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Les Huits Coups de l'Horloge

(Recueil de nouvelles)
Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






I – Au sommet de la tour

Hortense Daniel entrouvrit sa fenêtre et chuchota :

      – Vous êtes là, Rossigny ?

      – Je suis là, fit une voix qui montait des massifs entassés au pied du château.

      Se penchant un peu, elle vit un homme assez gros qui levait vers elle une figure épaisse, rouge, encadrée d'un collier de barbe trop blonde.

      – Eh bien ? dit-il.

      – Eh bien, hier soir, grande discussion avec mon oncle et ma tante. Ils refusent décidément de signer la transaction dont mon notaire leur avait envoyé le projet et de me rendre la dot que mon mari a dissipée avant son internement.

      – Votre oncle, qui avait voulu ce mariage, est pourtant responsable, d'après les termes du contrat.

      – N'importe. Je vous dis qu'il refuse...

      – Alors !

      – Alors êtes-vous toujours résolu à m'enlever ? demanda-t-elle en riant.

      – Plus que jamais.

      – En tout bien tout honneur, ne l'oubliez pas !

      – Tout ce que vous voudrez. Vous savez bien que je suis fou de vous.

      – C'est que, par malheur, je ne suis pas folle de vous.

      – Je ne vous demande pas d'être folle de moi, mais simplement de m'aimer un peu.

      – Un peu ? Vous êtes beaucoup trop exigeant.

      – En ce cas, pourquoi m'avoir choisi ?

      – Le hasard. Je m'ennuyais... Ma vie manquait d'imprévu... Alors je me risque... Tenez, voici mes bagages.

      Elle laissa glisser d'énormes sacs de cuir que Rossigny reçut dans ses bras.

      – Le sort en est jeté, murmura-t-elle. Allez m'attendre avec votre auto au carrefour de l'If. Moi, j'irai à cheval.

      – Fichtre ! Je ne peux pourtant pas enlever votre cheval.

      – Il reviendra tout seul.

      – Parfait !... Ah ! à propos...

      – Qu'y a-t-il ?

      – Qu'est-ce donc que ce prince Rénine qui est là depuis trois jours et que personne ne connaît ?

      – Je ne sais pas. Mon oncle l'a rencontré à la chasse, chez des amis, et l'a invité.

      – Vous lui plaisez beaucoup. Hier vous avez fait une grande promenade avec lui. C'est un homme qui ne me revient pas.

      – Dans deux heures, j'aurai quitté le château en votre compagnie. C'est un scandale qui refroidira probablement Serge Rénine. Et puis assez causé. Nous n'avons pas de temps à perdre.

      Durant quelques minutes, elle regarda le gros Rossigny qui, pliant sous le poids des sacs, s'éloignait à l'abri d'une allée déserte, puis elle referma la fenêtre.

      Dehors, loin dans le parc, une fanfare de cors sonnait le réveil. La meute éclatait en aboiements furieux. C'était l'ouverture, ce matin-là, au château de La Marèze, où tous les ans, vers le début de septembre, le comte d'Aigleroche, grand chasseur devant l'Eternel, et la comtesse réunissaient quelques amis et les châtelains des environs.

      Hortense acheva lentement sa toilette, revêtit une amazone qui dessinait sa taille souple, se coiffa d'un feutre dont le large bord encadrait son beau visage aux cheveux roux, et s'assit devant son secrétaire, où elle écrivit à son oncle, M. d'Aigleroche, une lettre d'adieu qui devait être remise le soir. Lettre difficile qu'elle recommença plusieurs fois et à laquelle, finalement, elle renonça.

      « Je lui écrirai plus tard, se disait-elle, quand sa colère aura passé. »

      Et elle se rendit dans la haute salle à manger.

      D'énormes bûches flambaient au creux de l'âtre. Des panoplies de fusils et de carabines ornaient les murs. De toutes parts, les invités affluaient et venaient serrer la main du comte d'Aigleroche, un de ces types de gentilshommes campagnards, lourds d'aspect, puissants d'encolure, qui ne vivent que pour la chasse. Debout devant la cheminée, un grand verre de fine champagne à la main, il trinquait.

      Hortense l'embrassa distraitement.

      – Comment ! mon oncle, vous, si sobre d'ordinaire...

      Bah ! dit-il, une fois l'an... on peut bien se permettre quelque excès...

      – Ma tante vous grondera.

      – Ta tante a sa migraine et ne descendra pas. D'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton bourru, cela ne la regarde pas... et toi encore moins, ma petite.

      Le prince Rénine s'approcha d'Hortense. C'était un homme jeune, d'une grande élégance, le visage mince et un peu pâle, et dont les yeux avaient tour à tour l'expression la plus douce et la plus dure, la plus aimable et la plus ironique.

      Il s'inclina devant la jeune femme, lui baisa la main et lui dit :

      – Je vous rappelle votre bonne promesse, chère madame ?

      – Ma promesse ?

      – Oui, il était convenu entre nous que nous recommencerions notre belle promenade d'hier, et que nous essaierions de visiter cette vieille demeure barricadée dont l'aspect nous avait intrigués... ce qu'on appelle, paraît-il, le domaine de Halingre.

      Elle répliqua avec une certaine sécheresse :

      – Tous mes regrets, monsieur, mais l'excursion serait longue et je suis un peu lasse. Je fais un tour dans le parc et je rentre.

      Il y eut un silence entre eux, et Serge Rénine prononça en souriant, les yeux fixés aux siens, et de manière qu'elle seule entendît :

      – Je suis sûr que vous tiendrez votre parole et que vous m'accepterez comme compagnon. C'est préférable.

      – Pour qui ? Pour vous, n'est-ce pas ?

      – Pour vous aussi, je vous l'affirme.

      Elle rougit légèrement et riposta :

      – Je ne comprends pas, monsieur.

      – Je ne vous propose pourtant aucune énigme. La route est charmante, le domaine de Halingre intéressant. Nulle autre promenade ne vous apporterait le même agrément.

      – Vous ne manquez pas de fatuité, monsieur.

      – Ni d'obstination, madame.

      Elle eut un geste irrité, mais dédaigna de répondre. Lui tournant le dos, elle donna quelques poignées de main autour d'elle et sortit de la pièce.

      Au bas du perron, un groom tenait son cheval. Elle se mit en selle et s'en alla vers les bois qui continuaient le parc.

      Le temps était frais et calme. Entre les feuilles qui frissonnaient à peine, apparaissait un ciel de cristal bleu. Hortense suivait au pas des allées sinueuses qui la conduisirent, au bout d'une demi-heure, dans une région de ravins et d'escarpements que traversait la grand-route.

      Elle s'arrêta. Aucun bruit. Rossigny avait dû éteindre son moteur et cacher sa voiture dans les fourrés qui environnent le carrefour de l'If.

      Cinq cents mètres au plus la séparaient de ce rond-point. Après quelques instants d'hésitation, elle mit pied à terre, attacha négligemment son cheval afin qu'au moindre effort il pût se délivrer et revenir au château, enveloppa son visage avec un long voile marron qui flottait sur ses épaules, et s'avança.

      Elle ne s'était pas trompée. Au premier tournant, elle aperçut Rossigny. Il courut à elle et l'entraîna dans le taillis.

      – Vite, vite. Ah ! j'avais si peur d'un retard... ou même d'un changement de décision !... Et vous voilà ! Est-ce possible ?

      Elle souriait.

      – Ce que vous êtes heureux de faire une bêtise !

      – Si je suis heureux ! Et vous le serez aussi, je le jure !

      – Peut-être, mais je ne ferai pas de bêtise, moi !

      – Vous agirez à votre guise, Hortense. Votre vie sera un conte de fées.

      – Et vous, le prince charmant !

      – Vous aurez tout le luxe, toutes les richesses...

      – Je ne veux ni luxe ni richesses.

      – Quoi, alors ?

      – Le bonheur.

      – Votre bonheur, j'en réponds.

      Elle plaisanta :

      – Je doute un peu de la qualité du bonheur que j'aurai par vous.

      – Vous verrez... Vous verrez...

      Ils étaient arrivés près de l'automobile. Rossigny, tout en bégayant des mots de joie, mit en mouvement le moteur. Hortense monta et se couvrit d'un vaste manteau. La voiture suivit sur l'herbe l'étroit sentier qui la ramena au carrefour, et Rossigny accélérait la vitesse, lorsque subitement il dut freiner.

      Un coup de feu avait claqué dans le bois voisin, sur la droite. L'auto allait de côté et d'autre.

      – C'est une crevaison, un pneu d'avant, proféra Rossigny, qui sauta à terre.

      – Mais pas du tout ! s'écria Hortense. On a tiré.

      – Impossible, chère amie Voyons, que dites-vous !

      Au même moment, il y eut deux légers chocs et deux autres détonations retentirent, coup sur coup, assez loin, toujours dans le bois.

      Rossigny grinça :

      – Les pneus d'arrière... crevés... Mais, bougre de sort, quel est le bandit ?... Si je le tenais, celui-là !

      Il escalada le talus qui bordait la route. Personne. D'ailleurs les feuilles du taillis cachaient la vue.

      – Crebleu de crebleu jura-t-il. Vous aviez raison... on tirait sur l'auto ! Ah ! elle est raide ! Nous voilà bloqués pour des heures ! Trois pneus à réparer ! ... Mais que faites-vous donc, chère amie ?

      A son tour, la jeune femme descendait de voiture. Elle courut vers lui, tout agitée.

      – Je m'en vais...

      – Mais pourquoi ?

      – Je veux savoir. On a tiré. Qui ? Je veux savoir...

      – Ne nous séparons pas, je vous en supplie...

      – Croyez-vous que je vais vous attendre pendant des heures ?

      – Mais notre départ ?... nos projets ?...

      – Demain... nous en reparlerons... Rentrez au château... Rapportez les valises...

      – Je vous en prie, je vous en prie... Ce n'est pourtant pas de ma faute. Vous avez l'air de m'en vouloir.

      – Je ne vous en veux pas. Mais, sapristi, quand on enlève une femme, on ne crève pas, mon cher. A tout à l'heure.

      En hâte elle s'en alla, eut la chance de retrouver son cheval, et partit au galop dans une direction opposée à La Marèze.

      Pour elle, il n'y avait pas le moindre doute : les trois coups de feu avaient été tirés par le prince Rénine...

      – C'est lui, murmura-t-elle avec colère, c'est lui... Il n'y a que lui qui soit capable d'agir ainsi...

      Ne l'en avait-il pas prévenue, du reste, avec une autorité souriante ?

      – Vous viendrez, j'en suis sûr... Je vous attends.

      Elle pleurait de rage et d'humiliation. A ce moment, elle se fût trouvée en face du prince Rénine qu'elle l'eût cravaché.

      Devant elle s'étendait l'âpre et pittoresque contrée qui couronne, au nord, le département de la Sarthe et qu'on dénomme la petite Suisse. Des pentes rudes l'obligeaient souvent à ralentir, d'autant plus qu'il lui fallait parcourir une dizaine de kilomètres pour atteindre le but qu'elle s'était assignée. Mais, si son élan devenait moins emporté, si l'effort physique ! s'apaisait peu à peu, elle n'en persistait pas moins dans sa révolte contre. le prince Rénine. Elle lui en voulait, non seulement de l'acte inqualifiable qu'il avait commis, mais aussi de sa conduite envers elle depuis trois jours, de ses assiduités, de son assurance, de son air d'excessive politesse.

      Elle approchait. Au fond d'une vallée, un vieux mur d'enceinte, fendu de lézardes, habillé de mousse et d'herbes folles, laissait voir le clocheton d'un château et quelques fenêtres closes de leurs volets. C'était le domaine de Halingre.

      Elle suivit le mur et tourna. Au centre de la demi-lune qui s'arrondissait devant la porte d'entrée, Serge Rénine attendait, debout, près de son cheval.

      Elle sauta à terre et, comme il s'avançait vers elle le chapeau à la main et la remerciait d'être venue, elle s'écria :

      – Avant tout, monsieur, un mot. Il s'est passé tout à l'heure un fait inexplicable. On a tiré trois coups de feu sur une automobile où je me trouvais. Ces coups de feu ont-ils été tirés par vous ?

      – Oui.

      Elle parut interdite.

      – Alors, vous avouez ?

      – Vous me posez une question, madame, j'y réponds.

      – Mais, comment avez-vous osé ?... De quel droit ?...

      – Je n'ai pas exercé un droit, madame, j'ai obéi à un devoir.

      – En vérité ! Et à quel devoir ?

      – Le devoir de vous protéger contre un homme qui cherche à exploiter la détresse de votre vie.

      – Monsieur, je vous défends de parler ainsi. Je suis responsable de mes actions, et c'est en toute liberté que j'ai pris ma décision...

      – Madame, j'ai entendu ce matin la conversation que vous avez eue, de votre fenêtre, avec M. Rossigny, et il ne m'a pas semblé que vous le suiviez de gaieté de cœur. Je reconnais toute la brutalité et le mauvais goût de mon intervention et je m'en excuse humblement, mais j'ai voulu, au risque de passer pour un goujat, vous accorder quelques heures de réflexion.

      – C'est tout réfléchi, monsieur. Quand j'ai résolu une chose, je ne change pas d'avis.

      – Si, madame, quelquefois, puisque vous êtes ici au lieu d'être là-bas.

      La jeune femme eut un moment de gêne. Toute sa colère était tombée. Elle regardait Rénine avec cet étonnement que l'on éprouve en face de certains êtres différents des autres, plus capables d'actes inaccoutumés, plus généreux et plus désintéressés. Elle se rendait parfaitement compte qu'il agissait sans arrière-pensée ni calcul, simplement, comme il le disait, par devoir de galant homme envers une femme qui se trompe de chemin.

      Très doucement, il lui dit :

      – Je sais très peu de choses sur vous, madame, assez cependant pour que j'aie le désir de vous être utile. Vous avez vingt-six ans et vous êtes orpheline. Il y a sept ans, vous avez épousé le neveu par alliance du comte d'Aigleroche, lequel neveu, assez bizarre d'esprit, à moitié fou, a dû être enfermé. D'où impossibilité pour vous de divorcer, et obligation, votre dot ayant été dissipée, de vivre à la charge de votre oncle et auprès de lui. Le milieu est triste, le comte et la comtesse ne s'accordant pas. Jadis le comte a été abandonné par sa première femme, laquelle s'est enfuie avec le premier mari de la comtesse. Les deux époux délaissés ont, par dépit, uni leurs destinées, mais n'ont trouvé dans ce mariage que déceptions et rancœurs. Vous en subissez le contrecoup. Vie monotone, étriquée, solitaire pendant plus de onze mois sur douze. Un jour, vous avez rencontré M. de Rossigny qui s'est épris de vous et vous a proposé la fuite. Vous ne l'aimiez pas. Mais l'ennui, votre jeunesse qui se perd, le besoin d'imprévu, le désir de l'aventure... bref, vous avez accepté avec l'intention très nette d'éconduire votre amoureux, mais avec l'espoir un peu naïf que ce scandale forcerait votre oncle à vous rendre des comptes et à vous assurer une existence indépendante. Voilà où vous en êtes. A l'heure actuelle, il faut choisir : ou bien vous mettre entre les mains de M. Rossigny... ou bien vous confier à moi.

      Elle leva les yeux sur lui. Que voulait-il dire ? Que signifiait cette offre qu'il fit gravement, comme un ami qui ne demande qu'à se dévouer ?

      Après un silence, il prit les deux chevaux par la bride et les attacha. Puis il examina la lourde porte dont chacun des battants était renforcé par deux planches clouées en forme de croix. Une affiche électorale, datée de vingt ans, montrait que personne depuis cette époque n'avait franchi le seuil du domaine.

      Rénine arracha un des poteaux de fer qui soutenaient un grillage tendu autour de la demi-lune et l'utilisa comme levier. Les planches pourries cédèrent. L'une d'elles démasqua la serrure qu'il attaqua au moyen d'un couteau épais, muni de lames nombreuses et d'outils. Une minute plus tard, la porte s'ouvrait sur un champ de fougères qui s'étendait jusqu'à une longue bâtisse délabrée que dominait, entre quatre clochetons d'angle, une sorte de belvédère construit sur une tourelle.

      Le prince se retourna vers Hortense.

      – Rien ne vous presse, dit-il. Ce soir, vous prendrez votre décision, et si M. Rossigny parvient une seconde fois à vous convaincre, je vous jure sur l'honneur que vous ne me trouverez pas en travers de votre chemin. Jusque-là, accordez-moi votre présence. Nous avons résolu hier de visiter ce château, visitons-le, voulez-vous ? C'est une manière comme une autre de passer le temps et j'ai idée que celle-ci ne manquera pas d'intérêt.

      Il avait une manière de parler qui commandait l'obéissance. Il semblait à la fois ordonner et implorer. La jeune femme n'essaya même pas de secouer l'engourdissement où sa volonté sombrait peu à peu. Elle le suivit vers un perron à moitié démoli, au haut duquel on apercevait une porte également renforcée de planches en croix.

      Rénine procéda de la même manière. Ils entrèrent dans un large vestibule, dallé de noir et blanc, meublé de dressoirs anciens et de stalles d'église, et orné d'un écusson de bois où se voyaient des vestiges d'armoiries représentant un aigle cramponné à un bloc de pierre, tout cela sous un tissu de toiles d'araignées qui pendaient sur une porte.

      – La porte du salon, évidemment, affirma Rénine.

      L'ouverture en fut plus difficile, et ce n'est qu'en l'ébranlant à coups d'épaule qu'il réussit à pousser l'un des battants.

      Hortense n'avait pas prononcé une parole. Elle assistait non sans étonnement à cette suite d'effractions exécutées avec une véritable maîtrise. Il devina sa pensée et, se retournant, lui dit d'un ton sérieux :

      – C'est un jeu d'enfant pour moi. J'ai été serrurier.

      Elle lui saisit le bras tout en murmurant :

      – Ecoutez.

      – Quoi ? fit-il.

      Elle accentua son étreinte, exigeant le silence. Presque aussitôt, il murmura :

      – En effet, c'est étrange.

      – Ecoutez... écoutez..., répéta Hortense stupéfaite. Oh ! est-ce possible ?

      Ils entendaient, non loin d'eux, un bruit sec, le bruit d'un petit choc revenant à intervalles réguliers, et il leur suffit de prêter l'oreille avec attention pour reconnaître le tic-tac d'une horloge. Vraiment oui, c'était cela qui scandait le grand silence du salon obscur, c'était bien le tic-tac très lent, rythmé comme le battement d'un métronome, que produit un lourd balancier de cuivre. C'était cela. Et rien ne pouvait leur paraître plus impressionnant que la pulsation mesurée de ce petit mécanisme qui avait continué de vivre dans la mort du château... par quel miracle ? par quel phénomène inexplicable ?

      – Pourtant, balbutia Hortense, qui n'osait élever la voix, pourtant personne n'est entré ?...

      – Personne.

      – Et il est inadmissible que cette horloge ait pu marcher pendant vingt ans sans être remontée ?

      – Inadmissible.

      – Alors ?

      Serge Rénine ouvrit les trois fenêtres et en força les volets.

      Ils se trouvaient bien dans un salon, et ce salon n'offrait pas la moindre trace de désordre. Les sièges étaient à leur place. Aucun des meubles ne manquait. Les gens qui l'habitaient, et qui en avaient fait la pièce la plus intime de leur demeure, étaient partis sans rien emporter, ni des livres qu'ils lisaient, ni des bibelots rangés sur les tables ou sur les consoles.

      Rénine examina la vieille horloge de campagne, enfermée dans sa haute gaine sculptée qui laissait voir, par une vitre ovale, le disque du balancier. Il ouvrit : les poids, pendus aux cordes, étaient au bout de leur course.

      A ce moment, il y eut un déclic. L'horloge sonna huit fois, d'une voix grave que la jeune femme ne devait jamais oublier.

      – Quel prodige ! murmura-t-elle.

      – Un vrai prodige, en effet, déclara-t-il, car le mécanisme, très simple, ne permet guère qu'un mouvement d'une semaine.

      – Et vous ne voyez rien de particulier ?

      – Non, rien... ou du moins...

      Il se pencha et, du fond de la gaine, il tira un tube de métal que les poids dissimulaient, et qu'il tourna vers le jour.

      – Une longue-vue, dit-il pensivement... Pourquoi l'a-t-on cachée là ?

      Et on l'a laissée dans toute sa longueur... C'est bizarre... Que signifie ?...

      Une seconde fois, selon l'habitude, l'horloge se mit à sonner. Huit coups retentirent. Rénine referma la gaine, et, sans se dessaisir de la longue-vue, continua son inspection. Une large baie faisait communiquer le salon avec une pièce plus petite, sorte de fumoir, meublée elle aussi, mais où cependant il y avait une vitrine à fusils dont le râtelier était vide. Accroché au panneau voisin, un calendrier montrait une date : le 5 septembre.

      – Ah ! s'écria Hortense confondue, la même date qu'aujourd'hui ! ... Ils ont arraché les feuilles de leur calendrier jusqu'au 05 septembre... Et c'est l'anniversaire de ce jour ! Quel hasard inouï !

      – Inouï, prononça-t-il... c'est l'anniversaire de leur départ... il y a aujourd'hui vingt ans...

      – Avouez, dit-elle, que tout cela est incompréhensible.

      – Oui... évidemment... mais tout de même...

      – Vous avez quelque idée ?...

      Il répondit au bout de quelques secondes :

      – Ce qui m'intrigue, c'est cette longue-vue cachée... jetée là, au dernier moment... A quoi servait-elle ? Des fenêtres du rez-de-chaussée, on ne voit que les arbres du jardin... et sans doute aussi de toutes les fenêtres... Nous sommes dans une vallée, sans le moindre horizon... Pour se servir de cet instrument, il fallait monter tout en haut... Voulez-vous que nous montions ?

      Elle n'hésita pas. Le mystère qui se dégageait de toute l'aventure excitait si vivement sa curiosité qu'elle ne songeait qu'à suivre Rénine et à le seconder dans ses recherches.

      Ils montèrent donc l'escalier principal et parvinrent au second étage, sur une plate-forme où s'amorçait l'escalier en spirale du belvédère.

      Là-haut, c'était une terrasse en plein air, mais entourée d'un parapet qui s'élevait à plus de deux mètres.

      – Cela devait former autrefois des créneaux que l'on a remplis depuis, remarqua le prince Rénine. Tenez, il fut un temps où il y avait des meurtrières. Elles ont été bouchées.

      – En tout cas, dit-elle, ici également la longue-vue était inutile, et nous n'avons plus qu'à redescendre.

      – Je ne suis pas de votre avis, dit-il. Logiquement il devait y avoir uelque échappée sur la campagne, et logiquement c'est ici que la longue-vue était utilisée.

      A la force des poignets, il se hissa jusqu'au faîte du parapet, et il put voir que, de là, on apercevait toute la vallée, le parc, dont les grands arbres limitaient l'horizon, et, assez loin, au bout d'une coupure dans une colline boisée, une autre tour en ruine, très basse, emmaillotée de lierre, et qui était peut-être à sept ou huit cents mètres de distance.

      Rénine reprit son examen. On eût dit que pour lui tout le problème se résumait dans l'emploi de la longue-vue, et que ce problème serait immédiatement résolu si l'on pouvait découvrir la façon dont elle était employée.

      Il étudia une à une les meurtrières. L'une d'elles, ou plutôt l'emplacement de l'une d'elles, attira surtout son attention. Il existait, au milieu de la couche de plâtre qui devait servir à la boucher, un creux rempli de terre et où des plantes avaient poussé.

      Il arracha ces plantes et enleva cette terre, ce qui débarrassa l'orifice d'un trou de vingt centimètres de diamètre, qui perçait le mur de part en part. S'étant penché, Rénine constata que cette fissure, étroite et profonde, dirigeait fatalement le regard, par-dessus le sommet tassé des arbres et suivant la coupure de la colline, jusqu'à la tour de lierre.

      Au fond de ce conduit, dans une sorte de rainure qui courait comme une rigole, la longue-vue trouva sa place, et si exactement qu'il eût été impossible de la bouger, si peu que ce fût, vers la droite ou vers la gauche...

      Rénine, qui avait essuyé la partie extérieure des lentilles, tout en prenant soin de ne pas déranger d'une ligne le point de mire, appliqua son œil au petit bout de l'instrument.

      Il resta trente ou quarante secondes, attentif et silencieux. Puis il se releva, et prononça d'une voix altérée :

      – C'est effroyable... En vérité, c'est effroyable...

      – Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-elle anxieusement.

      – Regardez...

      Elle se courba, mais, pour elle, l'image n'étant pas nette, il fallut mettre l'instrument à sa vue. Presque aussitôt elle dit avec un frisson :

      – Ce sont deux épouvantails, n'est-ce pas ? tous deux perchés là-haut ?... Mais pourquoi ?

      – Regardez, répéta-t-il, regardez plus attentivement. Sous les chapeaux... les visages.

      – Oh ! fit-elle, en défaillant, quelle horreur !

      Le champ de la lunette offrait, découpé en rond comme une projection lumineuse, ce spectacle : la plate-forme d'une tour tronquée, dont le mur, plus haut dans la partie la plus éloignée, formait comme une toile de fond, d'où déferlaient des vagues de lierre. Devant, au milieu d'un fouillis d'arbustes, deux êtres, un homme et une femme appuyés, renversés contre un écroulement de pierres.

      Mais pouvait-on appeler homme et femme ces deux formes, ces deux mannequins sinistres, qui portaient bien des vêtements et des vestiges de chapeaux, mais qui n'avaient plus d'yeux, plus de joues, plus de menton, plus une parcelle de chair, et qui étaient strictement et réellement deux squelettes ?...

      – Deux squelettes, balbutia Hortense... deux squelettes habillés... Qui les a transportés là ?

      – Personne.

      – Cependant...

      – Cet homme et cette femme ont dû mourir en haut de cette tour, il y a des années et des années... et, sous les vêtements, les chairs se sont pourries, les corbeaux les ont dévorées...

      – Mais c'est affreux ! c'est affreux ! dit Hortense qui était toute pâle et dont la figure se crispait de dégoût.

      Une demi-heure plus tard, Hortense Daniel et Serge Rénine quittaient le château de Halingre. Avant de partir, ils avaient poussé jusqu'à la tour de lierre, reste d'un vieux donjon aux trois quarts démoli. L'intérieur était vide. On devait y monter, à une époque relativement récente, par des échelles et des escaliers de bois dont les débris gisaient sur le sol. La tour s'adossait au mur qui marquait l'extrémité du parc.

      Chose bizarre, et qui surprit Hortense, le prince Rénine avait négligé de poursuivre une enquête plus minutieuse, comme si l'affaire eût perdu pour lui tout intérêt. Il n'en parlait même plus, et, dans l'auberge du village le plus proche, où on leur servit quelques aliments, ce fut elle qui interrogea l'aubergiste sur le château abandonné. Vainement d'ailleurs, car cet homme, nouveau dans la contrée, ne put fournir aucune indication. Il ignorait même le nom du propriétaire.

      Ils reprirent la route de La Marèze. Plusieurs fois Hortense rappela l'ignoble vision contemplée. Mais Rénine, très gai, rempli de prévenances pour sa compagne, semblait tout à fait indifférent à ces questions.

      – Enfin, quoi ! s'écria-t-elle impatientée, il est impossible d'en rester là ! Une solution s'impose.

      – En effet, dit-il, une solution s'impose. Il faut que M. Rossigny sache à quoi s'en tenir et que vous preniez une décision à son égard.

      Elle haussa les épaules.

      – Eh ! il s'agit bien de cela. Pour aujourd'hui...

      – Pour aujourd'hui ?

      – Il s'agit de savoir ce que c'est que ces deux cadavres.

      – Cependant, Rossigny...

      – Rossigny attendra. Mais moi, je ne peux pas attendre.

      Soit. D'autant plus qu'il n'a peut-être pas encore fini de réparer ses pneus. Mais que lui direz-vous ? C'est cela l'essentiel.

      – L'essentiel, c'est ce que nous avons vu. Vous m'avez mise en face d'un mystère en dehors duquel rien ne compte plus. Voyons, quelles sont vos intentions ?

      Mes intentions ?

      – Oui, voici deux cadavres... Vous allez prévenir la justice, n'est-ce pas ?

      – Bonté céleste ! dit-il en riant, pour quoi faire ?

      – Mais il y a là une énigme que l'on doit à tout prix éclaircir... un drame effrayant...

      – Nous n'avons besoin de personne pour cela.

      – Comment ! Que dites-vous ? Vous y comprenez quelque chose ?

      – Mon Dieu, à peu près aussi clairement que si j'avais lu dans un livre une histoire longuement racontée avec illustrations à l'appui. Tout cela est d'une simplicité

      Elle l'examina du coin de l'œil, se demandant s'il se moquait d'elle. Mais il avait l'air fort sérieux.

      – Et alors ? dit-elle toute frémissante.

      Le jour commençait à baisser. Ils avaient marché rapidement et lorsqu'ils approchèrent de La Marèze, les chasseurs s'en revenaient.

      – Alors, dit-il, nous allons compléter nos renseignements auprès des personnes habitant le pays... Connaissez-vous quelqu'un qui soit qualifié ?

      – Mon oncle. Il n'a jamais quitté cette région.

      – Parfaitement. Nous interrogerons M. d'Aigleroche, et vous verrez avec quelle logique rigoureuse tous ces faits s'enchaînent les uns aux autres. Quand on tient le premier anneau, on est obligé, qu'on le veuille ou non, d'atteindre le dernier. Je ne connais rien de plus amusant.

      Au château, ils se séparèrent. Hortense trouva ses bagages et une lettre furieuse de Rossigny par laquelle il lui faisait ses adieux et lui annonçait son départ.

      – Béni soit-il, se dit Hortense, ce ridicule personnage a découvert la meilleure solution.

      Son flirt avec lui, son escapade, ses projets, elle avait tout oublié. Rossigny lui semblait beaucoup plus étranger à sa vie que ce déconcertant Rénine qui lui inspirait, quelques heures auparavant, si peu de sympathie.

      Rénine vint frapper à sa porte.

      – Votre oncle est dans sa bibliothèque, dit-il. Voulez-vous m'accompagner ? Je l'ai prévenu de ma visite.

      Elle le suivit.

      Il ajouta :

      – Un mot encore. Ce matin, en contrariant vos projets et en vous suppliant de vous confier à moi, j'ai pris par là même, à votre égard, un engagement dont je ne veux pas tarder à m'acquitter, vous allez en avoir la preuve formelle.

      – Vous n'avez pris qu'un engagement, dit-elle en riant, celui de satisfaire ma curiosité.

      – Elle sera satisfaite, affirma-t-il avec gravité, et bien au-delà de tout ce que vous pouvez concevoir, si M. d'Aigleroche confirme mes raisonnements.

      M. d'Aigleroche était seul, en effet. Il fumait sa pipe et buvait du sherry. Il en offrit un verre à Rénine qui refusa.

      – Et toi, Hortense ? fit-il, la voix un peu pâteuse. Tu sais qu'ici on ne s'amuse guère que durant ces journées de septembre. Profites-en. Tu as fait une bonne promenade avec Rénine ?

      – C'est à ce sujet précisément que je voudrais vous parler, cher monsieur, interrompit le prince.

      – Vous m'excuserez, mais dans dix minutes je dois aller à la gare chercher une amie de ma femme.

      – Oh ! dix minutes me suffisent amplement.

      – Juste le temps de fumer une cigarette, alors ?

      – Pas davantage.

      Il prit une cigarette dans la boîte que lui offrait M. d'Aigleroche, l'alluma et lui dit :

      – Figurez-vous que le hasard de cette promenade nous a conduits jusqu'à un vieux domaine que vous connaissez évidemment, le domaine de Halingre ?

      – Certes. Mais il est fermé, barricadé depuis un quart de siècle, je crois. Vous n'avez pas pu entrer ?

      – Si.

      – Allons donc ! Visite intéressante ?

      Extrêmement. Nous avons découvert les choses les plus étranges.

      – Quelles choses ? demanda le comte qui regardait sa montre.

      Rénine raconta :

      – Des pièces barricadées, un salon qu'on avait laissé dans son ordre de vie quotidienne, une pendule qui, par miracle, sonna notre arrivée...

      – De bien petits détails, murmura M. d'Aigleroche.

      – Il y a mieux, en effet. Nous sommes montés au haut du belvédère, et, de là, nous avons vu, sur une tour, assez loin du château... nous avons vu deux cadavres, deux squelettes plutôt... un homme et une femme que recouvrent encore les vêtements qu'ils portaient quand ils ont été assassinés...

      – Oh ! oh ! assassinés ? simple supposition...

      – Certitude ; et c'est à ce propos que nous sommes venus vous importuner. Ce drame, qui justement doit remonter à une vingtaine d'années, n'a-t-il pas été connu à cette époque ?

      Ma foi, non, déclara le comte d'Aigleroche, je n'ai jamais entendu parler d'aucun crime, d'aucune disparition.

      – Ah ! fit Rénine, qui sembla un peu décontenancé, j'espérais avoir quelques renseignements...

      – Je regrette.

      – En ce cas, excusez-moi.

      Il consulta Hortense du regard et marcha vers la porte. Mais, se ravisant :

      – Vous ne pourriez pas tout au moins, cher monsieur, me mettre en rapport avec des personnes de votre entourage, de votre famille... qui, elles, seraient au courant ?

      – De ma famille ? et pourquoi ?

      – Parce que le domaine de Halingre appartenait, appartient encore sans doute, aux d'Aigleroche. Les armoiries montrent un aigle sur un bloc de pierre... sur une roche. Et tout de suite le rapport s'est imposé à moi.

      Cette fois, le comte parut surpris. Il repoussa sa bouteille et son verre et dit :

      – Que m'apprenez-vous ? J'ignorais ce voisinage.

      Rénine hocha la tête en souriant :

      – Je serais plutôt disposé à croire, cher monsieur, que vous n'êtes pas très pressé d'admettre un degré de parenté quelconque entre vous... et ce propriétaire inconnu.

      – C'est donc un homme peu recommandable ?

      – C'est un homme qui a tué, tout simplement.

      – Que dites-vous ?

      Le comte s'était levé. Hortense, très émue, articula :

      – Etes-vous sûr vraiment qu'il y ait eu crime et que ce crime ait été commis par quelqu'un du château ?

      – Tout à fait sûr.

      – Mais pourquoi cette certitude ?

      – Parce que je sais qui furent les deux victimes et la cause du meurtre.

      Le prince Rénine ne procédait que par affirmations, et on eût cru, à l'entendre, qu'il s'appuyait sur les preuves les plus solides.

      M. d'Aigleroche allait et venait dans la pièce, les mains au dos. Il finit par dire :

      – J'ai toujours eu l'intuition qu'il s'était passé quelque chose, mais je n'ai jamais cherché à savoir... Donc, en effet, il y a vingt ans, un de mes parents, un cousin éloigné, habitait le domaine de Halingre. J'espérais, à cause du nom que je porte, que cette histoire, dont je n'ai pas eu connaissance, je le répète, mais que j'ai soupçonnée, resterait à jamais dans l'ombre.

      – Ainsi donc, ce cousin a tué ?...

      – Oui, il a été contraint de tuer.

      Rénine hocha la tête.

      – Je suis au regret de rectifier cette phrase, cher monsieur. La vérité, c'est que votre cousin a tué, au contraire, froidement, lâchement. Je ne connais pas de crime qui ait été conçu avec plus de sang-froid et de sournoiserie.

      – Qu'en savez-vous ?

      Le moment était venu pour Rénine de s'expliquer, moment grave, lourd d'angoisse, dont Hortense comprenait toute la solennité, bien qu'elle n'eût encore rien deviné du drame où le prince s'engageait pas à pas.

      – L'aventure est fort simple, dit-il. Tout permet de croire que ce M. d'Aigleroche était marié, et qu'aux environs du domaine de Halingre habitait un autre couple, avec lequel les deux châtelains entretenaient des relations d'amitié. Que se passa-t-il un jour ? Laquelle de ces quatre personnes apporta, la première, le trouble dans les relations des deux ménages ? Je ne pourrais le dire. Mais il y a une version qui se présente aussitôt à l'esprit, c'est que la femme de votre cousin, Mme d'Aigleroche, donnait des rendez-vous à l'autre mari dans la tour de lierre, laquelle avait une sortie directe sur la campagne. Mis au courant de l'intrigue, votre cousin d'Aigleroche résolut de se venger, mais de telle façon qu'il n'y eût pas de scandale, et que personne ne sût même jamais que les coupables avaient été tués. Or, il avait constaté – ce que, moi, j'ai constaté tantôt – qu'il y avait un endroit du château, le belvédère, d'où l'on pouvait voir, par-dessus les arbres et les vallonnements du parc, la tour qui se trouvait à huit cents mètres de là, et qu'il n'y avait même que de cet endroit que l'on dominât le sommet de la tour. Il pratiqua donc un trou au travers du parapet, à l'emplacement d'une ancienne meurtrière condamnée, et de là, au moyen d'une longue-vue qui reposait exactement au fond du canal creusé, il assistait aux rendez-vous des deux coupables. Et c'est par là également qu'ayant bien pris toutes ses mesures, ayant calculé toutes ses distances, c'est par là qu'un dimanche, 05 septembre, le château étant vide, il tua les amants de deux coups de fusil.

      La vérité apparaissait. La lumière du jour luttait contre les ténèbres. Le comte murmura :

      – Oui... c'est bien cela qui a dû se passer... C'est ainsi que mon cousin d'Aigleroche...

      – L'assassin, continua Rénine, boucha soigneusement la meurtrière avec une motte de terre. Qui saurait jamais que deux cadavres pourrissaient en haut de cette tour où nul n'allait jamais, et dont il eut la précaution de démolir les escaliers de bois ? Il ne lui restait plus qu'à expliquer la disparition de sa femme et de son ami. Explication facile. Il les accusa d'avoir pris la fuite ensemble.

      Hortense tressauta. D'un coup, comme si cette dernière phrase eût été une révélation complète, et, pour elle, absolument imprévue, elle comprenait où Rénine voulait en venir.

      – Que dites-vous ?

      – Je dis que M. d'Aigleroche accusa sa femme et son ami d'avoir pris la fuite ensemble.

      – Non, non, s'écria-t-elle, non, je ne puis admettre... Il s'agit d'un cousin de mon oncle... Alors pourquoi mêler deux histoires ?...

      – Pourquoi mêler cette histoire à une autre histoire dont il fut question à cette époque ? répondit le prince. Mais je ne les mêle pas, chère madame, il n'y a qu'une histoire, et je la raconte telle qu'elle s'est passée.

      Hortense se tourna vers son oncle. Il se taisait, les bras croisés, et sa tête demeurait dans l'obscurité que formait l'abat-jour de la lampe. Pourquoi n'avait-il pas protesté ?

      Rénine reprit fermement :

      – Il n'y a qu'une histoire. Le soir même du 05 septembre, à huit heures, M. d'Aigleroche, donnant sans doute comme prétexte qu'il se mettait à la recherche des fugitifs, quitta son château après l'avoir barricadé. Il s'en alla, en laissant toutes les pièces telles qu'elles étaient, et en n'emportant que les fusils de sa vitrine. A la dernière minute, il eut le pressentiment, justifié aujourd'hui, que la découverte de cette longue-vue qui avait joué un tel rôle dans la préparation de son crime, pourrait servir de point de départ à une enquête, et il la jeta dans la gaine de l'horloge où le hasard voulut qu'elle interrompît la course du balancier. Cet acte machinal, comme tous les criminels en commettent inévitablement, devait le trahir vingt ans plus tard. Tantôt, les coups que je donnai pour ébranler la porte du salon, dégagèrent le balancier. L'horloge reprit sa course, huit heures sonnèrent, et... j'eus le fil d'Ariane qui devait me conduire dans le labyrinthe.

      Hortense balbutia :

      – Des preuves !... des preuves !...

      – Des preuves ? répliqua fortement Rénine. Mais elles abondent et vous les connaissez comme moi. Qui aurait pu tuer à cette distance de huit cents mètres, sinon un tireur habile, un fervent de la chasse, n'est-ce pas, monsieur d'Aigleroche ? Des preuves ? Pourquoi rien ne fut-il enlevé au château, rien, sinon les fusils, ces fusils dont un fervent de la chasse ne peut se passer, n'est-ce pas, monsieur d'Aigleroche... ces fusils que nous retrouvons ici, disposés en panoplie ? Des preuves ? Et cette date du 05 septembre qui fut celle du crime, et qui a laissé dans l'âme du criminel un tel souvenir d'horreur que, chaque année, à cette époque, à cette époque seulement, il s'entoure de distractions et que, chaque année, à cette date du 05 septembre, il oublie ses habitudes de tempérance ? Or, nous sommes le 05 septembre aujourd'hui. Des preuves ? Mais, quand il n'y en aurait pas d'autres, celle-ci ne vous suffit-elle pas ?

      Et Rénine tendait le bras et désignait le comte d'Aigleroche, qui, devant l'évocation terrifiante du passé, venait de s'effondrer sur un fauteuil et cachait sa tête entre ses mains.

      Hortense n'opposa pas la moindre objection. Elle n'avait jamais aimé son oncle, ou plutôt l'oncle de son mari. Elle admit aussitôt l'accusation portée contre lui.

      Une minute s'écoula. et Coup sur coup M. d'Aigleroche se versa du sherry, et deux fois vida son verre. Puis il se leva et s'approcha de Rénine.

      – Que l'histoire soit véridique on non, monsieur, on ne peut pas appeler criminel le mari qui venge son honneur et supprime l'épouse infidèle.

      – Non, répliqua Rénine, mais je n'ai donné que la première version de l'histoire. Il y en a une autre infiniment plus grave... et plus vraisemblable... une autre à laquelle une enquête plus minutieuse aboutirait sûrement.

      – Que voulez-vous dire ?

      – Ceci. Il ne s'agit peut-être pas d'un mari justicier, comme je l'ai supposé charitablement. Il s'agit peut-être d'un homme ruiné qui convoite la fortune et la femme de son ami, et qui, pour cela, pour se libérer, pour se débarrasser de son ami et de sa propre femme, les attire dans un piège, leur conseille de visiter cette tour abandonnée, et de loin, bien à l'abri, les tue à coups de fusil.

      – Non, non, protesta le comte, non, tout cela est faux.

      – Je ne dis pas non. J'appuie mon accusation sur des preuves, mais aussi sur des intuitions et des raisonnements qui, jusqu'ici, sont très exacts. Tout de même, je veux bien que cette seconde version soit fausse. Mais en ce cas, pourquoi des remords ? On n'a pas de remords, quand on châtie des coupables.

      – On en a quand on tue. C'est un fardeau écrasant à porter.

      – Est-ce pour se donner plus de force que M. d'Aigleroche a épousé plus tard la veuve de sa victime ? Car tout est là, monsieur. Pourquoi ce mariage ? M. d'Aigleroche était-il ruiné ? Celle qu'il épousait en secondes noces était-elle riche ? Ou bien encore s'aimaient-ils tous deux, et fût-ce d'accord avec elle que M. d'Aigleroche a tué sa première femme et le mari de sa seconde femme ? Autant de problèmes que j'ignore, qui pour l'instant n'ont pas d'intérêt, mais que la justice, avec tous les moyens dont elle dispose, n'aurait pas de mal à éclaircir.

      M. d'Aigleroche chancela. Il dut s'appuyer au dossier d'une chaise et, livide, il bégaya :

      – Vous allez avertir la justice ?

      – Non, non, déclara Rénine. D'abord il y a prescription. Et puis vingt ans de remords et d'épouvante, un souvenir qui poursuivra le coupable jusqu'à sa dernière heure, le désaccord sans doute dans son ménage, la haine, l'enfer de chaque jour... et, pour finir, l'obligation de retourner là-bas et d'effacer les traces du double crime, l'effroyable châtiment de monter sur cette tour, de toucher à ces squelettes, de les dévêtir, de les enterrer... c'est suffisant. N'en demandons pas trop, et n'allons pas jeter tout cela en pâture au public et faire un scandale qui rejaillirait sur la nièce de M. d'Aigleroche. Non. Laissons toutes ces ignominies.

      Le comte reprit sa posture devant la table, ses mains crispées autour de son front. Il murmura :

      – Alors, pourquoi ?...

      – Pourquoi mon intervention ? dit Rénine. Si j'ai parlé, c'est pour atteindre un but quelconque, n'est-ce pas ? En effet. Si minime qu'elle soit, il faut bien une sanction, et il faut bien à notre entretien un dénouement pratique. Mais n'ayez aucune crainte, M. d'Aigleroche en sera quitte à bon marché.

      La lutte était finie. Le comte sentit qu'il n'y avait plus qu'une petite formalité à remplir, un sacrifice à accepter et, reprenant un peu d'assurance, il dit avec une certaine ironie :

      – Combien ?

      Rénine se mit à rire.

      – Parfait. Vous comprenez la situation. Seulement, vous vous trompez en me mettant en cause. Moi, je travaille pour la gloire.

      – En ce cas ?...

      – Il s'agit tout au plus d'une restitution.

      – Une restitution ?

      Rénine se pencha sur le bureau et dit :

      – Il y a là, dans un de ces tiroirs, un acte qui a été soumis à votre signature. C'est un projet de transaction entre vous et votre nièce, Hortense Daniel, relativement à sa fortune, fortune qui a été dissipée et dont vous êtes responsable. Signez cette transaction.

      M. d'Aigleroche eut un haut-le-corps.

      – Vous savez quelle est la somme ?

      – Je ne veux pas le savoir.

      – Et si je refuse ?

      – Je demande une entrevue à la comtesse d'Aigleroche.

      Sans plus d'hésitation, le comte ouvrit son tiroir, en sortit un document sur papier timbré, et vivement signa.

      – Voici, dit-il, et j'espère...

      – Vous espérez comme moi qu'il n'y aura plus rien de commun entre nous ? J'en suis persuadé. Je pars ce soir, votre nièce demain, sans doute. Adieu, monsieur.

      Dans le salon, où aucun des invités n'était encore descendu, Rénine remit l'acte à Hortense. Elle paraissait stupéfaite de tout ce qu'elle avait entendu, et quelque chose la confondait plus encore que cette lumière implacable projetée sur le passé de son oncle, c'était la clairvoyance prodigieuse et l'extraordinaire lucidité de l'homme qui, depuis quelques heures, commandait aux événements et faisait surgir, devant ses yeux, les tableaux mêmes du drame auquel nul n'avait assisté.

      – Etes-vous contente de moi ? demanda-t-il.

      Elle lui tendit les deux mains.

      – Vous m'avez sauvée de Rossigny. Vous m'avez donné la liberté et l'indépendance. Je vous remercie du fond du cœur.

      – Oh ! ce n'est pas cela que je vous demande, dit-il. Ce que j'ai voulu d'abord, c'est vous distraire. Votre vie était monotone et manquait d'imprévu. En fut-il de même aujourd'hui ?

      – Comment pouvez-vous poser une telle question ? J'ai vécu les minutes les plus fortes et les plus étranges.

      – C'est cela, la vie, dit-il, quand on sait regarder et rechercher. L'aventure est partout, au fond de la chaumière la plus misérable, sous le masque de l'homme le plus sage. Partout, si on le veut, il y a prétexte à s'émouvoir, à faire le bien, à sauver une victime, à mettre fin à une injustice.

      Elle murmura, frappée par ce qu'il y avait en lui de puissance et d'autorité :

      – Qui donc êtes vous ?

      – Un aventurier, pas autre chose. Un amateur d'aventures. La vie ne vaut d'être vécue qu'aux heures d'aventures, aventures des autres ou aventures personnelles. Celle d'aujourd'hui vous a bouleversée parce qu'elle touchait au plus profond de votre être. Mais celles des autres ne sont pas moins passionnantes. Voulez-vous en faire l'épreuve ?

      – Comment ?

      – Soyez ma compagne d'aventures. Si quelqu'un m'appelle au secours, secourez-le avec moi. Si le hasard ou si mon instinct me met sur la piste d'un crime ou sur la trace d'une douleur, partons tous deux de compagnie. Voulez-vous ?

      – Oui, fit-elle. Mais Elle hésita. Elle cherchait le projet secret de Rénine.

      – Mais, acheva-t-il en souriant, vous vous méfiez un peu « Où donc cet amateur d'aventures veut-il m'entraîner ? Il est évident que je lui plais et qu'un jour ou l'autre il ne serait pas fâché de toucher ses honoraires. » Vous avez raison. Il faut entre nous un contrat précis.

      – Très précis, dit Hortense, qui préférait mettre la conversation sur le ton de la plaisanterie. J'écoute vos propositions. Il réfléchit un instant et continua :

      – Eh bien ! voilà. Aujourd'hui, jour de la première aventure, l'horloge de Halingre a sonné huit coups. Voulez-vous que nous acceptions l'arrêt qu'elle a rendu, et que sept fois encore, dans un délai de trois mois, par exemple, nous poursuivions ensemble de belles entreprises ? Et voulez-vous qu'à la huitième fois, vous soyez tenue de m'accorder ? ...

      – Quoi ? Il suspendit sa réponse.

      – Notez que vous serez toujours libre de m'abandonner en cours de route, si je ne réussis pas à vous intéresser. Mais si vous me suivez jusqu'au bout, si vous me permettez de commencer et d'achever avec vous la huitième entreprise, dans trois mois, le 5 décembre, à l'instant même où le huitième coup de cette horloge sonnera – et il sonnera, soyez-en sûre, car le vieux balancier de cuivre ne s'arrêtera plus dans sa course – vous serez tenue de m'accorder...

      – Quoi ? répéta-t-elle, un peu crispée par l'attente.

      Il se tut. Il regardait les jolies lèvres qu'il voulait demander comme récompense, et il fut tellement sûr que la jeune femme avait compris, qu'il jugea inutile de parler de façon plus claire.

      – La seule joie de vous voir me suffira... Ce n'est pas à moi, mais à vous de poser des conditions. Quelles sont-elles ? Qu'exigez-vous ?

      Elle lui sut gré de son respect et répondit en riant :

      – Ce que j'exige ?...

      – Oui.

      – Je puis exiger n'importe quoi de difficile ?

      – Tout est facile à qui veut vous conquérir.

      – Et si ma demande est impossible ?

      – Il n'y a que l'impossible qui m'intéresse.

      Alors elle dit :

      – J'exige que vous me rendiez une agrafe de corsage ancienne, composée d'une cornaline sertie dans une monture de filigrane. Elle me venait de ma mère qui la tenait de la sienne, et tout le monde savait qu'elle leur avait porté bonheur et qu'elle me portait bonheur. Depuis qu'elle a disparu du coffret où elle était enfermée, je suis malheureuse. Rendez-la-moi, monsieur le bon génie.

      – Quand vous a-t-elle été volée, cette agrafe ?

      Elle eut un accès de gaieté :

      – Il y a sept ans... ou huit ans... ou neuf ans, je ne sais pas trop... Je ne sais pas où... Je ne sais pas comment... Je ne sais rien...

      – Je la retrouverai, affirma Rénine, et vous serez heureuse.




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