LIVRE III
HERMÈS LES MYSTÈRES DE L'ÉGYPTE
I LE SPHINX
En face de Babylone, métropole ténébreuse du despotisme, l'Egypte fut dans le monde antique une véritable citadelle de la science sacrée, une école pour ses plus illustres prophètes, un refuge et un laboratoire des plus nobles traditions de l'humanité. Grâce à des fouilles immenses, à des travaux admirables, le peuple égyptien nous est aujourd'hui mieux connu qu'aucune des civilisations qui précédèrent la Grèce, car il nous rouvre son histoire écrite sur des pages de pierre (36). On déblaye ses monuments, on déchiffre ses hiéroglyphes ; et cependant il nous reste encore à pénétrer dans le plus profond arcane de sa pensée. Cet arcane, c'est la doctrine occulte de ses prêtres. Cette doctrine scientifiquement cultivée dans les temples, prudemment voilée sous les mystères, nous montre du même coup l'âme de l'Egypte, le secret de sa politique et son rôle capital dans l'histoire universelle.
Nos
historiens parlent des pharaons sur le même ton
que des despotes de
Ninive et de Babylone. Pour eux l'Egypte est une monarchie
absolue et conquérante comme l'Assyrie et n'en diffère que parce
qu'elle a duré quelques milliers d'années de plus. Se doutent-ils
qu'en Assyrie la
royauté écrasa le sacerdoce pour s'en faire un
instrument, tandis qu'en Egypte le sacerdoce disciplina la
royauté, n'abdiqua
jamais, même aux pires époques, s'imposant aux rois, chassant les
despotes, gouvernant, toujours la nation ; et cela par une supériorité
intellectuelle, par une sagesse profonde et cachée, que nul
corps enseignant
n'a jamais égalée dans aucun pays ni dans aucun temps ? J'ai peine
à le croire. Car bien loin de tirer les conséquences innombrables
de ce fait essentiel, nos
historiens l'ont à peine entrevu et semblent
n'y attacher aucune importance. Il n'est pourtant pas nécessaire d'être
archéologue ou linguiste pour comprendre que la haine implacable entre
l'Assyrie et l'Egypte provient de ce que ces deux peuples représentaient
dans le monde deux principe opposés et que le peuple Egyptien dut sa longue
durée à une ossature
religieuse et scientifique plus forte que toutes
les révolutions.
Depuis l'époque aryenne, à travers la période
troublée qui suivit les temps védiques jusqu'à la conquête
persane et à l'époque
alexandrine, c'est-à-dire pendant un
laps de plus de cinq mille ans, l'Egypte fut la forteresse des pures et hautes
doctrines, dont l'ensemble constitue la science des principes et qu'on pourrait
appeler l'orthodoxie
ésotérique de l'antiquité. Cinquante
dynasties purent se succéder et le Nil charrier ses alluvions sur des cités
entières, l'
invasion phénicienne put inonder le pays et en être
expulsée : au milieu des flux et des reflux de l'
histoire, sous l'
idolâtrie
apparente de son
polythéisme extérieur, l'Egypte garda le vieux
fonds de sa
théogonie occulte et son organisation sacerdotale. Elle résista
aux siècles comme la pyramide de Gizeh à demi enfouie sous les sables,
mais intacte. Grâce à cette
immobilité de
sphinx gardant son
secret, à cette résistance de granit, l'Egypte devint l'axe autour
duquel évolua la pensée
religieuse de l'humanité en passant
d'Asie en
Europe. La Judée, la Grèce, l'
Etrurie, autant d'
âmes
de vie qui formèrent des civilisations diverses. Mais, où puisèrent-elles
leurs idées mères,
sinon dans la réserve organique de la
vieille Egypte ? Moïse et Orphée créèrent deux
religions
opposées et prodigieuses, l'une par son âpre
monothéisme,
l'autre par son
polythéisme éblouissant. Mais dans quel moule se
forma leur génie ? Où l'un trouva-t-il la
force, l'énergie,
l'audace de refondre un peuple à demi sauvage, comme l'
airain dans une
fournaise ; et l'autre la magie de faire parler les
dieux, comme une lyre accordée,
à l'
âme de ses barbares charmés ? dans les temples d'Osiris,
dans l'antique Thébah, que les
initiés appelaient la cité
du
soleil ou l'Arche solaire parce qu'elle contenait la synthèse
de la science divine et tous les secrets de l'
initiation.
Tous les ans, au
solstice d'été, quand tombent
les
pluies torrentielles de l'Abyssinie ; le Nil change de
couleur et prend cette
teinte de sang dont parle la Bible. Le
fleuve grossit jusqu'à l'
équinoxe
d'
automne et ensevelit sous ses flots l'
horizon de ses rives. Mais debout sur
leurs plateaux granitiques ; sous le
soleil aveuglant, les temples taillés
en plein roc, les
nécropoles, les pylônes, les pyramides reflètent
la majesté de leurs ruines dans le Nil changé en mer. Ainsi le sacerdoce
égyptien a traversé les siècles avec son organisation et
ses
symboles,
arcanes longtemps impénétrables de sa science. Dans
ces temples, dans ces
cryptes et dans ces pyramides s'élabora la fameuse
doctrine du Verbe-Lumière, de la Parole universelle que Moïse renfermera
dans son arche d'or et dont le Christ sera le flambeau vivant.
La vérité est
immuable en elle-même ; elle seule survit à tout ; mais elle change de demeures comme de formes et ses révélations sont intermittentes. « La lumière d'Osiris » qui jadis éclairait pour les
initiés les profondeurs de la nature et les voûtes célestes, s'est éteinte pour toujours dans les
cryptes abandonnées. Il s'est réalisé le mot d'
Hermès à Asklepios : « Ô Egypte ! Egypte ! il ne restera de toi que des
fables incroyables aux
générations futures et rien ne durera de toi que des mots taillés dans des pierres. »
C'est cependant un rayon de ce mystérieux
soleil des
sanctuaires que nous voudrions faire revivre en suivant la voie secrète de l'ancienne
initiation égyptienne, autant que le permet l'intuition
ésotérique et la fuyante réfraction des âges.
Mais avant d'entrer dans le temple, jetons un coup d'il sur les grandes phases que traversa l'Egypte avant le temps des Hycsos.
Presque aussi vieille que la carcasse de nos continents, la première civilisation égyptienne remonte à l'antique race rouge
(37). Le
sphinx colossal de Gisèh, près de la grande pyramide, est son uvre. Du temps où le
Delta (formé plus tard par les alluvions du Nil) n'existait pas encore, l'
animal monstrueux et
symbolique était déjà couché sur sa colline de granit, en avant de la chaîne des monts lybiques et regardait la mer se briser à ses pieds, là où s'étend aujourd'hui le sable du désert. Le
sphinx, cette première création de l'Egypte, est devenu son
symbole principal, sa marque distinctive. Le plus antique sacerdoce humain le sculpta, image de la nature calme et redoutable dans son mystère. Une tête d'homme sort d'un
corps de taureau aux griffes de
lion et replie ses ailes d'
aigle sur ses flancs. C'est l'Isis terrestre, la nature dans l'unité vivante de ses règnes. Car déjà, ces sacerdoces immémoriaux savaient et enseignaient que, dans la grande évolution, la nature humaine émerge de la nature animale. Dans ce
composé du taureau, du
lion, de l'
aigle et de l'homme sont aussi renfermés les quatre
animaux de la vision d'
Ezéchiel, représentant quatre
éléments constitutifs du
microcosme et du
macrocosme l'
eau, la terre, l'
air et le
feu, base de la science
occulte. C'est pourquoi, dans les siècles postérieurs, quand les
initiés verront l'
animal sacré, couché sur le seuil des temples ou au fond des
cryptes, ils sentiront vivre ce mystère en eux-mêmes et replieront en silence les ailes de leur
esprit sur la vérité intérieure. Car avant dipe, ils sauront que le mot de l'
énigme du
sphinx c'est l'homme, le
microcosme, l'
agent divin, qui résume tous les
éléments et toutes les
forces de la nature.
La race rouge n'a donc laissé d'elle-même d'autre témoin que le
sphinx de Gisèh, preuve irrécusable qu'elle avait posé et résolu à sa manière le grand problème.
________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
(36) Champollion,
L'Egypte sous les Pharaons ; Bunsen,
Ägyptische Alterthümer ; Lepsius,
Denkmaeler ; Paul Pierret,
Le Livre des morts ;
François Lenormant,
Histoire des peuples de l'Orient ; Maspéro,
Histoire ancienne des peuples de l'Orient, etc.
(37) Dans une inscription de la quatrième dynastie, il est parlé du
sphinx comme d'un monument dont l'origine se perdait dans la nuit des temps, qui avait été trouvé fortuitement sous le règne de ce prince, enfoui par le sable du désert sous lequel il était oublié depuis de longues
générations. (
François Lenormant,
Histoire d'Orient, II, 55. Or, la quatrième dynastie nous reporte à 4000 ans avant J.-C. Qu'on
juge par là de l'antiquité du
Sphinx !