Contes de ma Mère l'Oye
Charles Perrault
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A Mademoiselle
En vous offrant, jeune et sage Beauté,
Ce modèle de Patience,
Je ne me suis jamais flatté
Que par
vous de tout point il serait imité,
C'en serait trop en conscience.
Mais Paris où l'homme est poli,
Où le beau sexe né
pour plaire
Trouve son bonheur accompli,
De tous côtés est
si rempli
D'exemples du vice contraire,
Qu'on ne peut en toute saison,
Pour s'en garder ou s'en défaire,
Avoir trop de contrepoison.
Une Dame aussi patiente
Que celle dont ici je relève le prix,
Serait
partout une chose étonnante,
Mais ce serait un prodige à Paris.
Les femmes y sont souveraines,
Tout s'y règle selon leurs voeux,
Enfin c'est un climat heureux
Qui n'est habité que de Reines.
Ainsi je vois que de toutes façons,
Griselidis y sera peu prisée,
Et qu'elle y donnera matière de risée,
Par ses trop antiques
leçons.
Ce n'est pas que la Patience
Ne soit une vertu des
Dames de Paris,
Mais par un long usage elles ont la science
De la faire
exercer par leurs propres maris.
Nouvelle
Au pied des célèbres
montagnes
Où le Pô s'échappant de dessous ses roseaux,
Va dans le sein des prochaines campagnes
Promener ses naissantes eaux,
Vivait un jeune et vaillant Prince,
Les délices de sa Province :
Le Ciel, en le formant, sur lui tout à la fois
Versa ce qu'il a de
plus rare,
Ce qu'entre ses amis d'ordinaire il sépare,
Et qu'il
ne donne qu'aux grands Rois.
Comblé de tous les dons et du corps
et de l'âme,
Il fut robuste, adroit, propre au métier de Mars,
Et par l'instinct secret d'une divine flamme,
Avec ardeur il aima les beaux
Arts.
Il aima les combats, il aima la victoire,
Les grands projets, les
actes valeureux,
Et tout ce qui fait vivre un beau nom dans l'histoire ;
Mais son coeur tendre et généreux
Fut encor plus sensible à
la solide gloire
De rendre ses Peuples heureux.
Ce tempérament
héroïque
Fut obscurci d'une sombre vapeur
Qui, chagrine et
mélancolique,
Lui faisait voir dans le fond de son coeur
Tout le
beau sexe infidèle et trompeur :
Dans la femme où brillait le
plus rare mérite,
Il voyait une âme hypocrite,
Un esprit
d'orgueil enivré,
Un cruel ennemi qui sans cesse n'aspire
Qu'à
prendre un souverain empire
Sur l'homme malheureux qui lui sera livré.
Le fréquent usage du monde,
Où l'on ne voit qu'Epoux subjugués
ou trahis,
Joint à l'air jaloux du Pays,
Accrut encor cette haine
profonde.
Il jura donc plus d'une fois
Que quand même le Ciel pour
lui plein de tendresse
Formerait une autre Lucrèce,
Jamais de l'hyménée
il ne suivrait les lois.
Ainsi, quand le matin, qu'il donnait aux affaires,
Il avait réglé sagement
Toutes les choses nécessaires
Au bonheur du gouvernement,
Que du faible orphelin, de la veuve oppressée,
Il avait conservé les droits,
Ou banni quelque impôt qu'une guerre
forcée
Avait introduit autrefois,
L'autre moitié de la journée
A la chasse était destinée,
Où les Sangliers et les Ours,
Malgré leur fureur et leurs armes
Lui donnaient encor moins d'alarmes
Que le sexe charmant qu'il évitait toujours.
Cependant ses sujets
que leur intérêt presse
De s'assurer d'un successeur
Qui
les gouverne un jour avec même douceur,
A leur donner un fils le conviaient
sans cesse.
Un jour dans le Palais ils vinrent tous en corps
Pour faire
leurs derniers efforts ;
Un Orateur d'une grave apparence,
Et le meilleur
qui fût alors,
Dit tout ce qu'on peut dire en pareille occurrence.
Il marqua leur désir pressant
De voir sortir du Prince une heureuse
lignée
Qui rendît à jamais leur Etat florissant ;
Il lui dit même en finissant
Qu'il voyait un Astre naissant
Issu
de son chaste hyménée
Qui faisait pâlir le Croissant.
D'un ton plus simple et d'une voix moins forte,
Le Prince à ses
sujets répondit de la sorte :
« Le zèle ardent, dont je vois qu'en ce jour
Vous me portez aux noeuds du mariage,
Me fait plaisir, et
m'est de votre amour
Un agréable témoignage ;
J'en suis
sensiblement touché,
Et voudrais dès demain pouvoir vous satisfaire
:
Mais à mon sens l'hymen est une affaire
Où plus l'homme
est prudent, plus il est empêché.
Observez bien toutes les
jeunes filles ;
Tant qu'elles sont au sein de leurs familles,
Ce n'est
que vertu, que bonté,
Que pudeur, que sincérité,
Mais sitôt que le mariage
Au déguisement a mis fin,
Et qu'ayant
fixé leur destin
Il n'importe plus d'être sage,
Elles
quittent leur personnage,
Non sans avoir beaucoup pâti,
Et chacune
dans son ménage
Selon son gré prend son parti.
L'une
d'humeur chagrine, et que rien ne récrée,
Devient une Dévote
outrée,
Qui crie et gronde à tous moments ;
L'autre se façonne
en Coquette,
Qui sans cesse écoute ou caquette,
Et n'a jamais assez
d'Amants ;
Celle-ci des beaux Arts follement curieuse,
De tout décide
avec hauteur,
Et critiquant le plus habile Auteur,
Prend la forme de Précieuse
;
Cette autre s'érige en Joueuse,
Perd tout, argent, bijoux, bagues,
meubles de prix,
Et même jusqu'à ses habits.
Dans la
diversité des routes qu'elles tiennent,
Il n'est qu'une chose où
je voi
Qu'enfin toutes elles conviennent,
C'est de vouloir donner la loi.
Or je suis convaincu que dans le mariage
On ne peut jamais vivre heureux,
Quand on y commande tous deux ;
Si donc vous souhaitez qu'à l'hymen
je m'engage,
Cherchez une jeune Beauté
Sans orgueil et sans vanité,
D'une obéissance achevée,
D'une patience éprouvée,
Et qui n'ait point de volonté,
Je la prendrai quand vous l'aurez trouvée. »
Le Prince ayant mis fin à ce discours moral,
Monte brusquement
à cheval,
Et court joindre à perte d'haleine
Sa meute qui
l'attend au milieu de la plaine.
Après avoir passé des
prés et des guérets,
Il trouve ses Chasseurs couchés
sur l'herbe verte ;
Tous se lèvent et tous alerte,
Font trembler
de leurs cors les hôtes des forêts.
Des chiens courants l'aboyante
famille,
Deçà, delà, parmi le chaume brille,
Et les
Limiers à l'oeil ardent
Qui du fort de la Bête à leur
poste reviennent,
Entraînent en les regardant
Les forts valets qui
les retiennent.
S'étant instruit par un des siens
Si tout
est prêt, si l'on est sur la trace,
Il ordonne aussitôt qu'on
commence la chasse,
Et fait donner le Cerf aux chiens.
Le son des cors
qui retentissent,
Le bruit des chevaux qui hennissent
Et des chiens animés
les pénétrants abois,
Remplissent la forêt de tumulte
et de trouble,
Et pendant que l'écho sans cesse les redouble,
S'enfoncent
avec eux dans les plus creux du bois.
Le Prince, par hasard ou par sa
destinée,
Prit une route détournée
Où nul
des Chasseurs ne le suit ;
Plus il court, plus il s'en sépare :
Enfin à tel point il s'égare
Que des chiens et des cors il n'entend
plus le bruit.
L'endroit où le mena sa bizarre aventure,
Clair
de ruisseaux et sombre de verdure,
Saisissait les esprits d'une secrète
horreur ;
La simple et naïve Nature
S'y faisait voir et si belle
et si pure,
Que mille fois il bénit son erreur.
Rempli des
douces rêveries
Qu'inspirent les grands bois, les eaux et les prairies,
Il sent soudain frapper et son coeur et ses yeux
Par l'objet le plus agréable,
Le plus doux et le plus aimable
Qu'il eût jamais vu sous les Cieux.
C'était une jeune Bergère
Qui filait aux bords d'un ruisseau,
Et qui conduisant son troupeau,
D'une main sage et ménagère
Tournait son agile fuseau.
Elle aurait pu dompter les coeurs les plus
sauvages ;
Des lys, son teint a la blancheur,
Et sa naturelle fraîcheur
S'était toujours sauvée à l'ombre des bocages :
Sa bouche,
de l'enfance avait tout l'agrément,
Et ses yeux qu'adoucit une brune
paupière,
Plus bleus que n'est le firmament,
Avaient aussi plus
de lumière.
Le Prince, avec transport, dans le bois se glissant,
Contemple les beautés dont son âme est émue,
Mais le bruit
qu'il fait en passant
De la Belle sur lui fit détourner la vue ;
Dès qu'elle se vit aperçue,
D'un brillant incarnat la prompte
et vive ardeur
De son beau teint redoubla la splendeur,
Et sur son visage
épandue,
Y fit triompher la pudeur.
Sous le voile innocent
de cette honte aimable,
Le Prince découvrit une simplicité,
Une douceur, une sincérité,
Dont il croyait le beau sexe incapable,
Et qu'il voit là dans toute leur beauté.
Saisi d'une frayeur
pour lui toute nouvelle,
Il s'approche interdit, et plus timide qu'elle,
Lui dit d'une tremblante voix,
Que de tous ses Veneurs il a perdu la trace,
Et lui demande si la chasse
N'a point passé quelque part dans le bois.
« Rien n'a paru, Seigneur, dans cette solitude,
Dit-elle, et nul ici que
vous seul n'est venu ;
Mais n'ayez point d'inquiétude,
Je remettrai
vos pas sur un chemin connu.
- De mon heureuse destinée
Je
ne puis, lui dit-il, trop rendre grâce aux Dieux ;
Depuis longtemps
je fréquente ces lieux,
Mais j'avais ignoré jusqu'à cette
journée
Ce qu'ils ont de plus précieux. »
Dans ce temps
elle voit que le Prince se baisse
Sur le moite bord du ruisseau,
Pour
étancher dans le cours de son eau
La soif ardente qui le presse.
« Seigneur, attendez un moment »,
Dit-elle, et courant promptement
Vers
sa cabane, elle y prend une tasse
Qu'avec joie et de bonne grâce,
Elle présente à ce nouvel Amant.
Les vases précieux
de cristal et d'agate
Où l'or en mille endroits éclate,
Et qu'un Art curieux avec soin façonna,
N'eurent jamais pour lui, dans
leur pompe inutile,
Tant de beauté que le vase d'argile
Que la
Bergère lui donna.
Cependant pour trouver une route facile
Qui mène le Prince à la Ville,
Ils traversent des bois, des
rochers escarpés
Et de torrents entrecoupés ;
Le Prince n'entre
point dans de route nouvelle
Sans en bien observer tous les lieux d'alentour,
Et son ingénieux Amour
Qui songeait au retour,
En fit une carte
fidèle.
Dans un bocage sombre et frais
Enfin la Bergère
le mène,
Où de dessous ses branchages épais
Il voit
au loin dans le sein de la plaine
Les toits dorés de son riche Palais.
S'étant séparé de la Belle,
Touché d'une
vive douleur,
A pas lents il s'éloigne d'Elle,
Chargé du
trait qui lui perce le cur ;
Le souvenir de sa tendre aventure
Avec
plaisir le conduisit chez lui.
Mais dès le lendemain il sentit sa blessure,
Et se vit accablé de tristesse et d'ennui.
Dès qu'il le
peut il retourne à la chasse,
Où de sa suite adroitement
Il s'échappe et se débarrasse
Pour s'égarer heureusement.
Des arbres et des monts les cimes élevées,
Qu'avec grand soin
il avait observées,
Et les avis secrets de son fidèle amour,
Le guidèrent si bien que malgré les traverses
De cent routes
diverses,
De sa jeune Bergère il trouva le séjour.
Il sut qu'elle n'a plus que son Père avec elle,
Que Griselidis on l'appelle,
Qu'ils vivent doucement du lait de leurs brebis,
Et que de leur toison qu'elle
seule elle file,
Sans avoir recours à la Ville,
Ils font eux-mêmes
leurs habits.
Plus il la voit, plus il s'enflamme
Des vives beautés
de son âme;
Il connaît en voyant tant de dons précieux,
Que si la Bergère est si belle,
C'est qu'une légère étincelle
De l'esprit qui l'anime a passé dans ses yeux.
Il ressent une
joie extrême
D'avoir si bien placé ses premières amours
;
Ainsi sans plus tarder, il fit dès le jour même
Assembler
son Conseil et lu tint ce discours :
« Enfin aux Lois de l'Hyménée
Suivant vos voeux je me vais engager ;
Je ne prends point ma femme en Pays
étranger,
Je la prends parmi vous, belle, sage, bien née,
Ainsi que mes aïeux ont fait plus d'une fois,
Mais j'attendrai cette
grande journée
A vous informer de mon choix. »
Dès que la
nouvelle fut sue,
Partout elle fut répandue.
On ne peut dire avec
combien d'ardeur
L'allégresse publique
De tous côtés
s'explique ;
Le plus content fut l'Orateur,
Qui par son discours pathétique
Croyait d'un si grand bien être l'unique Auteur.
Qu'il se trouvait homme
de conséquence !
« Rien ne peut résister à la grande éloquence »,
Disait-il sans cesse en son coeur.
Le plaisir fut de voir le travail
inutile
Des Belles de toute la Ville
Pour s'attirer et mériter
le choix
Du Prince leur Seigneur, qu'un air chaste et modeste
Charmait
uniquement et plus que tout le reste,
Ainsi qu'il l'avait dit cent fois.
D'habit et de maintien toutes elles changèrent,
D'un ton dévot
elles toussèrent,
Elles radoucirent leurs voix,
De demi-pied les
coiffures baissèrent,
La gorge se couvrit, les manches s'allongèrent,
A peine on leur voyait le petit bout de doigts.
Dans la Ville avec diligence,
Pour l'Hymen dont le jour s'avance,
On voit travailler tous les Arts :
Ici se font de magnifiques chars
D'une forme toute nouvelle,
Si beaux
et si bien inventés,
Que l'or qui partout étincelle
En fait
la moindre des beautés.
Là, pour voir aisément et
sans aucun obstacle
Toute la pompe du spectacle,
On dresse de longs échafauds,
Ici de grands Arcs triomphaux
Où du Prince guerrier se célèbre
la gloire,
Et de l'Amour sur lui l'éclatante victoire.
Là,
sont forgés d'un art industrieux,
Ces feux qui par les coups d'un innocent
tonnerre,
En effrayant la Terre,
De mille astres nouveaux embellissent
les Cieux.
Là d'un ballet ingénieux
Se concerte avec soin
l'agréable folie,
Et là d'un Opéra peuplé de mille
Dieux,
Le plus beau que jamais ait produit l'Italie,
On entend répéter
les airs mélodieux.
Enfin, du fameux Hyménée,
Arriva la grande journée.
Sur le fond d'un Ciel vif et pur,
A peine l'Aurore vermeille
Confondait l'or avec l'azur,
Que partout en
sursaut le beau sexe s'éveille ;
Le Peuple curieux s'épand de
tous côtés,
En différents endroits des Gardes sont postés
Pour contenir la Populace,
Et la contraindre à faire place.
Tout
le Palais retentit de clairons,
De flûtes, de hautbois, de rustiques
musettes,
Et l'on n'entend aux environs
Que des tambours et des trompettes.
Enfin le Prince sort entouré de sa Cour,
Il s'élève
un long cri de joie,
Mais on est bien surpris quand au premier détour,
De la Forêt prochaine on voit qu'il prend la voie,
Ainsi qu'il faisait
chaque jour.
« Voilà, dit-on, son penchant qui l'emporte,
Et de
ses passions, en dépit de l'Amour,
La Chasse est toujours la plus forte. »
Il traverse rapidement
Les guérets de la plaine et gagnant la
montagne,
Il entre dans le bois au grand étonnement
De la Troupe
qui l'accompagne.
Après avoir passé par différents
détours,
Que son cur amoureux se plaît à reconnaître,
Il trouve enfin la cabane champêtre,
Où logent ses tendres amours.
Griselidis de l'Hymen informée,
Par la voix de la Renommée,
En avait pris son bel habillement ;
Et pour en aller voir la pompe magnifique,
De dessous sa case rustique
Sortait en ce même moment.
« Où courez-vous si prompte et si légère ?
Lui dit le Prince en l'abordant
Et tendrement la regardant ;
Cessez de vous hâter, trop aimable Bergère
:
La noce où vous allez, et dont je suis l'Epoux,
Ne saurait se
faire sans vous.
Oui, je vous aime, et je vous ai choisie
Entre mille
jeunes beautés,
Pour passer avec vous le reste de ma vie,
Si toutefois
mes voeux ne sont pas rejetés.
- Ah ! dit-elle, Seigneur, je n'ai garde de croire
Que je sois destinée à ce comble de gloire,
Vous cherchez à vous divertir.
- Non, non, dit-il, je suis sincère,
J'ai déjà pour moi votre Père,
(Le Prince avait eu soin
de l'en faire avertir).
Daignez, Bergère, y consentir,
C'est là
tout ce qui reste à faire.
Mais afin qu'entre nous une solide paix
Eternellement se maintienne,
Il faudrait me jurer que vous n'aurez jamais
D'autre volonté que la mienne.
- Je le jure, dit-elle, et je vous
le promets ;
Si j'avais épousé le moindre du Village,
J'obéirais,
son joug me serait doux ;
Hélas! combien donc davantage,
Si je
viens à trouver en vous
Et mon Seigneur et mon Epoux. »
Ainsi
le Prince se déclare,
Et pendant que la Cour applaudit à son
choix,
Il porte la Bergère à souffrir qu'on la pare
Des
ornements qu'on donne aux Epouses des Rois.
Celles qu'à cet emploi
leur devoir intéresse
Entrent dans la cabane, et là diligemment
Mettent tout leur savoir et toute leur adresse
A donner de la grâce
à chaque ajustement.
Dans cette Hutte où l'on se presse
Les Dames admirent sans cesse
Avec quel art la Pauvreté
S'y cache
sous la Propreté ;
Et cette rustique Cabane,
Que couvre et rafraîchit
un spacieux Platane,
Leur semble un séjour enchanté.
Enfin, de ce Réduit sort pompeuse et brillante
La Bergère charmante
;
Ce ne sont qu'applaudissements
Sur sa beauté, sur ses habillements
;
Mais sous cette pompe étrangère
Déjà plus
d'une fois le Prince a regretté
Des ornements de la Bergère
L'innocente simplicité.
Sur un grand char d'or et d'ivoire,
La Bergère s'assied pleine de majesté ;
Le Prince y monte avec
fierté,
Et ne trouve pas moins de gloire
A se voir comme Amant
assis à son côté
Qu'à marcher en triomphe après
une victoire ;
La Cour les suit et tous gardent le rang
Que leur donne
leur charge ou l'éclat de leur sang.
La Ville dans les champs
presque toute sortie
Couvrait les plaines d'alentour,
Et du choix du Prince
avertie,
Avec impatience attendait son retour.
Il paraît, on le
joint. Parmi l'épaisse foule
Du Peuple qui se fend le char à
peine roule ;
Par les longs cris de joie à tout coup redoublés
Les chevaux émus et troublés
Se cabrent, trépignent,
s'élancent,
Et reculent plus qu'ils n'avancent.
Dans le Temple
on arrive enfin,
Et là par la chaîne éternelle
D'une
promesse solennelle,
Les deux Epoux unissent leur destin ;
Ensuite au
Palais ils se rendent,
Où mille plaisirs les attendent,
Où
la Danse, les Jeux, les Courses, les Tournois,
Répandent l'allégresse
en différents endroits ;
Sur le soir le blond Hyménée
De ses chastes douceurs couronna la journée.
Le lendemain, les
différents Etats
De toute la Province
Accourent haranguer la Princesse
et le Prince
Par la voix de leurs Magistrats.
De ses Dames environnée,
Griselidis, sans paraître étonnée,
En Princesse les entendit,
En Princesse leur répondit.
Elle fit toute chose avec tant de prudence,
Qu'il sembla que le Ciel eût versé ses trésors
Avec encor
plus d'abondance
Sur son âme que sur son corps.
Par son esprit,
par ses vives lumières,
Du grand monde aussitôt elle prit les
manières,
Et même dès le premier jour
Des talents,
de l'humeur des Dames de sa Cour,
Elle se fit si bien instruire,
Que son
bon sens jamais embarrassé
Eut moins de peine à les conduire
Que ses brebis du temps passé.
Avant la fin de l'an, des fruits
de l'Hyménée
Le Ciel bénit leur couche fortunée
;
Ce ne fut pas un Prince, on l'eût bien souhaité ;
Mais
la jeune Princesse avait tant de beauté
Que l'on ne songea plus qu'à
conserver sa vie ;
Le Père qui lui trouve un air doux et charmant
La venait voir de moment en moment,
Et la Mère encor plus ravie
La regardait incessamment.
Elle voulut la nourrir elle-même :
« Ah ! dit-elle, comment m'exempter de l'emploi
Que ses cris demandent de moi
Sans une ingratitude extrême ?
Par un motif de Nature ennemi
Pourrais-je
bien vouloir de mon Enfant que j'aime
N'être la Mère qu'à
demi ? »
Soit que le Prince eût l'âme un peu moins enflammée
Qu'aux premiers jours de son ardeur,
Soit que de sa maligne humeur
La
masse se fût rallumée,
Et de son épaisse fumée
Eût obscurci ses sens et corrompu son coeur,
Dans tout ce que fait la
Princesse,
Il s'imagine voir peu de sincérité.
Sa trop grande
vertu le blesse,
C'est un piège qu'on tend à sa crédulité
;
Son esprit inquiet et de trouble agité
Croit tous les soupçons
qu'il écoute,
Et prend plaisir à révoquer en doute
L'excès de sa félicité.
Pour guérir les chagrins
dont son âme est atteinte,
Il la suit, il l'observe, il aime à
la troubler
Par les ennuis de la contrainte,
Par les alarmes de la crainte,
Par tout ce qui peut démêler
La vérité d'avec la
feinte.
« C'est trop, dit-il, me laisser endormir ;
Si ses vertus sont
véritables,
Les traitements les plus insupportables
Ne feront que les affermir. »
Dans son Palais il la tient resserrée,
Loin
de tous les plaisirs qui naissent à la Cour,
Et dans sa chambre, où
seule elle vit retirée,
A peine il laisse entrer le jour.
Persuadé
que la Parure
Et le superbe Ajustement
Du sexe que pour plaire a formé
la Nature
Est le plus doux enchantement
Il lui demande avec rudesse
Les perles, les rubis, les bagues, les bijoux
Qu'il lui donna pour marque
de tendresse,
Lorsque de son Amant il devint son Epoux.
Elle dont
la vie est sans tache,
Et qui n'a jamais eu d'attache
Qu'à s'acquitter
de son devoir,
Les lui donne sans s'émouvoir,
Et même, le
voyant se plaire à les reprendre,
N'a pas moins de joie à les
rendre
Qu'elle en eut à les recevoir.
« Pour m'éprouver mon Epoux me tourmente,
Dit-elle, et je vois bien qu'il ne me fait souffrir
Qu'afin de réveiller ma vertu languissante,
Qu'un doux et long repos
pourrait faire périr.
S'il n'a pas ce dessein, du moins suis-je assurée
Que telle est du Seigneur la conduite sur moi
Et que de tant de maux l'ennuyeuse
durée
N'est que pour exercer ma constance et ma foi.
Pendant
que tant de malheureuses
Errent au gré de leurs désirs
Par
mille routes dangereuses,
Après de faux et vains plaisirs ;
Pendant
que le Seigneur dans sa lente justice
Les laisse aller aux bords du précipice
Sans prendre part à leur danger,
Par un pur mouvement de sa bonté
suprême,
Il me choisit comme un enfant qu'il aime,
Et s'applique
à me corriger.
Aimons donc sa rigueur utilement cruelle,
On
n'est heureux qu'autant qu'on a souffert,
Aimons sa bonté paternelle
Et la main dont elle se sert. »
Le Prince a beau la voir obéir
sans contrainte
A tous ses ordres absolus :
« Je vois le fondement de cette vertu feinte,
Dit-il, et ce qui rend tous mes coups superflus,
C'est qu'ils
n'ont porté leur atteinte
Qu'à des endroits où son amour
n'est plus.
Dans son Enfant, dans la jeune Princesse,
Elle a mis
toute sa tendresse ;
A l'éprouver si je veux réussir,
C'est
là qu'il faut que je m'adresse,
C'est là que je puis m'éclaircir. »
Elle venait de donner la mamelle
Au tendre objet de son amour ardent,
Qui couché sur son sein se jouait avec elle,
Et riait en la regardant
:
« Je vois que vous l'aimez, lui dit-il, cependant
Il faut que je vous
l'ôte en cet âge encor tendre,
Pour lui former les murs et pour
la préserver
De certains mauvais airs qu'avec vous l'on peut prendre
;
Mon heureux sort m'a fait trouver
Une Dame d'esprit qui saura l'élever
Dans toutes les vertus et dans la politesse
Que doit avoir une Princesse.
Disposez-vous à la quitter,
On va venir pour l'emporter. »
Il la laisse à ces mots, n'ayant pas le courage,
Ni les yeux assez
inhumains,
Pour voir arracher de ses mains
De leur amour l'unique gage
;
Elle de mille pleurs se baigne le visage,
Et dans un morne accablement
Attend de son malheur le funeste moment.
Dès que d'une action
si triste et si cruelle
Le ministre odieux à ses yeux se montra,
« Il faut obéir », lui dit-elle ;
Puis prenant son Enfant qu'elle considéra,
Qu'elle baisa d'une ardeur maternelle,
Qui de ses petits bras tendrement la
serra,
Tout en pleurs elle le livra.
Ah! que sa douleur fut amère
!
Arracher l'enfant ou le cur
Du sein d'une si tendre Mère,
C'est la même douleur.
Près de la Ville était un
Monastère,
Fameux par son antiquité,
Où des Vierges
vivaient dans une règle austère,
Sous les yeux d'une Abbesse
illustre en piété.
Ce fut là que dans le silence,
Et sans déclarer sa naissance,
On déposa l'Enfant, et des bagues
de prix,
Sous l'espoir d'une récompense
Digne des soins que l'on
en aurait pris.
Le Prince qui tâchait d'éloigner par la
chasse
Le vif remords qui l'embarrasse
Sur l'excès de sa cruauté,
Craignait de revoir la Princesse,
Comme on craint de revoir une fière
Tigresse
A qui son faon vient d'être ôté ;
Cependant
il en fut traité
Avec douceur, avec caresse,
Et même avec
cette tendresse
Qu'elle eut aux plus beaux jours de sa prospérité.
Par cette complaisance et si grande et si prompte,
Il fut touché
de regret et de honte;
Mais son chagrin demeura le plus fort :
Ainsi,
deux jours après, avec des larmes feintes,
Pour lui porter encor de
plus vives atteintes,
Il lui vint dire que la Mort
De leur aimable Enfant
avait fini le sort.
Ce coup inopiné mortellement la blesse,
Cependant malgré sa tristesse,
Ayant vu son Epoux qui changeait de
couleur,
Elle parut oublier son malheur,
Et n'avoir même de tendresse
Que pour le consoler de sa fausse douleur.
Cette bonté, cette
ardeur sans égale
D'amitié conjugale,
Du Prince tout à
coup désarmant la rigueur,
Le touche, le pénètre et lui
change le coeur,
Jusques-là qu'il lui prend envie
De déclarer
que leur Enfant
Jouit encore de la vie ;
Mais sa bile s'élève
et fière lui défend
De rien découvrir du mystère
Qu'il peut être utile de taire.
Dès ce bienheureux jour
telle des deux Epoux
Fut la mutuelle tendresse,
Qu'elle n'est point plus
vive aux moments les plus doux
Entre l'Amant et la Maîtresse.
Quinze fois le Soleil, pour former les saisons,
Habita tour à tour
dans ses douze maisons,
Sans rien voir qui les désunisse ;
Que
si quelquefois par caprice
Il prend plaisir à la fâcher,
C'est seulement pour empêcher
Que l'amour ne se ralentisse,
Tel
que le Forgeron qui pressant son labeur,
Répand un peu d'eau sur la
braise
De sa languissante fournaise
Pour en redoubler la chaleur.
Cependant la jeune Princesse
Croissait en esprit, en sagesse ;
A
la douceur, à la naïveté
Qu'elle tenait de son aimable
Mère,
Elle joignit de son illustre Père
L'agréable
et noble fierté ;
L'amas de ce qui plaît dans chaque caractère
Fit une parfaite beauté.
Partout comme un Astre elle brille ;
Et par hasard un Seigneur de la Cour,
Jeune, bien fait et plus beau que le
jour,
L'ayant vu paraître à la grille,
Conçut pour
elle un violent amour.
Par l'instinct qu'au beau sexe a donné la Nature
Et que toutes les Beautés ont
De voir l'invisible blessure
Que font leur yeux, au moment qu'ils la font,
La Princesse fut informée
Qu'elle était tendrement aimée.
Après avoir quelque
temps résisté
Comme on le doit avant que de se rendre,
D'un
amour également tendre
Elle l'aima de son côté.
Dans cet Amant, rien n'était à reprendre,
Il était beau,
vaillant, né d'illustres aïeux
Et dès longtemps pour en
faire son Gendre
Sur lui le Prince avait jeté les yeux.
Ainsi donc
avec joie il apprit la nouvelle
De l'ardeur tendre et mutuelle
Dont brûlaient
ces jeunes Amants ;
Mais il lui prit une bizarre envie
De leur faire acheter
par de cruels tourments
Le plus grand bonheur de leur vie.
« Je me plairai, dit-il, à les rendre contents ;
Mais il faut que l'Inquiétude,
Par tout ce qu'elle a de plus rude,
Rende encor leurs feux plus constants
;
De mon Epouse en même temps
J'exercerai la patience,
Non point,
comme jusqu'à ce jour,
Pour assurer ma folle défiance,
Je
ne dois plus douter de son amour ;
Mais pour faire éclater aux yeux
de tout le Monde
Sa Bonté, sa Douceur, sa Sagesse profonde,
Afin
que de ces dons si grands, si précieux,
La Terre se voyant parée,
En soit de respect pénétrée,
Et par reconnaissance en rende grâce aux Cieux. »
Il déclare en public que manquant
de lignée,
En qui l'Etat un jour retrouve son Seigneur,
Que la
fille qu'il eut de son fol hyménée
Etant morte aussitôt
que née,
Il doit ailleurs chercher plus de bonheur ;
Que l'Epouse
qu'il prend est d'illustre naissance,
Qu'en un Convent on l'a jusqu'à
ce jour
Fait élever dans l'innocence,
Et qu'il va par l'hymen couronner
son amour.
On peut juger à quel point fut cruelle
Aux deux
jeunes Amants cette affreuse nouvelle ;
Ensuite, sans marquer ni chagrin,
ni douleur,
Il avertit son Epouse fidèle
Qu'il faut qu'il se sépare
d'elle
Pour éviter un extrême malheur ;
Que le Peuple indigné
de sa basse naissance
Le force à prendre ailleurs une digne alliance.
« Il faut, dit-il, vous retirer
Sous votre toit de chaume et de fougère
Après avoir repris vos habits de Bergère
Que je vous ai fait
préparer. »
Avec une tranquille et muette constance,
La Princesse
entendit prononcer sa sentence ;
Sous les dehors d'un visage serein
Elle
dévorait son chagrin,
Et sans que la douleur diminuât ses charmes,
De ses beaux yeux tombaient de grosses larmes,
Ainsi que quelquefois au retour
du Printemps,
Il fait Soleil et pleut en même temps.
« Vous êtes mon Epoux, mon Seigneur, et mon Maître,
(Dit-elle en soupirant,
prête à s'évanouir),
Et quelque affreux que soit ce que
je viens d'ouïr,
Je saurai vous faire connaître
Que rien ne m'est si cher que de vous obéir. »
Dans sa chambre aussitôt
seule elle se retire,
Et là se dépouillant de ses riches habits,
Elle reprend paisible et sans rien dire,
Pendant que son coeur en soupire,
Ceux qu'elle avait en gardant ses brebis.
En cet humble et simple équipage,
Elle aborde le Prince et lui tient ce langage:
« Je ne puis m'éloigner de vous
Sans le pardon d'avoir su vous déplaire ;
Je puis souffrir
le poids de ma misère,
Mais je ne puis, Seigneur, souffrir votre courroux
;
Accordez cette grâce à mon regret sincère,
Et je
vivrai contente en mon triste séjour,
Sans que jamais le Temps altère
Ni mon humble respect, ni mon fidèle amour. »
Tant de soumission
et tant de grandeur d'âme
Sous un si vil habillement,
Qui dans le
cur du Prince en ce même moment
Réveilla tous les traits de
sa première flamme,
Allaient casser l'arrêt de son bannissement.
Emu par de si puissants charmes,
Et prêt à répandre des
larmes,
Il commençait à s'avancer
Pour l'embrasser,
Quand tout à coup l'impérieuse gloire
D'être ferme en
son sentiment
Sur son amour remporta la victoire,
Et le fit en ces mots
répondre durement :
« De tout le temps passé j'ai perdu la mémoire,
Je suis content de votre repentir,
Allez, il est temps de partir. »
Elle part aussitôt, et regardant son Père
Qu'on avait revêtu de son rustique habit,
Et qui, le coeur percé
d'une douleur amère,
Pleurait un changement si prompt et si subit :
« Retournons, lui dit-elle, en nos sombres bocages,
Retournons habiter nos
demeures sauvages,
Et quittons sans regret la pompe des Palais ;
Nos cabanes
n'ont pas tant de magnificence,
Mais on y trouve avec plus d'innocence,
Un plus ferme repos, une plus douce paix. »
Dans son désert à
grand-peine arrivée,
Elle reprend et quenouille et fuseaux,
Et
va filer au bord des mêmes eaux
Où le Prince l'avait trouvée.
Là son coeur tranquille et sans fiel
Cent fois le jour demande au Ciel
Qu'il combe son Epoux de gloire, de richesses,
Et qu'à tous ses désirs
il ne refuse rien ;
Un Amour nourri de caresses
N'est pas plus ardent
que le sien.
Ce cher Epoux qu'elle regrette
Voulant encore l'éprouver,
Lui fait dire dans sa retraite
Qu'elle ait à le venir trouver.
« Griselidis, dit-il, dès qu'elle se présente,
Il faut que
la Princesse à qui je dois demain
Dans le Temple donner la main,
De vous et de moi soit contente.
Je vous demande ici tous vos soins,
et je veux
Que vous m'aidiez à plaire à l'objet de mes vux
;
Vous savez de quel air il faut que l'on me serve,
Point d'épargne,
point de réserve ;
Que tout sente le Prince, et le Prince amoureux.
Employez toute votre adresse
A parer son appartement,
Que l'abondance,
la richesse,
La propreté, la politesse
S'y fasse voir également
;
Enfin songez incessamment
Que c'est une jeune Princesse
Que j'aime
tendrement.
Pour vous faire entrer davantage
Dans les soins de votre
devoir,
Je veux ici vous faire voir
Celle qu'à bien servir mon ordre vous engage. »
Telle qu'aux Portes du Levant
Se montre la naissante
Aurore,
Telle parut en arrivant
La Princesse plus belle encore.
Griselidis
à son abord
Dans le fond de son coeur sentit un doux transport
De la tendresse maternelle ;
Du temps passé, de ses jours bienheureux,
Le souvenir en son coeur se rappelle :
« Hélas ! ma fille, en soi-même
dit-elle,
Si le Ciel favorable eût écouté mes vux,
Serait presque aussi grande, et peut-être aussi belle. »
Pour la
jeune Princesse en ce même moment
Elle prit un amour si vif, si véhément,
Qu'aussitôt qu'elle fut absente,
En cette sorte au Prince elle parla,
Suivant, sans le savoir, l'instinct qui s'en mêla :
« Souffrez, Seigneur, que je vous représente
Que cette Princesse charmante,
Dont vous allez être l'Epoux,
Dans l'aise, dans l'éclat, dans
la pourpre nourrie,
Ne pourra supporter, sans en perdre la vie,
Les mêmes
traitements que j'ai reçus de vous.
Le besoin, ma naissance obscure,
M'avaient endurcie aux travaux.
Et je pouvais souffrir toutes sortes de maux
Sans peine et même sans murmure ;
Mais elle qui jamais n'a connu la
douleur,
Elle mourra dès la moindre rigueur,
Dès la moindre
parole un peu sèche, un peu dure.
Hélas! Seigneur, je vous conjure
De la traiter avec douceur.
- Songez, lui dit le Prince avec un ton sévère,
A me servir selon votre pouvoir,
Il ne faut pas qu'une simple Bergère
Fasse des leçons, et s'ingère
De m'avertir de mon devoir. »
Griselidis, à ces mots, sans rien dire,
Baisse les yeux et se retire.
Cependant pour l'Hymen les Seigneurs invités,
Arrivèrent
de tous côtés ;
Dans une magnifique salle
Où le Prince
les assembla
Avant que d'allumer la torche nuptiale,
En cette sorte il
leur parla :
« Rien au monde, après l'Espérance,
N'est
plus trompeur que l'Apparence ;
Ici l'on en peut voir un exemple éclatant.
Qui ne croirait que ma jeune Maîtresse,
Que l'Hymen va rendre Princesse,
Ne soit heureuse et n'ait le cur content ?
Il n'en est rien pourtant.
Qui pourrait s'empêcher de croire
Que ce jeune Guerrier amoureux
de la gloire
N'aime à voir cet Hymen, lui qui dans les Tournois
Va sur tous ses Rivaux remporter la victoire ?
Cela n'est pas vrai toutefois.
Qui ne croirait encor qu'en sa juste colère,
Griselidis ne pleure
et ne se désespère?
Elle ne se plaint point, elle consent à
tout,
Et rien n'a pu pousser sa patience à bout.
Qui ne croirait
enfin que de ma destinée,
Rien ne peut égaler la course fortunée,
En voyant les appas de l'objet de mes vux ?
Cependant si l'Hymen me liait
de ses nuds,
J'en concevrais une douleur profonde,
Et de tous les Princes
du Monde
Je serais le plus malheureux.
L'Enigme vous paraît
difficile à comprendre ;
Deux mots vont vous la faire entendre,
Et ces deux mots feront évanouir
Tous les malheurs que vous venez d'ouïr.
Sachez, poursuivit-il, que l'aimable Personne
Que vous croyez m'avoir
blessé le cur,
Est ma Fille, et que je la donne
Pour Femme à
ce jeune Seigneur
Qui l'aime d'un amour extrême,
Et dont il est
aimé de même.
Sachez encor, que touché vivement
De la patience et du zèle
De l'Epouse sage et fidèle
Que
j'ai chassé indignement,
Je la reprends, afin que je répare,
Par tout ce que l'amour peut avoir de plus doux,
Le traitement dur et barbare
Qu'elle a reçu de mon esprit jaloux.
Plus grande sera mon étude
A prévenir tous ses désirs,
Qu'elle ne fut dans mon inquiétude
A l'accabler de déplaisirs ;
Et si dans tous les temps doit vivre la
mémoire
Des ennuis dont son coeur ne fut point abattu,
Je veux
que plus encore on parle de la gloire
Dont j'aurai couronné sa suprême vertu. »
Comme quand un épais nuage
A le jour obscurci,
Et que le Ciel de toutes parts noirci,
Menace d'un affreux orage ;
Si
de ce voile obscur par les vents écarté
Un brillant rayon de
clarté
Se répand sur le paysage,
Tout rit et reprend sa beauté ;
Telle, dans tous les yeux où régnait la tristesse,
Eclate tout à coup une vive allégresse.
Par ce prompt éclaircissement,
La jeune Princesse ravie
D'apprendre que du Prince elle a reçu la vie
Se jette à ses genoux qu'elle embrasse ardemment.
Son père qu'attendrit
une fille si chère,
La relève, la baise, et la mène à
sa mère,
A qui trop de plaisir en un même moment
Otait presque
out sentiment.
Son cur, qui tant de fois en proie
Aux plus cuisants
traits du malheur,
Supporta si bien la douleur,
Succombe au doux poids de la joie ;
A peine de ses bras pouvait-elle serrer
L'aimable Enfant que le Ciel lui renvoie,
Elle ne pouvait que pleurer.
« Assez dans d'autres temps vous pourrez satisfaire,
Lui dit le Prince, aux tendresses
du sang ;
Reprenez les habits qu'exige votre rang,
Nous avons des noces à faire. »
Au Temple on conduisit les deux jeunes Amants,
Oùla mutuelle promesse
De se chérir avec tendresse
Affermit
pour jamais leurs doux engagements.
Ce ne sont que Plaisirs, que Tournois
magnifiques,
Que Jeux, que Danses, que Musiques,
Et que Festins délicieux,
Où sur Griselidis se tournent tous les yeux,
Où sa patience
éprouvée
Jusques au Ciel est élevée
Par mille éloges glorieux :
Des Peuples réjouis la complaisance est telle
Pour leur Prince capricieux,
Qu'ils vont jusqu'à louer son épreuve
cruelle,
A qui d'une vertu si belle,
Si séante au beau sexe, et
si rare en tous lieux,
On doit un si parfait modèle.
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