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L'Agence Barnett et Cie

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






LA LETTRE D'AMOUR DU ROI GEORGE

On frappa.

      M. Barnett, de l'Agence Barnett et Cie, qui somnolait sur son fauteuil, dans l'attente du client, répondit :

      – Entrez.

      Tout de suite, en voyant le nouveau venu, il s'écria cordialement :

      – Ah ! l'inspecteur Béchoux ! Ça c'est gentil de me rendre visite. Comment allez-vous, mon cher ami ?

      L'inspecteur Béchoux contrastait, comme tenue et comme manières, avec le type courant de l'agent de la Sûreté. Il visait à l'élégance, exagérait le pli de son pantalon, soignait le nœud de sa cravate, et faisait glacer ses faux cols. Il était pâle, long, maigre, chétif, mais pourvu de deux bras énormes, à biceps saillants, qu'il semblait avoir dérobés à un champion de boxe et accrochés, tant bien que mal, à sa carcasse de poids plume. Il en était très fier. D'ailleurs un air de grande satisfaction habitait sa face juvénile. Le regard ne manquait pas d'intelligence et d'acuité.


      – Je passais par là, répondit-il, et je me suis dit, connaissant vos habitudes régulières : « Tiens, mais c'est l'heure de Jim Barnett. Si je m'arrêtais... »

      – Pour lui demander conseil... acheva Jim Barnett.

      – Peut-être, avoua l'inspecteur, que la clairvoyance de Barnett étonnait toujours.

      Il restait indécis cependant, et Barnett lui dit :

      – Qu'y a-t-il donc ? La consultation paraît difficile aujourd'hui.

      Béchoux frappa la table du poing (et la force de son poing participait du formidable levier que constituait son bras).

      – Eh bien, oui, j'hésite un peu. Trois fois déjà, Barnett, nous avons eu l'occasion de travailler ensemble à des enquêtes malaisées, vous comme détective privé, moi comme inspecteur de police, et, les trois fois, j'ai cru constater que les personnes qui avaient sollicité votre concours, la baronne Assermann par exemple, se séparaient de vous avec une certaine rancune.

      – Comme si j'avais profité de l'occasion pour les faire chanter... interrompit Barnett.

      – Non... je ne veux pas dire...

      Barnett lui frappa l'épaule :

      – Inspecteur Béchoux, vous n'ignorez pas la formule de la maison : « Renseignements gratuits ». Eh bien, je vous donne ma parole d'honneur que jamais, vous entendez, je ne demande un sou à mes clients et que jamais je n'accepte d'eux un centime.

      Béchoux respira plus librement.

      – Merci, dit-il. Vous comprenez que ma conscience professionnelle ne me permet de collaborer qu'à de certaines conditions. Mais, en vérité (excusez-moi d'être indiscret), quelles sont donc les ressources de l'Agence Barnett ?

      – Je suis commandité par plusieurs philanthropes qui désirent garder l'anonymat.

      Béchoux n'insista pas. Et Barnett reprit :

      – Et alors, Béchoux, où cela se passe-t-il, votre affaire ?

      – Près de Marly. Il s'agit de l'assassinat du bonhomme Vaucherel. Vous en avez entendu parler ?

      – Vaguement.

      – Ça ne m'étonne pas. Les journaux s'y intéressent encore peu, bien que l'affaire soit diablement curieuse...

      – Un coup de couteau, n'est-ce pas ?

      – Oui, entre les deux épaules.

      – Des empreintes digitales sur le couteau ?

      – Non. Le manche avait été sans doute enveloppé d'un papier, que l'on retrouva en cendres.

      – Et pas d'indices ?

      – Aucun. Du désordre. Des meubles renversés. En outre le tiroir d'une table fracturé, mais sans qu'il soit possible de dire pourquoi on l'a fracturé et ce que l'on y a pris.

      – Où en est l'instruction ?

      – A l'heure actuelle, on confronte le sieur Leboc, fonctionnaire en retraite, avec les trois cousins Gaudu, trois gredins de la pire espèce, maraudeurs et braconniers. Des deux côtés, et sans la moindre preuve, on s'accuse réciproquement de l'assassinat. Voulez-vous que nous y allions en auto ? Rien ne vaut la réalité d'un interrogatoire.

      – Allons-y.

      – Un mot encore, Barnett. M. Formerie, qui instruit l'affaire et qui espère bien ainsi attirer l'attention sur lui et conquérir un poste à Paris, est un magistrat pointilleux, susceptible, qui supporterait mal ces petits airs moqueurs qu'il vous arrive de prendre avec les représentants de la justice.

      – Je vous promets, Béchoux, d'avoir pour lui les égards qu'il mérite.

      A mi-distance du bourg de Fontines à la forêt de Marly, au milieu de bois-taillis qu'une bande de terrain sépare de la forêt, se trouve, dans une enceinte de murs peu élevés, une maisonnette à un seul étage, avec un modeste potager. La « Chaumière » était habitée, huit jours encore auparavant, par un ancien libraire, le bonhomme Vaucherel, qui ne quittait son petit domaine de fleurs et de légumes que pour bouquiner de temps à autre sur les quais de Paris. Très avare, il passait pour riche, bien qu'il vécût médiocrement. Il ne recevait personne, sauf son ami, le sieur Leboc, qui demeurait à Fontines.

      La reconstitution du crime et l'interrogatoire du sieur Leboc avaient eu déjà lieu, et les magistrats déambulaient dans le jardin lorsque Jim Barnett et l'inspecteur descendirent d'auto. Béchoux se fit reconnaître des agents qui gardaient l'entrée de la « Chaumière » et, suivi de Barnett, rejoignit le juge d'instruction et le substitut au moment où ceux-ci s'arrêtaient à l'un des angles du mur. Les trois cousins Gaudu commençaient leurs dépositions. C'étaient trois valets de ferme, à peu près du même âge, qui n'avaient rien de commun entre eux qu'une même expression sournoise et têtue, sur des faces entièrement dissemblables. L'aîné affirma :

      – Oui, monsieur le juge, c'est bien là qu'on a sauté pour porter secours.

      – Vous veniez de Fontines ?

      – De Fontines, et en retournant au travail, sur le coup de deux heures, nous bavardions avec la mère Denise, près d'ici, à la lisière du taillis, quand les cris ont commencé. « On appelle au secours, que je dis, ça vient de la Chaumière. »

      – Le bonhomme Vaucherel, vous comprenez, monsieur le juge, si on le connaissait ! On a donc couru. On a sauté le mur... Pas commode avec les tessons de bouteilles... Et on a traversé le jardin...

      – Où étiez-vous exactement à l'instant où la porte de la maison s'est ouverte ?

      – Ici même, dit l'aîné des Gaudu, qui mena le groupe vers une plate-bande.

      – Somme toute, à quinze mètres du perron, fit le juge en désignant les deux marches qui montaient au vestibule. Et c'est de là que vous avez vu apparaître...

      – ... M. Leboc lui-même... Je l'ai vu comme je vous vois... Il sortait d'un bond, comme quelqu'un qui se sauve, et, en nous voyant, il est rentré de même.

      – Vous êtes sûr que c'était lui ?

      – Sûr devant Dieu !

      – Et vous aussi ? demanda le juge aux deux autres.

      Ils affirmèrent :

      – Sûr, devant Dieu !

      – Vous ne pouvez pas vous tromper ?

      – Voilà cinq ans qu'il habite près de nous, au débouché de Fontines, déclara l'aîné, même que j'ai porté du lait chez lui.

      Le juge donna des ordres. La porte du vestibule fut ouverte, et de l'intérieur vint un homme d'une soixantaine d'années, vêtu de coutil marron, coiffé d'un chapeau de paille, à figure rose et souriante.

      – M. Leboc..., articulèrent en même temps les trois cousins.

      Le substitut prononça, à part :

      – Il est évident qu'aucune erreur n'est possible à cette distance, et que les Gaudu n'ont pas pu s'abuser sur l'identité du fugitif, c'est-à-dire de l'assassin.

      – Certes, fit le juge. Mais disent-ils la vérité ? Est-ce réellement M. Leboc qu'ils ont vu ? Continuons, voulez-vous ?

      Tout le monde pénétra dans la maison et envahit une vaste salle où les murs étaient comme tapissés de livres. Quelques meubles seulement. Une grande table, celle dont un des tiroirs avait été fracturé. Un portrait en pied et sans cadre du bonhomme Vaucherel, sorte de pochade coloriée, comme peut en faire un rapin qui s'amuse à chercher surtout la silhouette. Par terre, un mannequin représentant la victime.

      Le juge reprit :

      – A votre arrivée, Gaudu, vous n'avez pas revu M. Leboc ?

      – Non. On entendait des gémissements par ici, et on est venu tout de suite.

      – Donc M. Vaucherel vivait...

      – Oh ! pas bien fort. Il était à plat ventre, avec son couteau entre les épaules... On s'est mis à genoux... Le pauvre monsieur disait des mots...

      – Que vous avez entendus ?

      – Non... un seul tout au plus... Le nom de Leboc, qu'il répéta plusieurs fois... « M. Leboc... M. Leboc... » Et il mourut en se tordant sur lui-même. Alors on a couru partout. Mais M. Leboc n'était plus là. Il avait dû sauter par la fenêtre de la cuisine, qui était ouverte, et puis s'en aller par le petit chemin de cailloux qui reste à couvert jusque derrière chez lui... Alors on a été tous les trois à la gendarmerie... où on a raconté la chose...

      Le juge posa encore quelques questions, fit préciser de nouveau l'accusation très nette que les cousins portaient contre M. Leboc, et se tourna vers celui-ci.

      M. Leboc avait écouté, sans interrompre, et sans même que sa paisible attitude fût altérée par la moindre indignation. On eût dit que l'histoire des Gaudu lui semblait si stupide qu'il ne doutait point que cette stupidité n'apparût à la justice avec autant de force qu'à lui. On ne réfute pas de telles bêtises.

      – Vous n'avez rien à dire, monsieur Leboc ?

      – Rien de nouveau.

      – Vous persistez à soutenir ?...

      – Je persiste à soutenir ce que vous savez aussi bien que moi, monsieur le juge d'instruction, c'est-à-dire la vérité. Toutes les personnes de Fontines que vous avez interrogées, ou fait interroger, ont répondu : « M. Leboc ne sort jamais de chez lui dans la journée. A midi, on lui apporte de l'auberge son déjeuner. De une heure à quatre, il lit devant sa fenêtre et fume sa pipe. » Or, il faisait beau ce jour-là. Ma fenêtre était ouverte et cinq passants – cinq – m'ont aperçu, comme chaque après-midi, d'ailleurs, ils m'aperçoivent, à travers la grille de mon jardin.

      – Je les ai convoqués pour la fin de la journée.

      – Tant mieux, ils confirmeront leurs dépositions, et puisque je n'ai pas le don d'ubiquité et que je ne puis pas être à la fois ici et chez moi, vous admettrez, monsieur le juge, qu'on ne m'a pas vu sortir de la Chaumière, que mon ami Vaucherel n'a pas pu prononcer mon nom en mourant, et que, en définitive, les trois Gaudu sont d'abominables coquins.

      – Contre lesquels, n'est-ce pas, vous retournez l'accusation d'assassinat ?

      – Oh ! simple hypothèse...

      – Cependant une vieille femme, la mère Denise, qui ramassait les fagots, déclare qu'elle causait avec eux à l'instant où se sont élevés les cris.

      – Elle causait avec deux d'entre eux. Où était le troisième ?

      – Un peu en arrière.

      – L'a-t-elle vu ?

      – Elle le croit... elle n'est pas très sûre.

      – Alors, monsieur le juge, qui vous prouve que le troisième Gaudu n'était pas ici même, en train d'exécuter le coup ? Et qui prouve que les deux autres, postés aux environs, n'aient pas sauté le mur, non pour secourir la victime, mais pour étouffer ses cris et l'achever ?

      – En ce cas, quelle raison les porterait à vous accuser, vous, personnellement ?

      – J'ai une petite chasse. Les cousins Gaudu sont des braconniers impénitents. Deux fois, sur mes indications, ils ont été pris en flagrant délit et condamnés. Aujourd'hui, comme il leur faut, coûte que coûte, accuser afin de n'être pas accusés, ils se vengent.

      – Simple hypothèse, comme vous le dites. Pourquoi auraient-ils tué ?

      – Je l'ignore.

      – Vous n'imaginez pas ce qui a pu être dérobé dans le tiroir ?

      – Non, monsieur le juge d'instruction. Mon ami Vaucherel, qui n'était pas riche, quoi qu'on dise, avait placé ses petites économies chez un agent de change et ne gardait rien ici.

      – Aucun objet précieux ?

      – Aucun.

      – Ses livres ?

      – Pas de valeur, comme vous pouvez vous en assurer. Et c'était son regret. Il eût voulu s'offrir des éditions rares, des reliures anciennes. Il n'en avait pas les moyens.

      – Il ne vous a jamais parlé des cousins Gaudu ?

      – Jamais. Si grand que soit mon désir de venger la mort de mon pauvre ami, je ne veux rien dire qui ne soit absolument véridique.

      L'interrogatoire se poursuivit. Le juge pressa de questions les trois cousins. Mais, somme toute, la confrontation n'apporta aucun résultat. Après avoir éclairci quelques points secondaires, les magistrats se rendirent à Fontines.

      La propriété de M. Leboc, située sur les confins du village, n'était pas plus importante que la Chaumière. Une haie bien taillée et très haute entourait le jardin. A travers la grille d'entrée on apercevait, au-delà d'une petite pelouse toute ronde, une maison de briques badigeonnée de blanc. Comme à la Chaumière, quinze à vingt mètres environ de distance.

      Le juge pria M. Leboc de prendre la place qu'il occupait au jour du crime. M. Leboc s'assit donc à sa fenêtre, un livre sur ses genoux et sa pipe aux lèvres.

      Là non plus, l'erreur n'était pas possible. Toute personne passant devant la grille et jetant un coup d'œil sur la maison, ne pouvait pas ne pas voir distinctement M. Leboc. Les cinq témoins convoqués, paysans ou boutiquiers de Fontines, confirmèrent leur déposition et de telle façon que la présence de M. Leboc, le jour du crime, entre midi et quatre heures, ne pouvait pas faire plus de doute que sa présence actuelle devant les magistrats.

      Ceux-ci ne cachèrent pas leur embarras devant l'inspecteur, et le juge d'instruction, à qui Béchoux présenta son ami Barnett comme un détective d'une extraordinaire pénétration, ne put s'empêcher de dire :

      – Affaire embrouillée, monsieur ; qu'en pensez-vous ?

      – Oui, qu'en pensez-vous ? appuya Béchoux qui rappela d'un signe à Barnett ses recommandations de courtoisie.

      Jim Barnett avait assisté sans mot dire à toute l'enquête de la Chaumière, et plusieurs fois Béchoux l'avait interrogé vainement. Il se contentait de hocher la tête et de marmotter quelques monosyllabes.

      Il répondit aimablement :

      – Très embrouillée, monsieur le juge d'instruction.

      – N'est-ce pas ? Au fond, la balance est égale entre les adversaires. D'une part, il y a l'alibi de M. Leboc, lequel incontestablement n'a guère pu quitter sa maison de l'après-midi. Mais, d'autre part, le récit des trois cousins me semble de bon aloi.

      – De bon aloi, en effet. A droite ou à gauche, il y a sûrement ignominie et comédie abjecte. Mais est-ce à droite ou à gauche ? L'innocence est-elle chez les trois Gaudu, personnages louches, aux figures de brutes ? et le coupable serait-il le souriant M. Leboc dont le visage est tout candeur et sérénité ? Ou bien doit-on supposer que les faces de tous les acteurs du drame sont conformes aux rôles qu'ils y ont joués, M. Leboc étant innocent et les Gaudu coupables ?

      – Somme toute, dit M. Formerie avec satisfaction, vous n'êtes pas plus avancé que nous.

      – Oh ! si, beaucoup plus, affirma Jim Barnett.

      M. Formerie pinça les lèvres.

      – En ce cas, dit-il, faites-nous part de vos découvertes.

      – Je n'y manquerai pas au moment voulu. Aujourd'hui, je vous demanderai seulement, monsieur le juge d'instruction, de convoquer un nouveau témoin.

      – Un nouveau témoin ?

      – Oui.

      – Son nom ? son adresse ? prononça M. Formerie, tout à fait dérouté.

      – Je ne le connais pas.

      – Hein ? que dites-vous ?

      M. Formerie commençait à se demander si « l'extraordinaire » détective ne se payait pas sa tête. Béchoux était fort inquiet.

      A la fin Jim Barnett se pencha vers M. Formerie, et montrant du doigt le sieur Leboc qui, dix pas plus loin, fumait toujours consciencieusement à son balcon, il murmura en confidence :

      – Dans la poche secrète du portefeuille de M. Leboc, il y a une carte de visite que percent quatre petits trous disposés en losange. Elle nous donnera ledit nom et ladite adresse.

      Cette communication saugrenue n'était point pour rendre son aplomb à M. Formerie, mais l'inspecteur Béchoux n'hésita pas. Sans invoquer le moindre prétexte, il se fit remettre le portefeuille de M. Leboc, l'ouvrit et en tira une carte de visite percée de quatre trous en losange, et qui présentait ce nom : Miss Elisabeth LOVENDALE, avec cette adresse au crayon bleu : Grand Hôtel Vendôme, Paris.

      Les deux magistrats se regardèrent avec surprise. Béchoux rayonnait, cependant que M. Leboc s'écriait, sans le moindre embarras :

      – Bon Dieu ! l'ai-je cherchée, cette carte ! Et mon pauvre ami Vaucherel, donc !

      – Pour quelle raison la cherchait-il ?

      – Oh ! ça, vous m'en demandez trop, monsieur le juge. Sans doute avait-il besoin de l'adresse ci-dessus.

      – Mais ces quatre trous ?

      – Quatre trous au poinçon que j'y ai faits pour marquer les quatre points d'un écarté gagné par moi. Nous jouions souvent à l'écarté, tous les deux, et j'ai dû, par inadvertance, mettre cette carte de visite dans mon portefeuille.

      L'explication, fort plausible, fut donnée tout naturellement. M. Formerie l'accueillit avec faveur. Mais il restait à savoir comment Jim Barnett avait pu deviner la présence de cette carte de visite dans la poche secrète d'un homme qu'il n'avait jamais vu.

      Cela, il ne le dit point. Il souriait aimablement, et réclamait avec insistance la convocation d'Elisabeth Lovendale. On la lui accorda.

      Miss Lovendale était absente de Paris et ne vint que huit jours plus tard. L'instruction ne fit pas de progrès au cours de cette semaine, bien que M. Formerie poursuivît ses investigations avec un acharnement que surexcitait le souvenir désagréable de Jim Barnett.

      – Vous l'avez horripilé, dit l'inspecteur Béchoux à Barnett, l'après-midi du jour où l'on se réunit à la Chaumière. C'est au point qu'il avait résolu de refuser votre collaboration.

      – Dois-je m'en aller ?

      – Non. Il y a du nouveau.

      – Dans quel sens ?

      – Je crois qu'il a pris position.

      – Tant mieux. C'est sûrement la mauvaise position. On va rigoler.

      – Je vous en prie, Barnett, de la déférence.

      – De la déférence et du désintéressement. Je vous le promets, Béchoux. L'agence est gratuite. Rien dans les mains, rien dans les poches. Mais je vous assure que votre Formerie me porte sur les nerfs.

      Le sieur Leboc attendait déjà depuis une demi-heure. Miss Lovendale descendit d'automobile. Puis M. Formerie arriva, tout guilleret, et s'écria aussitôt :

      – Bonjour, monsieur Barnett. Nous apportez-vous de bonnes nouvelles ?

      – Peut-être, monsieur le juge d'instruction.

      – Eh bien, moi aussi... moi aussi ! Mais nous allons d'abord expédier votre témoin, et rapidement. Aucun intérêt, votre témoin. Du temps perdu. Enfin !

      Elisabeth Lovendale était une vieille Anglaise, aux cheveux gris ébouriffés, aux allures excentriques, vêtue sans recherche, qui parlait français comme une Française, mais avec une telle volubilité qu'on avait peine à comprendre.

      Dès son entrée, et avant toute question, elle partit à grande allure.

      – Ce pauvre M. Vaucherel ! Assassiné ! Un si brave monsieur, et si curieux homme ! Alors vous désirez savoir si je l'ai connu ? Pas beaucoup. Une fois seulement je suis venue ici pour une affaire. Je voulais lui acheter quelque chose. L'accord ne s'est pas fait sur le prix. Je devais le revoir, après avoir consulté mes frères. Ce sont des gens connus, mes frères... Les plus gros... comment dites-vous ?... les plus gros épiciers de Londres...

      M. Formerie essaya de canaliser ce flot de paroles.

      – Quelle chose désiriez-vous acheter, mademoiselle ?

      – Un petit bout de papier... tout petit... du papier qui pourrait s'appeler aujourd'hui de la pelure d'oignon.

      – Et qui a de la valeur ?

      – Beaucoup pour moi. Et j'ai eu tort de le lui dire : « Vous saurez, cher monsieur Vaucherel, que la mère de ma grand-mère, la jolie Dorothée, a eu comme soupirant le roi George IV lui-même, et qu'elle gardait les dix-huit lettres d'amour reçues de lui, dans les dix-huit tomes reliés en veau d'une édition de Richardson... une par volume. Or, à sa mort, notre famille a trouvé les volumes, sauf le quatorzième qui avait disparu avec la lettre numéro quatorze... la plus intéressante parce qu'elle prouve – on le savait – que la très jolie Dorothée a manqué à ses devoirs neuf mois avant la naissance de son fils aîné. Alors, vous comprenez, mon bon monsieur Vaucherel, comme nous serions heureux de retrouver cette lettre ! Les Lovendale, descendants du roi George ! Cousins du roi d'aujourd'hui ! Une telle chose nous vaudrait de la gloire, des titres ! »

      Elisabeth Lovendale respira et, continuant le récit de sa démarche auprès du bonhomme Vaucherel, reprit :

      – Et puis, mon bon monsieur Vaucherel, voilà qu'après trente ans de recherches et d'annonces, j'ai su que l'on avait vendu dans une vente publique un lot de volumes, dont le quatorzième tome de Richardson. Je cours chez l'acheteur, un bouquiniste du quai Voltaire, lequel me renvoie chez vous, à qui le livre appartient depuis hier.

      « – En effet, me dit ce bon M. Vaucherel, qui me montra le tome XIV de Richardson.

      – Regardez, lui dis-je, la lettre n° 14 doit être dans le dos du volume, sous la reliure.

      Il regarde, devient tout pâle, et me dit :

      – Combien l'achetez-vous ?

      C'est là que j'ai vu ma bêtise. Si je n'avais pas parlé de la lettre, j'aurais eu le volume pour cinquante francs. J'en ai offert mille. Le bon M. Vaucherel se mit à trembler et demanda dix mille francs. J'acceptai. Il perdit la tête. Moi aussi. C'était, vous savez, comme aux enchères publiques. Vingt mille... Trente mille... A la fin, il exigeait cinquante mille, et il criait comme un fou, les yeux tout rouges :

      – Cinquante mille !... Pas un sou de moins ! De quoi acheter tous les livres que je voudrai !... les plus beaux !... Cinquante mille francs !

      Il voulait tout de suite un acompte, un chèque. Je lui promis de revenir. Il jeta le livre dans le tiroir de cette table, ferma à clef, et me laissa partir. »

      Elisabeth Lovendale compléta son histoire par une suite de détails inutiles, que l'on n'écouta point, d'ailleurs. Depuis un moment, quelque chose retenait davantage l'attention de Jim Barnett et de l'inspecteur Béchoux, c'était le visage crispé de M. Formerie. A n'en point douter, une émotion violente l'avait envahi, et il souffrait d'une sorte de joie excessive qui le bouleversait. A la fin, il chuchota, la voix sourde et l'expression emphatique :

      – Somme toute, mademoiselle, vous réclamez le tome XIV des œuvres de Richardson ?

      – Oui, monsieur.

      – Le voici, dit-il en tirant de sa poche avec un geste théâtral un petit livre relié en veau.

      – Est-ce possible ! s'écria l'Anglaise enthousiasmée.

      – Le voici, répéta-t-il. La lettre d'amour du roi George ne s'y trouve pas. Je l'y aurais vue. Mais je saurai bien la découvrir puisque j'ai su découvrir le volume que l'on cherche depuis cent ans, et puisque le voleur de l'un est fatalement le voleur de l'autre.

      M. Formerie se promena un instant, les mains au dos, en savourant son triomphe.

      Et soudain il tapota la table à petits coups et conclut :

      – Nous connaissons enfin la cause de l'assassinat. Un homme aux écoutes entendit la conversation de Vaucherel et de Miss Lovendale et nota l'endroit où Vaucherel enfermait le livre. Quelques jours plus tard, cet homme tuait pour voler et pour vendre plus tard la lettre numéro 14. Quel était cet homme ? Gaudu, le valet de ferme, en qui je n'ai cessé de voir le coupable. Hier, au cours d'une perquisition, j'ai remarqué une fente anormale entre les briques disjointes de sa cheminée. J'ai fait élargir le trou. Un livre était là, un livre qui, évidemment, provenait de la bibliothèque Vaucherel. Les révélations inattendues de Miss Lovendale prouvent la justesse de ma déduction. Je vais mettre sous mandat les trois cousins Gaudu, chenapans fieffés, assassins du bonhomme Vaucherel, et criminels accusateurs de M. Leboc.

      Toujours solennel, M. Formerie tendit la main en signe d'estime à M. Leboc, qui le remercia avec effusion. Puis, comme un galant homme, il conduisit Elisabeth Lovendale jusqu'à son auto, revint vers les autres, et s'écria en se frottant les mains :

      – Allons, je crois que l'affaire fera du bruit, et que les oreilles de M. Formerie tinteront agréablement. Que voulez-vous ? M. Formerie est un ambitieux et la capitale l'attire.

      On se mit en marche vers la maison des Gaudu où il avait donné l'ordre que fussent amenés, sous bonne escorte, les trois cousins. Le temps était beau. Suivi de M. Leboc, encadré par l'inspecteur Béchoux et par Jim Barnett, M. Formerie laissait déborder son contentement et, d'un ton gouailleur :

      – Hein, mon cher Barnett, ce fut rondement mené ? et plutôt dans un sens contraire à vos prévisions ! Car enfin vous étiez hostile à M. Leboc ?

      – J'avoue, en effet, monsieur le juge d'instruction, confessa Barnett, que je me suis laissé influencer par cette satanée carte de visite. Figurez-vous qu'elle se trouvait sur le plancher de la Chaumière, lors de la confrontation, que le sieur Leboc s'en était rapproché, et que, tout doucement, il avait mis le pied droit dessus. En s'en allant, il l'emportait ainsi, collée à sa chaussure, l'en détachait dehors, et la glissait dans son portefeuille. Or, l'empreinte de sa semelle droite dans la terre mouillée me fit voir que ladite semelle portait quatre pointes disposées en losange et, par conséquent, que le sieur Leboc, sachant qu'il avait oublié cette carte sur le plancher, et ne voulant pas que l'on connût le nom et l'adresse d'Elisabeth Lovendale, avait combiné son petit manège. Et, de fait, c'est grâce à cette carte de visite...

      M. Formerie éclata de rire.

      – Mais c'est de l'enfantillage, mon cher Barnett ! En voilà des complications inutiles ! Comment peut-on s'égarer ainsi ? Un de mes principes, voyez-vous, Barnett, c'est qu'il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Contentons-nous des faits, tels qu'ils s'offrent à nous, sans essayer de les adapter, coûte que coûte, à des idées préconçues.

      On approchait de la maison de M. Leboc, le long de laquelle il fallait passer pour se rendre chez les Gaudu. M. Formerie prit le bras de Barnett et continua cordialement son petit cours de psychologie policière.

      – Votre grand tort, Barnett, fut de n'avoir pas voulu admettre, comme intangible, cette vérité, si simple pourtant, qu'on ne peut pas être à deux endroits à la fois. Tout est là. M. Leboc, fumant à sa fenêtre, ne pouvait en même temps assassiner à la Chaumière. Tenez, M. Leboc est derrière nous, n'est-ce pas, et voici la grille de sa maison à dix pas, devant nous ? Eh bien, il est impossible d'imaginer un miracle par lequel M. Leboc serait à la fois derrière nous et à sa fenêtre.

      M. Formerie, juge d'instruction, sauta sur place et poussa une exclamation de stupeur.

      – Qu'y a-t-il ? lui demanda Béchoux.

      Il tendit le doigt vers la maison.

      – Là-bas... là-bas...

      A travers les barreaux de la grille, de l'autre côté de la pelouse, on apercevait, vingt mètres plus loin, en train de fumer sa pipe dans le décor de sa fenêtre ouverte, M. Leboc... M. Leboc qui pourtant se trouvait également près du groupe, sur le trottoir !

      Vision d'horreur ! Hallucination ! Fantôme effrayant ! Ressemblance incroyable ! Qui donc jouait, là-bas, le rôle du véritable sieur Leboc que M. Formerie tenait par le bras ?

      Béchoux avait ouvert la grille et courait. M. Formerie s'élança aussi vers l'image diabolique du sieur Leboc, qu'il interpellait et menaçait. Mais l'image ne semblait pas s'émouvoir et ne bougeait pas. Comment se fût-elle émue et comment eût-elle bougé, puisque – ils le constatèrent de plus près – ce n'était rien qu'une image, une toile qui remplissait exactement le cadre de la fenêtre, et qui offrait en profondeur, brossée de la même façon, et par la même main évidemment que le portrait du bonhomme Vaucherel, à la Chaumière, la silhouette du sieur Leboc en train de fumer sa pipe.

      M. Formerie se retourna. Près de lui, le souriant, placide, et couperosé M. Leboc n'avait pas pu soutenir l'attaque imprévue, et s'était effondré comme sous un coup de massue. Il pleurait et il avouait bêtement.

      – J'avais perdu la tête... j'ai frappé sans le vouloir. Je voulais être de moitié avec lui... il m'a refusé... alors j'ai perdu la tête... j'ai frappé sans le vouloir...

      Il se tut. Et, dans le silence, la voix de Jim Barnett qui se faisait aigre, méchante et gouailleuse, retentit :

      – Hein ! qu'en dites-vous, monsieur le juge d'instruction ? Un joli coco que votre protégé Leboc ! Quelle maîtrise dans la préparation de son alibi ! Et comment les passants inattentifs de chaque jour n'eussent-ils pas cru voir, de loin, le véritable Leboc ! Pour moi, je me suis douté du coup, dès le premier jour, en voyant le bonhomme Vaucherel sur sa toile. Est-ce que par hasard le même artiste n'aurait pas dessiné la silhouette de son ami Leboc ? J'ai cherché, et pas bien longtemps, tellement Leboc était sûr que nous serions trop bêtes pour découvrir son truc : la toile était roulée dans le coin d'un hangar, sous des tas d'ustensiles hors d'usage. Je n'ai eu qu'à la clouer ici, tout à l'heure, tandis qu'il se rendait à votre convocation. Et voilà comment on peut, en même temps, assassiner à la Chaumière et fumer sa pipe à domicile !

      Jim Barnett était féroce. Sa voix pointue déchirait l'infortuné M. Formerie.

      – Faut-il qu'il en ait perpétré, dans sa vie d'honnête homme ! Hein, est-ce beau sa parade au sujet de la carte de visite, les quatre trous pour marquer les quatre points d'un écarté ! Et le livre qu'il a été déposer l'autre après-midi (je le suivais) dans la cheminée des Gaudu ! Et la lettre anonyme qu'il vous a envoyée ! Car je suppose bien que c'est cela qui vous a déclenché, monsieur le juge d'instruction ! Sacré Leboc, tu m'as fait bien rigoler avec ta face de petit vieux bien propre. Canaille, va !

      Très pâle, M. Formerie se contenait. Il observait le sieur Leboc. A la fin, il murmura :

      – Ça ne m'étonne pas... un regard faux... des manières obséquieuses. Quel bandit !

      Une colère subite l'anima.

      – Oui, un bandit ! Et je vais vous mener par un petit chemin... Et d'abord la lettre, la lettre numéro quatorze, où est-elle ?

      Incapable de résister, le sieur Leboc balbutia :

      – Au creux de la pipe qui est suspendue contre le mur de la pièce à gauche... Cette pipe n'est pas débourrée de ses cendres... la lettre y est...

      On entra vivement dans la pièce. Béchoux trouva aussitôt la pipe et secoua les cendres. Mais il n'y avait rien au creux du fourneau, aucune lettre, ce qui parut confondre le sieur Leboc et qui mit le comble à l'exaspération de M. Formerie.

      – Menteur ! Imposteur ! Misérable ! Ah ! tu peux être sûr que tu parleras, gredin, et que tu la rendras, cette lettre !

      Cependant les yeux de Béchoux et de Barnett s'étaient rencontrés. Barnett souriait. Béchoux crispa les poings. Il comprenait que l'Agence Barnett et Cie avait une façon toute spéciale d'être gratuite, et il s'expliquait comment Jim Barnett, tout en jurant à bon droit qu'il ne demandait jamais un centime à ses clients, pouvait mener une confortable existence de détective privé.

      Il s'approcha de lui et murmura :

      – Vous êtes d'une jolie force. C'est digne d'Arsène Lupin.

      – Quoi ? fit Barnett d'un air ingénu.

      – L'escamotage de la lettre.

      – Ah ! vous avez deviné ?

      – Parbleu !

      – Que voulez-vous, je collectionne les autographes des rois d'Angleterre.


      Trois mois plus tard, à Londres, Elisabeth Lovendale reçut la visite d'un certain gentleman très distingué, qui se fit fort de lui procurer la lettre d'amour du roi George. Il réclamait la bagatelle de cent mille francs.

      Les négociations furent laborieuses. Elisabeth consulta ses frères, les plus gros épiciers de Londres. Ils se débattirent, refusèrent, puis finalement cédèrent.


      Le gentleman très distingué toucha donc cent mille francs, et détourna, en outre, tout un wagon d'épicerie fine dont on ne sut jamais ce qu'il était devenu...




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