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Clovis Dardentor

Jules Verne
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CHAPITRE IV
Dans lequel Clovis Dardentor dit des choses
dont Jean Taconnat compte faire son profit.


      Que de vides à votre table, mon cher capitaine ! s'écria Clovis Dardentor, alors que le maître d'hôtel surveillait la circulation des plats sans se départir de sa dignité habituelle.

      – Peut-être est-il à craindre que ces vides s'augmentent encore, si la mer devient plus mauvaise... fit observer Marcel Lornans.

      – Mauvaise ?... Une mer d'huile ! répondit le capitaine Bugarach. L'Argèlès est tombé dans un contre-courant où la lame est plus dure !... Cela arrive quelquefois...

      – Souvent à l'heure du déjeuner et du dîner, répliqua Jean Taconnat le plus sérieusement du monde.

      – En effet, ajouta négligemment Clovis Dardentor, j'en ai déjà fait la remarque, et si ces satanées compagnies maritimes y trouvent leur profit...

      – Pourriez-vous croire ?... s'écria le docteur Bruno.

      – Je ne crois qu'une chose, riposta Clovis Dardentor, c'est que pour mon compte, je n'y ai jamais perdu un coup de fourchette, et s'il ne doit rester qu'un passager à table...

      – Vous serez celui-là ! repartit Jean Taconnat.

      – Vous l'avez dit, monsieur Taconnat. »

      Notre Perpignanais l'appelait déjà par son nom, comme s'il le connaissait depuis quarante-huit heures.

      « Cependant, reprit alors Marcel Lornans, il est possible que quelques-uns de nos compagnons viennent se rasseoir à table... Le roulis est moins sensible...

      – Je vous le répète, affirma le capitaine Bugarach... Ce n'était que momentané... Il a suffi d'une distraction du timonier... Maître d'hôtel, voyez donc si parmi nos convives...

      – Entre autres, ton pauvre homme de père, Agathocle ! » recommanda Clovis Dardentor.

      Mais le jeune Désirandelle hocha la tête, sachant bien que l'auteur de ses jours ne se déciderait point à revenir dans la salle à manger, et il ne bougea pas.

      Quant au maître d'hôtel, il se dirigea sans conviction du côté de la porte, tout en sachant l'inutilité de sa démarche. Lorsqu'un passager a quitté la table, encore que les circonstances viennent à se modifier, il est rare qu'il consente à y reparaître. Et, de fait, les vides ne se comblèrent pas, – ce dont le digne capitaine et l'excellent docteur voulurent bien se montrer fort marris.

      Un léger coup de barre avait rectifié la direction du paquebot, la houle ne le prenait plus par l'avant, et la tranquillité était assurée pour la dizaine de convives, demeurés à leur poste.

      Du reste, mieux vaut ne pas être trop nombreux à table, – à ce que prétendait Clovis Dardentor. Le service y gagne, l'intimité aussi, et la conversation peut se généraliser.

      C'est ce qui arriva. Le dé fut tenu par le héros de cette histoire, et de quelle façon !

      Le docteur Bruno, si beau parleur qu'il fût, trouvait à peine, de loin en loin, à placer son mot, – Jean Taconnat pas davantage, et Dieu sait s'il s'amusait à ouïr tout ce verbiage ! Marcel Lornans se contentait de sourire, Agathocle de manger sans rien entendre, M. Eustache Oriental de déguster les bons morceaux en les arrosant d'une bouteille de pommard que le maître d'hôtel lui avait apportée dans un berceau d'une horizontalité rassurante. Des autres convives, il n'y avait pas lieu de s'occuper.

      La suprématie du Midi sur le Nord, les mérites indiscutables de la cité perpignanaise, le rang qu'y possédait l'un de ses enfants des plus en vue, Clovis Dardentor en personne, la considération que lui valait sa fortune honorablement acquise, les voyages qu'il avait déjà faits, ceux qu'il méditait de faire, son dessein de visiter Oran dont les Désirandelle lui parlaient sans cesse, le projet qu'il avait formé de parcourir cette belle province algérienne... Enfin, il était parti, et ne s'inquiétait guère de savoir quand il reviendrait.

      Ce serait une erreur de croire que ce flux de phrases échappées des lèvres de Clovis Dardentor empêchait le contenu de son assiette de monter jusqu'à sa bouche. Non !
Ces entrées et ces sorties s'exécutaient simultanément avec une merveilleuse aisance.

      Ce type étonnant parlait et mangeait à la fois, sans oublier de vider son verre, afin de faciliter cette double opération.

      « Quelle machine humaine ! se disait Jean Taconnat. Comme elle fonctionne ! Ce Dardentor est un des échantillons méridionaux les plus réussis que j'aie rencontrés ! »

      Le docteur Bruno ne l'admirait pas moins. Quel remarquable sujet de dissection formerait ledit échantillon, et quel avantage retirerait la physiologie à fouiller les mystères d'un tel organisme ! Mais, étant donné que la proposition de se laisser ouvrir le ventre eût paru inopportune, sans doute, le docteur se borna à demander à M. Dardentor s'il s'était toujours montré ménager de sa santé.

      « La santé... mon cher docteur ?... Qu'entendez-vous, s'il vous plaît, par ce mot ?...

      – J'entends ce que tout le monde s'accorde à entendre, répondit le docteur. C'est, suivant la définition admise, l'exercice permanent et facile de toutes les fonctions de l'économie...

      – Et, en acceptant cette définition, déclara Marcel Lornans, nous désirons savoir si, chez vous, monsieur Dardentor, cet exercice est facile ?...

      – Et permanent ? ajouta Jean Taconnat.

      – Permanent, puisque je n'ai jamais été malade, déclara notre Perpignanais en se frappant le torse, et facile, puisqu'il s'opère sans que je m'en aperçoive !

      – Eh bien ! mon cher passager, demanda le capitaine Bugarach, êtes-vous maintenant fixé sur ce qu'on entend par ce mot santé, – ce qui nous permettrait de boire à la vôtre ?...

      – Si cela doit vous le permettre, je conviens que je suis absolument fixé, et, en effet, l'heure me paraît venue de sabler le champagne sans attendre au dessert ! »

      Dans le Midi, l'expression « sabler le champagne » était toujours en usage, et, prononcée par Clovis Dardentor, il est certain qu'elle prenait une magnifique redondance méridionale.

      Le Rœderer fut donc apporté, les flûtes se remplirent, couronnées d'écume blanche, et la conversation ne s'y noya pas, bien au contraire.

      Ce fut le docteur Bruno qui rouvrit le feu en ces termes :

      « Alors, monsieur Dardentor, je vous prierai de répondre à cette autre question : pour avoir conservé cet état de santé imperturbable, vous êtes-vous abstenu de tout excès ?...

      – Qu'entendez-vous par le mot excès ?...

      – Ah ça ! demanda Marcel Lornans en souriant, le mot excès, comme le mot santé, est donc inconnu dans les Pyrénées-Orientales ?...

      – Inconnu... non, monsieur Lornans, mais, à proprement parler, je ne sais trop ce qu'il signifie...

      – Monsieur Dardentor, reprit le docteur Bruno, commettre des excès, c'est abuser de soi, c'est user le corps non moins que l'esprit, en se montrant immodéré, intempérant, incontinent, en s'abondonnant surtout aux plaisirs de la table, déplorable passion qui ne tarde pas à détruire l'estomac...

      – Quès aco, l'estomac ?... demanda Clovis Dardentor du ton le plus sérieux.

      – Ce que c'est ?... s'écria le docteur Bruno. Eh ! parbleu ! une machine qui sert à fabriquer les gastralgies, les gastrites, les gastrocelles, les gastro-entérites, les endogastrites, les exogastrites ! »

      Et, en défilant ce chapelet d'expressions qui ont le mot gaster pour radical, il paraissait tout heureux que l'estomac eût donné naissance à tant d'affections spéciales.

      Bref, Clovis Dardentor persistant à soutenir que ce qui indiquait une détérioration quelconque de la santé lui était inconnu, puisqu'il refusait d'admettre que ces mots eussent une signification, Jean Taconnat, très amusé, employant la seule locution qui résume l'intempérance humaine, dit :

      « Enfin... vous n'avez jamais fait la noce ?...

      – Non... puisque je ne me suis jamais marié ! »

      Et la voix claironnante de cet original se prolongea en de tels éclats que les verres tintèrent sur la table, comme si elle eût été secouée d'un coup de roulis.

      On comprit qu'il serait impossible de savoir si cet invraisemblable Dardentor avait été ou non le prototype de la sobriété, s'il devait à sa tempérance habituelle l'insolente santé dont il jouissait, ou si elle était due à une constitution de fer que nul abus n'avait pu endommager.

      « Allons, allons ! confessa le capitaine Bugarach, je vois, monsieur Dardentor, que la nature vous a bâti pour devenir un de nos futurs centenaires !

      – Pourquoi pas, cher capitaine ?...

      – Oui... pourquoi pas ?... répéta Marcel Lornans.

      – Quand une machine est solidement construite, reprit Clovis Dardentor, bien balancée, bien huilée, bien entretenue, il n'y a point de raison pour qu'elle ne dure pas toujours !

      – En effet, conclut Jean Taconnat, et du moment qu'on n'est pas à court de combustible...

      – Et ce n'est pas le combustible qui manquera ! » s'écria Clovis Dardentor en agitant son gousset qui rendit un son métallique. Maintenant, chers messieurs, ajouta-t-il dans un éclat de rire, avez-vous fini de me pousser des colles ?... »

      – Non ! » répliqua le docteur Bruno.

      Et s'entêtant à vouloir mettre le Perpignanais au pied du mur :

      « Erreur, monsieur, erreur ! s'écria-t-il. Il n'est si bonne machine qui ne s'use, il n'est si bon mécanisme qui ne se détraque un jour ou l'autre...

      – Cela dépend du mécanicien ! riposta Clovis Dardentor, qui remplit son verre jusqu'au bord.

      – Mais enfin, s'écria le docteur, vous finirez bien par mourir, je suppose ?...

'Clovis Dardentor', de Jules Verne - Illustration p. 57

      – Et pourquoi voulez-vous que je meure, puisque jamais je ne consulte de médecin ? – A votre santé, messieurs ! »

      Et, au milieu de l'hilarité générale, levant son verre, il le choqua joyeusement contre les verres de ses compagnons de table, puis le vida d'un trait. Alors la conversation de continuer, bruyante, chaude, étourdissante, jusqu'au dessert, dont le menu varié remplaça les entremets du précédent service.

      Que l'on juge de l'effet que ce tumulte épulatoire devait causer aux malheureux passagers des cabines, étendus sur leur cadre de douleur, et dont les haut-le-cœur ne pouvaient que s'accroître au voisinage de si gais propos.

      A plusieurs reprises, M. Désirandelle était apparu sur le seuil de la salle à manger.

      Puisque son dîner et celui de sa femme étaient compris dans le coût du passage, quel désagrément de ne pouvoir en consommer sa part ! Mais à peine la porte était-elle ouverte qu'il se sentait ébranlé par les vertiges stomacaux, et avec quelle hâte remontait-il sur le pont !
Sa seule consolation consistait à se dire :

      « Par bonheur, notre fils Agathocle est en train de dévorer pour trois ! »

      Et, de fait, le garçon travaillait en conscience à récupérer le plus possible des déboursés paternels.

      Cependant, après la dernière réponse de Clovis Dardentor, la conversation fut aiguillée sur un autre embranchement. Ne pourrait-on trouver le défaut de la cuirasse chez ce bon vivant, bon buvant et bon mangeant ? Que sa constitution fût excellente, sa santé inaltérable, son organisme de premier choix, ce n'était pas discutable. Mais, quoi qu'il en eût dit, il finirait par quitter ce bas monde, comme les autres mortels, – disons presque tous, afin de ne décourager personne. Et, lorsque sonnerait cette heure fatale, à qui irait la grosse fortune ?... Qui prendrait possession des maisons, des valeurs mobilières de l'ancien tonnelier de Perpignan, la nature ne lui ayant donné d'héritier ni direct ni indirect, pas un seul collatéral au degré successible ?...

      On lui en fit la remarque, et Marcel Lornans de dire :

      « Pourquoi n'avoir point songé à vous créer des héritiers ?

      – Et comment ?...

      – Comme cela se fait, pardieu ! s'écria Jean Taconnat, en devenant le mari d'une femme, jeune, belle, bien portante, digne de vous...

      – Moi... me marier ?...

      – Sans doute !

      – Voilà une idée qui ne m'est jamais venue !

      – Elle aurait dû vous venir, monsieur Dardentor, déclara le capitaine Bugarach, et il est encore temps...

      – Etes-vous marié, mon cher capitaine ?...

      – Non.

      – Et vous, docteur ?...

      – Point.

      – Et vous, messieurs ?...

      – Nullement, répondit Marcel Lornans, et, à notre âge, cela n'a rien de surprenant !

      – Eh bien ! si vous n'êtes pas mariés, pourquoi voulez-vous que je le sois ?...

      – Mais pour avoir une famille, répliqua Jean Taconnat.

      – Et avec la famille les soucis qu'elle comporte !

      – Pour avoir des enfants... des petits-enfants...

      – Et avec eux les tourments qu'ils causent !

      – Enfin pour avoir des descendants naturels, qui s'affligeront de votre mort...

      – Ou qui s'en réjouiront !

      – Croyez-vous donc, reprit Marcel Lornans, que l'État ne se réjouira pas s'il hérite de vous ?...

      – L'État... hériter de ma fortune... qu'il mangerait comme un dissipateur qu'il est !

      – Cela n'est pas répondre, monsieur Dardentor, dit Marcel Lornans, et il est dans la destinée de l'homme de se créer une famille, de se perpétuer dans ses enfants...

      – D'accord, mais l'homme peut en avoir sans se marier...

      – Comment l'entendez-vous ?... demanda le docteur.

      – Je l'entends ainsi qu'on doit l'entendre, messieurs, et, pour mon compte, je préférerais ceux qui sont tout venus.

      – Des enfants adoptifs ?... riposta Jean Taconnat.

      – Assurément ! Est-ce que cela ne vaut pas cent fois mieux ?... Est-ce que cela n'est pas plus sage ?... On a le choix !... On peut les prendre sains d'esprit et de corps, après qu'ils ont passé l'âge des coqueluches, des scarlatines et des rougeoles !... On peut s'en offrir qui sont blonds ou bruns, bêtes ou intelligents !... On peut se les donner fille ou garçon, suivant le sexe que l'on désire !... On peut en avoir un, deux, trois, quatre, et même une douzaine, selon qu'on a, plus ou moins développée, cette bosse de la paternité adoptive !... Enfin, libre à soi de se fabriquer une famille d'héritiers dans des conditions excellentes de garantie physique et morale, sans attendre que Dieu daigne bénir votre union !... On se bénit soi-même... à son heure et à son gré !...

      – Bravo, monsieur Dardentor, bravo ! s'écria Jean Taconnat. A la santé de vos adoptifs ! »

      Et les verres se choquèrent encore une fois.

      Ce que les convives attablés dans la salle à manger de l'Argèlès auraient perdu s'ils n'eussent entendu l'expansif Perpignanais lancer la dernière phrase de sa tirade, impossible de s'en faire une idée ! Il avait été magnifique !

      « Cependant, crut devoir ajouter le capitaine Bugarach, que votre méthode ait du bon, mon cher passager, soit ! Mais si tout le monde s'y conformait, s'il n'y avait que des pères adoptifs, songez-y, il n'y aurait bientôt plus d'enfants à adopter...

      – Non point, mon capitaine, non point ! répondit Clovis Dardentor. Il ne manquera jamais de braves gens pour se marier... Des milliers et des millions...

      – Ce qui est heureux, conclut le docteur Bruno, faute de quoi le monde ne tarderait pas à finir ! »

      Et la conversation de se poursuivre de plus belle, sans être parvenue à distraire ni M. Eustache Oriental, dégustant son café à l'autre bout de la table, ni Agathocle Désirandelle, pillant les assiettes du dessert.

      C'est alors que Marcel Lornans, se remémorant un certain titre VIII du code civil, amena la question sur le terrain du droit.

      « Monsieur Dardentor, dit-il, lorsque l'on veut adopter quelqu'un, il est indispensable de remplir certaines conditions.

      – Je ne l'ignore pas, monsieur Lornans, et m'est avis que j'en remplis déjà quelques-unes.

      – En effet, répliqua Marcel Lornans, et, tout d'abord, vous êtes Français de l'un ou l'autre sexe...

      – Plus particulièrement du sexe masculin, si vous voulez bien m'en croire, messieurs.

      – Nous vous croyons sur parole, affirma Jean Taconnat, et sans en être autrement surpris.

      – En outre, reprit Marcel Lornans, la loi oblige la personne qui veut adopter à n'avoir ni enfants ni descendants légitimes.

      – C'est précisément mon cas, monsieur le juriste, répondit Clovis Dardentor, et j'ajoute que je n'ai point d'ascendants...

      – L'ascendant n'est pas interdit.

      – Enfin je n'en ai même pas.

      – Mais il y a aussi quelque chose que vous n'avez pas, monsieur Dardentor !

      – Qu'est-ce donc ?...

      – Cinquante ans d'âge ! Il faut être âgé de cinquante ans pour que la loi permette d'adopter...

      – Je les aurai dans cinq ans, si Dieu me prête vie, et pourquoi se refuserait-il à me prêter...

      – Il aurait tort, repartit Jean Taconnat, car il ne trouverait pas meilleur placement.

      – C'est mon avis, monsieur Taconnat. Aussi attendrai-je mes cinquante ans révolus pour faire acte d'adoptant, si l'occasion s'en présente, une bonne occasion, comme on dit en affaires...

      – A la condition, répliqua Marcel Lornans, que celui ou celle sur qui vous aurez jeté vos vues n'ait pas plus de trente-cinq ans, car la loi exige que l'adoptant ai au moins quinze ans de plus que l'adopté.

      – Eh ! croyez-vous donc, s'écria M. Dardentor, que je songe à me gratifier d'un vieux garçon ou d'une vieille fille ? Non, pardieu ! Et ce n'est ni à trente-cinq ans, ni à trente que j'irai les choisir, mais au début de leur majorité, puisque le code stipule qu'ils soient majeurs.

      – Tout cela est bien, monsieur Dardentor, répondit Marcel Lornans. Il est constant que vous remplissez ces conditions... Mais – j'en suis très fâché pour vos projets de paternité adoptive – il en est une qui vous manque, je le parierais...

      – Ce n'est toujours pas parce que je ne jouis pas d'une bonne réputation !...

      Quelqu'un se permettrait-il de suspecter l'honneur de Clovis Dardentor, de Perpignan, Pyrénées-Orientales, dans sa vie publique ou sa vie privée ?...

      – Oh ! personne... s'écria le capitaine Bugarach.

      – Personne, ajouta le docteur Bruno.

      – Non... personne, proclama Jean Taconnat.

      – Personne assurément, surenchérit Marcel Lornans. Aussi, n'est-ce pas de cela que j'ai voulu parler.

      – Et de quoi donc ?... demanda Clovis Dardentor.

      – D'une certaine condition imposée par le code, une condition que vous avez sans doute négligée...

      – Laquelle, s'il vous plaît ?...

      – Celle qui exige que l'adoptant ait donné à l'adopté, tandis que celui-ci était mineur, des soins non interrompus pendant une période de six ans...

      – Elle dit ça, la loi ?...

      – Formellement.

      – Et quel est l'animal qui a fourré cela dans le Code ?...

      – Peu importe, l'animal !

      – Eh bien, monsieur Dardentor, demanda le docteur Bruno en insistant, avez-vous donné ces soins à quelque mineur de votre connaissance ?...

      – Pas que je sache !

      – Alors, déclara Jean Taconnat, vous n'aurez plus que la ressource d'employer votre fortune à fonder un établissement de bienfaisance qui portera votre nom !...

      – Ainsi la loi veut ?... reprit le Perpignanais.

      – Elle le veut », affirma Marcel Lornans.

      Clovis Dardentor n'avait point caché le désappointement que lui causait cette exigence du code. Cela lui eût été si facile de pourvoir aux besoins, à l'éducation d'un mineur pendant six ans ! Et ne pas s'être avisé de cela ! Il est vrai, comment être assuré de faire un bon choix, quand on s'adresse à des adolescents qui n'offrent pas la moindre garantie pour l'avenir !... Enfin il n'y avait aucunement pensé !...

      Mais était-ce donc indispensable, et Marcel Lornans ne se trompait-il pas ?...

      « Vous me certifiez que le code civil ?... demanda-t-il une seconde fois.

      – Je vous le certifie, répondit Marcel Lornans. Consultez le code – titre de l'adoption, article 345. Il fait de cela une condition essentielle... à moins que...

      – A moins que... » répéta Clovis Dardentor.

      Et sa figure se rasséréna.

      « Allez donc... allez donc ! s'écria-t-il. Vous me faites languir avec vos bricoles, vos à moins que...

      – A moins, reprît Marcel Lornans, que l'individu qu'il s'agit d'adopter n'ait sauvé la vie de l'adoptant, soit dans un combat, soit en le tirant des flammes ou des flots...

      conformément à la loi.

      – Mais je ne suis pas tombé et ne tomberai jamais à l'eau ! répondit Clovis Dardentor.

      – Cela peut vous arriver comme à tout le monde ! déclara Jean Taconnat.

      – J'espère bien que le feu ne prendra pas à ma maison...

      – Votre maison risque de brûler aussi bien qu'une autre, et, si ce n'est votre maison, un théâtre où vous seriez... ce paquebot même, si un incendie se déclarait à bord...

     – Soit, messieurs, le feu et l'eau. Quant au combat, je serais bien étonné si j'avais jamais besoin d'être secouru ! J'ai deux bons bras et deux bonnes jambes qui ne réclament aide et assistance de personne !

      – Qui sait ? » répondit Jean Taconnat.

      Quoi qu'il pût arriver, Marcel Lornans, au cours de cette conversation, avait nettement établi les dispositions de la loi, telles que les présente le titre VIII du code civil. Pour les autres, s'il n'en avait pas parlé, c'est que c'était inutile. Aussi n'avait- il rien dit de l'obligation, dans le cas où l'adoptant est marié, que son conjoint donne son consentement à l'adoption – Clovis Dardentor était célibataire – ni rien dit de l'acquiescement qui est exigé des parents de l'adopté, si celui-ci n'a pas atteint la majorité de vingt-cinq ans.

      D'ailleurs, il paraissait difficile, à présent, que Clovis Dardentor parvînt à réaliser son rêve et se créer une famille d'enfants adoptifs. Sans doute, il pouvait encore faire choix d'un adolescent, lui donner des soins pendant six années consécutives, l'élever à la brochette, puis lui attribuer avec son nom tous les droits d'un héritier légitime.

      Mais quelle chance à courir ! Et, pourtant, s'il ne s'y décidait pas, il en serait réduit aux trois cas prescrits par le code. Il faudrait qu'on le sauvât d'un combat, des flots ou des flammes. Or, y avait-il apparence que l'une de ces circonstances pût se rencontrer avec un homme tel que Clovis Dardentor ?... Il ne le croyait pas, et personne ne l'aurait cru.

      Les passagers de la table échangèrent quelques dernières reparties, abondamment arrosées de champagne. La plaisanterie n'épargna guère notre Perpignanais, qui était le premier à en rire. S'il ne voulait pas que sa fortune tombât en déshérence, s'il se refusait à faire de l'État son unique héritier, force lui serait de suivre l'avis de Jean Taconnat, de consacrer son avoir à quelque fondation charitable. Après tout, libre à lui de donner son héritage au premier venu. Mais non !... il tenait à ses idées !...

      Bref, ce mémorable repas fini, les convives remontèrent sur la dunette.

      Il était près de sept heures, car la durée du dîner avait dépassé toute mesure. Belle soirée annonçant une belle nuit. La tente avait été serrée. On respirait l'air pur, fouetté par la brise. La terre, noyée de crépuscule, n'apparaissait plus que comme une estompe confuse à l'horizon de l'ouest.

      Clovis Dardentor et ses compagnons, tout en causant, se promenaient de long en large au milieu de la fumée de cigares excellents dont le Perpignanais était largement approvisionné et qu'il offrait avec une libéralité charmante.

      Vers neuf heures et demie on se sépara, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain.

      Clovis Dardentor, lorsqu'il eut aidé M. Désirandelle à regagner la cabine de Mme Désirandelle, se dirigea vers la sienne, où ni les bruits ni les agitations du bord ne devaient troubler son sommeil.

      Et alors Jean Taconnat de dire à son cousin :

      « J'ai un idée.

      – Laquelle ?...

      – Si nous nous faisions adopter par ce bonhomme-là !...

      – Nous ?...

      – Toi et moi... ou bien toi ou moi !...

      – Tu es fou, Jean !...

      – La nuit porte conseil, Marcel, et, de quel conseil elle m'aura favorisé, je te le dirai demain ! »




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