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Clovis Dardentor

Jules Verne
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CHAPITRE I
Dans lequel le principal personnage de cette histoire n'est pas présenté au lecteur.



'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 1

Lorsque tous les deux descendirent en gare de Cette – train de Paris à la Méditerranée, – Marcel Lornans, s'adressant à Jean Taconnat, lui dit :

      « Qu'allons-nous faire, s'il te plaît, en attendant le départ du paquebot ?...

      – Rien, répondit Jean Taconnat.

      – Cependant, à s'en rapporter au Guide du Voyageur, Cette est une ville curieuse, bien qu'elle ne soit pas de haute antiquité, puisqu'elle est postérieure à la création de son port, ce terminus du canal du Languedoc, dû à Louis XIV...

      – Et c'est peut-être ce que Louis XIV a fait de plus utile pendant toute la durée de son règne ! répliqua Jean Taconnat. Sans doute, le Grand Roi prévoyait que nous viendrions nous y embarqueraujourd'hui, 27 avril 1885...

      – Sois donc sérieux, Jean, et n'oublie pas que le Midi peut nous entendre ! Ce qui me paraît sage, c'est de visiter Cette, puisque nous sommes à Cette, ses bassins, ses canaux, sa gare maritime, ses douze kilomètres de quais, sa promenade arrosée par les eaux limpides d'un aqueduc...

      – As-tu fini, Marcel, de me réciter du Joanne ?...

      – Une ville, continua Marcel Lornans, qui aurait pu être une Venise...

      – Et qui s'est contentée d'être un petit ! riposta Jean Taconnat.

      – Comme tu dis, mon cher Jean, la rivale de la superbe cité provençale, après elle, le premier port franc de la Méditerranée, qui exporte des vins, des sels, des eaux-de-vie, des huiles, des produits chimiques...

      – Et qui importe, répartit Jean Taconnat en détournant la tête, des raseurs de ton espèce...

      – Et aussi des peaux brutes, des laines de La Plata, des farines, des fruits, des morues, des merrains, des métaux...

      – Assez... assez ! s'écria le jeune homme, désireux d'échapper à cette cataracte de renseignements qui tombait des lèvres de son ami.

      – Deux cent soixante-treize mille tonnes à l'entrée et deux cent trente-cinq mille à la sortie, reprit l'impitoyable Marcel Lornans, sans parler de ses ateliers de salaison pour les anchois et les sardines, de ses salines qui produisent annuellement de douze à quatorze mille tonnes, de sa tonnellerie si importante qu'elle occupe deux mille ouvriers et fabrique deux cent mille futailles...

      – Où je voudrais que tu fusses deux cent mille fois renfermé, mon verbeux ami ! Et, de bonne foi, Marcel, en quoi toute cette supériorité industrielle et commerciale pourrait-elle intéresser deux braves garçons qui se dirigent vers Oran, avec l'intention de s'engager au 7e chasseurs d'Afrique ?...

      – Tout est intéressant en voyage, même ce qui ne l'est pas... affirma Marcel Lornans.

      – Et y a-t-il assez de coton à Cette pour qu'on puisse se boucher les oreilles ?...

      – Nous le demanderons en nous promenant.

      – L'Argèlès part dans deux heures, observa Jean Taconnat, et, à mon avis, le mieux est d'aller directement à bord de l'Argèlès ! »

      Et peut-être avait-il raison. En deux heures, quelle apparence que l'on pût visiter cette toujours grandissante ville – du moins avec quelque profit ? Il eût fallu se rendre à l'étang de Thau, près du grau à l'issue duquel elle est bâtie, gravir la montagne calcaire, isolée entre l'étang et la mer, ce Pilier de Saint-Clair au flanc duquel la ville est disposée en amphithéâtre, et que des plantations de pins reboiseront dans un prochain avenir. Ne mérite-t-elle pas d'arrêter le touriste, pendant quelques jours, cette capitale maritime sud-occidentale, qui communique avec l'océan par le canal du Midi, avec l'intérieur par le canal de Beaucaire, et que deux lignes de chemin de fer, l'une par Bordeaux, l'autre par le centre, raccordent au cœur de la France ?

      Marcel Lornans, cependant, n'insista plus, et il suivit docilement Jean Taconnat, que précédait un commissionnaire poussant la charrette aux bagages.

      L'ancien bassin fut atteint après un assez court trajet. Les voyageurs du train, à même destination que les deux jeunes gens, se trouvaient déjà rassemblés. Nombre de ces curieux qu'attiré toujours un navire en partance attendaient sur le quai, et il n'eût pas été exagéré d'en porter le chiffre à une centaine pour une population de trente-six mille habitants.

      Cette possède un service régulier de paquebots sur Alger, Oran, , Nice, Gênes, Barcelone. Les passagers nous paraissent mieux avisés en accordant la préférence à une traversée que favorise l'abri de la côte d'Espagne et de l'archipel des Baléares dans l'ouest de la Méditerranée. Une cinquantaine, ce jour-là, allaient prendre passage sur l'Argèlès, navire de dimensions modestes – huit cents à neuf cents tonneaux, – qui offrait toutes garanties désirables sous le commandement du capitaine Bugarach.

      L'Argèlès, ses premiers feux allumés, sa cheminée expectorant un tourbillon de fumée noirâtre, était amarré à l'intérieur du vieux bassin, le long de la jetée de Frontignan à l'est. Au nord se dessine, dans sa forme triangulaire, le nouveau bassin auquel vient aboutir le canal maritime. A l'opposé est établie la batterie circulaire qui défend le port et le môle Saint-Louis. Entre ce môle et le musoir de la jetée de Frontignan, une passe, d'un abord assez facile, donne accès dans le vieux bassin.

      C'était par la jetée que les passagers embarquaient sur l'Argèlès, tandis que le capitaine Bugarach surveillait en personne l'arrimage des colis sous les prélarts du pont. La cale, encombrée, n'offrait plus une place vide, avec sa cargaison de houille, de merrains, d'huiles, de salaisons, et de ces vins coupés, que Cette fabrique dans ses entrepôts, source d'une exportation considérable.

      Quelques vieux marins – de ces faces tannées par les brises, les yeux brillants sous d'épais sourcils en broussaille, les oreilles à gros ourlet rouge, se balançant sur les hanches comme secoués d'un roulis perpétuel, – causaient à travers les fumées de leurs pipes. Ce qu'ils disaient ne pouvait qu'être agréable à ceux de ces passagers qu'une traversée de trente à trente-six heures ne laisse pas d'émotionner par avance.

      « Beau temps, affirmait l'un.

      – Une brise du nord-est qui tiendra, selon toute apparence, ajoutait l'autre.

      – Il doit y avoir bon frais autour des Baléares, concluait un troisième, en secouant sur la corne de son ongle les cendres d'un culot éteint.

      – Avec le vent portant, l'Argèlès ne sera pas gêné d'enlever ses onze nœuds à l'heure, dit le maître-pilote, qui venait prendre son poste à bord du paquebot. D'ailleurs, sous le commandement du capitaine Bugarach, rien à craindre. Le vent favorable est dans son chapeau, et il n'a qu'à se découvrir pour l'avoir grand largue ! »

      Très rassurants, ces loups de mer. Mais ne connaît-on pas le proverbe maritime : « Qui veut mentir n'a qu'à parler du temps » ?

      Si les deux jeunes gens ne prêtaient qu'une attention médiocre à ces pronostics, si, au surplus, ils ne s'inquiétaient en aucune façon ni de l'état de la mer ni des aléas de la traversée, la plupart des passagers se montraient moins indifférents ou moins philosophes. Quelques-uns se sentaient troublés de tête et de cœur, même avant d'avoir mis le pied à bord.

      Parmi ces derniers, Jean Taconnat fit remarquer à Marcel Lornans une famille qui, sans doute, allait débuter sur cette scène un peu trop machinée du théâtre méditerranéen œ phrase métaphorique du plus jovial des deux amis.

      Cette famille présentait le groupe trinitaire du père, de la mère et du fils. Le père était un homme de cinquante-cinq ans, figure de magistrat, bien qu'il n'appartînt pas à la magistrature debout ou assise, les favoris en côtelettes poivre et sel, le front peu développé, la taille épaisse, atteignant cinq pieds deux pouces, grâce à des souliers hauts sur talon, œ en un mot un de ces gros petits hommes communément désignés sous la rubrique de « pot à tabac ». Vêtu d'un complet quadrillé de forte étoffe diagonale, la casquette à oreilles sur son chef grisonnant, il tenait d'une main un parapluie engainé dans son étui luisant, de l'autre, la couverture de voyage à dessins tigrés, roulée et cerclée d'une double courroie de cuir.

      La mère avait sur son mari l'avantage de le dominer d'un certain nombre de centimètres œ une grande femme sèche et maigre, type échalas, face jaunâtre, l'air hautain, à cause de sa taille sans doute, les cheveux en bandeaux, d'un noir qui est suspect quand on touche à la cinquantaine, la bouche pincée, les joues tachetées d'un léger herpès, toute son importante personne enveloppée d'une rotonde en laine brune, fourrée de petit-gris. Un sac à fermoir d'acier pendait au bout de son bras droit, et un manchon de fausse martre au bout de son bras gauche.

      Le fils était un garçon quelconque, majeur depuis six mois, physionomie insignifiante, long col, ce qui, joint au reste, est souvent un indice de stupidité native, moustache blonde commençant à germer, yeux sans expression avec le lorgnon à verres de myope, corps dégingandé, mal d'aplomb, l'air veule du ruminant, assez embarrassé de ses bras et de ses jambes, – bien qu'il eût reçu des leçons de grâce et de maintien, – en un mot, un de ces bêtas, nuls et inutiles, qui, pour employer une locution de la langue algébrique, sont affectés du signe « moins ».

      Telle était cette famille de vulgaires bourgeois. Ils vivaient d'une douzaine de mille francs de rente provenant d'un double héritage, n'ayant jamais rien fait, d'ailleurs, pour l'accroître, non plus que pour le diminuer. Originaires de Perpignan, ils y habitaient une antique maison sur la Popinière, qui longe la rivière de Têt. Lorsqu'on les annonçait dans un des salons de la Préfecture ou de la Trésorerie générale, c'était sous le nom de : Monsieur et madame Désirandelle et monsieur Agathocle Désirandelle.

      Arrivée au quai, devant l'appontement qui donnait accès sur l'Argèlès, la famille s'arrêta. Embarquerait-elle immédiatement ou attendrait-elle, en se promenant, l'instant du départ ?... Sérieuse question, en vérité.

      « Nous sommes venus trop tôt, monsieur Désirandelle, maugrée la dame, et vous n'y manquez jamais...

      – Comme vous ne manquez jamais à récriminer, madame Désirandelle ! » répondit le monsieur sur le même ton.

      Ce couple ne s'appelait jamais autrement que « monsieur, madame » soit en public, soit en particulier, – ce qu'il imaginait être d'une excessive distinction.

      « Allons nous installer à bord, proposa M. Désirandelle.

      – Une heure d'avance, se récria Mme Désirandelle, quand nous en avons trente à rester sur ce bateau, qui se balance déjà comme une escarpolette !... »

      En effet, bien que la mer fût calme, l'Argèlès éprouvait un léger roulis, dû à une certaine houle, dont l'ancien bassin n'est pas entièrement défendu par le brise-lames de cinq cents mètres construit à quelques encablures de la passe.

      « Si nous en sommes à avoir peur du mal de mer dans le port, reprit M. Désirandelle, mieux eût valu ne point entreprendre ce voyage !

      – Croyez-vous donc que j'y aurais consenti, monsieur Désirandelle, s'il ne s'était agi d'Agathocle...

      – Eh bien ! puisque c'est décidé...

      – Ce n'est pas une raison pour embarquer si longtemps d'avance.

      – Mais nous avons à déposer nos bagages, à prendre possession de notre cabine, à choisir notre place dans la salle à manger, ainsi que me l'a conseillé Dardentor...

      – Vous voyez bien, riposta la dame d'un ton sec, que votre Dardentor n'est pas encore arrivé ! »

      Et elle se redressait afin d'élargir son champ visuel, en parcourant du regard la jetée de Frontignan. Mais le personnage désigné sous ce nom étincelant de Dardentor n'apparaissait pas.

      « Eh ! s'écria M. Désirandelle, vous le savez, il n'en fait jamais d'autres !... On ne le verra qu'au dernier moment !... Notre ami Dardentor s'expose toujours à ce que l'on parte sans lui...

      – Par exemple, s'exclama Mme Désirandelle, si pareille chose survenait...

      – Ce ne serait pas la première fois !

      – Aussi pourquoi a-t-il quitté l'hôtel avant nous ?...

      – Il a voulu rendre visite à Pigorin, un tonnelier de ses amis, et il a promis de nous rejoindre sur le bateau. Dès son arrivée, il montera à bord, et je parierais bien qu'il ne restera pas à se morfondre sur le quai...

      – Mais il n'est pas arrivé...

      – Il ne tardera point, répliqua M. Désirandelle, qui se dirigea d'un pas délibéré vers l'appontement.

      – Qu'en penses-tu, Agathocle ? » demanda Mme Désirandelle, en s'adressant à son fils.

      Agathocle n'en pensait rien, pour cette raison qu'il ne pensait jamais à quoi que ce fût. Pourquoi ce nigaud se serait-il intéressé à ce mouvement maritime et commercial, transport de marchandises, embarquement de passagers, ce tumulte du bord qui précède le départ d'un paquebot ? D'entreprendre un voyage en mer, d'explorer un pays nouveau, ne provoquait aucunement chez lui cette curiosité joyeuse, cette émotion instinctive, si naturelle chez les jeunes gens de son âge. Indifférent à tout, étranger à tout, apathique, sans imagination ni esprit, il se laissait faire. Son père lui avait dit : « Nous allons partir pour Oran », et il avait répondu : « Ah ! » Sa mère lui avait dit : « M. Dardentor a promis de nous accompagner », et il avait répondu : « Ah ! » Tous deux lui avaient dit : « Nous allons demeurer quelques semaines chez Mme Elissane et sa fille, que tu as vues lors de leur dernier passage à Perpignan, », et il avait répondu : « Ah ! » Cette interjection sert d'ordinaire à marquer ou la joie, ou la douleur, ou l'admiration, ou la commisération, ou l'impatience. Or, dans la bouche d'Agathocle, il eût été difficile de dire ce qu'elle indiquait, si ce n'est la nullité dans la bêtise, et la bêtise dans la nullité.

      Mais, au moment où sa mère venait de l'interroger sur ce qu'il pensait de l'opportunité de monter à bord ou de demeurer sur le quai, voyant M. Désirandelle mettre le pied sur l'appontement, il avait suivi son père, et Mme Désirandelle se résigna à embarquer après eux.

      Les deux jeunes gens étaient déjà installés sur la dunette du paquebot. Toute cette agitation bruyante les amusait. L'apparition de tel ou tel compagnon de voyage faisait naître dans leur esprit telle ou telle réflexion, suivant le type des individus. L'heure du départ approchait. Le sifflet à vapeur déchirait l'air. La fumée, plus abondante, tourbillonnait à la collerette de la grosse cheminée, assez voisine du grand mât qui avait été recouvert de son étui jaunâtre.

      Les passagers de l'Argèlès étaient, pour la plupart, des Français se rendant en Algérie, des soldats rejoignant leur régiment ou leur bataillon, quelques Arabes, quelques Marocains aussi, à destination d'Oran. Ces derniers, dès qu'ils avaient mis le pied sur le pont, se dirigeaient vers la partie réservée aux secondes classes. A l'arrière se réunissaient les passagers de première classe, auxquels étaient exclusivement attribués la dunette, le salon et la salle à manger qui en occupaient l'intérieur, en prenant jour par une élégante claire-voie. Les cabines, disposées en abord, s'éclairaient par des hublots à vitres lenticulaires. Evidemment, l'Argèlès n'offrait ni le luxe ni le confort des navires de la Compagnie transatlantique ou des Messageries maritimes. Les steamers qui partent de pour l'Algérie sont de plus fort tonnage, de marche plus rapide, d'aménagement mieux compris. Mais, lorsqu'il s'agit d'une traversée si courte, y a-t-il lieu de se montrer difficile ? Et, en réalité, ce service de Cette à Oran, fonctionnant à des prix moins élevés, ne chômait ni de voyageurs ni de marchandises.

      Ce jour-là, si l'on comptait une soixantaine de passagers de l'avant, il ne semblait pas que ceux de l'arrière dussent dépasser le chiffre de vingt à trente. Un des matelots venait de piquer deux heures et demie à bord. Dans une demi-heure l'Argèlès larguerait ses amarres, et les retardataires ne sont jamais nombreux au départ des paquebots.

      Dès son embarquement, la famille Désirandelle s'était hâtée vers la porte à double battant qui donnait accès dans la salle à manger.

      « Comme ce bateau se secoue déjà ! » n'avait pu s'empêcher de dire la mère d'Agathocle.

      Le père s'était bien gardé de lui répondre. Il ne se préoccupait uniquement que de choisir une cabine à trois cadres, et trois places à la table de la salle à manger à proximité de l'office. C'est par là qu'arrivent les plats, si bien que l'on peut choisir les meilleurs morceaux et n'être point réduit aux restes des autres.

      La cabine qui eut sa préférence portait le numéro 19. Placée à tribord, c'était l'une des plus rapprochées du centre, où les mouvements de tangage sont moins sensibles. Quant aux balancements du roulis, il ne fallait point songer à s'en garer. A l'avant comme à l'arrière, ils sont également ressentis et également désagréables à ceux des passagers qui ne goûtent pas le charme de ces berçantes oscillations.

      La cabine arrêtée, les menus bagages déposés, M. Désirandelle, laissant Mme Désirandelle arrimer ses colis, revint dans la salle à manger avec Agathocle. L'office étant à bâbord, il se dirigea de ce côté, afin de marquer les trois places qu'il convoitait à l'extrémité de la table.

      Un voyageur était assis à ce bout, tandis que le maître d'hôtel et les garçons s'occupaient de disposer les couverts pour le dîner de cinq heures.

      On le voit, le susdit voyageur avait déjà pris possession de cette place et mis sa carte entre les plis de la serviette posée sur l'assiette écussonnée du monogramme de l'Argèlès. Et, sans doute, dans la crainte qu'un intrus voulût lui subtiliser ce bon endroit, il resterait assis devant son couvert jusqu'au départ du paquebot.

      M. Désirandelle lui envoya un regard oblique, en reçut un de même nature, parvint à lire, en passant, ces deux noms, gravés sur la carte de ce convive : Eustache Oriental, marqua trois places en face de ce personnage, et, suivi de son fils, quitta la salle à manger pour monter sur la dunette.

      L'heure du départ ne manquait que d'une douzaine de minutes encore, et les passagers, attardés sur la jetée de Frontignan, entendraient les derniers coups de sifflet. Le capitaine Bugarach arpentait la passerelle. Sur le gaillard d'avant, le second de l'Argèlès veillait aux préparatifs du démarrage.

      M. Désirandelle sentait s'accroître son inquiétude, et répétait d'une voix impatiente :

      « Mais il ne vient pas !... Pourquoi tarde-t-il ?... Que fait-il donc ?... Il sait pourtant que c'est pour trois heures précises !... Il va manquer le bateau !... Agathocle ?...

      – Et puis ?... répondit niaisement le fils Désirandelle, sans avoir l'air de savoir pourquoi son père s'abandonnait à cette agitation extraordinaire.

      Tu n'aperçois pas M. Dardentor ?...

      – Il n'est pas arrivé ?...

      – Non ! il n'est pas arrivé... A quoi penses-tu donc ? »

      Agathocle ne pensait à rien.

      M. Désirandelle allait et venait d'un bout à l'autre de la dunette, promenant son regard tantôt sur la jetée de Frontignan, tantôt sur le quai à l'opposé du vieux bassin. En effet, le retardataire aurait pu apparaître de ce côté, et, en quelques coups d'avirons, un canot l'eût amené à bord du paquebot.

      Personne... personne !

      « Que va dire Mme Désirandelle ! s'écria M. Désirandelle aux abois. Elle si soigneuse de ses intérêts !... Il faut pourtant qu'elle le sache !... Si ce diable de Dardentor n'est pas ici dans cinq minutes, que devenir ? »

      Marcel Lornans et Jean Taconnat s'amusaient de la détresse de ce bonhomme. Il était évident que les amarres de l'Argèlès seraient bientôt larguées, si l'on n'avertissait pas le capitaine, et, à supposer que celui-ci n'accordât pas le traditionnel quart d'heure de grâce – cela ne se fait guère, quand il s'agit du départ d'un paquebot, – on partirait sans M. Dardentor.

      D'ailleurs, la haute pression de la vapeur faisait déjà ronfler les chaudières ; de rapides volutes blanches fusaient par le tuyau d'échappement ; le paquebot se choquait contre ses ballons d'accostage, pendant que le mécanicien balançait sa machine et assurait le fonctionnement de l'hélice.

      En ce moment, Mme Désirandelle apparut sur la dunette. Plus sèche que d'ordinaire, plus pâle que d'habitude, elle serait restée dans sa cabine, pour n'en point sortir de toute la traversée, si, elle aussi, n'eût été aiguillonnée par une réelle inquiétude. Pressentant que M. Dardentor n'était pas à bord, voici que, en dépit de ses défaillances, elle voulait demander au capitaine Bugarach d'attendre le passager en retard.

      « Eh bien ?... dit-elle à son mari.

      – Il n'est pas arrivé ! lui fut-il répondu.

      – Nous ne pouvons partir avant que Dardentor...

      – Cependant...

      – Mais allez donc parler au capitaine, monsieur Désirandelle !... Vous voyez bien que je n'ai pas la force de monter près de lui ! »

      Le capitaine Bugarach, l'œil à tout, jetant un ordre à l'avant, jetant un ordre à l'arrière, paraissait peu abordable. A ses côtés, sur la passerelle, l'homme de barre, tenant les poignées de la roue, guettait un commandement pour actionner les drosses du gouvernail. Ce n'était point l'instant de l'interpeller, et pourtant, sous l'injonction de Mme Désirandelle, après s'être péniblement hissé par la petite échelle de fer, M. Désirandelle s'accrocha aux montants de la passerelle tendue de toile blanche.

      « Capitaine ?... dit-il.

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 9

      – Que me voulez-vous ?... répondit brusquement le « maître après Dieu » d'une voix qui roulait entre ses dents comme la foudre entre les nuées d'orage.

      – Vous comptez partir ?...

      – A trois heures exactement... et il ne s'en faut plus que d'une minute...

      – Mais nous avons un de nos compagnons de voyage qui est en retard...

      – Tant pis pour lui.

      – Mais ne pourriez-vous attendre ?...

      – Pas une seconde.

      – Mais il s'agit de M. Dardentor !... »

      Et, au prononcé de ce nom, M. Désirandelle croyait assurément que le capitaine Bugarach allait se découvrir d'abord, s'incliner ensuite...

      « Qui ça... Dardentor ?... Connais pas !

      – M. Clovis Dardentor... de Perpignan...

      – Eh bien ! si M. Clovis Dardentor, de Perpignan, n'est pas à bord d'ici quarante secondes, l'Argèlès partira sans M. Clovis Dardentor... Larguez à l'avant ! »

      M. Désirandelle dégringola plutôt qu'il ne descendit l'échelle, et déboula sur la dunette.

      « On part ?... s'écria Mme Désirandelle, dont la colère empourpra une seconde les joues déjà blanchissantes.

      – Le capitaine est un butor !... Il n'a rien voulu entendre et ne veut pas attendre !

      – Débarquons à l'instant !...

      – Madame Désirandelle... c'est impossible !... Nos bagages sont à fond de cale...

      – Débarquons, vous dis-je !

      – Nos places sont payées... »

      A la pensée de perdre le prix d'un triple passage de Cette à Oran, Mme Désirandelle redevint livide.

      « La bonne dame amène son pavillon ! dit Jean Taconnat.

      – Alors elle va se rendre ! » ajouta Marcel Lornans.

      Elle se rendait en effet, mais non sans s'épancher en oiseuses récriminations.

      « Ah ! ce Dardentor... il est incorrigible !... Jamais là où il devrait se trouver !... Au lieu d'être venu directement au bateau, pourquoi est-il allé chez ce Pigorin !... Et... là-bas... sans lui... à Oran... que ferons-nous ?...

      – Nous l'attendrons chez Mme Elissane, répondit M. Désirandelle, et il nous rejoindra par le prochain paquebot, dût-il l'aller prendre à !...

      – Ce Dardentor... ce Dardentor !... répétait la dame, dont la pâleur s'accrut encore aux premières oscillations de l'Argèlès. Ah ! s'il ne s'agissait de notre fils... du bonheur et de l'avenir d'Agathocle ! »

      Son avenir et son bonheur préoccupaient-ils à ce point ce garçon si nul, ce minus habens ?... Il n'y avait pas lieu de le supposer, à le voir si indifférent au trouble physique et moral de ses père et mère.

      Quant à Mme Désirandelle, elle n'eut plus que la force d'exhaler ces mots, entrecoupés de gémissements :

      « Ma cabine... ma cabine ! »

      La passerelle de l'appontement venait d'être retirée sur le quai par les hommes de service. Son avant écarté du parapet, le paquebot prit un peu de tour pour se mettre en direction de la passe. L'hélice patouillait à petits coups, provoquant un remous blanchâtre à la surface du vieux bassin. Le sifflet lançait ses notes aiguës, afin de dégager la sortie, prévoyant le cas où quelque navire se fût présenté du dehors.

      Une dernière fois, M. Désirandelle promena un regard désespéré sur les gens qui assistaient au départ du paquebot, puis jusqu'à l'extrémité de la jetée de Perpignan par laquelle eût pu accourir le retardataire... Avec une embarcation, il aurait encore eu le temps de regagner l'Argèlès...

      « Ma cabine... ma cabine ! » murmurait Mme Désirandelle d'une voix défaillante.

      M. Désirandelle, très vexé du contretemps, très ennuyé du tapage, aurait volontiers envoyé promener M. Dardentor et Mme Désirandelle. Mais le plus pressé était de réintégrer celle-ci dans la cabine qu'elle n'aurait pas dû quitter. Il essaya de la relever du banc sur lequel elle gisait affalée. Cela fait, il la prit par la taille, et, avec l'aide d'une des femmes de chambre, il la fit descendre de la dunette sur le pont. Après l'avoir traînée à travers la salle à manger jusqu'à sa cabine, on la déshabilla, on la coucha, on la roula dans ses couvertures, afin de rétablir chez elle la chaleur vitale à demi éteinte.

      Puis, cette pénible opération achevée, M. Désirandelle remonta sur la dunette, d'où son œil furieux et menaçant parcourut les quais du vieux bassin.

      Le retardataire n'était pas là, et, y eût-il été, qu'aurait-il pu faire, si ce n'est son meâ culpâ, en se frappant la poitrine !

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 24

      En effet, son évolution achevée, l'Argèlès avait pris le milieu de la passe et recevait les saluts des curieux massés, d'une part sur le musoir de la jetée, de l'autre autour du môle Saint-Louis. Puis, il modifia légèrement sa direction à bâbord, afin d'éviter une goélette dont la dernière bordée se prolongeait à l'intérieur du bassin. Enfin, la passe franchie, le capitaine Bugarach manœuvra de manière à tourner le brise-lames par le nord et à doubler le cap de Cette sous petite vapeur.




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