIV, 4-34.
(154) Isaïe, XXIV, 18-33.
(155) Jean, XXIV, 16-17.
(156) Matthieu, XXIV, 27.
(157) Matthieu, XXIV, 30-31.
(158) Luc, XXII, 15.
(159) Luc, XXII, 19,20.
(160) Matthieu, XXVI, 64.
(161) Marc., XVI, 15.
(162) Actes, IX, 1-9.
(163) Corinthiens, XV, 1-9.
(164) Strauss a dit : Le fait de la
résurrection n'est explicable que comme un tour de charlatan à l'usage de l'
histoire universelle,
ein welthistorischer Humbug. Le mot est plus cynique que spirituel et n'explique pas les visions des apôtres et de Paul.
(165) Corinthiens, XV, 39-46.