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Les Huits Coups de l'Horloge

(Recueil de nouvelles)
Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






V – Le cas de Jean-Louis

Cela se passa comme le plus banal des faits divers, et avec une rapidité telle qu'Hortense en demeura confondue. Comme ils traversaient tous deux la Seine en se promenant, une silhouette de femme avait franchi le parapet du pont, et s'était précipitée dans le vide. De tous côtés, des cris, des clameurs, et puis, soudain, Hortense avait empoigné le bras de Rénine.

            – Quoi ? Vous n'allez pas vous jeter !... Je vous défends...

      La veste de son compagnon lui restait dans les mains. Rénine sautait d'un bond, et puis... et puis elle n'avait plus rien vu. Trois minutes plus tard, entraînée par le flot de gens qui couraient, elle se trouvait au bord même du fleuve. Rénine montait les marches de l'escalier, portant une jeune femme dont les cheveux noirs se collaient autour d'une face livide.

      – Elle n'est pas morte, affirmait-il... Vite, chez le pharmacien... des tractions de langue... aucun danger à craindre...

      Il remettait la jeune femme à deux agents, écartait les badauds et les soi-disant journalistes qui lui demandaient son nom, et poussait dans un taxi Hortense toute secouée d'émotion.

      – Ouf ! s'écriait-il, au bout d'un moment, encore une baignade ! Que voulez-vous, chère amie, c'est plus fort que moi. Quand je vois un de mes semblables qui plonge, il faut que je plonge. Nul doute, j'ai parmi mes ancêtres un terre-neuve.

      Il rentra chez lui et se déshabilla. Hortense l'attendait dans l'auto. Il ordonna au chauffeur :

      – Rue de Tilsitt.

      – Où allons-nous ? demanda Hortense.

      – Prendre des nouvelles de la jeune personne.

      – Vous avez donc son adresse ?

      – Oui, j'ai eu le temps de la lire sur son bracelet, ainsi que son nom, Geneviève Aymard. Alors, j'y vais. Oh ! pas pour recevoir la récompense due au terre-neuve ! Non. Simple curiosité. Curiosité absurde, d'ailleurs. J'ai sauvé une douzaine de jeunes noyées. Toujours le même motif : chagrins d'amour, et chaque fois l'amour le plus vulgaire. Vous allez voir ça, chère amie.

      Lorsqu'ils arrivèrent dans la maison de la rue de Tilsitt, le docteur sortait de l'appartement où Mlle Aymard demeurait avec son père. La jeune fille, leur dit le domestique, se portait aussi bien que possible et dormait. Rénine se présenta comme le sauveur de Geneviève Aymard et fit passer sa carte au père, qui accourut les mains tendues et les larmes aux yeux.

      C'était un homme âgé, faible d'aspect, et qui, tout de suite, sans attendre qu'on l'interrogeât, se mit à parler d'un ton de détresse impitoyable :

      – C'est la seconde fois, monsieur ! La semaine dernière, elle a voulu s'empoisonner, la malheureuse enfant ! Moi, qui donnerais mon sang pour elle ! « Je ne veux plus vivre ! Je ne veux plus vivre ! » Voilà tout ce qu'elle trouve à répondre... Ah ! j'ai très peur qu'elle recommence. Quelle horreur ! Se tuer, elle, ma pauvre Geneviève ! Et pourquoi, mon Dieu ! ...

      – Oui, pourquoi ? insinua Rénine. Un mariage rompu, sans doute ?

      – Un mariage rompu, en effet ! ... La chère enfant est tellement sensible ! ...

      Rénine l'interrompit. Du moment que le bonhomme s'engageait dans la voie des confidences, il ne fallait pas perdre son temps en paroles inutiles. Et, nettement, avec toute son autorité, il exigea :

      – Procédons avec méthode, monsieur, voulez-vous ? Mlle Geneviève était fiancée ? ...

      M. Aymard ne se déroba point et répondit :

      – Oui.

      – Depuis quand ?

      – Depuis le printemps. Nous avons connu Jean-Louis d'Ormival à Nice où nous passions les vacances de Pâques. Dès notre retour à Paris, ce jeune homme, qui habite ordinairement la campagne avec sa mère et avec sa tante, vint s'installer dans notre quartier, et les deux fiancés se virent chaque jour. Pour ma part, je vous l'avoue, Jean-Louis Vaubois ne m'était pas très sympathique.

      – Pardon, fit remarquer Rénine, vous l'appeliez tout à l'heure Jean-Louis d'Ormival.

      – C'est également son nom.

      – Il en a donc deux ?

      – Je ne sais pas. Il y a là une énigme.

      – Sous quel nom s'est-il présenté à vous ?

      – Jean-Louis d'Ormival.

      – Mais Jean-Louis Vaubois ?

      – C'est ainsi qu'il fut présenté à ma fille par un monsieur qui le connaissait. Vaubois ou d'Ormival, d'ailleurs, n'importe. Ma fille l'adorait, et il semblait l'aimer passionnément. Cet été, au bord de la mer, il ne la quitta pas. Et puis voilà que le mois dernier, alors que Jean-Louis était retourné chez lui pour s'entendre avec sa mère et sa tante, voilà que ma fille reçut cette lettre :

      « Geneviève, trop d'obstacles s'opposent à notre bonheur. »

      « J'y renonce avec un désespoir fou. Je vous aime plus que jamais. Adieu ! Pardonnez-moi. »

      – Quelques jours plus tard, ma fille tentait une première fois de se suicider.

      – Et pourquoi cette rupture ? Un autre amour ? Une ancienne liaison ?

      – Non, monsieur, je ne crois pas. Mais il y a dans la vie de Jean-Louis – c'est la conviction profonde de Geneviève un mystère, ou plutôt une série de mystères qui l'entravent et le persécutent. Son visage est le plus tourmenté que j'aie jamais vu, et, dès la première heure, j'ai senti en lui un chagrin et une tristesse qui ont toujours persisté, même aux moments où il s'abandonnait à son amour avec le plus de confiance.

      – Votre impression néanmoins a été confirmée par de petits détails, par des choses dont l'anomalie, précisément, vous a frappé ? Ainsi ce double nom... vous ne l'avez pas questionné à ce propos ?

      – Si, deux fois. La première, il m'a répondu que c'était sa tante qui s'appelait Vaubois, et sa mère d'Ormival.

      – Et la seconde ?

      – Le contraire. Il a parlé de sa mère Vaubois et de sa tante d'Ormival. Je le lui ai fait remarquer. Il a rougi. Je n'ai pas insisté.

      Il demeure loin de Paris ?

      – Au fond de la Bretagne... Le manoir d'Elseven, à huit kilomètres de Carhaix.

      Rénine médita durant quelques minutes. Puis, se décidant, il dit au vieillard :

      – Je ne veux pas déranger Mlle Geneviève, mais répétez-lui exactement ceci « Geneviève, le monsieur qui t'a sauvée s'engage sur l'honneur à te ramener ton fiancé d'ici trois jours. Ecris à Jean-Louis un mot que ce monsieur lui remettra. »

      Le vieillard semblait stupéfait. Il balbutia :

      – Vous pourriez ?... Ma pauvre fille échapperait à la mort ?... Elle serait heureuse ?

      Et il ajouta d'une voix à peine perceptible, et avec une attitude où il y avait comme de la honte :

      – Oh monsieur, faites vite, car la conduite de ma fille me laisse supposer qu'elle a oublié tous ses devoirs, et qu'elle ne veut pas survivre à un déshonneur... qui bientôt serait public.

      – Silence, monsieur, ordonna Rénine. Il est des paroles qu'on ne doit pas prononcer.

      Le soir même, Rénine prenait avec Hortense le train de Bretagne. A dix heures du matin, ils arrivaient à Carhaix, et, à midi et demi, après avoir déjeuné, ils montaient dans une automobile empruntée à un notable de l'endroit.

      – Vous êtes un peu pâle, chère amie, dit Rénine en riant, lorsqu'ils descendirent devant le jardin d'Elseven.

      – J'avoue, dit-elle, que cette histoire m'émeut beaucoup. Une jeune fille qui deux fois affronte la mort... Quel courage il lui faut !... Alors, j'ai peur...

      – Peur de quoi ?

      – Que vous ne puissiez réussir. Vous n'êtes pas inquiet ?

      – Chère amie, répondit-il, je vous étonnerais sans doute infiniment si je disais que j'éprouve plutôt une certaine gaieté.

      – Pourquoi donc ?

      – Je ne sais pas. L'histoire qui vous émeut, à juste titre, me semble, à moi, contenir un certain fond comique. D'Ormival... Vaubois... cela vous a un parfum vieillot et un peu moisi... Croyez-m'en, chère amie, et reprenez votre sang-froid. Vous venez ?

      Il passa la barrière centrale. Elle était flanquée de deux portillons marqués, l'un au nom de Mme d'Ormival, l'autre à celui de Mme Vaubois. Chacun de ces portillons ouvrait sur des sentiers qui, parmi des massifs d'aucubas et de buis, s'en allaient à droite et à gauche de la principale avenue.

      Celle-ci conduisait à un vieux manoir long et bas, pittoresque, mais pourvu de deux ailes disgracieuses, lourdes, différentes l'une de l'autre, sur le côté desquelles aboutissait chacun des sentiers latéraux. A gauche, demeurait évidemment Mme d'Ormival, à droite Mme Vaubois.

      Un bruit de voix arrêta Hortense et Rénine. Ils écoutèrent. C'étaient des voix aiguës et précipitées qui se querellaient, et tout cela jaillissait par une des fenêtres du rez-de-chaussée, lequel était de plain-pied, et vêtu tout son long de vigne rouge et de roses blanches.

      – Nous ne pouvons plus avancer, dit Hortense. C'est indiscret.

      – Raison de plus, murmura Rénine. L'indiscrétion, en ce cas, est un devoir, puisque nous venons pour nous renseigner. Tenez, en marchant tout droit, nous ne serons pas aperçus des gens qui se disputent.

      De fait, le bruit de la querelle ne se calma point, et, lorsqu'ils arrivèrent près de la fenêtre ouverte qui était voisine de la porte d'entrée, il leur suffit de regarder et d'écouter pour voir et entendre, à travers les roses et les feuilles, deux vieilles dames qui criaient à tue-tête et se menaçaient du poing.

      Elles se trouvaient au premier plan d'une vaste salle à manger, dont la table était encore mise, et, derrière cette table, un jeune homme, Jean-Louis certainement, fumait sa pipe et lisait un journal sans paraître se soucier des deux mégères.

      L'une, maigre et haute, était habillée de soie prune, et portait une chevelure à boucles trop blondes pour le visage flétri autour duquel elles tourbillonnaient. L'autre, plus maigre encore, mais toute petite, se trémoussait dans une robe de chambre en percale et montrait une figure rousse et fardée que la colère enflammait.

      – Une teigne, que vous êtes ! glapissait-elle. Méchante comme pas une, et voleuse par-dessus le marché.

      – Moi, voleuse ! hurlait l'autre.

      – Et le coup des canards à dix francs pièce, c'est pas du vol, ça !

      – Taisez-vous donc, gredine ! Le billet de cinquante sur ma toilette, qui est-ce qui l'avait chipé ? Ah ! Seigneur Dieu, vivre avec une pareille saleté !

      L'autre bondit sous l'outrage et, apostrophant le jeune homme :

      – Eh bien ! quoi, Jean, tu la laisses donc m'insulter, ta rosse de d'Ormival ?

      Et la grande repartit, furieuse :

      – Rosse ! tu l'entends, Louis ? La voilà ta Vaubois avec ses airs de vieille cocotte ! Mais fais-la donc taire !

      Brusquement Jean-Louis frappa la table du poing, ce qui fit sauter les assiettes, et proféra :

      – Fichez-moi la paix toutes deux, vieilles folles !

      Du coup elles se retournèrent contre lui et l'accablèrent d'injures.

      – Lâche !... Hypocrite !... Menteur !... Mauvais fils !... Fils de coquine, et coquin toi-même...

      Les insultes pleuvaient sur lui. Il se boucha les oreilles et se démena devant la table comme un homme à bout de patience et qui se retient pour ne pas tomber sur l'adversaire à bras raccourcis.

      Rénine dit tout bas :

      – Qu'est-ce que je vous avais annoncé ? A Paris, le drame. Ici, la comédie. Entrons.

      – Au milieu de ces gens déchaînés ? protesta la jeune femme.

      – Justement.

      – Cependant...

      – Chère amie, nous ne sommes pas venus ici pour espionner, mais pour agir ! Sans masques, on les verra mieux.

      Et, d'un pas résolu, il marcha vers la porte, l'ouvrit et entra dans la salle, suivi d'Hortense.

      Son apparition provoqua de la stupeur. Les deux femmes s'interrompirent, toutes rouges et frémissantes de colère. Jean-Louis se leva, très pâle.

      Profitant du désarroi général, Rénine prit vivement la parole.

      – Permettez-moi de me présenter : le prince Rénine... Mme Daniel... Nous sommes des amis de Mlle Geneviève Aymard, et c'est en son nom que nous venons... Voici une lettre écrite par elle et qui vous est adressée, monsieur.

      Jean-Louis, déjà déconcerté par l'irruption de ces nouveaux venus, perdit contenance en entendant le nom de Geneviève. Sans trop savoir ce qu'il disait, et pour répondre au procédé courtois de Rénine, il voulut à son tour faire la présentation et laissa tomber cette phrase ahurissante :

      – Mme d'Ormival, ma mère... Mme Vaubois, ma mère...

      Il y eut un silence assez long. Rénine salua. Hortense ne savait pas à qui tendre d'abord la main, à la mère Mme d'Ormival, ou à la mère Mme Vaubois. Mais il se passa ceci, que Mme d'Ormival et que Mme Vaubois, toutes deux en même temps, essayèrent de saisir la lettre que Rénine tendait à Jean-Louis, et que toutes deux à la fois marmottaient :

      – Mlle Aymard !... elle a de l'aplomb !... elle a de l'audace !...

      Alors Jean-Louis, recouvrant quelque sang-froid, empoigna sa mère d'Ormival et la fit sortir par la gauche, puis sa mère Vaubois et la fit sortir par la droite. Et, revenant vers les deux visiteurs, il décacheta l'enveloppe et lut à demi-voix :

      « Jean-Louis, je vous prie de recevoir le porteur de cette lettre. Ayez confiance en lui. Je vous aime. Geneviève. »

      C'était un homme un peu lourd d'aspect, dont le visage très brun, maigre et osseux, avait bien cette expression de mélancolie et de détresse que le père de Geneviève avait signalée. Vraiment la souffrance était visible en chacun des traits tourmentés, comme dans ces yeux douloureux et inquiets.

      Il répéta plusieurs fois le nom de Geneviève, tout en regardant autour de lui distraitement. Il semblait chercher une ligne de conduite. Il semblait sur le point de donner des explications. Mais il ne trouvait rien. Cette intervention l'avait désemparé, comme une attaque imprévue à laquelle il ne savait par quelle riposte répondre.

      Rénine sentit qu'à la première sommation l'adversaire capitulerait. Il avait tellement lutté depuis quelques mois, et tellement souffert dans la retraite et dans le silence opiniâtre où il s'était réfugié, qu'il ne songeait pas à se défendre. Le pouvait-il, d'ailleurs, maintenant qu'on avait pénétré dans l'intimité de son abominable existence ?

      Rénine l'attaqua brusquement.

      – Monsieur, dit-il, deux fois déjà, depuis la rupture, Geneviève Aymard a voulu se tuer. Je viens vous demander si sa mort inévitable et prochaine doit être le dénouement de votre amour ?

      Jean-Louis s'écroula sur une chaise, et enfouit sa figure entre ses deux mains.

      – Oh ! dit-il, elle a voulu se tuer... Oh ! est-ce possible !...

      Rénine ne lui laissa point de répit. Il lui frappa l'épaule, et, se penchant :

      – Soyez persuadé, monsieur, que vous avez intérêt à vous confier à nous. Nous sommes les amis de Geneviève Aymard. Nous lui avons promis notre assistance. N'hésitez pas, je vous en supplie...

      Le jeune homme releva la tête.

      – Puis-je hésiter, dit-il avec lassitude, après ce que vous m'avez révélé ? Le puis-je après ce que vous venez d'entendre ici tout à l'heure ? Mon existence, vous la devinez. Que me reste-t-il à vous dire pour que vous la connaissiez tout entière et pour que vous en rapportiez le secret à Geneviève... ce secret ridicule et redoutable qui lui fera comprendre pourquoi je ne suis pas retourné près d'elle... et pourquoi je n'ai pas le droit d'y retourner.

      Rénine jeta un coup d'œil à Hortense. Vingt-quatre heures après les aveux du père de Geneviève, il obtenait, par les mêmes procédés, les confidences de Jean-Louis. Toute l'aventure apparaissait, confessée par les deux hommes.

      Jean-Louis avança un fauteuil pour Hortense. Rénine et lui s'assirent, et il prononça, sans qu'il fût besoin de le prier davantage, et comme s'il éprouvait même quelque soulagement à se confesser :

      – Ne soyez pas trop étonné, monsieur, si je raconte mon histoire avec quelque ironie, car, en vérité, c'est une histoire franchement comique et qui ne peut manquer de vous faire rire. Le destin s'amuse souvent à jouer de ces tours imbéciles, de ces farces énormes que l'on dirait imaginées par un cerveau de fou ou par un ivrogne. Jugez-en.
      Il y a vingt-sept ans, le manoir d'Elseven, composé à cette époque du seul corps de logis principal, était habité par un vieux médecin qui, pour augmenter ses modiques ressources, recevait parfois un ou deux pensionnaires. C'est ainsi qu'une année Mme d'Ormival passa ici l'été, et Mme Vaubois l'été suivant. Or, ces deux dames qui ne se connaissaient pas d'ailleurs, dont l'une était mariée à un capitaine au long cours breton, et l'autre à un voyageur de commerce vendéen, perdirent en même temps leurs maris, et cela à une époque où toutes deux étaient enceintes. Et comme elles demeuraient à la campagne, dans des endroits éloignés de tout centre, elles écrivirent au docteur qu'elles viendraient chez lui pour y faire leurs couches.
      Il accepta. Elles arrivèrent presque en même temps, à l'automne. Deux petites chambres, situées derrière cette salle, les attendaient. Le docteur avait engagé une garde qui couchait ici même. Tout allait pour le mieux. Ces dames achevaient les layettes et s'entendaient parfaitement. Résolues à n'avoir que des fils, elles leur avaient choisi ces noms : Jean et Louis.
      Or, un soir, le docteur, appelé en consultation, partit dans son cabriolet avec le domestique, en annonçant qu'il ne pourrait revenir que le lendemain. Le maître absent, une fillette, qui servait de bonne, s'en alla rejoindre son amoureux. Autant de hasards dont le destin profita avec une méchanceté diabolique. Vers minuit, Mme d'Ormival ressentit les premières douleurs. La garde, Mlle Boussignol, laquelle était un peu sage-femme, ne perdit pas la tête. Mais une heure après, ce fut le tour de Mme Vaubois et le drame, disons plutôt la tragi-comédie, se déroula parmi les cris et les gémissements des deux patientes, dans l'agitation effarée de la garde qui courait de l'une à l'autre, se lamentait, ouvrait la fenêtre pour appeler le docteur, ou se jetait à genoux pour implorer la Providence.
      La première, Mme Vaubois mit au monde un garçon que Mlle Boussignol apporta en hâte dans cette salle, qu'elle soigna, lava et déposa au creux du berceau qui lui était réservé.
      Mais Mme d'Ormival poussait des hurlements de douleur, et la garde dut s'employer aussi auprès d'elle, tandis que le nouveau-né s'épuisait en cris de bête qu'on égorge, et que la mère, terrifiée, clouée au lit de sa Chambre, s'évanouissait.
      Ajoutez à cela toutes les misères du désordre et de l'obscurité, l'unique lampe où il n'y a plus de pétrole, les bougies qui s'éteignent, le bruit du vent, le piaulement des chouettes, et vous comprendrez que Mlle Boussignol était folle d'épouvante. Enfin, à cinq heures, après des incidents tragiques, elle apportait ici le petit d'Ormival, un garçon également, le soignait, le lavait, l'étendait dans son berceau et repartait au secours de Mme Vaubois qui, revenue à elle, vociférait, puis de Mme d'Ormival qui, à son tour, perdait connaissance.
      Et lorsque Mlle Boussignol, débarrassée des deux mères, mais ivre de fatigue, le cerveau tumultueux, retourna près des nouveau-nés, elle s'aperçut avec horreur qu'elle les avait enveloppés avec des langes semblables, chaussés avec des chaussons de laine identiques et couchés tous deux côte à côte, dans le même berceau ! De sorte qu'on ne pouvait savoir qui était Louis d'Ormival et qui était Jean Vaubois.
      En outre, comme elle soulevait l'un d'eux, elle constata qu'il avait les mains glacées et qu'il ne respirait plus. Il était mort. Comment s'appelait celui-là ? et comment celui qui survivait ?
      Trois heures plus tard, le docteur trouvait les deux femmes éperdues et délirantes, et la garde se traînant devant leurs lits et implorant son pardon. Tour à tour elle m'offrait à leurs caresses, moi, le survivant. Et tour à tour elles m'embrassaient et me repoussaient. Car enfin, qui étais-je ? le fils de la veuve d'Ormival et de feu le capitaine au long cours ? ou le fils de Mme Vaubois et de feu le voyageur de commerce ? Aucun indice ne permettait de se prononcer.
      Le docteur supplia chacune de mes deux mères de sacrifier ses droits, du moins au point de vue légal, afin que je puisse m'appeler Louis d'Ormival, ou Jean Vaubois. Elles s'y refusèrent énergiquement.
      Pourquoi Jean Vaubois, si c'est un d'Ormival ? » protesta l'une.
      Pourquoi Louis d'Ormival, si c'est un Jean Vaubois ? » riposta l'autre.
      Je fus déclaré sous le nom de Jean-Louis, fils de père et de mère inconnus. »

      Le prince Rénine avait écouté silencieusement. Mais Hortense, à mesure que le dénouement approchait, s'était laissé gagner par une hilarité qu'elle contenait avec peine et dont le jeune homme ne pouvait manquer de s'apercevoir.

      – Excusez-moi, bégayait-elle, les larmes aux yeux, excusez-moi, c'est nerveux.

      Il répondit doucement, sans amertume :

      – Ne vous excusez pas, madame, je vous ai avertie que mon histoire est de celles qui font rire, et que j'en connaissais mieux que personne la niaiserie et l'absurdité. Oui, tout cela est burlesque. Mais, croyez-moi si je vous dis que, dans la réalité, ce ne fut pas drôle. Situation comique en apparence, et qui, par la force des choses, demeure comique, mais situation affreuse. Vous voyez cela d'ici, n'est-ce pas ? Les deux mères, dont aucune des deux n'était sûre d'être la mère, mais dont aucune n'était sûre de ne point l'être, se cramponnant à Jean-Louis. C'était peut-être un étranger, mais c'était peut-être l'enfant de leur chair et de leur sang. Elles l'aimèrent à l'excès et se le disputèrent avec rage. Et surtout elles en arrivèrent toutes deux à se haïr d'une haine mortelle. Différentes de caractère et d'éducation, obligées de vivre l'une près de l'autre puisque aucune ne voulait renoncer au bénéfice de sa maternité possible, elles vécurent en ennemies que rien ne désarme.

      « C'est au milieu de cette haine que je grandis, c'est cette haine que l'une et l'autre m'apprirent. Si mon cœur d'enfant, avide de tendresse, me portait vers l'une d'elles, l'autre m'insinuait le mépris et l'exécration. Dans ce manoir qu'elles achetèrent à la mort du vieux médecin et qu'elles flanquèrent de deux pavillons, je fus leur bourreau involontaire et leur victime de chaque jour. Enfance torturée, adolescence effroyable, je ne crois pas qu'un être ait souffert plus que moi. »

      – Il fallait les quitter ! s'écria Hortense, qui ne riait plus.

      – On ne quitte pas sa mère, dit-il, et l'une de ces femmes est ma mère. Et l'on abandonne pas son fils, et chacune d'elles peut croire que je suis son fils. Nous étions rivés tous les trois les uns aux autres, comme des forçats, rivés par la douleur, par la compassion, par le doute, par l'espoir aussi que la vérité éclaterait peut-être un jour. Et nous sommes encore là, tous les trois, à nous injurier et à nous reprocher notre vie perdue. Ah ! quel enfer Comment s'évader ? Plusieurs fois je l'ai tenté... Vainement. Les liens rompus se renouaient. Cet été encore, dans l'élan de mon amour pour Geneviève, j'ai voulu m'affranchir et j'ai tâché de convaincre les deux femmes que j'appelle maman. Et puis... et puis je me suis heurté à leurs plaintes... à leur haine immédiate contre l'épouse... contre l'étrangère que je leur imposais... J'ai cédé... Qu'aurait fait Geneviève ici, entre Mme d'Ormival et Mme Vaubois ? Avais-je le droit de la sacrifier ?

      Jean-Louis, qui s'était animé peu à peu, prononça ces dernières paroles d'une voix ferme, comme s'il eût voulu qu'on attribuât sa conduite à des raisons de conscience, et au sentiment de ses devoirs. En réalité – et Rénine et Hortense ne s'y trompèrent point – c'était un faible, incapable de réagir contre une situation absurde, dont il avait souffert depuis son enfance, et qui s'était imposée à lui comme irrémédiable et définitive. Il la supportait ainsi qu'une lourde croix qu'on n'a pas le droit de rejeter, et en même temps il en avait honte. En face de Geneviève, il s'était tu par crainte du ridicule, et, depuis, retourné dans sa prison, il y demeurait par habitude et par veulerie.

      Il s'assit devant un secrétaire et, rapidement, écrivit une lettre qu'il tendit à Rénine.

      – Vous voudrez bien vous charger de ces quelques mots pour Mlle Aymard, dit-il, et la supplier encore de me pardonner.

      Rénine ne bougea pas, et, comme l'autre insistait, il prit la lettre et la déchira.

      – Que signifie ?... questionna le jeune homme.

      – Cela signifie que je ne me charge d'aucune missive.

      – Pourquoi donc ?

      – Parce que vous allez venir avec nous...

      – Moi ?

      – Que vous serez demain près de Mlle Aymard, et que vous ferez votre demande en mariage.

      Jean-Louis regarda Rénine d'un air où Il y avait quelque dédain, et comme s'il eût pensé : « Voilà un monsieur qui n'a rien compris aux événements que je lui ai exposés. »

      Hortense s'approcha de Rénine.

      – Dites-lui que Geneviève a voulu se tuer, qu'elle se tuera fatalement...

      – Inutile. Les choses se passeront comme je l'annonce. Nous partirons tous les trois dans une heure ou deux. La demande en mariage aura lieu demain.

      Le jeune homme haussa les épaules et ricana.

      – Vous parlez avec une assurance ! ...

      – J'ai des motifs pour parler ainsi. On prendra un motif.

      – Quel motif ?

      – Je vous en dirai un, un seul, mais qui suffira si vous voulez bien m'aider dans mes recherches.

      – Des recherches... Dans quel but ? fit Jean-Louis.

      – Dans le but d'établir que votre histoire n'est pas entièrement exacte.

      Jean-Louis se rebiffa.

      – Je vous prie de croire, monsieur, que je n'ai pas dit un mot qui ne soit l'exacte vérité.

      – Je m'explique mal, reprit Rénine, avec beaucoup de douceur. Vous n'avez certes pas dit un mot qui ne soit conforme à ce que vous croyez être l'exacte vérité. Mais cette vérité n'est pas, ne peut pas être ce que vous la croyez.

      Le jeune homme se croisa les bras.

      – Il y a des chances, en tout cas, monsieur, pour que je la connaisse mieux que vous.

      – Pourquoi mieux ? Ce qui s'est passé au cours de cette nuit tragique ne vous est forcément connu que de seconde main. Vous n'avez aucune preuve. Mme d'Ormival et Mme Vaubois, non plus.

      – Aucune preuve de quoi ? s'écria Jean impatienté.

      – Aucune preuve de la confusion qui s'est produite.

      – Comment ! Mais c'est une certitude absolue Les deux enfants ont été déposés dans le même berceau, sans qu'aucun signe les distinguât l'un de l'autre. La garde n'a pas pu savoir...

      – C'est du moins, interrompit Rénine, la version qu'elle donne.

      – Que dites-vous ? La version qu'elle donne ? Mais c'est accuser cette femme.

      – Je ne l'accuse pas.

      – Mais si, vous l'accusez de mentir. Mentir ? Et pourquoi ? Elle n'y avait aucun intérêt, et ses larmes, son désespoir... autant de témoignages qui confirment sa bonne foi. Car, enfin, les deux mères étaient là... elles ont vu pleurer cette femme... elles l'ont interrogée... Et puis, je le répète, quel intérêt ?...

      Jean-Louis était fort surexcité. Près de lui, Mme d'Ormival et Mme Vaubois, qui, sans doute, écoutaient aux portes et qui étaient entrées sournoisement, balbutiaient, stupéfaites :

      – Non... non... c'est impossible... Cent fois nous l'avons questionnée depuis. Pourquoi aurait-elle menti ?

      – Parlez, parlez, monsieur, ordonna Jean-Louis, expliquez-vous. Dites-nous les raisons pour lesquelles vous essayez de mettre en doute la vérité certaine ?

      – Parce que cette vérité n'est pas admissible, déclara Rénine, qui haussa la voix et, à son tour, s'anima jusqu'à ponctuer ses phrases de coups sur la table. Non, les choses ne s'accomplissent pas ainsi. Non, le destin n'a pas de ces raffinements de cruauté, et les hasards ne s'ajoutent pas les uns aux autres avec tant d'extravagance ! Hasard inouï déjà que, la nuit même où le docteur, son domestique et sa servante ont quitté la maison, les deux dames justement soient prises aux mêmes heures des douleurs de l'accouchement et mettent au monde en même temps deux fils. N'ajoutons pas à cela un événement plus exceptionnel encore ! Assez de maléfices Assez de lampes qui s'éteignent et de bougies qui ne brûlent pas ! Non, mille fois non, il n'est pas admissible qu'une sage-femme s'embrouille dans ce qui est l'essentiel de son métier. Si affolée qu'elle soit par l'imprévu des circonstances, il y a en elle un reste d'instinct qui veille, et qui fait que chacun des deux enfants a sa place désignée et se distingue de l'autre. Alors même qu'ils sont couchés côte à côte, l'un est à droite, l'autre est à gauche, Alors même qu'ils sont enveloppés de langes semblables, il y a un petit détail qui diffère, un rien que la mémoire enregistre et qui se retrouve fatalement sans qu'il soit besoin de réfléchir. Une confusion ? Je la nie. L'impossibilité de savoir ? Mensonge. Dans le domaine de la fiction, oui, on peut imaginer toutes les fantaisies et accumuler toutes les contradictions. Mais dans la réalité, au centre même de la réalité, il y a toujours un point fixe, un noyau solide autour duquel les faits viennent se grouper d'eux-mêmes suivant un ordre logique. J'affirme donc de la façon la plus formelle que la garde Boussignol n'a pas pu confondre les deux enfants.

      Il disait cela avec autant de netteté que s'il eût assisté aux événements de cette nuit, et sa puissance de persuasion était telle que, du premier coup, il ébranlait la certitude de ceux qui n'avaient jamais douté depuis un quart de siècle.

      Les deux femmes et leur fils se pressaient autour de lui, et l'interrogeaient avec une angoisse haletante :

      – En ce cas, selon vous, elle saurait ?... elle pourrait révéler ?...

      Il rectifia :

      – Je ne me prononce pas. Je dis seulement qu'il y a eu dans sa conduite, durant ces heures-là, quelque chose qui n'est d'accord ni avec ses paroles ni avec la réalité. Tout l'énorme et intolérable mystère qui a pesé sur vous trois provient, non d'une minute d'inattention, mais bien de ce quelque chose que nous ne discernons pas et qu'elle connaît, elle. voilà ce que je prétends.

      Jean-Louis eut un sursaut de révolte. Il voulait échapper à l'étreinte de cet homme.

      – Oui, ce que vous prétendez, dit-il.

      – Voilà ce qui fut ! accentua violemment Rénine. Il n'est nul besoin d'assister à un spectacle pour le voir, ni d'écouter des paroles pour les entendre. La raison et l'intuition nous donnent des preuves aussi rigoureuses que les faits eux-mêmes. La garde Boussignol détient, dans le secret de sa conscience, un élément de vérité qui nous est inconnu.

      D'une voix sourde, Jean-Louis articula :

      – Elle vit ! ... Elle habite Carhaix ! ... On peut la faire venir !

      Aussitôt, l'une des deux mères s'écria :

      – J'y vais. Je la ramène.

      – Non, dit Rénine. Pas vous, aucun de vous trois.

      Hortense proposa :

      – Voulez-vous que j'y aille ? Je prends l'automobile et je décide cette femme à m'accompagner. Où demeure-t-elle ?

      – Au centre de Carhaix, dit Jean-Louis, une petite boutique de mercerie. Le chauffeur vous indiquera... Mlle Boussignol... tout le monde la connaît...

      – Et surtout, chère amie, ajouta Rénine, ne la prévenez de rien. Si elle s'inquiète, tant mieux. Mais qu'elle ne sache pas ce qu'on veut d'elle, c'est là une précaution indispensable si vous voulez réussir.

      Trente minutes s'écoulèrent dans le silence le plus profond. Rénine se promenait à travers la pièce où de beaux meubles anciens, de belles tapisseries, des reliures et de jolis bibelots dénotaient chez Jean-Louis une recherche d'art et de style. Cette pièce était réellement la sienne. A côté, par les portes entrouvertes sur les logements contigus, on pouvait constater le mauvais goût des deux mères. Rénine se rapprocha du jeune homme et murmura :

      – Elles sont riches ?

      – Oui.

      – Et vous ?

      – Elles ont voulu que ce manoir avec toutes les terres environnantes m'appartînt, ce qui assure largement mon indépendance.

      – Elles ont de la famille ?

      – Des sœurs, l'une et l'autre.

      – Auprès de qui elles pourraient se retirer ?

      – Oui, et elles y ont pensé quelquefois. Mais... monsieur... il ne saurait être question de cela, et je crains bien que votre intervention n'aboutisse qu'à un échec. Encore une fois, je vous affirme...

      L'automobile arrivait cependant. Les deux femmes se levèrent précipitamment, déjà prêtes à parler.

      – Laissez-moi faire, dit Rénine, et ne vous étonnez pas de ma façon de procéder. Il ne s'agit pas de lui poser des questions, mais de lui faire peur, de l'étourdir. Dans son désarroi, elle parlera.

      L'auto contourna la pelouse et s'arrêta devant les fenêtres. Hortense sauta et tendit la main à une vieille femme, coiffée d'un bonnet de linge tuyauté, vêtue d'un corsage de velours noir et d'une lourde jupe froncée.

      Elle entra avec effarement. Elle avait un visage de belette, tout pointu, et qui se terminait en un museau armé de petites dents qui sortaient.

      – Qu'est-ce qu'il y a, madame d'Ormival ? fit-elle en pénétrant avec crainte dans cette pièce d'où le docteur l'avait chassée jadis. Bien le bonjour, madame Vaubois.

      Ces dames ne répondirent pas. Rénine s'avança et dit d'un ton sévère

      – Ce qu'il y a, mademoiselle Boussignol ? Je vais vous le communiquer. Et j'insiste vivement auprès de vous pour que vous pesiez bien chacune de mes paroles.

      Il avait l'air d'un juge d'instruction pour qui la culpabilité de la personne interrogée n'est point contestable.

      Il formula :

      – Mademoiselle Boussignol, je suis délégué par la police de Paris pour faire la lumière sur un drame qui a eu lieu ici il y a vingt-sept ans. Or, dans ce drame, où vous avez tenu un rôle considérable, je viens d'acquérir la preuve que vous avez altéré la vérité et que, par suite de vos fausses déclarations, l'état civil d'un des enfants nés au cours de cette nuit-là n'est pas exact. En matière d'état civil, les fausses déclarations constituent des crimes punis par la loi. Je suis donc forcé de vous conduire à Paris pour y subir, en présence de votre avocat, l'interrogatoire de rigueur.

      A Paris ?... mon avocat ?... gémit Mlle Boussignol.

      – Il le faut bien, mademoiselle, puisque vous êtes sous le coup d'un mandat d'arrestation. A moins que... insinua Rénine, à moins que vous ne soyez prête, dès maintenant, à faire tous aveux susceptibles de réparer les conséquences de votre faute.

      La vieille fille tremblait de tous ses membres. Ses dents s'entrechoquaient. Elle était manifestement incapable d'opposer à Rénine la plus petite résistance.

      – Etes-vous décidée à tout avouer ? demanda-t-il.

      Elle risqua :

      – Je n'ai rien à avouer, puisque je n'ai rien fait.

      – Alors, nous partons, dit-il.

      – Non, non, implora-t-elle... Ah ! mon bon monsieur, je vous en supplie...

      – Etes-vous décidée ?

      – Oui, fit-elle dans un souffle.

      – Immédiatement, n'est-ce pas ? L'heure du train me presse. Il faut que cette affaire soit réglée séance tenante. A la moindre hésitation de votre part, je vous emmène. Nous sommes d'accord ?

      – Oui.

      – Allons-y carrément. Pas de subterfuge. Pas de faux-fuyants.

      Il désigna Jean-Louis.

      – De qui monsieur est-il le fils ? De Mme d'Ormival ?

      – Non.

      – De Mme Vaubois, par conséquent ?

      – Non.

      Un silence de stupeur accueillit cette double réponse.

      – Expliquez-vous, ordonna Rénine, en regardant sa montre.

      Alors Mlle Boussignol tomba à genoux et raconta, d'un ton si bas et d'une voix si altérée qu'ils durent tous se pencher sur elle pour percevoir à peu près le sens de son bredouillement :

      – Quelqu'un est venu le soir... un monsieur qui apportait dans des couvertures un enfant nouveau-né qu'il voulait confier au docteur... Comme le docteur n'était pas là, il est resté toute la nuit à l'attendre, et c'est lui qui a tout fait.

      – Quoi ? Qu'a-t-il donc fait ? exigea Rénine. Que s'est-il passé ?

      Il avait saisi la vieille par les deux mains, et la tenait sous son regard impérieux. Jean-Louis et les deux mères étaient penchés sur elle, haletants et anxieux. Leur vie dépendait des quelques mots qui allaient être prononcés.

      Elle les articula, ces mots, en joignant les mains, comme on fait la confession d'un crime

      – Eh bien ! il s'est passé que ce n'est pas un enfant qui est mort, mais tous les deux, celui de Mme d'Ormival et celui de Mme Vaubois, tous les deux dans des convulsions. Alors le monsieur, voyant cela, m'a dit... Je me rappelle toutes ses phrases, le son de sa voix, tout... Il m'a dit :

      « Les circonstances m'indiquent mon devoir. Je dois saisir cette occasion pour que mon garçon, à moi, soit heureux et bien soigné. Mettez-le à la place d'un de ceux qui sont morts. »

      – Il m'offrit une grosse somme en disant que ça le débarrasserait d'un coup de frais à payer chaque mois pour son gosse, et j'acceptai. Seulement, à la place duquel le mettre ? Fallait-il que le garçon devienne Louis d'Ormival ou Jean Vaubois ? Il réfléchit un instant et répondit :

      « Ni l'un, ni l'autre. » Et alors il m'expliqua comment je devais m'y prendre et ce que je devais raconter quand il serait parti. Et, pendant que j'habillais son garçon avec des langes et des tricots pareils à ceux de l'un des petits morts, lui, il enveloppa l'autre petit avec des couvertures qu'il avait apportées, et il s'en alla dans la nuit.

      Mlle Boussignol baissa la tête et pleura. Après un moment, Rénine lui dit, l'intonation plus bienveillante :

      – Je ne vous cacherai pas que votre déposition s'accorde avec l'enquête que j'ai poursuivie de mon côté. On vous en tiendra compte.

      – Je n'irai pas à Paris ?

      – Non.

      – Vous ne m'emmènerez pas ? Je peux me retirer ?

      – Vous pouvez vous retirer. C'est fini pour l'instant.

      – Et on ne causera pas de tout ça dans le pays ?

      – Non ! Ah ! un mot encore. Vous connaissez le nom de cet homme ?

      – Il ne me l'a pas dit.

      – Vous l'avez revu ?

      – Jamais.

      – Vous n'avez pas autre chose à déclarer ?

      – Rien.

      – Vous êtes prête à signer le texte écrit de votre confession ?

      – Oui.

      – C'est bien. Dans une semaine ou deux, vous serez convoquée. D'ici là, pas un mot à personne.

      Elle se releva et fit un signe de croix. Mais ses forces la trahirent, et elle dut s'appuyer sur Rénine. Il la conduisit dehors et ferma la porte derrière elle.

      Quand il revint, Jean-Louis était entre les deux vieilles dames, et tous les trois se tenaient par la main. Le lien de haine et de misère qui les unissait était brisé tout à coup, et cela mettait entre eux aussitôt, sans qu'ils eussent besoin de réfléchir, une douceur et un apaisement dont ils n'avaient pas conscience, mais qui les rendaient graves et recueillis.

      – Brusquons les choses, dit Rénine à Hortense. C'est l'instant décisif de la bataille. Il faut embarquer Jean-Louis.

      Hortense paraissait distraite. Elle murmura :

      – Pourquoi avez-vous laissé partir cette femme ? Vous êtes satisfait de sa déposition ?

      – Je n'ai pas été satisfait. Elle a dit ce qui s'est passé. Que voulez-vous de plus ?

      – Rien... Je ne sais pas.

      – Nous en reparlerons, chère amie. Pour l'instant, je le répète, il faut embarquer Jean-Louis. Et tout de suite. Sinon...

      Et, s'adressant au jeune homme, il dit :

      – Vous estimez comme moi, n'est-ce pas, que les événements vous imposent, ainsi qu'à Mme Vaubois et à Mme d'Ormival, une séparation qui vous permettra à tous trois de voir clair et de vous résoudre en toute liberté d'esprit ? Venez avec nous, monsieur. Ce qu'il y a de plus urgent, c'est de sauver Geneviève Aymard, votre fiancée.

      Jean-Louis demeurait perplexe. Rénine se retourna vers les deux femmes.

      – C'est votre avis, je n'en doute pas, n'est-ce pas, mesdames ?

      Elles firent un signe de tête.

      – Vous voyez, monsieur, dit-il à Jean-Louis, nous sommes tous d'accord. Dans les grandes crises, il faut le recul de la séparation... Oh ! pas bien longtemps, peut-être... quelques jours de répit, après lesquels il vous sera loisible d'abandonner Geneviève Aymard et de reprendre votre existence. Mais ces quelques jours sont indispensables. Vite, monsieur.

      Et sans lui laisser le temps de réfléchir, l'étourdissant de paroles, persuasif et obstiné, il le poussa vers son appartement.

      Une demi-heure après, Jean-Louis quittait le manoir.

      – Et il n'y retournera que marié, dit Rénine à Hortense, alors qu'ils traversaient la station de Guingamp où l'automobile les avait menés, et que Jean-Louis s'occupait de sa malle. Tout est pour le mieux. Vous êtes contente ?

      – Oui, la pauvre Geneviève sera heureuse, répondit-elle distraitement.

      Une fois installés dans le train, ils allèrent tous deux au wagon-restaurant. A la fin du dîner, Rénine, qui avait adressé à Hortense plusieurs questions auxquelles la jeune femme n'avait répliqué que par des monosyllabes, protesta :

      – Ah ça ! mais qu'est-ce qu'il y a, chère amie ? Vous avez l'air soucieux.

      – Moi ? Mais non.

      – Si, si, je vous connais. Allons, pas de réticences.

      Elle sourit.

      – Eh bien ! Puisque vous insistez tellement pour savoir si je suis satisfaite, je dois vous dire que... évidemment... je le suis pour Geneviève Aymard... mais que, sous un autre rapport... au point de vue même de l'aventure... je conserve comme une sorte de malaise...

      – Pour parler franc, je ne vous ai pas « épatée » cette fois-ci ?

      – Pas trop.

      – Mon rôle vous semble secondaire ?... Car, enfin, en quoi consiste-t-il ! Nous sommes venus. Nous avons écouté les doléances de Jean-Louis. On a fait comparaître une ancienne sage-femme. Et voilà, c'est fini.

      – Justement, je me demande si c'est fini et je n'en suis pas certaine. En vérité, nos autres aventures m'avaient laissé une impression plus... comment m'expliquer ? Plus franche, plus claire.

      – Et celle-ci vous paraît obscure ?

      – Obscure, oui, inachevée.

      – Mais en quoi ?

      – Je ne sais pas. Cela tient peut-être aux aveux de cette femme... Oui, très probablement. Ce fut si imprévu et si bref !

      – Parbleu fit Rénine en riant, vous pensez bien que j'y ai coupé court. Il ne fallait pas trop d'explications.

      – Comment ?

      – Oui, si elle avait donné des explications trop détaillées, on aurait fini par se méfier de ce qu'elle racontait.

      – Se méfier ?

      – Dame, l'histoire est un peu tirée par les cheveux. Ce monsieur qui arrive, la nuit, avec un enfant dans sa poche, et qui s'en va avec un cadavre, ça ne tient guère debout. Que voulez-vous, chère amie, je n'avais pas eu beaucoup de temps pour lui souffler son rôle, à la malheureuse.

      Hortense le regardait, abasourdie.

      – Que voulez-vous dire ?

      – Oui, n'est-ce pas, ces femmes de la campagne, ça a la tête dure. Nous étions pressés, elle et moi. Alors nous avons bâti à la va-vite un scénario... qu'elle n'a pas trop mal récité d'ailleurs. Le ton y était... Effarement... Trémolo... Larmes...

      – Est-ce possible ! Est-ce possible murmura Hortense. Vous l'aviez donc vue auparavant ?

      – Il a bien fallu.

      – Mais quand ?

      – Mais le matin, à l'arrivée. Tandis que vous refaisiez un brin de toilette à l'hôtel de Carhaix, moi, je courais aux renseignements. Vous pensez bien que le drame d'Ormival-Vaubois est connu dans la région. Tout de suite on m'a indiqué l'ancienne sage-femme, Mlle Boussignol. Avec Mlle Boussignol ça n'a pas traîné. Trois minutes pour établir la nouvelle version de ce qui s'était passé, et 10.000 francs pour qu'elle consente à répéter devant les gens du manoir cette version... plus ou moins invraisemblable.

      – Tout à fait invraisemblable !

      – Pas tant que cela, chère amie, puisque vous y avez cru et les autres également. Et c'était l'essentiel. Il fallait, d'un coup d'épaule, démolir une vérité de vingt-sept ans, une vérité d'autant plus solide qu'elle était bâtie sur les faits eux-mêmes. C'est pourquoi j'ai foncé dessus de toutes mes forces, et je l'ai attaquée à coups d'éloquence. L'impossibilité d'identifier les deux enfants ? je la nie ! La confusion ? mensonge ! Vous êtes tous les trois victimes de quelque chose que j'ignore, mais que votre devoir est d'éclaircir. « Facile, s'écrie Jean-Louis, tout de suite ébranlé, faisons venir Mlle Boussignol. » « Faisons-la venir. » Sur quoi Mlle Boussignol arrive et débite en sourdine le petit discours que je lui ai seriné. Coup de théâtre. Stupeur. J'en profite pour enlever le jeune homme.

      Hortense hocha la tête.

      – Mais ils se reprendront tous les trois ! Ils réfléchiront !

      – Jamais de la vie ! Qu'ils aient des doutes, peut-être. Mais jamais ils ne consentiront à avoir des certitudes ! Jamais ils n'accepteront de réfléchir ! Comment voilà des gens que je tire de l'enfer où ils se débattent depuis un quart de siècle, et ils voudraient s'y replonger ? Voilà des gens qui, par veulerie, par un faux sentiment du devoir, n'avaient pas le courage de s'évader, et ils ne se cramponneraient pas à la liberté que je leur donne ? Allons donc ! Mais ils auraient avalé des bourdes encore plus indigestes que celles qui leur furent servies par Mlle Boussignol. Après tout, quoi, ma version n'est pas plus bête que la vérité. Au contraire, et ils l'ont avalée toute crue ! Tenez, avant notre départ, j'ai entendu Mme d'Ormival et Mme Vaubois parler de leur déménagement immédiat. Elles étaient déjà tout affectueuses l'une avec l'autre à l'idée de ne plus se voir.

      – Mais Jean-Louis ?

      – Jean-Louis Mais il en avait par-dessus la tête de ses deux mères !

      Sapristi, on n'a pas deux mères dans la vie ! En voilà une situation pour un homme ! Quand on a la chance de pouvoir choisir entre avoir deux mères ou n'en pas avoir du tout, fichtre on n'hésite pas. Et puis Jean-Louis aime Geneviève. Et il l'aime assez, je veux le croire, pour ne pas lui infliger deux belles-mères ! Allez, vous pouvez être tranquille. Le bonheur de cette jeune personne est assuré, et n'est-ce pas cela que vous désiriez ? L'important, c'est le but que l'on atteint, et non pas la nature plus ou moins étrange des moyens que l'on emploie. Et s'il y a des aventures qui se dénouent et des mystères que l'on élucide, grâce à la recherche et à la découverte de bouts de cigarettes, de carafes incendiaires et de cartons à chapeaux qui s'enflamment, il en est d'autres qui exigent de la psychologie et dont la solution est purement psychologique.

      Hortense se tut et reprit au bout d'un instant :

      – Alors, vraiment, vous êtes persuadé que Jean-Louis...

      Rénine parut très étonné.

      – Comment, vous pensez encore à cette vieille histoire. Mais c'est fini tout cela ! Ah bien ! je vous avoue qu'il ne m'intéresse plus du tout, homme à la double mère.

      Et ce fut dit d'un ton si cocasse, avec une sincérité si amusante, qu'Hortense fut prise de rire.

      – A la bonne heure, dit-il, riez, chère amie. On voit les choses bien plus clairement à travers le rire qu'à travers les larmes. Et puis, il est une autre raison pour laquelle votre devoir est de rire chaque fois que l'occasion s'en présente.

      – Laquelle ?

      – Vous avez de jolies dents.




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