Vers le centre de ces voies nouvellement
ouvertes à la
circulation, au milieu de cette vaste rue de Rivoli
qui chaque
jour s'agrandit, se déblaie, se construit, s'aligne
et se peuple avec une rapidité étonnante, entre l'Hôtel
de
Ville, ce palais de l'édilité parisienne, et le Louvre,
ce palais de l'antique
royauté, se dresse un monument formidable,
une tour gigantesque, une ruine imposante.
C'est la tour
Saint-Jacques.
Artisans, artistes, archéologues, poètes,
voyageurs, tout le monde s'arrête devant elle, étonné,
curieux, inspiré ; cette masse sombre, ciselée, dentelée,
cette architecture d'un autre âge, ces découpures hardies,
cet ensemble à la fois étrange et merveilleux frappe l'imagination,
provoque la rêverie et tout homme, selon sa nature, semble chercher
à lui quelque
légende inconnue, une chronique mystérieuse,
un épisode oublié sur cette grande page de pierre d'une
histoire passée.
C'est que les ruines évoquent bien des pensées
sérieuses, comme ces vieillards robustes dont les
cheveux blanchis
commandent la vénération et le respect ; c'est que, malgré
soi, on se reporte vers le temps où florissaient, debout et vivaces,
ces monuments témoins de tant de merveilles, de tant d'événements,
de tant de catastrophes, et qu'on se demande quel est ce pouvoir
occulte,
omnipotent, immortel qui fait que les
générations ont
passé devant eux, que les hommes se sont succédés,
que monarchies et républiques ont tonné à leurs
pieds, sans rien prendre de leur puissance, si ce n'est ce que leur
enlève chaque
jour le marteau des démolisseurs.
Ainsi de la tour
Saint-Jacques. Depuis huit siècles
environ, que de passions se sont déroulées autour de cette
place ; que d'hommes ont foulé le sol où repose maintenant
sa base imposante !
Hommes et passions se sont anéantis tout
à tour sans presque laisser de traces, et cette masse granitique
est toujours là, comme une sentinelle invincible, malgré
les excès des révolutions, malgré les meurtrissures
de l'
ignorance, malgré les coups dégradants des siècles
amoncelés.
Cet immense débris était autrefois
le clocher d'une
église appelée Saint-Jacques-la-Boucherie,
pleine de cloches et de bruit, remplie d'harmonies célestes et
de fidèles assidus, et longtemps en vénération
parmi la nombreuse population dont elle était le centre
religieux.
Aujourd'hui, ce n'est qu'une ruine qui n'a plus
de nom que dans les souvenirs de l'
histoire une antiquité grandiose
qui ne peut révéler qu'un de ces
sanctuaires démembrés
par la vandalisme et où nos pères venaient pieusement
exprimer leur foi. Cette
Tour n'est plus aujourd'hui, noir et muet
squelette,
qu'un majestueux fragment d'une
basilique disparue au souffle des révolutions
et dont nul écho ne redit la prière s'élevant dans
les
nefs et montant vers
Dieu.
L'
église Saint-Jacques existait déjà
vers le commencement du dixième siècle. Elle était
due en partie au vœu que forma le roi Lothaire qui, se trouvant à
la chasse et se
voyant seul, aperçut tout à coup une chapelle
modeste et décida qu'il en fonderait une à
Paris sous
l'invocation de
sainte Anne.
Bientôt, cette
église ne put suffire
aux innombrables fidèles du faubourg de la ville ; il fallut
l'agrandir, et vers 1200, sous
Philippe-Auguste, fut consacrée
l'
église nouvelle dédiée à saint Jacques.
A cette époque, la grande boucherie de
Paris
était sise près du Grand
Châtelet, et cette
corporation,
ayant largement contribué de ses deniers à l'édification
du nouveau bâtiment, l'
église prit enfin la dénomination
de Saint-Jacques-la-Boucherie.
Paris augmentant sans cesse, les mêmes inconvénients
se présentèrent plus tard ; et successivement, grâce
aux dons de toutes sortes faits par les corporations et les particuliers,
l'
église dut prendre de grands développements pendant
les XIVème et XVIème siècles, pour devenir enfin
ce qu'elle fut vers le commencement du XVIème.
Avant son achèvement, le 24 mars 1414, l'
évêque
de Turin, Gérard de
Montaigu, en fit la consécration solennelle.
C'est sous le règne de
François Ier
que cette
église fut tout à fait terminée, et que
le pape accorda des
indulgences à tous ceux qui avaient aidé
à sa construction.
La tour que nous voyons aujourd'hui date de ce
temps. Elle fut commencée en 1508 avec les débris d'une
ancienne forteresse, destinée antérieurement à
défendre la capitale contre les attaques des Normands ; quatorze
années environ furent employées à l'édification
de cette
Tour, qui coûta à peu près 1350 livres,
prix considérable pour l'époque.
La tour
Saint-Jacques, qui rivalise de
hauteur
avec les plus grands monuments de paris, a 155 pieds ; elle est de forme
quadrangulaire ; chacun de ses côtés a hors d'uvre
30 pieds 9 pouces. Jadis, sur la calotte de l'escalier s'élevait
à 30 pieds de la balustrade une statue de
Saint-Jacques due à
l'imagier Réault.
Douze cloches occupaient primitivement ce vaste
clocher ; et cette sonnerie lançait chaque
jour dans l'
air d'harmonieux
carillons.
L'
église, souvent enrichie de nombreuses
et magnifiques offrandes, était vénérée
de tout
Paris. On citait, entre autres, cinq colonnes mirifiquement
belles, en cuivre ciselé émaillé, données
par Jehan Raulin,
évêque d'
Autun ; une cage de fer renfermant
un superbe
bréviaire manuscrit et enluminé de lettres
dorées et de
couleurs dont nul, grâce aux barreaux rapprochés,
ne pouvait s'emparer, car avant l'époque de Güttemberg, un beau
missel, magnifiquement calligraphié, orné, colorié,
était un trésor inestimable ; on remarquait aussi deux
riches tapis représentant : l'un, les différentes scènes
du roman de la
Rose ; l'autre, l'
Amour et la Vieillesse.
Des cérémonies singulières
avaient lieu dans cette
église ; le
jour de
Noël, on offrait
aux fidèles le spectacle de la Gésine Notre-Dame (l'enfantement
de la Vierge
Marie).
A la
Saint-Nicolas et à la Pentecôte,
on voyait un coulon (pigeon) blanc descendre de la voûte avec
des étoupes enflammées.
Le droit d'asile était un des principaux
privilèges attribués à Saint-Jacques-la-Boucherie
; le vainqueur, aux temps des guerres civiles du
moyen-âge, ne
respectait ni l'âge, ni le sexe ; l'
histoire fourmille de pareils
exemples.
En 1382, un fermier des aides s'était réfugié
dans cette
église, pendant la révolte des Maillotins ;
il se croyait en sûreté à genoux sur le maître-autel
; mais ses
ennemis envahirent le lieu saint et tuèrent le malheureux
à coups de
hache.
Pour prévenir de tels excès, les
rois de France autorisèrent le chapitre de
Saint-Jacques à
construire, en 1505, une logilée crénelée dans
la tour, où ceux qui viendraient s'y mettre en franchise pourraient
sauver leur
liberté ou leur existence. Alors ce droit d'asile
ne fut plus un vain privilège où l'
église, en cas
de violation, sut prendre fait et cause pour les malheureux qu'on osait
lui arracher. C'est ainsi que, dans une telle occasion, le service divin
cessa dans toute la ville jusqu'à réparation de la profanation
commise par les archers de la prévôté.
Parmi les visiteurs les plus
illustres, l'
église
Saint-Jacques citait Anne d'Autriche, guérie miraculeusement
par l'attouchement de saint Charles Borromée, dont cette
église
possédait quelques ossements très vénérés.
Plus tard, en 1662, Marie-Thérèse,
épouse de
Louis XIV, fit partie avec le
dauphin de France de
cette confrérie généralement renommée.
Telle était cette
église avant 1793.
On y voyait des vitres de grisailles considérées comme
les plus précieuses de
Paris. Le fameux sculpteur Sarrazin avait
fait le crucifix qu'on admirait à l'
autel. Le portail à
gauche de la vieille
basilique était dû aux libéralités
d'un écrivain célèbre d'autrefois, nommé
Nicolas Flamel, qui mérite ici une mention particulière.
Nicolas Flamel avait été une individualité
fort bizarre ; il était très connu vers la fin du quatorzième
siècle.
Peintre, poète, philosophe, mathématicien
et surtout alchimiste, sa maison était situe à l'
angle
de la rue des Ecrivains, aujourd'hui démolie. Grâce à
d'heureuses spéculations plutôt sans doute qu'à
des manœuvres
occultes, comme on le croyait de son temps, Flamel était
parvenu à acquérir une fortune colossale. C'est l'homme
de son époque qui, comme beaucoup plus tard Cagliostro, occupa
surtout l'imagination superstitieuse des Parisiens. On le disait sorcier
; on pensait qu'il avait trouvé le secret de faire de l'or, ce
que semblaient justifier ses fondations de tout genre qui exigeaient
d'énormes dépenses.
Flamel, grâce à cette prospérité
énigmatique, à ses offrandes pieuses, au mystère
dont il s'entourait, avait obtenu une renommée fatale à
cette époque. Ses dons nombreux étonnaient, ses
charités
sans fin bouleversaient les idées de tous ceux qui le disaient
en rapport avec les
esprits des ténèbres, et, à
sa mort arrivée en 1417, l'opinion ne changea point à
son égard ; elle augmenta même lorsqu'en 1756, on trouva,
en fouillant la maison de ce problématique personnage des cornes,
du
charbon pilé, des vases, des
fourneaux et d'autres ustensiles
propres au Grand uvre.
Nicolas Flamel et
Pernelle, sa femme, avaient été
enterrés dans l'
église Saint-Jacques qu'ils avaient enrichie.
A ce propos, on a dit même que cet homme n'était point
mort à l'époque précitée, mais qu'il avait
quitté
Paris, craignant peut-être la conséquence
des bruits mystérieux que suscitait sa grande fortune que personne
ne comprenait.
Quoi qu'il en fût, sa figure et celle de
sa femme étaient sculptées en plusieurs endroits de l'
église
; le petit portail construit à leurs frais fut muré en
1781, et les portraits disparurent.
Sur un des piliers de la
nef était gravée
cette inscription : «
Feu Nicolas Flamel, jadis écrivain,
a laissé, par son testament, à l'œuvre de cette église,
certaines rentes et maisons qu'il a acquessées et achetées
de son vivant pour certains services divins et distribution d'argent,
chacun an, pour aumosnes, touchant les Quinze-Vingts, Hôtel-Dieu
et autres églises de Paris. »
Au-dessous, un cadavre était gravé
avec ces deux vers :
« De terre suis venu et en terre retorne,
L'âme rends à toi, J. H. S., qui les péchés
pardonne. »
Pendant la révolution de 93, l'
église
fut dévastée puis démolie ; le clocher, la tour
restèrent seuls debout, consacrés à une fonderie
de cuivre, à différentes industries ; on a brisé
tout ce qu'on a pu, mais on s'est arrêté devant la masse
imposante que le temps seul peut
frapper.
Telle est l'
histoire abrégée et de
l'
église qui n'est plus et de la tour pour laquelle a sonné
l'heure d'une restauration vengeresse. Nous la voyons maintenant libre
de toute entrave, débarrassée des pâtés de
maisons qui la gênaient, et offrant de tous côtés
à l'il de l'observateur, du touriste, du voyageur, sa merveilleuse
structure, son ombre
séculaire, sa
poésie vivante.