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Clovis Dardentor

Jules Verne
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CHAPITRE II
Dans lequel le principal personnage de cette histoire
est décidément présenté au lecteur.



'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 16

      Nous voici en route, dit Marcel Lornans, en route vers...

      – L'inconnu, répliqua Jean Taconnat, l'inconnu qu'il faut fouiller pour trouver du nouveau, a dit Baudelaire !

      – L'inconnu, Jean ?... Est-ce que tu espères le rencontrer dans une simple traversée de la France à l'Afrique, un voyage de Cette à Oran ?...

      – Qu'il ne s'agisse que d'une navigation de trente à quarante heures, Marcel, d'un simple voyage dont Oran doit fournir la première et peut-être l'unique étape, je ne le conteste pas. Mais, quand on part, sait-on toujours où l'on va ?...

      – Assurément, Jean, lorsqu'un paquebot vous mène là où vous devez aller, et à moins d'accidents de mer...

      – Eh ! qui te parle de cela, Marcel ? répondit Jean Taconnat d'un ton dédaigneux. Des accidents de mer, une collision, un naufrage, une explosion de machine, une robinsonnade de quelque vingt ans sur une île déserte, la belle affaire !... Non ! L'inconnu, dont je ne me préoccupe guère d'ailleurs, c'est l'X de l'existence, c'est ce secret du destin que, dans les temps antiques, les hommes gravaient sur la peau de la chèvre Amalthée, c'est ce qui est écrit dans le grand livre de là-haut et que les meilleures besicles ne nous permettent pas de lire, c'est l'urne dans laquelle sont déposés les bulletins de la vie et que tire la main du hasard...

      – Mets une digue à ce torrent de métaphores, Jean, s'écria Marcel Lornans, ou tu vas me donner le mal de mer !

      – C'est le décor mystérieux sur lequel va se lever le rideau d'avant-scène...

      – Assez, dis-je, assez ! Ne t'emballe pas ainsi dès le début !... Ne caracole pas sur le dada des chimères !... Ne chevauche pas à bride abattue...

      – Eh !... là-bas !... Il me semble que te voici métaphorisant à ton tour !...

      – Tu as raison, Jean. Raisonnons froidement, et voyons les choses comme elles sont. Ce que nous voulons faire est dépourvu de tout aléa. Nous avons pris à Cette passage pour Oran, avec un millier de francs chacun dans notre poche, et nous allons nous engager au 7e chasseurs d'Afrique. Il n'y a rien là que de très sage, de très simple, et l'inconnu, avec ses fantaisistes perspectives, ne saurait apparaître en tout cela...

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 25

      – Qui sait ? » répondit Jean Taconnat en traçant de son index un point interrogatif.

      Cette conversation, qui marque de certains traits distinctifs le caractère de ces deux jeunes gens, se tenait à l'arrière de la dunette. Du banc ajusté contre la rambarde à mailles de filet, leur regard, porté vers l'avant, n'était arrêté que par le roufle de la passerelle, qui dominait le pont entre le grand mât et le mât de misaine du paquebot.

      Une vingtaine de passagers occupaient les bancs latéraux et les pliants, que la tente, suspendue à l'araignée de sa drisse, abritait des rayons du soleil.

      Au nombre de ces passagers figuraient M. Désirandelle et son fils. Le premier parcourait fébrilement le pont, les mains tantôt derrière le dos, tantôt levées vers le ciel. Puis il allait s'accouder sur la rambarde et contemplait le sillage de l'Argèlès, comme si M. Dardentor, transformé en marsouin, eût été sur le point d'apparaître au milieu des déchirures de la blanche écume du sillage.

      Lui, Agathocle, persistait à montrer la plus absolue indifférence au mécompte dont ses parents éprouvaient tant de surprise et d'ennui.

      Des autres voyageurs, les uns, les plus insensibles au roulis, qui d'ailleurs était faible, se promenaient, causant, fumant, se passant de main en main la longue-vue du bord, afin d'observer la côte fuyante, accidentée vers l'ouest d'une superbe crête des montagnes pyrénéennes. D'autres, moins assurés contre les oscillations de l'Argèlès, étaient assis sur les fauteuils d'osier dans le coin qui aurait leur préférence pendant toute la traversée. Quelques voyageuses, enveloppées de châles, l'air résigné à d'inévitables malaises, la mine déconfite, avaient pris place à l'abri des roufles, plus rapprochés du centre où les balancements du tangage se font moins sentir, – des groupes familiaux de mères avec leurs enfants, très sympathiques à coup sûr, mais qui regrettaient de ne pas être plus âgées d'une cinquantaine d'heures.

      Autour des passagères circulaient les femmes de chambre du paquebot ; autour des passagers, les mousses du bord, guettant un geste, un signe pour accourir et offrir leurs services... indispensables et fructueux.

      De ces divers voyageurs, combien viendraient s'asseoir à la table de la salle à manger, lorsque sonnerait la cloche du dîner dans deux heures environ ? C'était invariablement la question que se posait le docteur de l'Argèlès, et il ne se trompait guère en évaluant de soixante à soixante-dix pour cent ceux qui manquent d'ordinaire à ce premier repas.

      C'était un petit homme tout rond, tout guilleret, tout loquace, d'une inaltérable bonne humeur, d'une activité surprenante, en dépit de ses cinquante ans, bien mangeant, bien buvant, possédant une invraisemblable collection de formules et ordonnances contre le mal de mer, à l'efficacité desquelles il n'ajoutait aucune foi. Mais il était si prodigue de paroles consolantes, il persuadait si délicatement sa clientèle de passage, que les infortunées victimes de Neptune lui souriaient entre deux haut-le-cœur...

      « Cela ne sera rien... répétait-il... Ayez soin seulement d'expirer quand vous vous sentirez monter et d'aspirer quand vous vous sentirez descendre... Dès que vous mettrez le pied sur la terre ferme, il n'y paraîtra plus... C'est votre santé à venir !... Cela vous épargne bien des maladies futures !... Une traversée vaut une saison à Vichy ou à Uriage !... »

      Les deux jeunes gens avaient tout d'abord remarqué ce petit homme vif et pétillant, – il s'appelait le docteur Bruno, – et Marcel Lornans dit à Jean Taconnat :

      « Voilà un facétieux docteur, qui ne doit pas mériter la qualification de morticole...

      – Non, répondit Jean, mais uniquement pour cette raison qu'il ne vous soigne que d'une maladie dont on ne meurt pas ! »

      Et M. Eustache Oriental, qui n'avait pas reparu sur le pont, est-ce donc que son estomac éprouvait des subversions regrettables, ou, – pour employer une locution de l'argot des marins, – est-ce qu'il s'occupait de « compter ses chemises » ? Il y a de ces malheureux qui en ont ainsi des douzaines, – pas dans leur valise.

      Non ! Le porteur de ce nom poétique n'était pas malade. Il ne l'avait jamais été sur mer, il ne le serait jamais. En pénétrant dans la salle à manger par le vestibule de la dunette, on l'eût aperçu au bon bout de la table, assis à cette place qu'il avait choisie et qu'il ne quitterait pas avant le dessert. Comment, dès lors, lui contester son droit de premier occupant ?

      Au reste, la présence du docteur Bruno eût suffi pour donner de l'animation à la dunette. Faire connaissance avec tout ce monde de passagers était à la fois son plaisir et son devoir. Avide d'apprendre d'où ils venaient, où ils allaient, curieux comme une fille d'Eve, bavard comme un couple de pies ou de merles, vrai furet introduit dans un terrier, il passait de l'un à l'autre, il les félicitait d'avoir pris passage sur l'Argèlès, le meilleur paquebot des lignes algériennes, le mieux aménagé, le plus confortable, un steamer commandé par le capitaine Bugarach et qui possédait – il ne le disait pas, mais cela se devinait – un docteur tel que le docteur Bruno... etc., etc. Puis, s'adressant aux passagères, il les rassurait sur les incidents de la traversée... L'Argèlès en était encore à savoir ce que c'est qu'une tempête... Il filait sur la Méditerranée sans même mouiller le nez de son étrave... etc., etc. Et le docteur offrait des pastilles aux enfants... Ils n'avaient pas à se gêner, les chérubins !... La cale en était pleine... etc., etc.

      Marcel Lornans et Jean Taconnat souriaient à tout ce manège. Ils connaissaient ce type de docteur, qui n'est pas rare dans le personnel des transports d'outre-mer... Une véritable gazette maritime et coloniale.

      « Eh ! messieurs, leur dit-il, lorsqu'il se fut assis près d'eux, le médecin du bord a le devoir de faire connaissance avec les passagers... Vous me permettrez donc...

      – Très volontiers, docteur, répondit Jean Taconnat. Puisque nous sommes exposés à passer par vos mains – j'entends passer et non trépasser – il est convenable que nous les serrions... »

      Et des poignées de main furent chaleureusement échangées de part et d'autre.

      « Si mon flair ne me trompe pas, reprit le docteur Bruno, j'ai le plaisir de causer avec des Parisiens ?...

      – En effet, répliqua Marcel Lornans, des Parisiens... qui sont de Paris...

      – De Paris... très bien... s'écria le docteur... de Paris même... et non de la banlieue... Du centre peut-être ?...

      – Du quartier de la Banque, répondit Jean Taconnat, et, si vous tenez à ce que je précise davantage, de la rue Montmartre, numéro 133, au quatrième étage, la porte de gauche...

      – Eh ! messieurs, repartit le docteur Bruno, il est possible que mes questions soient indiscrètes... mais cela tient à la fonction... un médecin a besoin de tout savoir, même ce qui ne le regarde pas... Vous excuserez donc...

      – Vous êtes tout excusé », répondit Marcel Lornans.

      Et alors, le docteur Bruno d'ouvrir largement les ailes de son moulin à paroles. Sa langue battait comme un claquet. Et quels gestes et quelles phrases ! racontant ce qu'il avait déjà pu apprendre des uns et des autres, riant de cette famille Désirandelle, de ce M. Dardentor qui lui avait fait faux bond, vantant d'avance le dîner qui serait excellent, assurant que l'Argèlès serait le lendemain en vue des Baléares, où il devait relâcher pendant quelques heures, relâche charmante pour les touristes ; enfin, donnant libre cours à sa garrulité naturelle, ou, pour employer un mot qui peint mieux ce flux de verbiage, à sa logorrhée chronique.

      « Et, avant d'embarquer, messieurs, vous avez eu le temps de voir Cette ?... demanda-t-il en se levant.

      – Non, docteur, à notre grand regret, répondit Marcel Lornans.

      – C'est dommage !... La ville en vaut la peine !... Et vous avez déjà visité Oran ?...

      – Pas même en rêve ! » répliqua Jean Taconnat.

      Un des mousses vint, en ce moment, prévenir le docteur Bruno de se rendre près du capitaine Bugarach. Le docteur Bruno quitta les deux amis, non sans les accabler de nouvelles politesses, et se promettant de renouer une conversation où il lui restait tant de choses à apprendre.

      Ce qu'il n'avait pas appris, relativement au passé et au présent de ces deux jeunes gens, il convient de le résumer en quelques succinctes lignes.

      Marcel Lornans et Jean Taconnat étaient cousins germains par leurs mères, deux sœurs, Parisiennes de naissance. Dès le bas âge, privés chacun de son père, ils avaient été élevés dans d'assez maigres conditions de fortune. Externes au même lycée, leurs classes terminées, ils suivirent, Jean Taconnat, les cours des hautes études commerciales, et Marcel Lornans les cours de l'Ecole de droit. Ils appartenaient à la petite bourgeoisie du Paris commerçant, et modeste était leur ambition. Très unis, comme l'eussent été deux frères dans la maison commune, ils éprouvaient l'un pour l'autre la plus profonde affection, une amitié dont rien ne briserait les liens, bien qu'il y eût entre eux une grande dissemblance de caractère.

      Marcel Lornans, réfléchi, attentif, discipliné, avait pris de bonne heure la vie par son côté sérieux.

      Au contraire, Jean Taconnat, véritable gamin, jeune poulain échappé, d'une jovialité permanente, aimant peut-être un peu plus le plaisir que le travail, était le boute-en-train, le mouvement, le bruit de la maison. S'il s'attirait parfois des reproches pour ses vivacités intempestives, il savait si gentiment se faire pardonner ! D'ailleurs, tout autant que son cousin, il montrait des qualités qui rachètent bien des défauts.

      Tous deux avaient le cœur bon, ouvert, franc, honnête. Enfin l'un et l'autre adoraient leurs mères, et l'on excusera Mmes Lornans et Taconnat de les avoir aimés jusqu'à la faiblesse, puisqu'ils n'en avaient point abusé.

      Lorsqu'ils eurent vingt ans, le service militaire les appela en qualité de dispensés, n'ayant qu'un an à passer sous les drapeaux. Ce temps, ils l'accomplirent dans un régiment de chasseurs d'une garnison voisine de Paris. Là encore, une bonne chance voulut qu'ils ne fussent séparés ni dans l'escadron ni dans la chambrée. Cette existence au quartier ne leur fut point autrement désagréable. Ils firent leur métier avec zèle et bonne humeur. C'étaient d'excellents sujets, remarqués de leurs chefs, aimés de leurs camarades, et auxquels le métier militaire n'eût peut-être pas déplu, si, dès l'enfance, leurs idées avaient été dirigées vers ce but. Bref, que, pendant leur congé, ils eussent attrapé quelques consignes, – on est mal vu au corps, paraît-il, quand on n'en attrape jamais, – ils n'en sortirent pas moins du régiment avec la note « bien ».

      De retour à la maison maternelle, Marcel Lornans et Jean Taconnat, âgés de vingt et un ans, comprirent que l'heure était venue de se mettre au travail. D'accord avec leurs mères, il fut décidé que tous deux entreraient dans une maison de commerce de toute confiance. Là ils s'initieraient à la pratique des affaires, et prendraient plus tard un intérêt dans cette maison.

      Mmes Lornans et Taconnat encourageaient leurs enfants à chercher la fortune sur cette voie. C'était l'avenir assuré pour ces deux fils qu'elles chérissaient. Elles se réjouissaient à la pensée que, dans quelques années, ils seraient établis, qu'ils se marieraient convenablement, que de simples employés ils deviendraient associés, puis patrons, quoique jeunes encore, que leur commerce prospérerait, que le nom honorable des grands-pères se continuerait dans les petits-enfants, etc., etc., enfin, ces rêves que font toutes les mères, et qui leur viennent du cœur.

      Ces rêves, elles ne devaient pas en voir la réalisation. Quelques mois après leur retour du régiment, avant qu'ils fussent entrés dans la maison où ils voulaient débuter, un double malheur frappa les deux cousins dans leur plus profonde affection.

      Une maladie épidémique, qui éprouva les quartiers du centre à Paris, emporta Mme Lornans et Mme Taconnat à quelques semaines d'intervalle.

      Quelle douleur pour ces jeunes gens, atteints du même coup de foudre, la famille réduite maintenant à eux seuls ! Ils furent atterrés, ne pouvant croire à la réalité d'un tel malheur !

      Il fallait cependant songer à l'avenir. Ils héritaient chacun d'une centaine de mille francs, c'est-à-dire, avec la baisse de l'intérêt de l'argent, quelque chose comme trois mille à trois mille cinq cents francs de rente. Ce médiocre revenu ne permet guère de rester un inutile et un oisif. Ils ne l'eussent pas voulu, d'ailleurs. Mais convenait-il d'aventurer leur petite fortune dans les affaires, si difficiles à cette époque, de la risquer dans les aléas de l'industrie ou du commerce ? En un mot, devaient-ils donner suite aux projets formés par leurs mères ?... Mme Lornans et Mme Taconnat n'étaient plus là pour les y pousser...

      Il y eut un vieil ami de la famille, un officier à la retraite, ancien chef d'escadron aux chasseurs d'Afrique, qui intervint alors et dont ils subirent l'influence. Le commandant Beauregard leur dit carrément sa manière de voir : ne point exposer leur héritage, le placer en bonnes obligations de chemins de fer français, et s'engager, puisqu'ils n'avaient point conservé mauvais souvenir de leur passage au régiment... Ils arriveraient promptement sous-officiers... Des examens les feraient entrer à l'école de Saumur... Ils en sortiraient sous-lieutenants... Une belle, intéressante et noble carrière s'ouvrirait devant eux... Un officier, assuré de trois mille livres de rente, sans compter sa solde, était, à en croire le commandant Beauregard, dans la situation la plus enviable du monde ?... Et puis l'avancement, et puis la croix, et puis la gloire... enfin, tout ce que peut dire un vieux soldat d'Afrique...

      Marcel Lornans et Jean Taconnat furent-ils très convaincus que le métier militaire est de nature à satisfaire toutes les aspirations de l'esprit et du cœur ?... Se répondirent-ils à ce sujet aussi « carrément » que s'était prononcé le commandant Beauregard ?... Lorsqu'ils en causèrent seul à seul, se persuadèrent-ils que c'était là l'unique voie à suivre, et qu'en marchant sur la route de l'honneur, ils rencontreraient le bonheur en chemin ?...

      « Que risquons-nous d'essayer, Marcel ? dit Jean Taconnat. Peut-être, après tout, notre bonne vieille culotte de peau a-t-elle raison ?... Elle nous offre des recommandations pour le colonel du 7e chasseurs, à Oran... Partons pour Oran... Nous aurons tout le temps de réfléchir pendant le voyage... Et une fois sur la terre algérienne, nous signerons ou nous ne signerons pas...

      – Ce qui nous aura valu une traversée... et j'ajouterai, une dépense inutile, fit observer le sage Marcel Lornans.

      – D'accord, ô la raison même ! répondit Jean Taconnat. Mais, au prix de quelques centaines de francs, nous aurons foulé le sol de l'autre France ! Rien que cette belle phrase vaut l'argent, mon brave Marcel !... Et puis, qui sait ?...

      – Que veulent dire ces mots, Jean ?...

      – Ce qu'ils disent d'habitude, et rien de plus... »

      Bref, Marcel Lornans se rendit sans trop de peine. Il fut convenu que les deux cousins partiraient pour Oran, munis des recommandations du vieux chef d'escadron pour son ami le colonel du 7e chasseurs. Une fois à Oran, ils se décideraient en connaissance de cause, et le commandant Beauregard ne doutait pas que leur décision fût conforme à ses avis.

      Au total, si, à l'heure de contracter un engagement, leur résolution se modifiait, ils en seraient quittes pour regagner Paris, où ils choisiraient une autre carrière. Aussi, puisque, dans ce cas, leur voyage aurait été inutile, Jean Taconnat jugea qu'il devrait être « circulaire ». Et qu'entendait-il par ce mot dont Marcel Lornans ne comprit pas tout d'abord la signification ?...

      « J'entends, répliqua-t-il, que mieux vaut profiter de cette occasion pour voir du pays.

      – Et comment ?...

      – En allant par une route et en revenant par une autre. Cela ne coûtera pas beaucoup plus cher, et cela sera infiniment plus agréable ! Par exemple, on irait s'embarquer à Cette pour Oran, puis on irait à Alger prendre le bateau de Marseille...

      – C'est une idée...

      – Excellente, Marcel, et ce sont tout simplement Thalès, Pittacus, Bias, Cléobule, Périandre, Chilon, Solon, qui parlent par ma bouche ! »

      Marcel Lornans ne se fût pas permis de discuter une résolution si indubitablement dictée par les sept sages de la Grèce, et voilà pourquoi, à cette date du 27 avril, les deux cousins se trouvaient à bord de l'Argèlès.

      Marcel Lornans avait vingt-deux ans, et Jean Taconnat, quelques mois de moins. Le premier, d'une taille au-dessus de la moyenne, était plus grand que le second, – une différence de deux à trois centimètres seulement, – mais de tournure élégante, la figure aimable, les yeux un peu voilés, empreints d'une profonde douceur, la barbe blonde, tout disposé à la sacrifier pour se conformer à l'ordonnance.

      Si Jean Taconnat ne possédait pas les qualités extérieures de son cousin, s'il ne représentait pas comme lui ce que, dans le monde bourgeois, on appelle un « beau cavalier », il ne faudrait pas croire qu'il ne fût agréable de sa personne, – un brun bien campé, la moustache en croc, la physionomie pétillante, les yeux d'une vivacité singulière, l'attitude gracieuse, et l'air si bon enfant !

      On les connaît maintenant au physique et au moral, ces deux jeunes gens. Les voici partis pour un voyage qui n'a rien de très extraordinaire. Ils n'ont d'autre situation que celle de passagers de première classe sur ce paquebot à destination d'Oran. La changeront-ils, à leur arrivée, pour celle de cavaliers de deuxième classe au 7e chasseurs d'Afrique ?...

      « Qui sait ? » avait dit Jean Taconnat, en homme convaincu que le hasard joue un rôle prépondérant dans la destinée humaine.

      L'Argèlès, en marche depuis vingt-cinq minutes, n'avait pas encore donné toute sa vitesse. Le brise-lames lui restait en arrière à un mille, et il se préparait à évoluer dans la direction du sud-ouest.

      En ce moment, le docteur Bruno, qui se trouvait vers la dunette, saisit la longue-vue et la braqua du côté du port sur un objet mouvant, couronné par des volutes de fumée noire et de vapeurs blanches.

      Fixer cet objet pendant quelques secondes, pousser une exclamation de surprise, courir vers l'escalier de tribord, s'affaler sur le pont, monter jusqu'à la passerelle où se tenait le capitaine Bugarach, l'interpeller d'une voix essoufflée et pressante, lui mettre la longue-vue entre les mains, ce fut pour le docteur Bruno l'affaire d'une demi-minute.

      « Commandant, regardez ! » dit-il en indiquant l'objet qui grossissait en se rapprochant.

      Après l'avoir observé :

      « Certainement c'est une chaloupe à vapeur, répondit le capitaine Bugarach.

      – Et il me semble bien que cette chaloupe cherche à nous rattraper, ajouta le docteur Bruno.

      – Ce n'est pas douteux, docteur, car, à l'avant, on fait des signaux...

      – Allez-vous donner l'ordre de stopper ?...

      – Je ne sais trop si je le dois !... Que peut nous vouloir cette chaloupe ?...

      – Nous le saurons quand elle aura accosté...

      – Peuh ! » fit le capitaine Bugarach, qui ne semblait pas très désireux d'immobiliser son hélice.

      Le docteur Bruno n'abandonna pas la partie.

      « J'y pense, s'écria-t-il, si c'était le voyageur en retard, courant après l'Argèlès...

      – Ce monsieur Dardentor... qui a manqué le départ ?...

      – Et qui se sera jeté dans cette chaloupe pour regagner notre bord !... »

      Explication assez plausible, car il était certain que la chaloupe, forçant de vitesse, essayait de rejoindre le paquebot avant qu'il eût pris la haute mer. Et il pouvait se faire, en vérité, que ce fût pour le compte de ce retardataire dont la famille Désirandelle déplorait si amèrement l'absence.

      Le capitaine Bugarach n'était point homme à sacrifier le prix d'une place de passager de première à l'ennui de s'arrêter pendant quelques minutes. Il lança bien trois ou quatre jurons d'une sonorité toute méridionale, mais il envoya dans la chambre des machines l'ordre de stopper.

      Le paquebot courut sur son erre l'espace d'une encablure, sa marche diminua progressivement, et il s'arrêta. Toutefois, comme la houle du large le prenait par le travers, son roulis s'accentuait au grand dommage des passagers et passagères en proie déjà aux affres du mal de mer.

      Cependant, la chaloupe gagnait avec une telle rapidité que le bas de son étrave sortait de l'eau écumante. On commençait à distinguer un personnage, placé à l'avant, agitant son chapeau.

      En ce moment, M. Désirandelle se hasarda à monter sur la passerelle, et là, s'adressant au docteur Bruno, qui n'avait pas quitté le capitaine :

      « Qu'attendez-vous ?... demanda-t-il.

      – Cette chaloupe, répondit le docteur.

      – Et que veut-elle ?...

      – Nous gratifier d'un passager de plus... sans doute, celui qui s'est attardé...

      – M. Dardentor ?...

      – M. Dardentor, si tel est son nom. »

      M. Désirandelle saisit la longue-vue que lui présentait le docteur, et, après nombre de tentatives infructueuses, parvint à encadrer la chaloupe dans l'objectif du trop mobile instrument.

      « Lui... c'est bien lui ! » s'écria-t-il.

      Et il se hâta d'aller apprendre la bonne nouvelle à la mère d'Agathocle.

      La chaloupe n'était plus qu'à trois encablures de l'Argèlès que balançait une affadissante houle, tandis que le trop-plein de la vapeur s'échappait des soupapes avec un bruit d'assourdissante crécelle.

      La chaloupe arriva bord à bord à l'instant où M. Désirandelle, un peu pâle de la visite à sa femme, reparaissait sur le pont.

      Aussitôt une échelle de corde à échelons de bois, déroulée par-dessus le bastingage, retomba contre le flanc du paquebot.

      Le passager s'occupait alors de régler le patron de la chaloupe, et il est présumable qu'il le fit royalement, car il fut salué de l'un de ces « Merci, Votre Excellence ! » dont les lazzarones semblent seuls avoir le secret.

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 33

      Quelques secondes plus tard, ledit personnage, suivi de son domestique qui portait une valise, enjambait le bastingage, sautait sur le pont, et, la physionomie joyeuse, souriant et se déhanchant avec grâce, saluait à la ronde.

      Puis, avisant M. Désirandelle, qui se préparait à lui adresser des reproches :

      « Et oui... me voilà, gros père ! » s'écria-t-il, en lui envoyant une bonne claque par le travers du ventre.




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