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Face au drapeau

Jules Verne
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CHAPITRE XIV
Le Sword aux prises avec le tug


      Toute cette nuit sans sommeil, j'ai suivi ce tonnelet par la pensée. Que de fois il m'a semblé le voir se heurter aux roches, accoster la crique, s'arrêter dans quelque excavation... Une sueur froide me courait de la tête aux pieds... Enfin, le tunnel est franchi... le tonnelet s'engage à travers la passe... le jusant le conduit en pleine mer... Grand Dieu ! si le flot allait le ramener à l'entrée, puis à l'intérieur de Back-Cup... si, le jour venu, je l'apercevais...

      Levé dès les premières lueurs de l'aube, je m'achemine vers la grève...

      Aucun objet ne flotte sur les eaux tranquilles du lagon.

      Les jours suivants, on a continué le travail de percement du couloir dans les conditions que l'on sait. L'ingénieur Serkö fait sauter la dernière roche à quatre heures de l'après-midi du 23 septembre. La communication est établie, – rien qu'un étroit boyau, où il faut se courber, mais cela suffit. A l'extérieur, son orifice se perd au milieu des éboulis du littoral, et il serait facile de l'obstruer, si cette mesure devenait nécessaire.

      Il va sans dire qu'à partir de ce jour ce couloir va être sévèrement gardé. Personne, sans autorisation, ne pourra y passer ni pour pénétrer dans la caverne ni pour en sortir... Donc, impossible de s'échapper par là...

      – 25 septembre.– Aujourd'hui, dans la matinée, le tug est remonté des profondeurs du lagon à sa surface. Le comte d'Artigas, le capitaine Spade, l'équipage de la goélette accostent la jetée. On procède au débarquement des marchandises rapportées par l'Ebba. J'aperçois un certain nombre de ballots pour le ravitaillement de Back-Cup, des caisses de viandes et de conserves, des fûts de vin et d'eau-de-vie, – en outre, plusieurs colis destinés à Thomas Roch. En même temps, les hommes mettent à terre les diverses pièces des engins qui affectent la forme discoïde.

      Thomas Roch assiste à cette opération. Son œil brille d'un feu extraordinaire. Après avoir saisi une de ces pièces, il l'examine, il hoche la tête en signe de satisfaction. J'observe que sa joie n'éclate point en propos incohérents, qu'il n'a plus rien en lui de l'ancien pensionnaire de Healthful-House. J'en viens même à me demander si cette folie partielle, que l'on croyait incurable, n'est pas radicalement guérie ?...

      Enfin, Thomas Roch s'embarque dans le canot affecté au service du lagon, et l'ingénieur Serkö l'accompagne à son laboratoire. En une heure, toute la cargaison du tug a été transportée sur l'autre rive.

      Quant à Ker Karraje, il n'a échangé que quelques mots avec l'ingénieur Serkö. Plus tard, tous deux se sont rencontrés dans l'après-midi, et ont conversé longuement en se promenant devant Bee-Hive.

      L'entretien terminé, ils se dirigent vers le couloir, et y pénètrent, suivis du capitaine Spade. Que ne puis-je m'y introduire derrière eux !... Que ne puis-je aller respirer, ne fût- ce qu'un instant, cet air vivifiant de l'Atlantique, dont Back-Cup ne reçoit, pour ainsi dire, que les souffles épuisés !...

      – Du 26 septembre au 10 octobre. – Quinze jours viennent de s'écouler. Sous la direction de l'ingénieur Serkö et de Thomas Roch, on a travaillé à l'ajustement des engins. Puis, on s'est occupé du montage des supports de lancement. Ce sont de simples chevalets, munis d'augets, dont l'inclinaison est variable, et qu'il sera facile d'installer à bord de l'Ebba ou même sur la plate-forme du tug maintenu à fleur d'eau.

      Ainsi donc, Ker Karraje va être maître des océans rien qu'avec sa goélette !... Aucun navire de guerre ne pourra traverser la zone dangereuse et l'Ebbase tiendra hors de portée de ses projectiles !... Ah ! si du moins ma notice avait été recueillie... si l'on connaissait ce repaire de Back-Cup !... On saurait bien, sinon le détruire, du moins empêcher son ravitaillement...

      – 20 octobre. – A mon extrême surprise, ce matin, je n'ai plus aperçu le tug à son poste habituel. Je me rappelle que, la veille, on a renouvelé les éléments de ses piles ; mais je pensais que c'était pour les avoir en état. S'il est parti, à présent que le nouveau couloir est praticable, c'est qu'il s'agit de quelque expédition sur ces parages. En effet, rien ne manque plus à Back-Cup des pièces et substances nécessaires à Thomas Roch.

      Cependant, nous voici dans la saison de l'équinoxe. La mer des Bermudes est troublée par de fréquentes tempêtes.

      Les rafales s'y déchaînent avec une effroyable turbulence. Cela se sent aux violents coups d'air, qui s'engouffrent par le cratère de Back-Cup, aux tourbillonnantes vapeurs mêlées de pluie dont s'emplit la vaste caverne, et aussi à l'agitation des eaux du lagon, qui balaient de leurs embruns les roches des berges.

      Mais est-il certain que la goélette ait quitté la crique de Back-Cup ?... N'est-elle pas d'un trop faible gabarit, – même avec l'aide de son remorqueur, – pour affronter des mers si mauvaises ?...

      D'autre part, comment admettre que le tug, bien qu'il ne doive rien craindre de la houle, puisqu'il retrouve les eaux calmes à quelques mètres au-dessous de leur surface, ait entrepris un voyage sans accompagner la goélette ?...

      Je ne sais à quelle cause attribuer ce départ de l'appareil sous- marin, – départ qui va se prolonger, car il n'est pas revenu dans la journée.

      Cette fois, l'ingénieur Serkö est resté à Back-Cup. Seuls Ker Karraje, le capitaine Spade, les équipages du tug et de l'Ebba ont quitté l'îlot...

      L'existence se continue dans son habituelle et affadissante monotonie, au milieu de cette colonie d'emmurés. Je passe des heures entières au fond de mon alvéole, méditant, espérant, désespérant, me rattachant, par un lien qui s'affaiblit chaque jour, à ce tonnelet abandonné au caprice des courants, – et rédigeant ces notes, qui ne me survivront probablement pas...

      Thomas Roch est constamment occupé dans son laboratoire – à la fabrication de son déflagrateur. Je suis toujours féru de cette idée qu'il ne voudra vendre à aucun prix la composition de ce liquide... Mais je sais aussi qu'il n'hésiterait pas à mettre son invention au service de Ker Karraje.

      Je rencontre souvent l'ingénieur Serkö, alors que mes promenades m'amènent aux environs de Bee-Hive. Cet homme se montre chaque fois disposé à s'entretenir avec moi... sur le ton d'une impertinente légèreté, il est vrai.

      Nous causons de choses et d'autres, – rarement de ma situation, à propos de laquelle il est inutile de récriminer, ce qui m'attirerait de nouvelles railleries.

      – 22 octobre.– Aujourd'hui, j'ai cru devoir demander à l'ingénieur Serkö si la goélette avait repris la mer avec le tug.

      « Oui, monsieur Simon Hart, répondit-il, et, quoique le temps soit détestable au large, de vrais coups de chien, n'ayez point de crainte pour notre chère Ebba !...

      – Est-ce que son absence doit se prolonger ?...

      – Nous l'attendons sous quarante-huit heures... C'est le dernier voyage que le comte d'Artigas s'est décidé à entreprendre avant que les tempêtes de l'hiver aient rendu ces parages absolument impraticables.

      – Voyage d'agrément... ou d'affaires ?... » ai-je répliqué. L'ingénieur Serkö me répond en souriant : « Voyage d'affaires, monsieur Hart, voyage d'affaires ! A l'heure qu'il est, nos engins sont achevés, et, le beau temps revenu, nous n'aurons plus qu'à reprendre l'offensive...

      – Contre de malheureux navires...

      – Aussi malheureux... que richement chargés !

      – Actes de piraterie dont l'impunité ne vous sera pas toujours assurée, je l'espère ! me suis-je écrié.

      – Calmez-vous, mon cher collègue, calmez-vous !... Vous le savez de reste, personne ne découvrira jamais notre retraite de Back-Cup, personne ne pourra jamais en dévoiler le secret !... Et d'ailleurs, avec ces engins d'un si facile maniement et d'une puissance si terrible, il nous serait facile d'anéantir tout navire qui passerait dans un certain rayon de l'îlot...

      – A la condition, ai-je dit, que Thomas Roch vous ait vendu la composition de son déflagrateur comme il vous a vendu celle de son Fulgurateur...

      – Cela est fait, monsieur Hart, et je dois vous enlever toute inquiétude à cet égard. »

      De cette réponse catégorique, j'aurais dû conclure que le malheur est consommé, si, à l'intonation hésitante de sa voix, je n'avais senti une fois de plus qu'il ne fallait pas s'en rapporter aux paroles de l'ingénieur Serkö.

      – 25 octobre. – L'effrayante aventure à laquelle je viens d'être mêlé, et comment n'y ai-je pas laissé la vie !... C'est miracle que je puisse aujourd'hui reprendre le cours de ces notes interrompu pendant quarante-huit heures !... Avec un peu plus de bonne chance, j'eusse été délivré !... Je serais présentement dans un des ports des Bermudes, Saint-Georges ou Hamilton... Les mystères de Back-Cup seraient dévoilés... La goélette, signalée à toutes les nations, ne pourrait se montrer dans aucun port. Le ravitaillement de Back-Cup deviendrait impossible... Les bandits de Ker Karraje seraient condamnés à y mourir de faim !...

      Voici ce qui s'est passé :

      Le soir du 23 octobre, vers huit heures, j'avais quitté ma cellule dans un indéfinissable état de nervosité, comme si j'eusse éprouvé le pressentiment de quelque événement grave et prochain. En vain avais-je voulu demander un peu de calme au sommeil. Désespérant de dormir, j'étais sorti.

      Au-dehors de Back-Cup, il devait faire très mauvais temps. Les rafales pénétraient à travers le cratère et soulevaient une sorte de houle à la surface du lagon.

      Je me dirigeai du côté de la berge de Bee-Hive.

      Personne, à cette heure. Température assez basse, atmosphère humide. Tous les frelons de la ruche étaient blottis au fond de leurs alvéoles.

      Un homme gardait l'orifice du couloir, bien que, par surcroît de précaution, ce couloir fût obstrué à son issue sur le littoral. De la place qu'il occupait, cet homme ne pouvait apercevoir les berges. Au surplus, je ne vis que deux lampes allumées au-dessus de la rive droite et de la rive gauche du lagon, en sorte qu'une profonde obscurité régnait sous la forêt de piliers.

      J'allais ainsi au milieu de l'ombre, lorsque quelqu'un vint à passer près de moi.

      Je reconnus Thomas Roch.

      Thomas Roch marchait lentement, absorbé dans ses réflexions comme d'habitude, l'imagination toujours tendue, l'esprit toujours en travail.

      Ne s'offrait-il pas là une occasion favorable de lui parler, de l'instruire de ce que vraisemblablement il ne savait pas... Il ignore... il doit ignorer en quelles mains est tombée sa personne... Il ne peut se douter que le comte d'Artigas n'est autre que le pirate Ker Karraje... Il ne soupçonne pas à quel bandit il a livré une partie de son invention... Il faut lui apprendre que des millions qui l'ont payée il n'aura jamais la jouissance... Pas plus que moi, il n'aura la liberté de quitter cette prison de Back-Cup... Oui !... Je ferai appel à ses sentiments d'humanité, aux malheurs dont il sera responsable, s'il ne garde pas ses derniers secrets...

      J'en étais là de mes réflexions, lorsque je me sentis vivement saisir par-derrière.

      Deux hommes me tenaient les bras, et un troisième se dressa devant moi.

      Je voulus appeler.

      « Pas un cri ! me dit cet homme qui s'exprimait en anglais. N'êtes- vous pas Simon Hart ?...

      – Comment savez-vous ?...

      – Je vous ai vu sortir de votre cellule...

      – Qui êtes-vous donc ?...

      – Le lieutenant Davon, de la marine britannique, officier à bord du Standard, en station aux Bermudes. » Il me fut impossible de répondre, tant j'étais suffoqué par l'émotion.

      « Nous venons vous arracher des mains de Ker Karraje, et enlever avec vous l'inventeur français Thomas Roch... ajoute le lieutenant Davon.

      – Thomas Roch !... ai-je balbutié.

      – Oui... Le document, signé de votre nom, a été recueilli sur une grève de Saint-Georges...

      – Dans un tonnelet, lieutenant Davon... un tonnelet que j'ai lancé sur les eaux de ce lagon...

      – Et qui contenait, répondit l'officier, la notice par laquelle nous avons appris que l'îlot de Back-Cup servait de refuge à Ker Karraje et à sa bande... Ker Karraje, ce faux comte d'Artigas, l'auteur du double enlèvement de Healthful-House...

      – Ah ! lieutenant Davon...

      – Maintenant, pas un instant à perdre... Il faut profiter de l'obscurité...

      – Un seul mot, lieutenant Davon... Comment avez-vous pu pénétrer à l'intérieur de Back-Cup ?...

      – Au moyen du bateau sous-marin le Sword, qui, depuis six mois, était en expérience à Saint-Georges...

      – Un bateau sous-marin ?...

      – Oui... il nous attend au pied de ces roches.

      – Là... là !... ai-je répété.

      – Monsieur Hart, où est le tug de Ker Karraje ?...

      – Parti depuis trois semaines...

      – Ker Karraje n'est pas à Back-Cup ?...

      – Non... mais nous l'attendons d'un jour et même d'une heure à l'autre...

      – Qu'importe ! répondit le lieutenant Davon. Ce n'est pas de Ker Karraje qu'il s'agit... c'est Thomas Roch que nous avons mission d'enlever... avec vous, monsieur Hart... Le Swordne quittera pas le lagon, sans que vous soyez tous deux à bord !... S'il ne reparaissait pas à Saint-Georges, cela signifierait que j'aurais échoué... et on recommencerait...

      – Où est le Sword, lieutenant ?...

      – De ce côté... dans l'ombre de la grève, où l'on ne peut l'apercevoir. Grâce à vos indications, mon équipage et moi, nous avons reconnu l'entrée du tunnel sous-marin. Le Swordl'a heureusement franchi... Il y a dix minutes qu'il est remonté à la surface du lagon... Deux de mes hommes m'ont accompagné sur cette berge... Je vous ai vu sortir de la cellule indiquée sur votre plan... Savez-vous où est à présent Thomas Roch ?...

      – A quelques pas d'ici... Il vient de passer et se dirigeait vers son laboratoire...

      – Dieu soit béni, monsieur Hart !

      – Oui !... qu'il le soit, lieutenant Davon ! » Le lieutenant, les deux hommes et moi, nous prîmes le sentier qui contourne le lagon. A peine fûmes-nous éloignés d'une dizaine de mètres que j'aperçus Thomas Roch. Se jeter sur lui, le bâillonner avant qu'il eût pu pousser un cri, l'attacher avant qu'il eût pu faire un mouvement, le transporter à l'endroit où était amarré le Sword, cela s'accomplit en moins d'une minute. Ce Sword était une embarcation submersible d'une douzaine de tonneaux seulement, – par conséquent, de dimensions et de puissance très inférieures à celles du tug. Deux dynamos, actionnées par des accumulateurs, qui avaient été chargés douze heures auparavant dans le port de Saint- Georges, imprimaient le mouvement à son hélice. Mais, quel qu'il fût, ce Sword devait suffire à nous sortir de notre prison, à nous rendre la liberté, – cette liberté à laquelle je ne croyais plus !... Enfin, Thomas Roch allait être arraché des mains de Ker Karraje et de l'ingénieur Serkö... Ces coquins ne pourraient utiliser son invention... Et rien n'empêcherait des navires d'approcher de l'îlot, d'opérer un débarquement, de forcer l'entrée du couloir, de s'emparer des pirates !...

      Nous n'avions rencontré personne pendant que les deux hommes transportaient Thomas Roch. Nous sommes descendus tous à l'intérieur du Sword... Le panneau supérieur s'est fermé... les compartiments à eau se sont remplis... le Sword s'est immergé... Nous étions sauvés...

      Le Sword, divisé en trois sections par des cloisons étanches, était aménagé de la sorte. La première section, contenant les accumulateurs et la machinerie, s'étendait depuis le maître-bau jusqu'à l'arrière. La seconde, celle du pilote, occupait le milieu de l'embarcation, surmontée d'un périscope à verres lenticulaires, d'où partaient les rayons d'un fanal électrique qui permettait de se diriger sous les eaux. La troisième était à l'avant, et c'est là que Thomas Roch et moi, nous avions été renfermés.

      Il va sans dire que mon compagnon, s'il avait été délivré du bâillon qui l'étouffait, n'était pas dégagé de ses liens, et je doutais qu'il eût conscience de ce qui se passait...

      Mais nous avions hâte de partir, avec l'espoir d'être à Saint- Georges cette nuit même, si aucun obstacle ne nous arrêtait...

      Après avoir poussé la porte de la cloison, je rejoignis le lieutenant Davon dans le second compartiment, près de l'homme préposé à la manœuvre du gouvernail.

      Dans celui de l'arrière, trois autres hommes, y compris le mécanicien, attendaient les ordres du lieutenant pour mettre le propulseur en mouvement.

      « Lieutenant Davon, dis-je alors, je pense qu'il n'y a aucun inconvénient à laisser Thomas Roch seul... Si je puis vous être utile pour gagner l'orifice du tunnel...

      – Oui... restez près de moi, monsieur Hart. » Il était alors huit heures trente-sept – exactement. Les rayons électriques, projetés à travers le périscope, éclairaient d'une vague lueur les couches dans lesquelles se maintenait le Sword. A partir de la berge près de laquelle il stationnait, il serait nécessaire de traverser le lagon sur toute sa longueur. Trouver l'orifice du tunnel serait certainement une difficulté, non insurmontable. Dût-on longer l'accore des rives, il était impossible qu'on ne le découvrît pas, même en un temps relativement court. Puis, le tunnel franchi à petite vitesse, en évitant de heurter ses parois, le Sword remonterait à la surface de la mer et ferait route sur Saint- Georges.

      « A quelle profondeur sommes-nous ?... demandai-je au lieutenant.

      – A quatre mètres cinquante.

      – Il n'est pas nécessaire de s'immerger davantage, répondis-je. D'après ce que j'ai observé pendant la grande marée d'équinoxe, nous devons être dans l'axe du tunnel.

      – All right ! » répondit le lieutenant. Oui ! All right, et il me semblait que la Providence prononçait ces mots par la bouche de l'officier... De fait, elle n'aurait pu choisir un meilleur agent de ses volontés ! J'ai regardé le lieutenant à la lueur du fanal. C'est un homme de trente ans, froid, flegmatique, la physionomie résolue, – l'officier anglais dans toute son impassibilité native, – pas plus ému qu'il ne l'eût été à bord du Standard, opérant avec un extraordinaire sang-froid, je dirais même avec la précision d'une machine.

      « En traversant le tunnel, me dit-il, j'ai estimé sa longueur à une quarantaine de mètres...

      – Oui... d'une extrémité à l'autre, lieutenant Davon... une quarantaine de mètres. »

      Et, en effet, ce chiffre devait être exact, puisque le couloir percé au niveau du littoral ne mesurait que trente mètres environ.

      Ordre fut donné au mécanicien d'actionner l'hélice. Le Sword avança avec une extrême lenteur, par crainte de collision contre la berge.

      Parfois il s'en approchait assez pour qu'une masse noirâtre s'estompât au fond du fuseau lumineux projeté par le fanal. Un coup de barre rectifiait alors la direction. Mais si la conduite d'un bateau sous-marin est déjà difficile en pleine mer, combien davantage sous les eaux de ce lagon !

      Après cinq minutes de marche, le Sword, dont la plongée était maintenue entre quatre et cinq mètres, n'avait pas encore atteint l'orifice du tunnel.

      En ce moment, je dis : « Lieutenant Davon, peut-être serait-il sage de revenir à la surface, afin de mieux reconnaître la paroi où se trouve l'orifice ?...

      – C'est mon avis, monsieur Hart, si vous pouvez l'indiquer exactement...

      – Je le puis.

      – Bien. »

      Par prudence, le courant du fanal fut interrompu, le milieu liquide redevint obscur. Sur l'ordre qu'il reçut, le mécanicien mit les pompes en fonction, et le Sword, délesté, remonta peu à peu à la surface du lagon.

      Je restai à ma place, afin de relever la position à travers les lentilles du périscope.

      Enfin, le Swordarrêta son mouvement ascensionnel, émergeant d'un pied au plus.

      De ce côté, éclairé par la lampe de la berge, je reconnus Bee- Hive.

      « Votre avis !... me demanda le lieutenant Davon.

      – Nous sommes trop au nord... L'orifice est dans l'ouest de la caverne.

      – Il n'y a personne sur les berges ?...

      – Personne.

      – C'est au mieux, monsieur Hart. Nous allons rester à fleur d'eau. Puis, lorsque le Sword, sur votre indication, sera devant la paroi, il se laissera couler... »

      C'était le meilleur parti à prendre, et le pilote mit le Sword dans l'axe même du tunnel, après l'avoir éloigné de la berge dont il l'avait trop rapproché. La barre fut redressée légèrement, et, poussé par son hélice, l'appareil se mit en bonne direction.

      Lorsque nous n'étions plus qu'à une dizaine de mètres, je commandai de stopper. Dès que le courant fut interrompu, le Sword s'arrêta, ouvrit ses prises d'eau, remplit ses réservoirs, s'enfonça avec lenteur.

      Alors le fanal du périscope fut remis en activité, et, désignant dans la partie sombre de la paroi une sorte de cercle noir qui ne réfléchissait pas les rayons du fanal :

      « Là... là... le tunnel ! » m'écriai-je.

      N'était-ce pas la porte par laquelle j'allais m'échapper de cette prison ?... N'était-ce pas la liberté qui m'attendait au large ?...

      Le Sword se mut en douceur vers l'orifice...

      Ah !... l'horrible malchance, et comment avais-je pu résister à ce coup ?... Comment mon cœur ne s'était-il pas brisé ?...

      Une vague lueur apparaissait à travers les profondeurs du tunnel, moins de vingt mètres en avant. Cette lumière, qui s'avançait sur nous, ne pouvait être que la lumière projetée par le look-out du bateau sous-marin de Ker Karraje.

      « Le tug !... ai-je crié. Lieutenant... voici le tug qui rentre à Back-Cup !...

      – Machine arrière ! » ordonna le lieutenant Davon. Et le Sword recula au moment où il allait s'engager à travers le tunnel. Peut- être une chance nous restait-elle d'échapper, car d'une main rapide, le lieutenant avait éteint notre fanal, et il était possible que ni le capitaine Spade ni aucun de ses compagnons n'eussent aperçu le Sword... Peut-être, en s'écartant, livrerait-il passage au tug... Peut-être sa masse obscure se confondrait-elle avec les basses couches du lagon... Peut-être le tug passerait-il sans le voir ?... Lorsqu'il aurait regagné son poste de mouillage, le Sword se remettrait en direction... et donnerait dans l'orifice...

      L'hélice du Sword tournant à contre, nous avons rebroussé vers la berge du côté sud... Encore quelques instants et le Sword n'aurait plus qu'à stopper...

      Non !... Le capitaine Spade avait reconnu la présence d'un bateau sous-marin, prêt à s'engager à travers le tunnel, et il se disposait à le poursuivre sous les eaux du lagon... Que pourrait cette frêle embarcation lorsqu'elle serait attaquée par le puissant appareil de Ker Karraje ?...

      Le lieutenant Davon me dit alors :

      « Retournez dans le compartiment où se trouve Thomas Roch, monsieur Hart... Fermez la porte, tandis que je vais fermer celle du compartiment de l'arrière... Si nous sommes abordés, il est possible que, grâce à ses cloisons, le Sword se soutienne entre deux eaux... »

      Après avoir serré la main du lieutenant, dont le sang-froid ne se démentait pas devant ce danger, je regagnai l'avant, près de Thomas Roch... Je refermai la porte et j'attendis dans une obscurité complète.

      Alors j'eus le sentiment ou plutôt l'impression des manœuvres que faisait le Swordpour échapper au tug, ses portées, ses girations, ses plongées. Tantôt il évoluait brusquement, afin d'éviter un choc ; tantôt il remontait à la surface, ou s'immergeait jusqu'aux extrêmes profondeurs du lagon. S'imagine-t- on cette lutte des deux appareils sous ces eaux troublées, évoluant comme deux monstres marins d'inégale puissance ?

      Quelques minutes s'écoulèrent... Je me demandais si la poursuite n'était pas suspendue, si le Sword n'avait pas enfin pu s'élancer à travers le tunnel...

      Une collision se produisit... Il ne sembla pas que ce choc eût été très violent... Mais je ne pus me faire illusion, – c'était bien le Swordqui venait d'être abordé par sa hanche de tribord... Peut-être, cependant, sa coque de tôle avait-elle résisté ?... Et même, dans le cas contraire, peut-être l'eau n'avait-elle envahi qu'un des compartiments ?...

      Presque aussitôt, un second choc repoussa le Sword, avec une extrême violence, cette fois. Il fut comme soulevé par l'éperon du tug, contre lequel il se scia, pour ainsi dire, en se rabattant. Puis, je sentis qu'il se redressait, l'avant en haut, et qu'il coulait à pic sous la surcharge d'eau dont s'était rempli le compartiment de l'arrière...

      Brusquement, sans avoir pu nous retenir aux parois, Thomas Roch et moi, nous fûmes culbutés l'un sur l'autre... Enfin, après un dernier heurt qui provoqua un bruit de tôle déchirées, le Sword ragua le fond et devint immobile...

      A partir de ce moment, que s'était-il passé ?... Je ne savais, ayant perdu connaissance.

      Depuis, je viens d'apprendre que des heures, – de longues heures, – s'étaient écoulées. Tout ce qui me revient à la mémoire, c'est que ma dernière pensée avait été :

      « Si je meurs, du moins Thomas Roch et son secret meurent avec moi... et les pirates de Back-Cup n'échapperont pas au châtiment de leurs crimes ! »




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