LIVRE IV
MOÏSE LA MISSION D'ISRAËL
VI LA MORT DE MOÏSE
Quand Moïse eut conduit son peuple jusqu'à l'entrée de Kanaan, il sentit que son uvre était accomplie. Qu'était-ce que Ièvè-Aelohim
pour le Voyant du Sinaï ? L'ordre divin vu du haut en bas, à travers toutes les sphères de l'univers et réalisé sur la terre visible, à l'image des hiérarchies célestes et de l'éternelle vérité. Non, il n'avait pas contemplé en vain la face de l'Eternel, qui se réfléchit dans tous les mondes. Le Livre était dans l'Arche, et l'Arche gardée par un peuple fort, temple vivant du Seigneur. Le culte du Dieu unique était fondé sur la terre ; le nom de Ièvè brillait en lettres flamboyantes dans la conscience d'Israël ; les siècles pourront rouler leurs flots dans l'âme changeante de l'humanité, ils n'en effaceront plus le nom de l'Eternel.
Moïse ayant compris ces choses, invoqua l'
Ange de la Mort. Il imposa les mains à son successeur,
Josué, devant le tabernacle d'assignation, afin que l'
Esprit de
Dieu passât en lui, puis il bénit toute l'humanité à travers les douze tribus d'Israël et gravit le
mont Nébo, suivi seulement de
Josué et de deux
lévites. Déjà Aaron avait été « recueilli vers ses pères », la prophétesse
Marie avait pris le même chemin. Le tour de Moïse était venu.
Quelles furent les pensées du prophète centenaire, lorsqu'il vit disparaître le camp d'Israël et qu'il monta dans la grande solitude d'Aelohim ? Qu'éprouva-t-il en promenant ses yeux sur la terre promise, de Galaad à
Jéricho, la ville des palmes ? Un vrai poète
(71), peignant en maître cette situation d'
âme, lui fait pousser ce cri :
Ô Seigneur j'ai vécu puissant et solitaire
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
Ces beaux vers en disent plus sur l'
âme de Moïse
que les commentaires d'une centaine de
théologiens. Cette
âme ressemble
à la grande pyramide de Gisèh, massive, nue et close au dehors,
mais qui renferme les grands mystères dans son intérieur et porte
à son centre un sarcophage, appelé par les
initiés le sarcophage
de la résurrection. De là, par un couloir oblique on apercevait
l'étoile polaire. Ainsi cet
esprit impénétrable regardait
de son centre le but final des choses.
Oui, tous les puissants ont connu la solitude que crée
la grandeur ; mais Moïse fut plus seul que les autres parce que son principe
fut plus absolu, plus transcendant.
Son Dieu fut le principe mâle par excellence,
l'
Esprit pur. Pour l'inculquer aux hommes il dut déclarer la guerre au
principe féminin, à la déesse Nature, à Hèvè,
à la Femme éternelle qui vit dans l'
âme de la
Terre et dans
le cur de l'Homme. Il dut la combattre sans trêve et sans merci, non
pour la détruire, mais pour la soumettre et la dompter. Quoi d'étonnant
si la Nature et la Femme, entre lesquelles règne un pacte mystérieux,
tremblaient devant lui ? Quoi d'étonnant si elles se réjouissaient
de son départ et attendaient pour relever la tête que l'ombre de
Moïse eût cessé de jeter sur elles le pressentiment de la mort
? Telles furent sans doute les pensées du
Voyant, tandis qu'il montait
le stérile
mont Nébo. Les hommes ne pouvaient l'aimer, car il n'avait
aimé que
Dieu.
Son uvre vivrait-elle du moins ?
Son peuple resterait-il
fidèle à sa mission ? Ah ! fatale clairvoyance des mourants, don
tragique des prophètes qui soulève tous les voiles à l'heure
dernière ! A mesure que l'
esprit de Moïse se détachait de la
terre, il vit la terrible réalité de l'avenir ; il vit les trahisons
d'Israël ; l'
anarchie redressant la tête ; la
royauté succédant
aux
Juges ; les crimes des rois souillant le temple du Seigneur ; son Livre mutilé,
incompris ; sa pensée travestie, rabaissée par des
prêtres
ignorants ou hypocrites ; les
apostasies des rois ; l'adultère de
Juda
avec les nations idolâtres ; la pure tradition, la doctrine sacrée
étouffées et les prophètes, possesseurs du verbe vivant,
persécutés jusqu'au fond du désert.
Assis dans une caverne du
mont Nébo, Moïse vit
tout cela en lui-même. Mais déjà la Mort étendait son
aile sur son front et posait sa main froide sur sou cur. Alors ce cur
de
lion essaya de rugir encore une fois. Irrité contre son peuple, Moïse
appela la vengeance d'Aelohim sur la race de
Juda. Il leva son bras pesant.
Josué
et les
lévites qui l'assistaient, entendirent avec épouvante ces
paroles sortir de la bouche du prophète mourant : « Israël a
trahi son
Dieu, qu'il soit dispersé aux quatre vents du
ciel ! »
Cependant les
lévites et
Josué regardaient
avec terreur leur maître qui ne donnait plus signe de vie. Sa dernière
parole avait été une malédiction. Avait-il rendu le dernier
soupir avec elle ? Mais Moïse ouvrit les yeux une dernière fois et
dit : « Retournez vers Israël. Quand les temps seront venus, l'Eternel
vous suscitera un prophète comme moi d'entre vos
frères et il mettra
son verbe dans sa bouche, et ce prophète vous dira tout ce que l'Eternel
lui aura commandé.
« Et il arrivera que quiconque n'écoutera pas
les paroles qu'il vous aura dites, l'Eternel lui en demandera compte. (
Deutéronome,
XVIII, 18, 19.)
Après ces paroles prophétiques, Moïse rendit l'
esprit. L'
Ange solaire au
glaive de
feu, qui d'abord lui était apparu au Sinaï, l'attendait. Il l'entraîna dans le sein profond de l'Isis céleste, dans les ondes de cette lumière qui est l'
Epouse de
Dieu. Loin des régions terrestres, ils traversèrent des cercles d'
âmes d'une splendeur grandissante. Enfin l'
Ange du Seigneur lui montra un
esprit d'une beauté merveilleuse et d'une douceur céleste, mais d'une telle radiance et d'une
clarté si fulgurante, que la sienne propre n'était qu'une ombre auprès. Il ne portait pas le
glaive du châtiment, mais la palme du sacrifice et de la victoire. Moïse comprit que celui-là accomplirait son uvre et ramènerait les hommes vers le Père, par la puissance de l'Eternel Féminin, par la Grâce divine et par l'
Amour parfait.
Alors le Législateur se prosterna devant le Rédempteur, et Moïse adora Jésus-Christ.
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(71) Alfred de
Vigny.