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L'Agence Barnett et Cie

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






GANTS BLANCS... GUÊTRES BLANCHES

Béchoux sauta de son taxi et se précipita dans l'Agence comme un ouragan.

      – Ah çà ! c'est gentil ! s'écria Barnett qui accourut. On s'est quitté froidement l'autre jour et j'avais peur que tu ne fusses fâché. Alors, quoi, tu as besoin de moi ?

      – Oui, Barnett.

      Barnett lui secoua vigoureusement les mains.

      – Tant mieux ! Mais qu'y a-t-il donc ? Tu es tout rouge. Tu n'as pas la scarlatine ?

      – Ne ris pas, Barnett. Le cas est difficile, et je voudrais en sortir à mon honneur.

      – De quoi s'agit-il ?

      – De ma femme.

      – Ta femme ! tu es donc marié ?

      – Divorcé depuis six ans.

      – Incompatibilité d'humeur ?

      – Non, elle obéissait à sa vocation.

      – Qui était de te quitter ?

      – Elle voulait faire du théâtre. Tu vois ça d'ici ? La femme d'un inspecteur de police !

      – Et elle a réussi ?

      – Oui, elle chante.

      – A l'Opéra ?

      – Aux Folies-Bergère.

      – Son nom ?

      – Olga Vaubant.

      – La chanteuse-acrobate ?

      – Oui.

      Jim Barnett exprima son enthousiasme.

      – Toutes mes félicitations, Béchoux ! Olga Vaubant est une véritable artiste, qui a trouvé, avec ses chansons « disloquées » une formule nouvelle. Son dernier numéro, chanté la tête en bas : « Isidore... m'adore. Mais c'est Jaime... que j'aime » vous donne le frisson du grand art.

      – Je te remercie. Tiens, voilà ce que je reçois d'elle, dit Béchoux en lisant un pneumatique griffonné au crayon et daté du matin même.

      « On a volé ma chambre à coucher. Ma pauvre mère presque assassinée. Viens. – OLGA. »


      – « Presque » est une trouvaille ! dit Barnett.

      Béchoux reprit :

      – Aussitôt j'ai téléphoné à la Préfecture où l'affaire est déjà connue et j'ai obtenu d'être adjoint à ceux de mes collègues qui sont sur les lieux.

      – Et qu'est-ce que tu crains ? demanda Barnett.

      – De la revoir, dit Béchoux d'un ton piteux.

      – Tu l'aimes toujours ?

      – Quand je la vois, ça me reprend... J'ai la gorge serrée... Je bafouille... Tu imagines une enquête dans ces conditions ? Je ne ferais que des bêtises.

      – Tandis que tu voudrais, au contraire, rester digne en face d'elle et te montrer à la hauteur de ta réputation ?

      – Justement.

      – Bref, tu comptes sur moi ?

      – Oui, Barnett.

      – Quelle conduite mène-t-elle, ton épouse ?

      – Irréprochable. N'était sa vocation, Olga serait encore Mme Béchoux.

      – Et ce serait dommage pour l'art, dit gravement Jim Barnett, qui prit son chapeau.

      En quelques minutes, ils atteignirent une des rues les plus calmes et les plus désertes qui avoisinent le jardin du Luxembourg. Olga Vaubant occupait le troisième et dernier étage d'une maison bourgeoise dont les hautes fenêtres du rez-de-chaussée étaient pourvues de barreaux de fer.

      – Un mot encore, dit Béchoux. Renonce pour une fois à ces prélèvements qui déshonorent nos expéditions.

      – Ma conscience..., objecta Barnett.

      – Laisse-la tranquille, dit Béchoux, et pense à la mienne et aux reproches qu'elle me fait.

      – Me crois-tu capable de dévaliser Olga Vaubant ?

      – Je te demande de ne dévaliser personne.

      – Même pas ceux qui le méritent ?

      – Laisse à la justice le soin de les punir.

      Barnett soupira :

      – C'est bien moins drôle ! Mais enfin, puisque tu le désires...


      Un agent de police gardait la porte, un autre restait dans la loge avec le couple des concierges, que l'aventure avait fâcheusement remués. Béchoux apprit que le commissaire du quartier et que deux agents de la Sûreté sortaient de la maison et que le juge d'instruction avait fait une enquête sommaire.

      – Profitons de ce qu'il n'y a personne, dit Béchoux à Barnett.

      Et, tout en montant, il expliquait :

      – C'est ici une ancienne demeure où l'on a conservé les habitudes d'autrefois... Par exemple, la porte reste toujours close, personne n'a la clef, et on ne peut entrer qu'en sonnant. Au premier habite un ecclésiastique, au second un magistrat, et la concierge fait leur ménage. Quant à Olga, elle vit l'existence la plus respectable entre sa mère et deux vieilles bonnes qui l'ont élevée.

      On leur ouvrit. Béchoux précisa que le vestiaire menait à droite vers la chambre et le boudoir d'Olga, à gauche vers les chambres de la mère et des deux vieilles bonnes, et que, en face, il y avait un atelier de peinture transformé en gymnase, avec une barre fixe, un trapèze, des anneaux et de multiples accessoires disséminés parmi les fauteuils et les canapés.

      A peine furent-ils introduits dans cette salle que quelque chose tomba d'en haut, de la verrière par laquelle le jour pénétrait. C'était un petit jeune homme qui riait et secouait, au-dessus d'un délicieux visage, une tignasse de cheveux roux ébouriffés. Sous son pyjama serré à la taille, Barnett reconnut Olga Vaubant. Elle s'écria aussitôt, avec des intonations faubouriennes :

      – Tu sais, Béchoux, maman va très bien. Elle dort. Ma chère maman ! Quelle veine !

      Elle piqua une tête qui la dressa sur ses deux bras tendus, les pieds en l'air, et elle chanta, d'une voix de contralto émouvante et enrouée : « Isidore... m'adore. Mais c'est Jaime... que j'aime. »

      – Et j' t'aime bien aussi, mon brave Béchoux, dit-elle en se relevant. Oui, c'est chic à toi d'être venu si vite.

      – Jim Barnett, un camarade, présenta Béchoux, qui essayait de tenir bon, mais dont l'œil humide et des tics nerveux trahissaient le désarroi.

      – Parfait ! dit-elle. A vous deux, vous allez démêler toute cette histoire et me rendre ma chambre à coucher. Ça vous concerne. Ah ! à mon tour, je vous présente Del Prego, mon professeur de gymnastique, masseur, maquilleur, marchand de pommades et produits de beauté, qui fait fureur près de ces demoiselles de music-hall, et qui vous rajeunit et vous désarticule comme pas un. Salue, Del Prego.

      Del Prego s'inclina. Il avait des épaules larges, une peau cuivrée, une figure épanouie et l'allure d'un ancien clown. Il était habillé de gris, guêtré et ganté de blanc, et tenait à la main un chapeau de feutre clair. Et tout de suite, gesticulant, grasseyant, mêlant au français exotique dont il usait des mots d'espagnol, d'anglais et de russe, il voulut exposer sa méthode de dislocation progressive. Olga lui coupa la parole.

      – Pas de temps à perdre. Qu'est-ce qu'il te faut comme renseignements, Béchoux ?

      – Tout d'abord, dit Béchoux, fais-nous voir ta chambre.

      – Allons-y, et presto !

      D'un bond, elle s'accrocha au trapèze, dont l'élan la jeta sur les deux anneaux, d'où elle dégringola devant la porte.

      – Nous y sommes, dit-elle.

      La chambre était absolument, radicalement vide. Lit, meubles, rideaux, gravures, glaces, tapis, bibelots, plus rien. Une chambre n'est pas plus nue où les déménageurs ont opéré.

      Olga pouffa de rire.

      – Hein ? L'ont-ils nettoyée ! Jusqu'à mon jeu de brosses en ivoire, qu'ils ont raflé ! On dirait qu'ils ont même emporté la poussière ! Et ce que j'y tenais à ma chambre ! Pur Louis XV... Achetée pièce par pièce !... Un lit où coucha la Pompadour !... Quatre gravures de Boucher !... Une commode signée !... Des merveilles, quoi !... Tout l'argent de ma tournée en Amérique y avait passé !

      Elle fit un saut périlleux sur place, secoua sa chevelure et s'écria gaiement :

      – Bah ! On s'en paiera une autre. Avec mes muscles en caoutchouc et ma voix éraillée, je n'suis pas en peine... Mais qu'est-ce que tu as à me reluquer ainsi, Béchoux ? On dirait toujours que tu vas t'évanouir à mes pieds ! Viens que je t'embrasse, et défile-moi tes questions, qu'on en finisse avant l'arrivée des types du Parquet.

      Béchoux prononça :

      – Raconte ce qui s'est passé.

      – Oh ! ce n'est pas long, reprit-elle. Voilà. Hier soir, la demie de dix heures venait de sonner... Il faut vous dire que j'étais partie à huit heures avec Del Prego, qui m'accompagnait aux Folies-Bergère à la place de maman. Elle tricotait, maman. Donc la demie sonne. Tout à coup, un peu de bruit, du côté de ma chambre. Elle y court. A la lueur d'une lampe électrique, qui s'éteint aussitôt, elle avise un homme qui démonte le lit, et un autre qui lui dégringole sur la tête, et la renverse, tandis que le premier l'encapuchonne d'un tapis de table. Alors ils déménagent la pièce, l'un d'eux descendant les meubles au fur et à mesure. Maman ne bouge pas, ne crie pas. Elle entend une grosse auto qui démarre dans la rue, et puis elle tourne de l'œil.

      – De sorte que, fit Béchoux, quand tu es revenue des Folies-Bergère... ?

      – J'ai trouvé la porte d'en bas ouverte, la porte de cet appartement ouverte et maman évanouie. Tu penses, mon ahurissement !

      – Les concierges ?

      – Tu les connais. Deux bons vieux qui habitent là depuis trente ans et qu'un tremblement de terre ne dérangerait pas. Il n'y a que le coup de sonnette qui est capable de les réveiller la nuit. Or, ils jurent leurs grands dieux que, de dix heures du soir, heure à laquelle ils se sont endormis, jusqu'au matin, personne n'a sonné.

      – Et par conséquent, dit Béchoux, qu'ils n'ont pas une seule fois tiré le cordon qui ouvre ?

      – C'est ça même.

      – Et les autres locataires ?

      – Rien entendu, non plus.

      – En fin de compte ?...

      – En fin de compte, quoi ?

      – Ton avis, Olga ?

      La jeune femme s'emporta.

      – Tu en as de bonnes, toi ! Est-ce que c'est mon affaire d'avoir un avis ? Vrai, tu m'as l'air aussi godiche que les types du Parquet.

      – Mais, fit-il interloqué, c'est à peine si on commence.

      – Et tout ce que j'ai dit, bouffi, ça n'te suffit pas pour éclairer ta lanterne ? Si le dénommé Barnett est aussi gourde que toi, j'peux dire adieu à mon lit Pompadour.

      Le dénommé Barnett s'avança et lui demanda :

      – Pour quel jour le désirez-vous, votre lit Pompadour, madame ?

      – Comment ? dit-elle en regardant avec surprise ce personnage un peu falot d'apparence et à qui elle n'avait accordé aucune attention.

      Il spécifia d'un ton familier :

      – Je voudrais savoir le jour et l'heure où vous désirez rentrer en possession de votre lit Pompadour et de toute votre chambre.

      – Mais...

      – Fixons la date. C'est aujourd'hui mardi. Mardi prochain, cela vous convient-il ?

      Elle ouvrait de grands yeux ronds et semblait suffoquée. Que signifiait cette proposition insolite ? Plaisanterie ou fanfaronnade ? Et tout à coup elle pouffa de rire.

      – En voilà un rigolo ! D'où l'as-tu sorti, ton copain, Béchoux ? Eh bien, non, tu sais, il en a de l'estomac, le dénommé Barnett ! Une semaine ! On dirait qu'il l'a dans sa poche, mon lit Pompadour... Et tu t'imagines que je vais perdre mon temps avec des lascars comme vous !

      Elle les poussa tous deux jusqu'au vestibule.

      – Allons, décampez, et qu'on ne vous revoie plus. Je n'aime pas qu'on se paie ma tête. Quels farceurs que ces cocos-là !

      La porte de l'atelier fut refermée bruyamment sur les deux cocos. Béchoux, désespéré, gémit :

      – Il n'y a pas dix minutes qu'on est arrivé.

      Tranquillement, Barnett examinait le vestibule, tout en posant quelques questions à l'une des vieilles bonnes. Quand ils eurent descendu l'escalier, il entra dans la loge des concierges, qu'il interrogea également. Puis, une fois dehors, il sauta dans un taxi qui passait et donna son adresse de la rue de Laborde, tandis que Béchoux demeurait tout ébaubi sur le trottoir.

      Si Barnett avait du prestige aux yeux de Béchoux, Olga lui en imposait davantage encore, et il ne douta point que, selon l'expression d'Olga, Barnett ne se fût tiré d'embarras par une promesse qui ne pouvait être qu'une farce.

      Béchoux en eut la preuve le lendemain, quand il se rendit à l'Agence Barnett. Dans son fauteuil, les pieds sur son bureau, Barnett fumait.

      – Si c'est comme ça que tu prends la chose à cœur, s'écria Béchoux furieux, nous risquons de patauger ad æternum. J'ai beau me démener là-bas, les types du Parquet n'y fichent goutte. Moi non plus, d'ailleurs. On est bien d'accord sur certains points, par exemple qu'il y a impossibilité matérielle, même avec une fausse clef, de pénétrer dans la maison, si on ne vous ouvre pas de l'intérieur. Et comme il n'y avait personne à l'intérieur que l'on puisse soupçonner de complicité, on arrive bien à ces deux conclusions inévitables : 1° Que l'un des deux cambrioleurs se trouvait dans la maison dès la fin de la journée précédente et qu'il a ouvert à son complice ; 2° Qu'il n'avait pu s'introduire sans être vu par l'un des concierges, puisque la porte de la maison reste toujours fermée. Mais qui est entré ? Qui servit d'introducteur ? Mystère. Alors ?

      Barnett ne se départit pas de son silence. Il paraissait absolument étranger à l'affaire. Et Béchoux continuait :

      – On a établi la liste des quelques personnes venues la veille. Pour chacune d'elles, les concierges sont aussi catégoriques : toute personne entrée est ressortie. Donc aucun indice, et le cambriolage, que l'on suit dans ses diverses phases, et qui a été accompli avec des moyens si simples et une telle audace, demeure absolument inexplicable en ce qui concerne son origine même. Hein, qu'en dis-tu, de cette affaire ?

      Barnett s'étira, sembla revenir à la réalité et prononça :

      – Elle est délicieuse.

      – Qui ? Quoi ? Qui est-ce qui est délicieuse ?

      – Ta femme.

      – Hein ?

      – Aussi délicieuse dans la vie que sur la scène. Une animation ! Une exubérance ! Un vrai gamin de Paris... Et avec ça, du goût et de la délicatesse ! L'idée de mettre ses économies dans l'achat d'un lit Pompadour, n'est-ce pas charmant ? Béchoux, tu ne mérites pas ta veine.

      Béchoux bougonna :

      – Ma veine, il y a beau temps qu'elle s'est évanouie.

      – Après avoir duré ?...

      – Un mois.

      – Et tu te plains ?

      Le samedi, Béchoux revint à la charge. Barnett fumait, rêvassait et ne répondait pas. Enfin, le lundi, Béchoux apparut, découragé.

      – Ça ne marche pas, grogna-t-il. Tous ces types-là sont idiots. Et pendant ce temps, le lit Pompadour et la chambre d'Olga doivent filer vers quelque port d'où ils seront expédiés à l'étranger et vendus un jour ou l'autre. De quoi ai-je l'air, moi, inspecteur de police, vis-à-vis d'Olga ? D'un imbécile.

      Il observa Barnett, qui regardait la fumée de sa cigarette tourbillonner vers le plafond, et il s'indigna.

      – Ainsi, nous luttons contre des adversaires formidables, tels que tu n'en as jamais rencontré... des gens qui agissent avec une méthode particulière, un truc tellement au point qu'ils ont déjà dû l'employer et le perfectionner... et ça te laisse calme ? On voit, à n'en pas douter, qu'ils ont introduit quelqu'un dans la place, et tu n'essaies pas d'éclaircir leur manigance ?

      – Il y a en elle, dit Barnett, quelque chose qui me plaît plus que tout.

      – Quoi ? fit Béchoux.

      – Son naturel, sa spontanéité. Pas de cabotinage. Olga dit ce qu'elle pense, agit selon son instinct et vit selon sa fantaisie. Je te le répète, Béchoux, c'est une créature délicieuse.

      Béchoux frappa la table d'un grand coup de poing.

      – Sais-tu pour quoi tu passes à ses yeux ? Pour un crétin. Quand elle parle de toi avec Del Prego, ils rigolent à se tenir les côtes. Barnett le crétin... Barnett le bluffeur...

      Barnett soupira :

      – Pénible adjectif ! Que faire pour ne plus le mériter ?

      – C'est demain mardi. Il faut rendre le lit Pompadour, comme tu l'as promis.

      – Fichtre, je ne sais malheureusement pas où il se trouve. Donne-moi donc un conseil, Béchoux.

      – Fais arrêter les cambrioleurs. Par eux tu sauras la vérité.

      – Ça, c'est plus facile, dit Barnett. Tu as un mandat ?

      – Oui.

      – Et des hommes à ta disposition ?

      – Je n'aurais qu'à téléphoner à la Préfecture.

      – Téléphone donc qu'on t'envoie aujourd'hui deux gaillards près du Luxembourg, sous les galeries de l'Odéon.

      Béchoux tressauta.

      – Tu te fiches de moi ?

      – Pas du tout. Mais crois-tu que je veuille passer pour un crétin aux yeux d'Olga Vaubant ? Et puis, quoi ! n'ai-je pas l'habitude de tenir mes engagements ?

      Béchoux réfléchit quelques secondes. Il avait l'impression soudaine que Barnett parlait sérieusement et que, depuis six jours, étendu dans son fauteuil, il n'avait point cessé de songer à l'énigme. Ne disait-il pas souvent qu'il y a des cas où la réflexion vaut mieux que toute enquête ?

      Sans plus interroger, Béchoux demanda au téléphone un de ses amis, un nommé Albert, qui était le collaborateur le plus direct du chef de la Sûreté. Il fut convenu que deux inspecteurs seraient dirigés sur l'Odéon.

      Barnett se leva et s'apprêta. Il était trois heures. Ils partirent.

      – Nous allons dans le quartier d'Olga ? fit Béchoux.

      – Dans la maison même.

      – Mais pas chez elle ?

      – Chez les concierges.

      Ils s'installèrent, en effet, au fond de la loge, après que Barnett eut recommandé aux concierges de ne pas souffler mot et de ne rien faire qui pût donner à croire que quelqu'un fût auprès d'eux. Un grand rideau qui cachait le lit les dissimula. De chaque côté, l'un et l'autre pouvaient voir toute personne à qui l'on aurait tiré le cordon, soit pour entrer, soit pour sortir.

      Le prêtre du premier étage passa, puis une des vieilles bonnes d'Olga, qui allait en course, un panier sous le bras.

      – Qui diable attendons-nous ? murmura Béchoux. Quel est ton but ?

      – De t'apprendre ton métier.

      – Mais...

      – Ferme.

      A trois heures et demie entra Del Prego. Gants blancs, guêtres blanches, complet gris, chapeau clair. Il dit bonjour de la main aux concierges et monta. C'était l'heure où commençait la leçon de gymnastique quotidienne.

      Quarante minutes plus tard, il sortait de nouveau et rentrait avec un paquet de cigarettes qu'il était allé acheter. Gants blancs... guêtres blanches...

      Puis trois personnes quelconques défilèrent. Et soudain, Béchoux chuchota :

      – Tiens, le voilà qui rentre encore, pour la troisième fois. Par où donc était-il ressorti ?

      – Mais, par cette porte, je suppose.

      – Il me semble que non, cependant, déclara Béchoux, moins affirmatif... à moins que nous ayons mal observé... Qu'en penses-tu, Barnett ?

      Barnett écarta le rideau et répondit :

      – Je pense qu'il est temps d'agir. Va retrouver tes collègues, Béchoux.

      – Je les amène ?

      – Oui.

      – Et toi ?

      – Moi, je monte.

      – Tu m'attends ?

      – Pour quoi faire ?

      – Mais enfin, qu'y a-t-il ?

      – Tu le verras. Postez-vous tous les trois au second étage. On vous appellera.

      – Alors tu marches ?

      – A fond.

      – Contre qui ?

      – Contre des bonshommes qui n'ont pas froid aux yeux, je te le jure. Galope.

      Béchoux s'en alla. Barnett, comme il l'avait annoncé, monta les trois étages et sonna. On l'introduisit dans la salle de gymnastique où Olga achevait sa leçon sous la surveillance de Del Prego.

      – Tiens, l'intrépide M. Barnett ! s'écria Olga du haut d'une échelle de corde, le tout-puissant M. Barnett. Eh bien, monsieur Barnett, m'apportez-vous mon lit Pompadour ?

      – A peu de chose près, madame. Mais je ne vous gêne pas ?

      – Au contraire.

      D'une agilité incroyable, méprisant le danger, elle exécuta comme en se jouant les mouvements que Del Prego lui indiquait d'une voix brève. Le professeur approuvait, critiquait, et parfois donnait l'exemple, lui-même acrobate exercé, mais plus violent que souple, et soucieux, eût-on dit, de montrer sa force qui semblait prodigieuse.

      La leçon terminée, il enfila son veston, boutonna ses guêtres blanches, prit ses gants blancs et son chapeau clair.

      – A ce soir, au théâtre, madame Olga.

      – Tu ne m'attends donc pas aujourd'hui, Del Prego ? Tu m'y aurais conduite, puisque maman est absente.

      – Pas possible, madame Olga. J'ai une séance avant de dîner.

      Il se dirigea vers la sortie, mais il dut s'arrêter. Barnett se trouvait entre la porte et lui.

      – Quelques mots seulement, cher monsieur, dit Barnett, puisque le hasard favorable me met en votre présence.

      – Je regrette vivement ; mais...

      – Dois-je me présenter encore ? Jim Barnett, détective privé de l'Agence Barnett et Cie, un ami de Béchoux.

      Del Prego fit un pas en avant :

      – Toutes mes excuses, monsieur, mais je suis un peu pressé.

      – Oh ! une minute, pas davantage, le temps de faire appel à vos souvenirs.

      – A propos de quoi ?

      – A propos d'un certain Turc...

      – Un Turc ?

      – Oui, qui s'appelle Ben-Vali.

      Le professeur hocha la tête et répondit :

      – Ben-Vali ? Je n'ai jamais entendu ce nom.

      – Peut-être celui d'un certain Avernoff vous serait-il connu ?

      – Pas davantage. Quels étaient ces messieurs ?

      – Deux assassins.

      Il y eut un court silence, puis Del Prego dit en riant :

      – Ce sont des sortes de personnages que je n'aime pas beaucoup fréquenter.

      – On prétend, au contraire, dit Barnett, que vous connaissiez ceux-là intimement.

      Del Prego le toisa des pieds à la tête et mâchonna :

      – Qu'est-ce que tout cela signifie ? Expliquez-vous donc ! Les charades m'ennuient.

      – Asseyez-vous, monsieur Del Prego. Nous parlerons plus à l'aise.

      Del Prego répliqua par un geste d'impatience. Olga s'était rapprochée des deux hommes, jolie et curieuse, toute menue dans son costume de gymnastique.

      – Assieds-toi, Del Prego. Pense donc qu'il s'agit de mon lit Pompadour.

      – Justement, dit Barnett. Et croyez bien, monsieur Del Prego, que je ne vous propose aucune charade. Seulement, dès ma première visite ici, après le cambriolage, je n'ai pu m'empêcher d'évoquer deux faits divers dont on a beaucoup parlé dans le temps, et à propos desquels j'aimerais bien connaître votre avis. Quelques minutes suffiront.

      Barnett n'avait plus du tout son attitude ordinaire de subalterne. Le ton de sa voix prenait une autorité à laquelle on ne pouvait se soustraire. Olga Vaubant en était tout impressionnée. Del Prego fut dominé et grogna :

      – Dépêchez-vous.

      – Voici.

      Et Barnett commença :

      – Il y a trois ans, un bijoutier en appartement, qui demeurait avec son père à l'étage supérieur d'un vaste immeuble situé au cœur de Paris, M. Saurois, était en relations d'affaires avec un certain Ben-Vali, lequel, coiffé d'un turban et vêtu d'un costume de Turc à culottes bouffantes, trafiquait sur les pierres précieuses de second ordre, topazes orientales, perles baroques, améthystes, etc. Le soir d'un jour où Ben-Vali était monté plusieurs fois chez lui, le bijoutier Saurois, en revenant du théâtre, trouva son père poignardé et ses coffrets à bijoux entièrement vides. Or, l'enquête prouva que le crime avait été commis, non pas par Ben-Vali lui-même, lequel excipa d'un alibi indiscutable, mais par quelqu'un que Ben-Vali avait dû amener dans l'après-midi. Il fut, du reste, impossible de mettre la main sur ce quelqu'un, et non plus sur le Turc. L'affaire fut classée. Vous vous le rappelez ?

      – Il n'y a que deux ans que je suis arrivé à Paris, répliqua Del Prego. En outre, je ne vois pas l'intérêt...

      Jim Barnett continua :

      – Dix mois auparavant, autre crime du même genre, dont la victime fut un collectionneur de médailles, M. Davoul, et dont l'auteur avait été certainement amené chez lui et caché par le comte Avernoff, Russe à bonnet d'astrakan et à longue redingote.

      – Je me souviens, dit Olga Vaubant, qui était très pâle.

      – Tout de suite, reprit Barnett, je crus apercevoir entre ces deux faits et le cambriolage de la chambre Pompadour, non pas une analogie frappante, mais un certain air de famille. Le vol commis aux dépens du bijoutier Saurois par l'assassin Ben-Vali et le vol commis aux dépens du collectionneur Davoul avaient été effectués par deux étrangers, et grâce à un procédé que l'on retrouvait ici, c'est-à-dire grâce à l'introduction préalable d'un ou deux complices chargés de la besogne. Mais quelle était la caractéristique de ce procédé ? Voilà ce que je ne vis pas du premier coup, et voilà ce à quoi je me suis acharné depuis plusieurs jours dans le silence et la solitude. Avec les deux éléments que je possédais, crime Ben-Vali et crime Avernoff, il fallait établir l'idée générale d'un système qui avait dû être appliqué dans bien d'autres circonstances que j'ignorais.

      – Et vous avez trouvé ? demanda Olga d'une voix passionnée.

      – Oui. Et j'avoue que l'idée est rudement belle. C'est de l'art, et je m'y connais, de l'art neuf, original, et qui ne doit rien à personne... du grand art ! Tandis que la tourbe des cambrioleurs et des assassins agit en sourdine et s'introduit furtivement, ou envoie d'avance des complices : ouvriers plombiers, garçons livreurs, ou autres, qui se faufilent dans les maisons, ceux-là font leurs affaires en plein jour, la tête haute. Plus on les voit et mieux ça vaut. Ils pénètrent publiquement dans la maison, dont ils sont les familiers, où on a l'habitude de les voir. Et puis, au jour fixé, ils en sortent... Et ils entrent de nouveau... Et ils ressortent... Et ils re-rentrent... Et puis, quand le chef de la bande est à l'intérieur, voilà quelqu'un qui rapplique, quelqu'un qui n'est pas celui qu'on a vu aller et venir, mais qui a tellement son apparence que l'on croit que c'est lui. Est-ce admirable ?

      Barnett s'adressait à Del Prego et lui lançait ardemment :

      – C'est du génie, Del Prego, oui, du génie. Un autre, je le répète, tente le coup en tâchant de passer inaperçu, comme un rat d'hôtel, en s'habillant de couleurs neutres et d'une manière qui n'attire pas l'attention. Eux, ils ont compris qu'ils devaient se faire remarquer. Si un Russe à bonnet de fourrure, si un Turc à culottes bouffantes passe quatre fois le jour dans un escalier, personne ne comptera qu'il est entré une fois de plus qu'il n'est sorti. Or, la cinquième fois, c'est le complice qui est entré. Et personne ne s'en doute. Voilà le procédé. Chapeau bas ! Celui qui l'a imaginé et qui l'applique ainsi est un maître, et je pose en fait qu'un maître de cette envergure ne se retrouve pas deux fois. Pour moi, Ben-Vali et le comte Avernoff ne font qu'un, et alors n'est-il pas légitime de se dire que celui-là est apparu une troisième fois, sous une troisième forme, dans l'affaire qui nous occupe ? Russe d'abord, puis Ottoman... puis... qui pourrions-nous apercevoir ici ayant cette même qualité d'étranger et s'habillant de cette même façon particulière ?

      Une pause. Olga avait eu un geste indigné. Elle comprenait tout à coup le but où tendait Barnett depuis le début de ses explications, et elle protesta.

      – Ça, non. Il y a là une insinuation contre laquelle je me révolte.

      Del Prego sourit, d'un air indulgent.

      – Laissez donc, madame Olga... M. Barnett s'amuse...

      – Evidemment, Del Prego, dit Barnett, je m'amuse, et vous avez bien raison de ne pas prendre au sérieux mon petit roman d'aventures, du moins avant d'en connaître le dénouement. Certes, je le sais bien, vous êtes étranger, vous vous habillez de manière à vous faire remarquer, gants blancs... guêtres blanches... Certes, vous avez un masque mobile, apte aux transformations, et qui vous aiderait, plus qu'un autre, à passer du Russe au Turc, et du Turc au rastaquouère. Certes, vous êtes un familier de la maison, et vos multiples fonctions vous appellent ici plusieurs fois par jour. Mais enfin, votre réputation d'honnête homme est inattaquable, et Olga Vaubant répond de vous. Aussi n'est-il aucunement question de vous accuser. Mais que faire ? Vous comprenez mon embarras ? Le seul coupable possible était vous, or, vous ne pouvez pas être coupable. N'est-ce pas, Olga Vaubant ?

      – Non, non, dit-elle, les yeux brillants de fièvre et d'anxiété. Alors, qui accuser ? Quel moyen employer ?

      – Un moyen très simple.

      – Lequel ?

      – J'ai tendu un piège.

      – Un piège ? Mais comment ?

      Jim Barnett demanda :

      – Vous avez eu avant-hier un coup de téléphone du baron de Laureins ?

      – Oui, en effet.

      – Lequel est venu vous voir hier ?

      – Oui... oui...

      – Et qui vous a apporté un lourd coffret d'argenterie aux armes de la Pompadour ?

      – Le voici sur cette table.

      – Le baron de Laureins, qui est ruiné, cherche à vendre ce coffret qu'il tient de ses ancêtres d'Etioles, et vous l'a laissé en dépôt jusqu'à demain mardi.

      – Comment le savez-vous ?

      – C'est moi, le baron. Vous avez donc montré et fait admirer cette merveilleuse argenterie autour de vous ?

      – Oui.

      – D'autre part, votre mère a reçu de province un télégramme la suppliant de venir auprès d'une sœur malade ?

      – Qui vous l'a dit ?

      – C'est moi qui ai envoyé le télégramme. Donc, votre mère partie le matin, le coffret placé dans cette pièce jusqu'à demain, quelle tentation, pour celui de vos familiers qui a réussi le cambriolage de votre chambre, de recommencer son coup d'audace et d'escamoter, ce qui est beaucoup plus facile, ce coffret d'argenterie.

      Olga prit peur subitement et s'écria :

      – Et la tentative a lieu ce soir ?

      – Ce soir.

      – Mais c'est effrayant ! dit-elle d'une voix tremblante.

      Del Prego, qui avait écouté sans broncher, se leva et dit :

      – Il n'y a rien là d'effrayant, madame Olga, puisque vous êtes avertie. Il suffit de prévenir la police. Si vous le permettez, j'y vais de ce pas.

      – Fichtre non ! protesta Barnett. J'ai besoin de vous, Del Prego.

      – Je ne vois guère en quoi je puis vous être utile.

      – Comment ! Mais pour l'arrestation du complice.

      – Nous avons le temps, puisque le coup est pour ce soir.

      – Oui, mais rappelez-vous que le complice est introduit d'avance.

      – Il serait donc déjà entré ?

      – Depuis une demi-heure.

      – Allons donc ! Depuis mon arrivée ?

      – Depuis votre seconde arrivée.

      – C'est incroyable.

      – Je l'ai vu passer, comme je vous vois.

      – Il se cacherait donc dans cet appartement ?

      – Oui.

      – Où ?

      Barnett tendit le doigt vers la porte.

      – Là. Il y a dans le vestibule un placard encombré de vêtements et de robes, où l'on n'a guère l'occasion de pénétrer l'après-midi. Il y est.

      – Mais il n'a pas pu entrer seul ?

      – Non.

      – Qui lui a ouvert ?

      – Toi, Del Prego.

      Certes, il était visible, depuis le début de la conversation, que toutes les paroles de Barnett visaient le professeur de gymnastique, et que toutes constituaient des allusions de plus en plus précises. Cependant la brusquerie de l'attaque fit sursauter Del Prego. Son visage exprima le tumulte des sentiments qui s'entrechoquaient en lui et qu'il avait pu dissimuler jusque-là : fureur, inquiétude, envie forcenée d'agir... Barnett, devinant son hésitation, en profita pour courir dans le vestibule et pour extraire de son placard un homme qu'il poussa vers l'atelier.

      – Ah ! s'écria Olga. C'était donc vrai ?

      L'homme, de même taille que Del Prego, était vêtu de gris comme lui et guêtré de blanc comme lui. Même sorte de visage gras et mobile.

      – Vous oubliez votre chapeau et vos gants, monseigneur, dit Barnett qui lui colla sur la tête un feutre clair et lui tendit ses gants blancs.

      Olga, stupéfaite, s'éloignait pas à pas, et, sans quitter des yeux les deux hommes, montait à reculons les degrés d'une échelle. Elle se rendait compte soudain de ce qu'était Del Prego et des dangers qu'elle avait courus près de lui.

      – Hein, lui dit Barnett en riant, c'est drôle ! Ils ne se ressemblent pas comme des jumeaux, mais avec leur stature pareille, leur visage d'anciens clowns, et surtout leur accoutrement identique, c'est tout à fait comme des frères.

      Les deux complices revenaient peu à peu de leur désarroi. Somme toute, ils n'avaient en face d'eux, qui étaient forts et puissants, qu'un seul adversaire, lequel faisait piètre figure avec sa redingote étriquée et son aspect de petit employé de commerce.

      Del Prego bredouilla une phrase en langue étrangère que Barnett interpréta aussitôt.

      – Pas la peine de parler russe, dit-il, pour demander à ton acolyte s'il a son revolver...

      Del Prego tressaillit de rage et dit quelques mots dans une autre langue.

      – Tu joues de malheur ! s'exclama Barnett. Je connais le turc comme ma poche ! Et puis, j'aime autant te prévenir : dans l'escalier, il y a Béchoux, que tu connais, le mari d'Olga, et deux de ses camarades. Une détonation et ils surgissent.

      Del Prego et l'autre échangèrent un coup d'œil. Ils se sentaient perdus. Cependant ils étaient de ceux qui ne lâchent pas prise avant d'avoir touché des deux épaules, et, immobiles en apparence, par déplacements imperceptibles, ils se rapprochèrent de Barnett.

      – A la bonne heure ! s'écria celui-ci, la lutte à bras-le-corps... la lutte acharnée... Et alors une fois que je serai hors de combat, vous essaierez de brûler la politesse à Béchoux. Attention, madame Olga ! Vous allez assister à quelque chose de splendide ! Les deux colosses contre le gringalet. Les deux Goliath contre David... Vas-y donc, Del Prego ! Plus vite que ça ! Allons, un peu de courage ! Saute-moi à la gorge !

      Trois pas les séparaient. Les deux bandits crispaient leurs doigts. Une seconde de plus, et ils s'élançaient.

      Barnett les prévint. Il piqua une tête sur le parquet, saisit chacun d'eux par une jambe et les renversa comme des mannequins. Avant même qu'ils eussent le temps de se défendre, ils sentirent que leurs têtes étaient clouées par une main qui leur parut plus implacable qu'un crampon de fer. Ils râlèrent tout de suite. Ils étouffaient. Leurs bras n'avaient plus la moindre force.

      – Olga Vaubant, dit Barnett avec un calme surprenant, ayez l'obligeance d'ouvrir et d'appeler Béchoux.

      Olga se laissa tomber de son échelle et courut vers la porte aussi vite que le lui permettaient ses forces défaillantes.

      – Béchoux ! Béchoux ! cria-t-elle.

      Et, rentrant avec l'inspecteur, pleine à la fois d'enthousiasme et d'effroi, elle lui dit :

      – Ça y est ! Il les a « torpillés », à lui tout seul ! Si jamais j'aurais cru ça de lui !...

      – Tiens, dit Barnett à Béchoux, voilà tes deux clients. Tu n'as qu'à leur passer la chaîne au poignet, afin que je les laisse respirer, les pauvres diables ! Non, ne les serre pas trop, Béchoux ! Je t'assure qu'ils seront raisonnables. N'est-ce pas, Del Prego ? On n'a pas envie de rouspéter ?...

      Il se releva, baisa la main d'Olga, qui le contemplait d'un œil ébaubi, puis s'écria gaiement :

      – Ah ! Béchoux, quelle belle chasse aujourd'hui ! Deux grands fauves, parmi les plus grands et les plus rusés ! Del Prego, tous mes compliments pour la façon dont tu travailles.

      Du bout de ses doigts raidis, il lançait de petites pointes amicales dans la poitrine du professeur, que Béchoux tenait solidement à l'aide d'un cabriolet, et il continuait avec une joie croissante :

      – C'est du génie, je le répète. Tiens, tout à l'heure, dans la loge des concierges où nous guettions, j'ai bien vu, moi qui connaissais ton truc, que le dernier arrivant n'était pas toi. Mais Béchoux, après une seconde d'incertitude, est tombé dans le panneau et a cru que ce monsieur à guêtres blanches, à gants blancs, à chapeau clair et à veston gris, était bien le Del Prego qu'il avait vu passer plusieurs fois, ce qui permit au Del Prego numéro deux de monter tranquillement, de se glisser par la porte que tu n'avais pas refermée et de filer dans le placard. Exactement comme au soir où la chambre à coucher s'évanouissait dans les ténèbres... Et tu oserais me dire que tu n'as pas de génie ?

      Décidément, Barnett ne pouvait plus contenir sa joie exubérante. Un bond formidable le mit à cheval sur le trapèze, d'où il sauta sur une perche immobile autour de laquelle il tourna comme une girouette. Il attrapa la corde à nœuds, puis les anneaux, puis l'échelle, tout cela dans un mouvement vertigineux, comparable aux pirouettes d'un singe dans sa cage. Et rien n'était plus comique que les basques de sa vieille redingote qui flottaient et virevoltaient derrière lui, raides et ridicules.

      Olga, de plus en plus confondue, le retrouva soudain planté devant elle.

      – Tâtez mon cœur, jolie dame... Aucune précipitation, n'est-ce pas ? Et mon crâne ? Pas une goutte de sueur.

      Il saisit l'appareil téléphonique et demanda un numéro :

      – La Préfecture de police, s'il vous plaît... Service des recherches... à la Sûreté... Ah ! c'est toi, Albert ? C'est moi, Béchoux. Tu ne reconnais pas ma voix ? N'importe ! Préviens que l'inspecteur Béchoux a arrêté deux assassins qui sont les auteurs du cambriolage Olga Vaubant.

      Il tendit la main à Béchoux.

      – Toute la gloire pour toi, mon vieux. Madame, je vous salue. Tu as l'air de me faire grise mine, Del Prego ?

      Del Prego bougonna :

      – Je pense qu'il n'y a qu'un type capable de me rouler ainsi.

      – Qui donc ?

      – Arsène Lupin.

      Barnett s'exclama :

      – A la bonne heure, Del Prego, voilà de la fine psychologie. Ah ! toi, tant que tu ne « perdras pas la tête », il y aura de la ressource ! Seulement, voilà, elle ne colle plus très bien à tes épaules.

      Il éclata de rire, salua Olga et sortit d'un pas léger en chantonnant :

      – Isidore m'adore. Mais c'est Jaime... que j'aime.

      Le lendemain, Del Prego, harcelé de questions et accablé de preuves, désignait le hangar de banlieue où il avait enfermé la chambre à coucher d'Olga Vaubant. C'était un mardi. Barnett avait tenu sa promesse.

      Durant quelques jours, Béchoux fut obligé de se rendre en province pour son service. En revenant, il trouvait un mot de Barnett :

      « Avoue que j'ai été chic ! Pas un sou de bénéfice dans l'affaire ! Aucun de ces prélèvements qui t'affligent ! Mais, d'un autre côté, quelle récompense si je garde ton estime !... »


      L'après-midi, Béchoux, résolu à rompre toute relation avec Barnett, se dirigea vers l'agence de la rue de Laborde.

      Elle était close et barrée d'une affiche :

Fermée pour cause de flirt.
Réouverture après la lune de miel.

      – Que diable cela veut-il dire ? grogna Béchoux, non sans une inquiétude secrète.

      Il courut chez Olga. Porte close également. Il courut aux Folies-Bergère. Là on lui annonça que la grande artiste avait payé un dédit important et venait de partir en voyage.

      – Crénom de crénom ! bredouilla Béchoux quand il fut dans la rue. Est-ce que ce serait possible ? A défaut d'un prélèvement en argent, aurait-il profité de sa victoire, et s'est-il permis de séduire... ?

      Epouvantable soupçon ! Détresse sans pareille ! Comment savoir ? Ou plutôt, comment agir pour ne pas savoir et pour ne pas acquérir une certitude que Béchoux craignait plus que tout ?

      Mais, hélas ! Barnett ne lâchait pas sa proie. Et, à diverses reprises, Béchoux reçut des cartes postales illustrées et annotées avec un enthousiasme délirant :

      « Ah ! Béchoux, un clair de lune à Rome ! Béchoux, si jamais tu aimes, viens en Sicile... »

      Et Béchoux grinçait des dents :

      – Gredin ! Je t'ai tout pardonné. Mais cela, jamais. A bientôt la revanche !...




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