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Les Huits Coups de l'Horloge

(Recueil de nouvelles)
Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






III – Thérèse et Germaine

Cette arrière-saison fut si douce que, le 02 octobre, au matin, plusieurs familles attardées dans leurs villas d'Etretat étaient descendues au bord de la mer. On eût dit, entre les falaises et les nuages de l'horizon, un lac de montagne assoupi au creux des roches qui l'emprisonnent, s'il n'y avait eu dans l'air ce quelque chose de léger, et dans le ciel ces couleurs pâles, tendres et indéfinies, qui donnent à certains jours de ce pays un charme si particulier.

      – C'est délicieux, murmura Hortense.

      Et elle ajouta, après un moment :

      – Mais tout de même, nous ne sommes pas venus pour jouir des spectacles de la nature, ou pour nous demander si cette énorme aiguille de pierre qui se dresse à notre gauche fut réellement la demeure d'Arsène Lupin.

      – Non, déclara le prince Rénine, et je dois reconnaître, en effet, qu'il est temps de satisfaire votre légitime curiosité... ou du moins de la satisfaire en partie, car deux jours d'observations et de recherches ne m'ont encore rien appris de ce que j'espérais trouver ici.

      – Je vous écoute.

      – Cela ne sera pas long. Pourtant, quelques mots de préambule... Vous admettrez, chère amie, que si je m'efforce d'être utile à mes semblables, je suis obligé d'avoir, de droite et de gauche, des amis qui me signalent les occasions d'agir. Bien souvent les avertissements qu'on me donne me semblent futiles ou peu intéressants, et je passe. Mais, la semaine dernière, j'ai reçu avis d'une communication téléphonique surprise par un de mes correspondants et dont l'importance ne vous échappera pas. De son appartement, sis à Paris, une dame communiquait avec un monsieur de passage dans un hôtel d'une grande ville des environs. Le nom de la ville, le nom du monsieur, le nom de la dame, mystères. Le monsieur et la dame causaient espagnol, mais en utilisant cet argot que nous appelons le javanais, et, même, en supprimant beaucoup de syllabes. Quoi qu'il en soit des difficultés accumulées par eux, si toute leur conversation ne fut pas notée, on réussit cependant à saisir l'essentiel des choses très graves qu'ils se disaient et qu'ils mettaient tant de soin à cacher ! Et cela peut se résumer en trois points : 1° ce monsieur et cette dame, qui sont frère et sœur, attendaient un rendez-vous avec une tierce personne, mariée, et désireuse de recouvrer à tout prix sa liberté ; 2° ce rendez-vous, destiné à se mettre d'accord et fixé en principe au 02 octobre, devait être confirmé par une annonce discrète dans un journal ; 3° l'entrevue du 02 octobre serait suivie, en fin de journée, d'une promenade sur les falaises, à laquelle la tierce personne amènerait celui ou celle dont on cherchait à se débarrasser. Voilà les bases de l'affaire. Inutile de vous dire avec quelle attention je surveillai et fis surveiller les petites correspondances des feuilles parisiennes. Or, avant-hier, matin, je lus dans l'une d'elles cette ligne :

      « – Rz-vous, 2 oct. midi, 3-Mathildes. »

      « Comme il était question de falaises, j'en ai déduit que le crime serait commis au bord de la mer, et comme je connais, à Etretat, un lieu dit des Trois-Mathildes, et que ce n'est pas une appellation courante, le jour même nous partions pour mettre obstacle au projet de ces vilains personnages. »

      – Quel projet ? demanda Hortense. Vous parlez de crime. Simple supposition, sans doute ?

      – Nullement. La conversation entendue faisait allusion à un mariage, mariage du frère ou de la sœur avec la femme ou avec le mari de la tierce personne, ce qui implique l'éventualité d'un crime, c'est-à-dire, en l'occurrence, que la victime désignée, femme ou mari de la tierce personne, sera précipitée ce soir, 02 octobre, du haut de la falaise. Tout cela est parfaitement logique, et ne laisse aucune espèce de place au doute.

      Ils étaient assis sur la terrasse du casino, en face de l'escalier qui descend à la plage. Ils dominaient ainsi quelques cabines de propriétaires installées sur le galet, et devant lesquelles quatre messieurs jouaient au bridge, tandis qu'un groupe de dames causaient en travaillant à des ouvrages de broderie.

      Plus loin, et plus en avant, il y avait une autre cabine, isolée et fermée.

      Une demi-douzaine d'enfants, les jambes nues, jouaient dans l'eau.

      – Eh bien ! dit Hortense, toute cette douceur et ce charme d'automne ne me prennent pas. J'accorde malgré tout un tel crédit à toutes vos suppositions que je ne peux me distraire du problème redoutable.

      – Redoutable, chère amie, le mot est juste, et croyez bien que, depuis avant-hier, je l'ai étudié sur toutes ses faces... Vainement, hélas !

      – Vainement, répéta-t-elle. Alors, qu'arrivera-t-il ?

      Et, presque en elle-même, elle continua :

      – Qui, parmi ceux-là, est menacé ? La mort a déjà choisi sa victime. Laquelle ? Est-ce cette jeune blonde qui se balance en riant ? Est-ce ce grand monsieur qui fume ? Et quel est celui qui cache au fond de lui-même l'idée du crime ? Tous ces gens sont paisibles et s'amusent. Pourtant la mort rôde autour d'eux.

      – A la bonne heure, fit Rénine, vous vous passionnez, vous aussi. Hein ! je vous l'avais bien dit ? Tout est aventure, et rien ne vaut que l'aventure. Au souffle de ce qui peut advenir, vous voilà toute frémissante. Vous participez à tous les drames qui palpitent autour de vous, et le sens du mystère s'éveille au fond de votre tête. Tenez, avec quel regard aigu vous observez ce ménage qui arrive ! Sait-on jamais ? Peut-être est-ce ce monsieur qui veut supprimer son épouse ?... Ou cette dame qui rêve d'escamoter son mari ?

      – Les d'Imbreval ? Jamais de la vie ! Un ménage excellent Hier, à l'hôtel, j'ai causé longtemps avec la femme et vous-même...

      – Oh ! moi, j'ai joué au golf avec Jacques d'Imbreval, qui pose un peu à l'athlète, et j'ai joué à la poupée avec leurs deux petites filles qui sont charmantes.

      Les d'Imbreval s'étaient approchés, on échangea quelques mots. Mme d'Imbreval raconta que ses deux filles étaient retournées le matin à Paris avec leur gouvernante. Son mari, grand gaillard à barbe blonde, qui portait sa veste de flanelle sous le bras et faisait bomber son torse sous une chemise de cellular, se plaignit de la chaleur.

      – Thérèse, tu as la clef de la cabine ? demanda-t-il à sa femme, lorsqu'ils eurent quitté Rénine et Hortense et qu'ils se furent arrêtés au haut de l'escalier, dix pas plus loin.

      – La voici, dit la femme. Tu vas lire les journaux ?

      – Oui. A moins que nous ne fassions un tour ensemble ?...

      – Cet après-midi, plutôt, veux-tu ? Ce matin, j'ai dix lettres à écrire.

      – Entendu. Nous monterons sur la falaise.

      Hortense et Rénine se regardèrent avec surprise. L'annonce de cette promenade était-elle fortuite ? Ou bien se trouvaient-ils, contrairement à leur attente, en présence du couple même qu'ils cherchaient ?

      Hortense essaya de rire.

      – Mon cœur bat violemment, murmura-t-elle. Cependant, je me refuse absolument à croire une chose aussi invraisemblable. « Mon mari et moi, nous n'avons jamais eu une seule discussion », m'a-t-elle dit. Non, il est clair que ce sont des gens qui s'entendent à merveille.

      – Nous verrons bien tout à l'heure, aux Trois-Mathildes, si l'un des deux vient retrouver le frère et la sœur.

      M. d'Imbreval avait descendu l'escalier, tandis que sa femme demeurait appuyée à la balustrade de la terrasse. Elle avait une jolie silhouette, fine et souple. Son profil se détachait nettement, accentué par un menton qui avançait un peu trop. Au repos, quand il ne souriait pas, le visage donnait une impression de tristesse et de souffrance.

      – Jacques, tu as perdu quelque chose ? cria-t-elle à son mari, qui s'était baissé sur le galet.

      – Oui, la clef, dit-il, elle m'a échappé des mains...

      Elle le rejoignit et se mit à chercher également. Durant deux ou trois minutes, ayant obliqué vers la droite et restant en contrebas du talus, ils disparurent aux yeux d'Hortense et de Rénine. Le bruit d'une querelle qui s'était élevée plus loin, entre les joueurs de bridge, couvrait leurs voix.

      Ils se redressèrent presque en même temps. Mme d'Imbreval remonta lentement quelques marches de l'escalier et s'arrêta, tournée du côté de la mer. Lui, il avait jeté sa veste sur ses épaules et s'en allait vers la cabine isolée. Mais, en route, les joueurs de bridge le prirent à témoin en lui montrant leurs cartes étalées sur la table. D'un geste il refusa de donner son avis, et puis s'éloigna, franchit les quarante pas qui le séparaient de sa cabine, ouvrit et entra.

      Thérèse d'Imbreval regagna la terrasse et resta durant dix minutes assise sur un banc. Ensuite, elle sortit du casino. En se penchant, Hortense la vit qui pénétrait dans un des chalets qui forment l'annexe de l'hôtel Hauville, et elle la revit un instant plus tard au balcon de ce chalet.

      – Onze heures, dit Rénine. Que ce soit elle ou lui, ou l'un des joueurs, ou l'une des compagnes de ces joueurs, ou n'importe qui, il ne se passera plus beaucoup de temps avant que quelqu'un ne s'en aille au rendez-vous.

      Il se passa tout de même vingt minutes, puis vingt-cinq, et personne ne bougeait.

      – Mme d'Imbreval y est peut-être partie, insinua Hortense qui devenait nerveuse. Elle n'est plus sur son balcon.

      – Si elle est aux Trois-Mathildes, fit Rénine, nous allons l'y surprendre.

      Il se levait, lorsqu'une nouvelle dispute surexcita les joueurs, et l'un d'eux s'exclama :

      – Consultons d'Imbreval.

      – Soit, dit un autre. J'accepte... Si toutefois il veut bien nous servir d'arbitre. Il était maussade, tout à l'heure.

      On l'appela :

      – D'Imbreval ! D'Imbreval !

      Ils remarquèrent alors que d'Imbreval avait dû refermer sur lui le battant de la porte, ce qui le maintenait dans une demi-obscurité, ces sortes de cabines n'ayant pas de fenêtre.

      – Il dort, cria-t-on. Réveillons-le.

      – D'Imbreval ! D'Imbreval !

      Tous quatre se rendirent là-bas, commencèrent par l'appeler et, ne recevant pas de réponse, cognèrent à la porte.

      – Eh bien ! quoi, d'Imbreval, vous dormez ?

      Sur la terrasse, Serge Rénine s'était levé soudain, d'un air si inquiet qu'Hortense en fut surprise. Il mâchonna :

      – Pourvu qu'il ne soit pas trop tard !

      Et comme Hortense l'interrogeait, il dégringola l'escalier et se mit à courir jusqu'à la cabine. Il y arriva au moment où les joueurs essayaient d'ébranler la porte.

      – Halte ! commanda-t-il. Les choses doivent être faites régulièrement.

      – Quelles choses ? lui demanda-t-on.

      Il examina les persiennes qui surmontaient chacun des battants et, s'avisant qu'une des lamelles supérieures était à moitié brisée, il se suspendit tant bien que mal au toit de la cabine et jeta un coup d'œil à l'intérieur.

      On l'interrogea vivement.

      – Qu'y a-t-il ? Vous pouvez voir ?

      Il se retourna et dit aux quatre messieurs :

      – Je pensais bien que si M. d'Imbreval ne répondait pas, c'est qu'un événement grave l'en empêchait.

      – Un événement grave ?

      – Oui, il y a tout lieu de penser que M. d'Imbreval est blessé... ou mort.

      – Comment, mort ! s'écria-t-on. Il vient de nous quitter.

      Rénine sortit son couteau, fit jouer la serrure, et ouvrit les deux battants.

      Il y eut des cris de terreur. M. d'Imbreval gisait sur le plancher, à plat ventre, les deux mains crispées à son veston et à son journal. Du sang coulait de son dos et rougissait sa chemise.

      – Ah ! fit quelqu'un, il s'est tué.

      – Comment se serait-il tué ? dit Rénine. La blessure est au plein milieu du dos, à un endroit où la main ne peut atteindre. Et puis, d'ailleurs, il n'y a pas d'arme dans la cabine.

      Les joueurs protestèrent.

      – Un crime, alors ? Mais c'est impossible. Personne n'est venu. Nous aurions bien vu... Personne ne pouvait passer sans que nous voyions...

      Les autres messieurs, toutes les dames et les enfants qui jouaient au bord de l'eau étaient accourus. Rénine défendit l'approche de la cabine. Il y avait là un docteur : lui seul entra. Mais il ne put que constater la mort de M. d'Imbreval, mort provoquée par un coup e poignard.

      A ce moment, le maire et le garde champêtre arrivèrent avec des gens du pays. Les constatations d'usage furent faites et l'on emporta le cadavre.

      Quelques personnes étaient déjà parties afin de prévenir Thérèse d'Imbreval, que l'on apercevait de nouveau sur son balcon.

      Ainsi le drame s'était accompli sans qu'aucune indication permît de comprendre comment un homme, enfermé dans une cabine, protégé par une porte close dont la serrure était intacte, avait pu être assassiné en l'espace de quelques minutes et devant vingt témoins, autant dire vingt spectateurs. Personne n'était entré dans la cabine. Personne n'en était sorti. Quant au poignard dont M. d'Imbreval avait été frappé entre les deux épaules, on ne parvint pas à le découvrir. Et tout cela eût évoqué l'idée d'un tour de passe-passe accompli par un habile magicien, s'il ne se fût agi d'un crime effroyable, exécuté dans les conditions les plus mystérieuses.

      Hortense ne put suivre, comme l'eût voulu Rénine, le petit groupe de gens qui se rendaient auprès de Mme d'Imbreval. L'émotion la paralysait. C'était la première fois que ses aventures avec Rénine la menaient au cœur même de l'action et qu'au lieu d'apercevoir les conséquences d'un crime ou d'être mêlée à la poursuite des coupables, elle se trouvait en face du crime lui-même.

      Elle en demeurait toute frissonnante et balbutiait :

      – Quelle horreur !... Le malheureux ... Ah ! Rénine, vous n'avez pas pu le sauver, celui-là ! ... Et c'est cela qui me bouleverse par-dessus tout, c'est que nous aurions pu... que nous aurions dû le sauver, puisque nous connaissions le complot...

      Rénine lui fit respirer un flacon de sels, et quand elle eut recouvré tout son sang-froid, il lui dit, en l'observant avec attention :

      – Vous croyez donc qu'il y a corrélation entre cet assassinat et le complot que nous voulions déjouer ?

      – Certes, fit-elle, étonnée de cette question.

      – Alors, puisque ce complot était ourdi par un mari contre sa femme ou par une femme contre son mari, et puisque c'est le mari qui a été tué, vous admettez que Mme d'Imbreval ?...

      – Oh non, impossible, dit-elle. D'abord Mme d'Imbreval n'a pas quitté son appartement... et ensuite je ne croirai jamais que cette jolie femme soit capable... non... non... il y a autre chose, évidemment...

      – Quelle autre chose ?

      – Je ne sais pas... On a peut-être mal entendu ce qui s'est dit entre le frère et la sœur... Vous voyez bien que le crime a été commis dans des conditions toutes différentes... à une autre heure, à un autre endroit...

      – Et par conséquent, acheva Rénine, que les deux affaires n'ont aucun rapport ?

      Ah ! fit-elle, c'est à rien n'y comprendre ! Tout cela est si étrange !

      Rénine eut un peu d'ironie.

      – Mon élève ne me fait pas honneur aujourd'hui.

      – En quoi donc ?

      – Comment ! Voilà une histoire toute simple, qui s'est accomplie sous vos yeux, que vous avez vue se dérouler comme une scène de cinéma, et tout cela demeure pour vous aussi obscur que si vous entendiez parler d'une affaire qui se serait passée dans une cave, à trente lieues d'ici

      Hortense était confondue.

      – Qu'est-ce que vous dites ? Quoi ! vous auriez compris ? Sur quelles indications ?

      Il regarda sa montre.

      – Je n'ai pas tout compris, dit-il. Le crime lui-même, dans sa brutalité, oui. Mais l'essentiel, c'est-à-dire la psychologie de ce crime, là-dessus aucune indication. Seulement, il est midi. Le frère et la sœur, voyant que personne ne vient au rendez-vous des Trois-Mathildes, descendront jusqu'à la plage. Ne pensez-vous pas qu'alors nous serons renseignés sur le complice que je les accuse d'avoir, et sur le rapport qu'il y a entre les deux affaires ?

      Ils gagnèrent l'esplanade que bordent les chalets Hauville, et où les pêcheurs remontent leurs barques à l'aide de cabestans. Il y avait beaucoup de curieux à la porte d'un des chalets. Deux douaniers de faction en défendaient l'entrée.

      Le maire fendit vivement la foule. Il arrivait de la poste où il avait téléphoné avec Le Havre. Au parquet, on avait répondu que le procureur de la République et un juge d'instruction se rendraient à Etretat dans le courant de l'après-midi.

      – Cela nous donne tout le temps de déjeuner, dit Rénine. La tragédie ne se jouera pas avant deux ou trois heures. Et j'ai idée que ce sera corsé.

      Ils se hâtèrent cependant. Hortense, surexcitée par la fatigue et par le désir de savoir, ne cessait d'interroger Rénine qui répondait évasivement, les yeux tournés vers l'esplanade que l'on apercevait par les vitres de la salle à manger.

      – C'est eux que vous épiez ? demanda-t-elle.

      – Oui, le frère et la sœur.

      – Vous êtes sûr qu'ils se risqueront ?...

      – Attention les voici.

      Il sortit rapidement.

      Au débouché de la rue principale, un monsieur et une dame avançaient d'un pas indécis, comme s'ils n'eussent point connu l'endroit. Le frère était un petit homme chétif, au teint olivâtre, coiffé d'une casquette d'automobiliste. La sœur, petite aussi, assez forte, vêtue d'un grand manteau, leur parut une femme d'un certain âge, mais belle encore, sous la voilette légère qui lui couvrait la figure.

      Ils virent les groupes qui stationnaient et s'approchèrent. Leur marche trahissait de l'inquiétude et de l'hésitation.

      La sœur aborda un matelot. Dès les premières paroles, sans doute lorsque la mort d'Imbreval lui fut annoncée, elle poussa un cri et tâcha de se frayer un passage. Le frère, à son tour, s'étant renseigné, joua des coudes et proféra en s'adressant aux douaniers :

      – Je suis un ami d'Imbreval ... Voici ma carte, Frédéric Astaing... Ma sœur, Germaine Astaing est intime avec Mme d'Imbreval ! ... Ils nous attendaient... Nous avions rendez-vous !...

      On les laissa passer. Sans un mot, Rénine, qui s'était engagé derrière eux, les suivit, accompagné d'Hortense.

      Au deuxième étage, les d'Imbreval occupaient quatre chambres et un salon. La sœur se précipita dans l'une de ces chambres et se jeta à genoux devant le lit où l'on avait étendu le cadavre. Thérèse d'Imbreval se trouvait dans le salon et sanglotait au milieu de quelques personnes silencieuses. Le frère s'assit près d'elle, lui saisit les mains ardemment et prononça d'une voix qui tremblait :

      – Ma pauvre amie... ma pauvre amie...

      Rénine et Hortense examinèrent longtemps le couple qu'ils formaient, et Hortense chuchota :

      – Et c'est pour cet individu qu'elle aurait tué ? Impossible

      – Cependant, fit remarquer Rénine, ils se connaissent, et nous savons que Frédéric Astaing et sa sœur connaissent une tierce personne qui était leur complice. De sorte que...

      – Impossible répéta Hortense.

      Et, malgré toutes les présomptions, elle éprouvait pour la jeune femme une telle sympathie que, Frédéric Astaing s'étant levé, elle alla s'asseoir auprès de Mme d'Imbreval et la consola d'une voix douce. Les larmes de la malheureuse la troublaient profondément.

      Rénine, lui, s'attacha dès l'abord à la surveillance du frère et de la sœur, comme si cela eût eu de l'importance, et il ne quitta pas des yeux Frédéric Astaing qui, d'un air indifférent, commença une inspection minutieuse de l'appartement, visita le salon, entra dans toutes les chambres, se mêla aux groupes, et posa des questions sur la façon dont le crime avait été commis.

      Deux fois, sa sœur vint lui parler. Puis il retourna près de Mme d'Imbreval et s'assit de nouveau à ses côtés, plein de compassion et d'empressement. Enfin, il eut avec sa sœur, dans l'antichambre, un long conciliabule à la suite duquel ils se séparèrent, comme des gens qui se sont mis d'accord sur tous les points. Frédéric s'en alla. Le manège avait bien duré trente à quarante minutes.

      C'est à ce moment que déboucha devant les chalets l'automobile qui amenait le juge d'instruction et le procureur. Rénine, qui n'attendait leur arrivée que plus tard, dit à Hortense :

      – Il faut se hâter. A aucun prix ne quittez Mme d'Imbreval.

      On fit prévenir les personnes dont le témoignage pouvait avoir quelque utilité, qu'elles eussent à se réunir sur la plage où le juge d'instruction commençait une enquête préliminaire. Il devait ensuite se rendre auprès de Mme d'Imbreval. Toutes les personnes présentes sortirent donc. Il ne restait que les deux gardes et Germaine Astaing.

      Celle-ci s'agenouilla une dernière fois près du mort, et, courbée devant lui, la tête entre ses mains, pria longuement. Ensuite elle se releva et elle ouvrit la porte de l'escalier, quand Rénine s'avança.

      – J'aurais quelques mots à vous dire, madame.

      Elle parut surprise et répliqua :

      – Dites, monsieur. J'écoute.

      – Pas ici.

      – Où donc, monsieur ?

      – A côté, dans le salon.

      – Non, fit-elle vivement.

      – Pourquoi ? Bien que vous ne lui ayez même pas serré la main, je suppose que Mme d'Imbreval est votre amie ?

      Il ne lui laissa pas le temps de réfléchir, l'entraîna vers l'autre pièce dont il ferma la porte, et, tout de suite, se précipitant sur Mme d'Imbreval qui voulait sortir et regagner sa chambre, il dit :

      – Non, madame, écoutez, je vous en conjure. La présence de Mme Astaing ne doit pas vous éloigner. Nous avons à causer de choses très graves, et sans perdre une minute.

      Dressées l'une devant l'autre, les deux femmes se regardèrent avec une même expression de haine implacable, où l'on devinait chez toutes deux le même bouleversement de l'être et la même rage contenue. Hortense, qui les croyait amies, qui aurait pu, jusqu'à un certain point, les croire complices, fut effrayée du choc qu'elle prévoyait et qui fatalement allait se produire. Elle força Thérèse d'Imbreval à se rasseoir, tandis que Rénine se plaçait au milieu de la pièce et articulait d'une voix ferme :

      – Le hasard, en me mettant au courant de la vérité, me permettra de vous sauver toutes deux, si vous voulez m'aider par une explication franche qui me donnera les renseignements dont j'ai besoin. Le péril, chacune de vous le connaît, puisque chacune de vous, au fond d'elle, connaît le mal dont elle est responsable. Mais la haine vous emporte et c'est à moi de voir clair et d'agir. Dans une demi-heure, le juge d'instruction sera ici. A cette minute-là, il faut que l'accord soit fait.

      Elles sursautèrent toutes deux, comme heurtées par un tel mot.

      – Oui, l'accord, répéta-t-il plus impérieusement. Volontaire ou non, il sera fait. Vous n'êtes pas seules en cause. Il y a vos deux petites filles, madame d'Imbreval. Puisque les circonstances m'ont placé sur leur route, c'est pour leur défense et pour leur salut que j'interviens. Une erreur, un mot de trop, et elles sont perdues. Cela ne sera point.

      A l'évocation de ses enfants, Mme d'Imbreval s'était effondrée et sanglotait. Germaine Astaing haussa les épaules, et fit, vers la porte, un mouvement auquel Rénine s'opposa de nouveau.

      – Où allez-vous ?

      Je suis convoquée par le juge d'instruction.

      – Non.

      – Si, de même que tous ceux qui ont à témoigner.

      – Vous n'étiez pas là. Vous ne savez rien de ce qui s'est passé. Personne ne sait rien de ce crime.

      – Moi, je sais qui l'a commis.

      – Impossible !

      – Thérèse d'Imbreval.

      L'accusation fut lancée dans un éclat de colère et avec un geste de menace furieuse.

      Misérable ! s'écria Mme d'Imbreval, en s'élançant vers elle. Va-t'en ! Va-t'en ! Ah ! quelle misérable que cette femme !

      Hortense essayait de la contenir, mais Rénine lui dit à voix basse :

      – Laissez-les, c'est ce que j'ai voulu... les lancer l'une contre l'autre et provoquer ainsi la pleine lumière.

      Sous l'insulte, Mme Astaing avait fait, pour plaisanter, un effort qui convulsait ses lèvres, et elle ricana :

      – Misérable ? Pourquoi ? Parce que je t'accuse ?

      – Pour tout ! pour tout ! Tu es une misérable ! Tu entends, Germaine, une misérable !

      Thérèse d'Imbreval répétait l'injure, comme si elle en avait ressenti du soulagement. Sa colère s'apaisait. Peut-être, d'ailleurs, n'avait-elle plus assez de force pour soutenir la lutte, et ce fut Mme Astaing qui reprit l'attaque, les poings tendus, la figure décomposée et vieillie de vingt années.

      – Toi ! tu oses m'injurier, toi ! toi ! après ton crime ! Tu oses lever la tête quand l'homme que tu as tué est là, sur son lit de mort ! Ah ! si l'une de nous deux est une misérable, tu sais bien que c'est toi, Thérèse ! Tu as tué ton mari ! Tu as tué ton mari !

      Elle bondit, surexcitée par les mots affreux qu'elle prononçait, et ses ongles touchaient presque au visage de son amie.

      – Ah ! ne dis pas que tu ne l'as pas tué, s'écria-t-elle. Ne dis pas cela, je te le défends. Ne le dis pas ! Le poignard est là dans ton sac. Mon frère y a touché tandis qu'il te parlait, et sa main en est sortie avec des taches de sang. Le sang de ton mari, Thérèse. Et puis, même si je n'avais rien découvert, penses-tu que, dès les premières minutes, je n'aie pas deviné ? Mais tout de suite, Thérèse, j'ai su la vérité. Lorsqu'un matelot m'a répondu en bas « M. d'Imbreval ? Il a été assassiné. » Aussitôt, je me suis dit « C'est elle, c'est Thérèse, elle l'a tué. »

      Thérèse ne répondait pas. Elle n'avait plus eu un mouvement de protestation. Hortense, qui l'observait avec angoisse, crut deviner en elle l'accablement de ceux qui se savent perdus. Les joues se creusaient, et le visage avait une telle expression de désespoir, qu'Hortense, apitoyée, la conjura de se défendre.

      – Expliquez-vous, je vous en prie. Durant le crime, vous étiez ici sur le balcon... Alors, ce poignard, comment avez-vous pu ?... Comment expliquer ?

      – Des explications ! ricana Germaine Astaing. Est-ce qu'il lui serait possible d'en donner ? Qu'importent les apparences du crime ! Qu'importe ce qu'on a vu ou ce qu'on n'a pas vu ! L'essentiel, c'est la preuve... C'est le fait que le poignard est là, dans ton sac, Thérèse. Oui, oui, c'est toi !... tu l'as tué ! Tu as fini par le tuer Ah ! que de fois je l'ai dit à mon frère « Elle le tuera ! » Frédéric essayait de te défendre, Frédéric a toujours eu un faible pour toi. Mais, au fond, il prévoyait l'événement... Et voilà que la chose atroce est accomplie Un coup de poignard dans le dos. Lâche ! Lâche !... Et je ne dirais rien ? Mais je n'ai pas hésité une seconde... Frédéric non plus ! Tout de suite, nous avons cherché des preuves... Et c'est avec toute ma raison et avec toute ma volonté que je vais te dénoncer... Et c'est fini, Thérèse. Tu es perdue. Rien ne peut plus te sauver. Le poignard est dans ce sac autour duquel ta main se crispe. Le juge va revenir, et on l'y trouvera, taché du sang de ton mari... Et on y trouvera aussi son portefeuille. Ils y sont. On les trouvera...

      Une telle rage l'exaspérait qu'elle ne put continuer et qu'elle demeura le bras tendu et le menton agité de convulsions nerveuses.

      Rénine saisit doucement le sac de Thérèse d'Imbreval. La jeune femme s'y cramponna. Mais il insista et lui dit :

      – Laissez-moi faire, madame. Votre amie Germaine a raison. Le juge d'instruction va venir, et le fait que le poignard est entre vos mains provoquera votre arrestation immédiate. Il ne faut pas qu'il en soit ainsi. Laissez-moi faire.

      Sa voix insinuante amollissait la résistance de Thérèse. Un à un ses doigts se dénouèrent. Il prit le sac, l'ouvrit, en sortit un petit poignard à manche d'ébène et un portefeuille de maroquin gris, et, paisiblement, mit les deux objets dans la poche intérieure de son veston.

      Germaine Astaing le regardait avec stupeur.

      – Vous êtes fou, monsieur De quel droit ?...

      – Ce sont des objets qu'il ne faut pas laisser traîner. Comme ça je suis tranquille. Le juge n'ira pas les chercher dans ma poche.

      – Mais je vous dénoncerai, monsieur ! fit-elle indignée. La justice sera avertie.

      – Mais non, mais non, fit-il en riant, vous ne direz rien ! La justice n'a rien à voir là-dedans. Le conflit qui vous divise doit être réglé entre vous deux. Quelle idée de mêler la justice à tous les incidents de la vie !

      Mme Astaing était suffoquée.

      – Mais vous n'avez aucun titre pour parler ainsi, monsieur ! Qui donc êtes-vous ? Un ami de cette femme ?

      – Depuis que vous l'attaquez, oui.

      – Mais si je l'attaque, c'est qu'elle est coupable. Car vous ne pouvez pas le nier... elle a tué son mari...

      – Je ne le nie pas, déclara Rénine, d'un air calme. Nous sommes tous d'accord sur ce point. Jacques d'Imbreval a été tué par sa femme. Mais, je le répète, la justice ne doit pas connaître la vérité.

      – Elle la saura par moi, monsieur, je vous le jure. Il faut que cette femme soit punie... elle a tué.

      Rénine s'approcha d'elle, et, lui touchant l'épaule :

      – Vous me demandiez tout à l'heure à quel titre j'intervenais. Et vous, madame ?

      – J'étais l'amie de Jacques d'Imbreval.

      – L'amie seulement ?

      Elle fut un peu décontenancée, mais se redressa aussitôt et reprit :

      – J'étais son amie, et mon devoir est de le venger.

      – Vous garderez le silence, cependant, comme il l'a gardé.

      – Il n'a pas su, lui, avant de mourir.

      – C'est ce qui vous trompe. Il aurait pu accuser sa femme, il a eu tout le temps de l'accuser, et il n'a rien dit.

      – Pourquoi ?

      – A cause de ses enfants.

      Mme Astaing ne désarmait pas, et son attitude marquait la même volonté de vengeance et la même exécration. Mais, malgré tout, elle subissait l'influence de Rénine. Dans la petite pièce close où tant de haine s'entrechoquait, il devenait peu à peu le maître, et Germaine Astaing comprenait que Mme d'Imbreval sentait tout le réconfort de cet appui inattendu qui s'offrait au bord de l'abîme.

      – Je vous remercie, monsieur, dit Thérèse. Puisque vous avez vu clair dans tout cela, vous savez aussi que c'est pour mes enfants que je ne me suis pas livrée à la justice. Sans quoi, je suis si lasse !...

      Ainsi la scène changeait et les choses prenaient un aspect différent. Grâce à quelques mots jetés dans le débat, il arrivait que la coupable redressait la tête et se rassurait, tandis que l'accusatrice hésitait et semblait inquiète. Et il arrivait que celle-ci n'osait plus parler, et que l'autre touchait à cet instant où l'on éprouve le besoin de sortir du silence pour prononcer tout naturellement les paroles qui avouent et qui soulagent.

      – Maintenant, lui dit Rénine avec la même douceur, je crois que vous pouvez et que vous devez vous expliquer.

      – Oui... oui... je le crois également, dit-elle... Je dois répondre à cette femme... La vérité toute simple, n'est-ce pas ?...

      Elle pleurait de nouveau, prostrée dans un fauteuil, montrant elle aussi un visage vieilli et ravagé par la douleur, et, tout bas, sans colère, en petites phrases hachées, elle scanda :

      – Voilà quatre ans qu'elle était sa maîtresse... Ce que j'ai souffert... C'est elle-même qui m'a révélé leur liaison... par méchanceté... Elle me détestait plus encore qu'elle n'aimait Jacques... et, chaque jour, c'étaient de nouvelles blessures... des coups de téléphone où elle me parlait de ses rendez-vous... A force de me faire souffrir, elle espérait que je me tuerais... J'y ai pensé quelquefois, mais j'ai tenu bon, pour les enfants... Jacques faiblissait cependant. Elle exigeait de lui le divorce... et il s'y laissait aller peu à peu... dominé par elle et par son frère, qui est plus sournois qu'elle, mais aussi dangereux. Je sentais tout cela... Jacques devenait dur avec moi... Il n'avait pas le courage de partir, mais j'étais l'obstacle, et il m'en voulait... Mon Dieu, quelle torture !

      – Il fallait lui rendre sa liberté, s'écria Germaine Astaing. On ne tue pas un homme parce qu'il veut divorcer.

      Thérèse secoua la tête et répondit :

      – Ce n'est pas parce qu'il voulait divorcer que je l'ai tué. S'il l'avait voulu réellement, il serait parti et que pouvais-je faire ? Mais tes plans avaient changé, Germaine, le divorce ne te suffisait pas, et c'est une autre chose que tu avais obtenue de lui, une autre chose bien plus grave que ton frère et toi aviez exigée... et à laquelle il avait consenti... par lâcheté... malgré lui...

      – Que veux-tu dire ? balbutia Germaine... Quelle autre chose ?

      – Ma mort.

      – Tu mens ! s'écria Mme Astaing.

      Thérèse ne haussa pas la voix. Elle ne fit aucun geste de haine ou d'indignation, et répéta simplement :

      – Ma mort, Germaine. J'ai lu tes dernières lettres, six lettres de toi qu'il avait eu la folie d'oublier dans son portefeuille, six lettres où le mot terrible n'est pas écrit, mais où chaque ligne le laisse entrevoir. J'ai lu cela en tremblant ! Jacques en arriver là !... Pourtant, pas une seconde l'idée de le frapper, lui, ne m'est venue. Une femme comme moi, Germaine, ne tue pas volontairement... Si j'ai perdu la tête... c'est plus tard... par ta faute...

      Elle tourna la tête du côté de Rénine, comme pour lui demander s'il n'y avait point péril à ce qu'elle parlât et divulguât la vérité.

      – Soyez sans crainte, dit-il, je réponds de tout.

      Elle passa sa main sur son front. L'horrible scène revivait en elle et la torturait... Germaine Astaing ne remuait pas, les bras croisés, les yeux troubles, tandis qu'Hortense Daniel attendait éperdument l'aveu du crime, et l'explication de l'impénétrable mystère.

      – C'est plus tard, reprit-elle, et par ta faute, Germaine. J'avais remis le portefeuille dans le tiroir où il était caché, et, ce matin, je ne dis rien à Jacques... Je ne voulais pas lui dire que je savais... C'était trop affreux ... Pourtant, il fallait se hâter... tes lettres annonçaient ton arrivée secrète, pour aujourd'hui... Je pensai d'abord à m'enfuir, à sauter dans le train... Machinalement, j'avais pris ce poignard pour me défendre... Mais quand Jacques et moi nous sommes venus sur la plage, j'étais résignée... Oui, j'acceptais de mourir... Que je meure, pensais-je, et que tout ce cauchemar finisse ! Seulement, pour mes enfants, je voulais que ma mort parût accidentelle et que Jacques n'en fût pas accusé. C'est pour cela que ton plan de promenade sur la falaise me convenait... Une chute du haut d'une falaise semble toute naturelle... Jacques me quitta donc pour aller dans sa cabine, d'où il devait plus tard te rejoindre aux Trois-Mathildes. En route, au-dessous de la terrasse, il laissa tomber la clef de cette cabine. Je descendis et me mis à chercher avec lui... Et c'est là... par ta faute... oui, Germaine, par ta faute. Le portefeuille de Jacques avait glissé de la poche de son veston sans qu'il s'en aperçût, et, en même temps que ce portefeuille, une photographie que je reconnus aussitôt... une photographie qui date de cette année et qui me représente avec mes deux enfants. Je la ramassai... et je vis... Tu sais bien ce que je vis, Germaine. Au lieu de moi, sur l'épreuve, c'était toi... Tu m'avais effacée et remplacée par toi, Germaine ! C'était ton visage. Un de tes bras enlaçait le cou de ma fille aînée et l'autre reposait sur tes genoux... C'était toi, Germaine, la femme de mon mari... toi, la future mère de mes enfants... toi, qui allais les élever... toi... toi !... Alors, j'ai perdu la tête. J'avais le poignard... Jacques était baissé... J'ai frappé...

      Il n'y avait pas un mot de sa confession qui ne fût rigoureusement vrai. Ceux qui l'écoutaient en avaient l'impression profonde, et, pour Hortense et Rénine, rien n'était plus poignant et plus tragique.

      Elle s'était rassise, à bout de forces. Cependant, elle continuait à prononcer des mots inintelligibles, et ce n'est que peu à peu, en se penchant sur elle, que l'on put entendre :

      – Je croyais qu'on allait crier autour de nous et m'arrêter... Rien. Cela s'était produit de telle façon et dans de telles conditions que personne n'avait rien vu. Bien plus, Jacques s'était redressé en même temps que moi, et voilà qu'il ne tombait pas Non, il ne tombait pas ! Lui que j'avais frappé, il restait debout ! De la terrasse où j'étais remontée, je l'aperçus. Il avait remis sa veste sur ses épaules, évidemment pour cacher sa blessure, et il s'éloignait sans vaciller... ou si peu que moi seule pouvais m'en rendre compte. Il causa même avec des amis qui jouaient aux cartes, puis il se dirigea vers sa cabine et disparut. Moi, au bout d'un moment, je rentrai. J'étais persuadée que tout cela n'était qu'un mauvais rêve... que je n'avais pas tué... ou que du moins la blessure était légère. Jacques allait sortir... J'en étais certaine. De mon balcon je surveillais... Si j'avais pu croire une seconde qu'il avait besoin d'assistance, j'aurais couru là-bas... Mais, vraiment, je n'ai pas su... je n'ai pas deviné... On parle de pressentiment... c'est faux. J'étais absolument calme, comme on l'est justement après un cauchemar dont le souvenir s'efface. Non, je vous le jure, je n'ai rien su... jusqu'à l'instant...

      Elle s'interrompit. Les sanglots l'étouffaient.

      Rénine acheva :

      – Jusqu'à l'instant où l'on vint vous avertir, n'est-ce pas ?

      Thérèse balbutia :

      – Oui... C'est alors seulement que j'eus conscience de mon acte... et je sentis que je devenais folle et que j'allais crier à tous ces gens : « Mais c'est moi Ne cherchez pas. Voici le poignard... C'est moi la coupable. » Oui, j'allais crier cela, quand tout à coup je le vis, lui, mon pauvre Jacques... On l'apportait... Il avait une figure très paisible... très douce... Et, devant lui, je compris mon devoir... comme il avait compris le sien... Pour les enfants, il s'était tu. Je me tairais aussi. Coupables tous les deux du meurtre dont il était victime, l'un et l'autre nous devions tout faire pou que le crime ne retombât pas sur eux... Dans son agonie, il avait eu la vision claire de cela... il avait eu le courage inouï de marcher, de répondre, à ceux qui l'interrogeaient, et de s'enfermer pour mourir. Il avait fait cela effaçant d'un coup toutes ses fautes, et, par là même, m'accordant son pardon, puisqu'il ne me dénonçait pas... et qu'il m'ordonnait de me taire... et de me défendre... contre tous... contre toi, surtout, Germaine

      Elle prononça ces dernières paroles avec plus de fermeté. Bouleversé d'abord par l'acte inconscient qu'elle avait commis en tuant son mari, elle retrouvait un peu de force en pensant à ce qu'il avait fait, lui, et en s'armant elle-même d'une pareille énergie. En face de l'intrigante dont la haine les avait conduits tous deux jusqu'à la mort et jusqu'au crime, elle serrait les poings, prête à la lutte, toute frémissante de volonté.

      Elle ne bronchait pas, Germaine Astaing. Elle avait écouté sans un mot, avec un visage implacable dont l'expression prenait plus de dureté à mesure que les aveux de Thérèse devenaient plus précis. Aucune émotion ne semblait l'attendrir et aucun remord la pénétrer. Tout au plus, vers la fin, ses lèvres minces eurent-elles un léger sourire, comme si elle se fût réjouie de la façon dont les événements avaient tourné. Elle tenait sa proie.

      Lentement, les yeux levés vers une glace, elle rajusta son chapeau et se mit de la poudre de riz. Puis elle marcha vers la porte. Thérèse se précipita.

      – Où vas-tu ?

      – Où ça me plaît.

      – Voir le juge d'instruction ?

      – Probable.

      – Tu ne passeras pas !

      – Soit. Je l'attendrai ici.

      – Et tu lui diras ?...

      – Parbleu ! tout ce que tu as dit, tout ce que tu as eu la naïveté de me dire. Comment douterait-il ? Tu m'as donné toutes les explications.

      Thérèse la saisit aux épaules.

      – Oui, mais je lui en donnerai d'autres, en même temps, Germaine, et qui te concernent, toi. Si je suis perdue, tu le seras aussi.

      – Tu ne peux rien contre moi.

      – Je peux te dénoncer, montrer les lettres.

      – Quelles lettres ?

      – Celles où ma mort est résolue.

      – Mensonges ! Thérèse. Tu sais bien que ce fameux complot contre toi n'existe que dans ton imagination. Ni Jacques ni moi ne voulions ta mort.

      – Tu la voulais, toi. Tes lettres te condamnent.

      – Mensonges. C'étaient des lettres d'une amie à un ami.

      – Des lettres de maîtresse et de complice.

      – Prouve-le.

      – Elles sont là, dans le portefeuille de Jacques.

      – Non.

      – Qu'est-ce que tu dis ?

      – Je dis que ces lettres m'appartenaient. Je les ai reprises... Ou plutôt mon frère les a reprises.

      – Tu les as volées, misérable ! et tu vas me les rendre, s'écria Thérèse en la bousculant.

      – Je ne les ai plus. Mon frère les a gardées. Il les a emportées.

      – Il me les rendra.

      – Il est parti.

      – On le retrouvera.

      – On le retrouvera certainement, mais pas les lettres. De telles lettres se déchirent.

      Thérèse chancela et tendit les mains du côté de Rénine d'un air désespéré.

      Rénine prononça :

      – Ce qu'elle dit est la vérité. J'ai suivi le manège du frère, tandis qu'il fouillait dans votre sac. Il a pris votre portefeuille, il l'a visité devant sa sœur, il est revenu le remettre en place, et il est parti avec les lettres.

      Rénine fit une pause et ajouta :

      – Ou du moins avec cinq des lettres.

      La phrase fut prononcée négligemment, mais, tous, ils en saisirent l'importance considérable. Les deux femmes se rapprochèrent de lui. Que voulait-il dire ? Si Frédéric Astaing n'avait emporté que cinq lettres, où donc se trouvait la sixième ?

      – Je suppose, dit Rénine, que, quand le portefeuille a glissé sur le galet, cette lettre s'en est échappée en même temps que la photographie et que M. d'Imbreval a dû la ramasser.

      – Qu'en savez-vous ? Qu'en savez-vous ? demanda Mme Astaing d'un ton saccadé.

      – Je l'ai retrouvée dans la poche de son veston de flanelle, que l'on avait accroché près du lit. La voici. Elle est signée Germaine Astaing, et elle suffit amplement à établir les intentions de celle qui l'écrivit et les conseils de meurtre qu'elle donnait à son amant. Je suis même confondu qu'une telle imprudence ait pu être commise par une femme aussi habile.

      Mme Astaing était livide et si décontenancée qu'elle ne chercha pas à se défendre. Rénine continua, en s'adressant à elle :

      – Pour moi, madame, vous êtes responsable de tout ce qui s'est passé. Ruinée sans doute, à bout de ressources, vous avez voulu profiter de la passion que vous inspiriez à M. d'Imbreval pour vous faire épouser malgré tous les obstacles et pour mettre la main sur sa fortune. Cet esprit de lucre, ces calculs abominables, j'en ai la preuve et je pourrai la fournir. Quelques minutes après moi, vous avez fouillé dans la poche de ce veston de flanelle. J'en avais enlevé la sixième lettre, mais j'y avais laissé un bout de papier, que vous cherchiez ardemment et qui, lui aussi, avait dû tomber du portefeuille. C'était un chèque au porteur de 100.000 francs, signé par M. d'Imbreval au profit de votre frère... Simple cadeau de noces... ce qu'on appelle une épingle de cravate. Selon vos instructions, votre frère a filé en auto vers Le Havre et, sans aucun doute, s'est présenté avant quatre heures à la banque où cette somme était déposée. Je dois vous avertir, en passant, qu'il ne la touchera pas, car j'ai fait téléphoner à cette banque pour annoncer l'assassinat de M. d'Imbreval, ce qui suspend tout paiement. De tout cela, il résulte que la justice aura entre les mains, si vous persistez dans vos projets de vengeance, toutes les preuves nécessaires contre vous et votre frère. Je pourrais y ajouter, comme témoignage édifiant, le récit de la conversation téléphonique que l'on a surprise entre votre frère et vous la semaine dernière, conversation où vous parliez en espagnol mitigé de javanais. Mais je suis sûr que vous ne m'obligerez pas à ces mesures extrêmes et que nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ?

      Rénine s'exprimait avec un calme impressionnant et la désinvolture d'un monsieur qui sait que personne n'élèvera la moindre objection contre ses paroles. Il semblait vraiment ne pas pouvoir se tromper. Il évoquait les événements tels qu'ils s'étaient produits et en tirait les conclusions inévitables qu'ils comportaient en bonne logique. Il n'y avait qu'à se soumettre.

      Mme Astaing le comprit. Des natures comme la sienne, violentes, acharnées tant que le combat est possible et qu'il reste un peu d'espoir, se laissent aisément dominer dans la défaite. Germaine était trop intelligente pour ne pas sentir que la moindre tentative de révolte serait brisée par un tel adversaire. Elle était entre ses mains. En de pareils cas, on s'incline.

      Elle ne joua donc aucune comédie, et ne se livra à aucune démonstration, menace, explosion de rage, crise de nerfs, etc. Elle s'inclina.

      – Nous sommes d'accord, dit-elle. Qu'exigez-vous ?

      – Allez-vous-en.

      – Si jamais on invoque votre témoignage ?

      – On ne l'invoquera pas.

      – Cependant...

      – Répondez que vous ne savez rien.

      Elle s'en alla. Au seuil de la porte, elle hésita, puis, entre ses dents :

      – Le chèque ? dit-elle.

      Rénine regarda Mme d'Imbreval qui déclara :

      – Qu'elle le garde. Je ne veux pas de cet argent.

      Lorsque Rénine eut donné à Thérèse d'Imbreval des instructions précises sur la façon dont elle devait se comporter et répondre aux questions qui lui seraient posées, il quitta le chalet, accompagné d'Hortense Daniel.

      Là-bas, sur la plage, le juge et le procureur continuaient leur enquête, prenaient des mesures, interrogeaient les témoins et se concertaient entre eux.

      – Quand je songe, dit Hortense, que vous avez sur vous le poignard et le portefeuille de M. d'Imbreval !

      – Et cela vous semble infiniment dangereux ? dit-il en riant. Moi, cela me semble infiniment comique.

      – Vous n'avez pas peur ?

      – De quoi ?

      – Que l'on se doute de quelque chose ?

      – Seigneur Dieu ! on ne se doutera de rien ! Nous allons raconter à ces braves gens ce que nous avons vu, témoignage qui ne fera qu'augmenter leur embarras, puisque nous n'avons rien vu du tout. Par prudence, nous resterons un jour ou deux pour veiller au grain. Mais l'affaire est réglée. Ils n'y verront jamais que du feu.

      – Cependant, vous avez deviné, vous, et dès la première minute. Pourquoi ?

      – Parce que, au lieu de chercher midi à quatorze heures, comme on le fait en général, je me pose toujours la question comme elle doit être posée, et la solution vient tout naturellement. Un monsieur entre dans sa cabine et s'y enferme. On l'y trouve mort, une demi-heure plus tard. Personne ne s'y est introduit. Que s'est-il passé ? Pour moi, la réponse est immédiate. Pas même besoin de réfléchir. Puisque le crime n'a pas été commis dans la cabine, c'est qu'il a été commis auparavant et que le monsieur, en entrant dans sa cabine, était déjà frappé à mort. Et tout de suite, en l'espèce, la vérité m'est apparue. Mme d'Imbreval, qui devait être tuée ce soir, a pris les devants, et, tandis que son mari se baissait, en une seconde d'égarement, elle a tué. Il n'y avait plus qu'à chercher les motifs de son acte. Quand je les ai connus, j'ai marché à fond pour elle. Voilà toute l'histoire.

      Le soir commençait à tomber. Le bleu du ciel devenait plus sombre, la mer plus paisible encore.

      – A quoi pensez-vous ? demanda Rénine au bout d'un moment.

      – Je pense, dit-elle, que si j'étais victime à mon tour de quelque machination, je garderais confiance en vous, quoi qu'il arrive, confiance envers et contre tous. Je sais, comme je sais que j'existe, que vous me sauveriez, quels que soient les obstacles. Il n'y a pas de limite à votre volonté.

      Il dit, très bas :

      – Il n'y a pas de limite à mon désir de vous plaire.




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