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L'Agence Barnett et Cie

Maurice Leblanc
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LE HASARD FAIT DES MIRACLES

Chargé d'éclaircir l'affaire du Vieux-Donjon, et muni des renseignements nécessaires, l'inspecteur Béchoux prit le train du soir pour le centre de la France et descendit à Guéret, d'où une voiture l'amena le lendemain matin au bourg de Mazurech. Il commença par une visite au château, ancienne et vaste demeure construite sur un promontoire qu'entourait une boucle de la Creuse. Georges Cazévon y habitait.

      Riche industriel, président du Conseil général, homme considérable par ses relations politiques, âgé tout au plus de quarante ans et bel homme, Georges Cazévon avait un masque vulgaire et des allures rondes qui commandaient le respect. Tout de suite, comme le Vieux-Donjon faisait partie de son domaine, il voulut y conduire Béchoux.

      Il fallait d'abord traverser un beau parc, planté de châtaigniers, et l'on arrivait à une formidable tour en ruine, seul vestige qui restât du Mazurech féodal et qui s'élançait dans le ciel des profondeurs mêmes du défilé où la Creuse tournait lentement sur un lit de roches écroulées.

      Sur l'autre rive, qui appartenait à la famille d'Alescar, se dressait, à douze mètres de distance, formant comme une digue, un mur de gros mœllons, tout luisants d'humidité, que surmontait, cinq ou six mètres plus haut, une terrasse bordée d'un balcon, et où aboutissait une allée du jardin.

      L'endroit était sauvage. C'est là que, dix jours auparavant, à six heures du matin, on avait trouvé sur la plus grosse des roches le cadavre du jeune comte Jean d'Alescar. Le corps ne portait d'autre blessure que celle qu'une chute peut produire à la tête d'un homme. Or, parmi les branches des arbres de la terrasse opposée, il en était une qui pendait, fraîchement cassée, le long du tronc. Dès lors, le drame se reconstituait ainsi : juché sur cette branche, le comte était tombé dans la rivière. Donc accident. Le permis d'inhumer avait été délivré.

      – Mais, que diable le jeune comte allait-il faire sur cet arbre ? demanda Béchoux.

      – Regarder de plus haut et de plus près ce donjon qui était le berceau de la très vieille famille des Alescar, répondit Georges Cazévon.

      Et il ajouta aussitôt :

      – Je ne vous en dirai pas plus, monsieur l'inspecteur. Vous n'ignorez pas que c'est sur ma prière instante que la Préfecture de police vous a donné mission. Il y a en effet de mauvais bruits qui circulent, des calomnies qui m'atteignent directement et auxquelles je veux mettre fin. Faites votre enquête. Interrogez. Surtout sonnez à la porte de Mlle d'Alescar, sœur du jeune comte et dernière survivante de la famille. Et, le jour de votre départ, venez me serrer la main.

      Béchoux ne perdit pas de temps. Il explora le pied de la tour, pénétra dans le cirque de décombres accumulés à l'intérieur par l'éboulement des planchers et de l'escalier, puis regagna le bourg, questionna, fit visite au curé et au maire, et prit son repas à l'auberge. A deux heures, il pénétrait dans l'étroit jardin qui descendait jusqu'à la terrasse et que coupait en deux une petite bâtisse sans style et délabrée qu'on appelait le Manoir. Par l'intermédiaire d'une vieille bonne, il se fit annoncer à Mlle d'Alescar et fut aussitôt reçu dans une salle basse et simplement meublée, où cette demoiselle causait avec un monsieur.

      Elle se leva. Le monsieur aussi. Béchoux reconnut Jim Barnett.

      – Ah ! enfin, te voilà, cher ami, s'écria Barnett joyeusement et la main tendue. Quand j'ai vu, ce matin, dans les journaux, la nouvelle de ton départ pour la Creuse, vite j'ai pris ma 40-chevaux, afin de me mettre à ta disposition, et je t'attendais. Mademoiselle, je vous présente l'inspecteur Béchoux, envoyé spécial de la Préfecture. Avec lui, vous pouvez être tranquille, il a dû déjà débrouiller toute cette affaire. Je ne connais personne d'aussi débrouillard. C'est un maître. Parle, Béchoux.

      Béchoux ne parla point. Il était abasourdi. La présence de Barnett, qui était bien la dernière chose qu'il eût envisagée, le désemparait et l'horripilait. Encore Barnett ! Toujours Barnett ! Il devait donc se heurter encore à l'inévitable Barnett et subir son exécrable collaboration ? N'était-il pas avéré que, dans toute affaire à laquelle il se mêlait, Barnett n'avait pas d'autre but que de duper et d'escroquer ?

      De quoi, d'ailleurs, Béchoux eût-il parlé, puisque, jusqu'ici, il avait pataugé dans les ténèbres les plus épaisses et ne pouvait se prévaloir de la moindre découverte ?

      Béchoux se taisant, Barnett reprit :

      – Eh bien, voilà, mademoiselle. L'inspecteur Béchoux, qui a eu le temps d'asseoir sa conviction sur des bases sérieuses, insiste vivement auprès de vous pour que vous vouliez bien confirmer les résultats de son enquête. Comme vous et moi n'avons encore échangé que quelques mots, auriez-vous l'obligeance de dire ce que vous savez relativement au drame dont fut victime le comte d'Alescar, votre frère ?

      Elisabeth d'Alescar, grande et pâle en ses voiles de deuil, de beauté grave, avec un visage austère qui semblait tressaillir parfois de tous les sanglots qu'elle contenait, répliqua :

      – J'aurais préféré garder le silence et ne pas accuser. Mais, puisque vous me conviez à ce devoir pénible, je suis prête à répondre, monsieur.

      Barnett reprit :

      – Mon ami, l'inspecteur Béchoux, désirerait savoir à quelle heure exacte vous avez vu votre frère pour la dernière fois ?

      – A dix heures du soir. Nous avions dîné gaiement, comme d'habitude. J'adorais Jean, qui était de quelques années plus jeune que moi et que j'avais presque élevé. Nous étions toujours heureux ensemble.

      – Il sortit dans la nuit ?

      – Il ne sortit qu'un peu avant l'aube, vers trois heures et demie du matin. Notre vieille bonne l'entendit.

      – Vous saviez où il allait ?

      – Il m'avait dit la veille qu'il allait pêcher à la ligne, du haut de la terrasse. C'était un de ses plaisirs favoris.

      – Donc, sur l'espace de temps qui va de trois heures et demie au moment où l'on a découvert son corps, vous ne pouvez rien dire ?

      – Si. A six heures et quart, il y a eu un coup de feu.

      – En effet, certaines personnes l'ont entendu. Mais ce pouvait être quelque braconnier.

      – C'est ce que je me suis dit. Inquiète cependant, je finis par me lever et m'habiller. Quand j'arrivai à la terrasse, il y avait déjà des gens en face, et on le remontait vers le parc du château, la pente étant trop difficile de notre côté.

      – Cette détonation, n'est-ce pas, ne peut avoir aucun rapport avec l'événement ? Sans quoi, l'examen du corps aurait révélé la blessure faite par une balle, ce qui n'est pas le cas.

      Comme elle hésitait, Barnett insista.

      – Répondez, je vous en prie.

      Elle déclara :

      – Quelle que soit la réalité, je dois dire que, dans mon esprit, le rapport est certain.

      – Pourquoi ?

      – D'abord parce qu'il n'y a pas d'autre explication possible.

      – Un accident ?...

      – Non. Jean était à la fois d'une agilité extraordinaire et d'une grande prudence. Jamais il n'eût confié sa vie à cette branche beaucoup trop mince.

      – Et qui cependant fut cassée.

      – Rien ne prouve qu'elle le fut par lui, et cette nuit-là.

      – Alors, mademoiselle, votre opinion franche, irréductible, c'est qu'il y a eu crime.

      – Oui.

      – Vous avez même, devant témoins, nommé le coupable.

      – Oui.

      – Sur quelles preuves vous appuyez-vous, voilà ce que l'inspecteur Béchoux vous demande.

      Elisabeth réfléchit quelques secondes. On sentait qu'il lui était pénible d'évoquer des souvenirs affreux. Pourtant elle se décida et dit :

      – Je parlerai donc. Et pour cela il me faut rappeler un événement qui remonte à vingt-quatre années. A cette époque, mon père fut ruiné par la fuite de son notaire et dut, pour payer ses créanciers, s'adresser à un riche industriel de Guéret. Celui-ci prêta deux cent mille francs à la seule condition que le château, le domaine et nos terres de Mazurech lui appartiendraient s'il n'était pas remboursé cinq ans plus tard.

      – Cet industriel était le père de Georges Cazévon ?

      – Oui.

      – Il tenait à ce château ?

      – Extrêmement. Plusieurs fois il avait voulu l'acheter. Aussi, quatre ans et onze mois plus tard, lorsque mon père mourut d'une congestion cérébrale, il prévint notre oncle et tuteur que nous avions un mois pour nous libérer. Mon père n'avait rien laissé. On nous expulsa, Jean et moi, et nous fûmes recueillis précisément par notre oncle qui habitait ce manoir et qui n'avait lui-même que de très petites rentes. Il mourut presque aussitôt, ainsi que M. Cazévon père.

      Barnett et Béchoux avaient écouté attentivement et Barnett insinua :

      – Mon ami l'inspecteur Béchoux ne voit pas bien en quoi tout ceci se rattache aux événements d'aujourd'hui.

      Mlle d'Alescar regarda l'inspecteur Béchoux avec un étonnement un peu dédaigneux et continua sans répondre :

      – Nous vécûmes donc seuls, Jean et moi, dans ce petit manoir, en face du donjon et du château, qui avaient appartenu de tous temps à nos ancêtres. Ce fut pour Jean une peine qui grandissait avec les années, à mesure que se développaient son intelligence et sa sensibilité d'adolescent. Il souffrait vraiment d'avoir été chassé de ce qu'il considérait comme son fief. Au milieu de ses jeux et de son travail, il se réservait des journées entières pour dépouiller nos archives, pour lire les livres qui parlaient de notre famille. Et c'est ainsi qu'un jour, il découvrit, dans un de ces livres, un feuillet où notre père notait les comptes de ses dernières années et marquait les sommes qu'il avait mises de côté, à force d'économies et à la suite d'heureuses opérations de terrains. Il y avait là des reçus d'une banque. J'allai à cette banque et j'appris que mon père, une semaine avant sa mort, avait éteint son compte de dépôt et retiré deux cents billets de mille francs auxquels ce dépôt avait fini par atteindre.

      – Justement la somme qu'il devait rembourser quelques semaines plus tard. Pourquoi donc a-t-il différé ce remboursement ?

      – Je ne sais pas.

      – Et pourquoi ne remboursait-il pas avec un chèque ?

      – Je l'ignore. Mon père avait ses habitudes.

      – Donc, selon vous, il aura mis ces deux cent mille francs à l'abri ?

      – Oui.

      – Mais à quel endroit ?

      Elisabeth d'Alescar tendit à Barnett et à Béchoux un feuillet composé d'une vingtaine de pages et couvert de chiffres.

      – La réponse doit être ici, dit-elle en montrant une dernière page où il y avait un dessin représentant les trois quarts d'un cercle auquel s'ajoutait, à droite, un demi-cercle de moindre rayon.

      Quatre hachures coupaient le demi-cercle. Entre deux de ces hachures, une petite croix. Tout cela, tracé d'abord au crayon, avait été repassé à l'encre.

      – Que signifie ?... demanda Barnett.

      – Nous avons mis bien du temps à le comprendre, répondit Elisabeth, jusqu'au jour où mon pauvre Jean devina que ce dessin représentait le plan exact, réduit à sa ligne extérieure, du Vieux-Donjon. Même disposition de deux parties inégales de cercles soudés l'un à l'autre. Les quatre hachures indiquaient quatre créneaux.

      – Et la croix, acheva Barnett, indique l'endroit où le comte d'Alescar avait caché ces deux cents billets, en attendant le jour de l'échéance.

      – Oui, déclara nettement la jeune fille.

      Barnett réfléchit, examina le document et conclut :

      – C'est fort probable, en effet. Le comte d'Alescar aura eu la précaution de noter l'emplacement choisi, et sa mort subite ne lui a pas laissé le temps d'en donner communication. Mais il vous suffisait, il me semble, d'avertir le fils de M. Cazévon et d'obtenir l'autorisation...

      – De monter au sommet de la tour ? C'est ce que nous fîmes. Georges Cazévon, avec qui nous n'entretenions que des relations assez froides, nous reçut aimablement. Mais comment monter au donjon ? L'escalier s'est écroulé il y a quinze ans. Les pierres se disjoignent. Le sommet s'effrite. Aucune échelle ni aucun ensemble d'échelles liées ensemble n'auraient pu atteindre des créneaux situés à trente mètres de hauteur. Et il ne fallait pas songer à une escalade. Il y eut entre nous des conciliabules et des ébauches de plans qui durèrent plusieurs mois et qui aboutirent...

      – A une fâcherie, n'est-ce pas ? dit Barnett.

      – Oui, fit-elle en rougissant.

      – Georges Cazévon s'éprit de vous et demanda votre main. Refus. Brutalité de sa part. Rupture. Jean d'Alescar n'eut plus le droit de pénétrer dans le domaine de Mazurech.

      – C'est ainsi, en effet, que les choses se passèrent, dit la jeune fille. Mais mon frère ne renonça pas. Il voulait cet argent, il le voulait pour racheter une partie de notre domaine, ou pour me constituer, disait-il, une dot qui me permettrait de me marier à mon gré. Cela devint chez lui une obsession. Il vécut en face de la tour. Il en contemplait inlassablement le sommet inaccessible. Il inventait mille moyens d'y parvenir. Il s'exerça au tir à l'arc, et, le matin, dès l'aube, il envoyait des flèches munies d'une ficelle avec l'espoir que la flèche retomberait de telle manière qu'une corde pourrait être attachée à la ficelle et hissée jusqu'au haut. Soixante mètres de corde même étaient préparés, tentatives sans résultats et dont l'échec le désespérait. La veille encore de sa mort, il me disait : « Si je m'acharne, vois-tu, c'est que je suis sûr du résultat. Quelque chose de favorable aura lieu. Il se produira un miracle, j'en ai le pressentiment. Ce qui est juste arrive toujours, par la force des événements ou par la grâce de Dieu. »

      Barnett reprit :

      – Vous croyez donc, en définitive, qu'il mourut au cours d'un nouvel essai ?

      – Oui.

      – La corde n'est plus où il l'avait mise ?

      – Si.

      – Alors quelle preuve ?...

      – Cette détonation. Georges Cazévon, ayant surpris mon frère, aura tiré.

      – Oh ! Oh ! s'écria Barnett, vous pensez que Georges Cazévon est capable d'agir ainsi ?

      – Oui. C'est un impulsif, qui se domine, mais que sa nature peut pousser à des excès de violence... au crime même.

      – Pour quel motif aurait-il tiré ? Pour dérober à votre frère l'argent conquis ?

      – Je ne sais pas, dit Mlle d'Alescar. Et je ne sais pas non plus comment le meurtre a pu être commis, puisque le corps de mon pauvre Jean n'offrait aucune trace de blessure. Mais ma certitude est entière, absolue.

      – Soit, mais avouez qu'elle est fondée sur une intuition plutôt que sur des faits, observa Barnett. Et je dois vous dire que, sur le terrain judiciaire, cela ne suffit point. Il n'est pas impossible, n'est-ce pas, Béchoux, que Georges Cazévon, excédé, vous attaque en diffamation.

      Mlle d'Alescar se leva.

      – Il importe peu, monsieur, répliqua-t-elle gravement. Je n'ai pas parlé pour venger mon pauvre frère, à qui le châtiment du coupable ne rendrait pas la vie mais pour dire ce que je crois être la vérité. Si Georges Cazévon m'attaque, libre à lui : je répondrai cette fois encore selon ma conscience.

      Elle se tut, puis ajouta :

      – Mais il se tiendra tranquille, soyez-en sûr, monsieur.

      L'entrevue était finie. Jim Barnett n'insista pas, Mlle d'Alescar n'étant point une femme que l'on intimide.

      – Mademoiselle, dit-il, nous nous excusons d'avoir troublé votre solitude, mais il le fallait, hélas ! pour l'établissement de la vérité, et vous pouvez être assurée que l'inspecteur Béchoux tirera de vos paroles les enseignements qu'elles comportent.

      Il salua et sortit. Béchoux salua également et le suivit.

      Dehors, l'inspecteur, qui n'avait pas soufflé mot, continua de garder le silence, autant peut-être pour protester contre une collaboration qui l'irritait de plus en plus, que pour dissimuler le désarroi que lui infligeait cette ténébreuse affaire. Barnett n'en fut que plus expansif.

      – Tu as raison, Béchoux, et je saisis ta pensée profonde. Dans les déclarations de cette demoiselle, il y a, pardonne-moi cette expression, à boire et à manger. Il y a du possible et de l'impossible, du vrai et de l'invraisemblable. Ainsi les procédés du jeune d'Alescar sont enfantins. Si ce malheureux enfant a gagné le sommet de la tour – et je serais tenté de le croire, contrairement à ton opinion secrète – c'est grâce à ce miracle inconcevable qu'il appelait de tous ses vœux et que nous ne pouvons pas, nous, encore imaginer. Et le problème, dès lors, se pose ainsi : comment ce jeune homme a-t-il pu, en l'espace de deux heures, inventer un moyen d'escalade, le préparer, l'exécuter, redescendre et être précipité dans le vide par l'effet d'un coup de fusil... qui ne l'a pas touché ?

      Jim Barnett répéta songeusement :

      – Par l'effet d'un coup de fusil... qui ne l'a pas touché... Oui, Béchoux, il y a du prodige dans tout cela...

      Barnett et Béchoux se retrouvèrent le soir à l'auberge du village. Ils y dînèrent, chacun de son côté. Et de même, les deux jours suivants, ils ne se virent qu'aux repas. Le reste du temps, Béchoux poursuivait son enquête et ses interrogations, tandis que Barnett, contournant le jardin du Manoir, s'installait un peu plus loin que la terrasse, sur un talus de gazon d'où il apercevait le Vieux-Donjon et la rivière de la Creuse. Il pêchait ou fumait des cigarettes, en rêvassant. Pour découvrir un miracle, il faut moins en chercher les traces qu'en deviner la nature. Quel secours Jean d'Alescar avait-il pu trouver dans la faveur des circonstances ?

      Mais il alla, le troisième jour, à Guéret, et il y alla comme un homme qui sait d'avance ce qu'il va faire et à quelle porte il veut frapper.

      Enfin, le quatrième jour, il rencontra Béchoux, qui lui dit :

      – J'ai terminé mon enquête.

      – Moi aussi, Béchoux, répondit-il.

      – Je rentre donc à Paris.

      – Moi aussi, Béchoux, et je t'offre une place dans mon auto.

      – Soit. J'ai rendez-vous dans trois quarts d'heure avec M. Cazévon.

      – Je t'y retrouverai, dit Barnett. J'en ai assez de ce patelin.

      Il régla sa note à l'auberge, se dirigea vers le château, visita le parc et fit passer à Georges Cazévon sa carte, sur laquelle il avait inscrit : « Collaborateur de l'inspecteur Béchoux ».

      Il fut reçu dans un vaste hall qui occupait toute une aile et que décoraient des têtes de cerfs, des panoplies d'armes variées, des vitrines de fusils et des diplômes de tireur et de chasseur. Georges Cazévon l'y rejoignit.

      – L'inspecteur Béchoux, dont je suis l'ami, dit Barnett, doit me retrouver ici. Nous avons poursuivi de concert toute l'enquête et nous repartons ensemble.

      – Et l'avis de l'inspecteur Béchoux ? demanda Georges Cazévon.

      – Il est formel, monsieur. Rien, absolument rien, ne permet de considérer cette affaire autrement qu'elle ne le fut. Les bruits recueillis ne méritent aucun crédit.

      – Mlle d'Alescar ?...

      – Mlle d'Alescar, selon l'inspecteur Béchoux, est éprouvée par la douleur, et ses propos ne résistent pas à l'examen.

      – C'est également votre opinion, monsieur Barnett ?

      – Oh ! moi, monsieur, je ne suis qu'un modeste auxiliaire, et mon opinion dépend de celle de Béchoux.

      Il déambulait dans le hall et regardait les vitrines, intéressé par la collection.

      – De beaux fusils, n'est-ce pas ? dit Georges Cazévon.

      – Magnifiques.

      – Vous êtes amateur ?

      – J'admire l'adresse surtout. Et tous vos diplômes et certificats : « Les disciples de Saint-Hubert », « Les Chasseurs de la Creuse », etc., prouvent que vous êtes un maître. C'est ce qu'on me disait hier à Guéret.

      – On parle beaucoup de cette affaire à Guéret ?

      – Ma foi non. Mais votre habileté de tireur y est proverbiale.

      Il prit un fusil qu'il mania et soupesa.

      – Soyez prudent, dit Georges Cazévon, c'est un fusil de guerre, chargé à balle.

      – A l'encontre des malfaiteurs ?

      – Des braconniers, plutôt.

      – Vraiment, monsieur, vous auriez le courage d'en abattre un ?

      – Une jambe brisée net, ça me suffirait.

      – Et c'est d'ici, d'une de ces fenêtres, que vous tireriez ?

      – Oh ! les braconniers n'approchent pas de si près !

      – Ce serait pourtant bien amusant ! Un plaisir royal...

      Barnett ouvrit une demi-croisée, très étroite, qui se dressait dans une encoignure.

      – Tiens, s'écria-t-il, on aperçoit entre les arbres un peu du Vieux-Donjon, à deux cent cinquante mètres environ. Ce doit être la partie qui surplombe la Creuse, n'est-ce pas ?

      – A peu près.

      – Si, si exactement. Tenez, je reconnais une touffe de ravenelles entre deux pierres. Vous voyez cette fleur jaune, au bout du fusil ?

      Il avait épaulé. Il tira vivement. La fleur tomba.

      Georges Cazévon eut un geste d'humeur. Où voulait en venir ce « modeste auxiliaire » dont l'adresse était invraisemblable ? Et de quel droit faisait-il tout ce bruit ?

      – Vos domestiques habitent l'autre extrémité du château, n'est-ce pas ? dit Barnett. Ils ne peuvent donc entendre ce qui se passe ici... Mais je regrette le souvenir cruel que je viens d'infliger à Mlle d'Alescar.

      Georges Cazévon sourit.

      – Mlle d'Alescar s'obstine donc à voir une corrélation entre le coup de fusil de l'autre matin et l'accident de son frère ?

      – Oui.

      – Mais, cette corrélation, comment l'établit-elle ?

      – Comme je viens de l'établir, moi-même, en fait. D'un côté quelqu'un posté à cette fenêtre. De l'autre son frère suspendu le long du donjon.

      – Mais puisque son frère est mort d'une chute ?

      – D'une chute provoquée par la démolition de telle pierre, de telle saillie où ses deux mains s'accrochaient.

      Georges Cazévon se rembrunit.

      – J'ignorais que les déclarations de Mlle d'Alescar eussent un caractère aussi défini et qu'on se trouvât en présence d'une accusation formelle.

      – Formelle, répéta Barnett.

      L'autre le regarda. L'aplomb du modeste auxiliaire, son accent, son air de décision étonnaient de plus en plus Georges Cazévon qui se demandait si le détective n'était pas venu avec des intentions agressives. Car enfin l'entretien commencé sur un ton distrait prenait de part et d'autre une tournure d'attaque à laquelle Cazévon devait faire face.

      Il s'assit brusquement et continua :

      – Le but de cette escalade, suivant elle ?

      – La reprise de deux cent mille francs cachés par son père à un endroit que désigne la petite croix du dessin qui vous fut montré.

      – C'est une interprétation que je n'ai jamais admise, protesta Georges Cazévon. Si tant est que son père ait réuni cette somme, pourquoi l'aurait-il cachée au lieu de la rendre aussitôt à mon père ?

      – L'objection a de la valeur, avoua Barnett. A moins que ça ne soit pas une somme d'argent qui fut cachée.

      – Quoi alors ?

      – Je l'ignore. Il faudrait procéder par l'hypothèse.

      Georges Cazévon haussa les épaules.

      – Soyez sûr qu'Elisabeth et Jean d'Alescar ont fait le tour de toutes les hypothèses.

      – Sait-on jamais ! Ce ne sont pas des professionnels comme moi.

      – Un professionnel, si perspicace qu'il soit, ne peut rien créer avec rien.

      – Quelquefois. Ainsi connaissez-vous le sieur Gréaume, qui tient le dépôt des journaux à Guéret et qui fut jadis comptable dans vos usines ?

      – Oui. Certes, oui, un excellent homme.

      – Le sieur Gréaume prétend que le père du comte Jean rendit visite au vôtre à une date qui se trouve être le lendemain du jour où il retira de sa banque les deux cent mille francs.

      – Eh bien ?

      – Ne pourrait-on supposer que les deux cent mille francs furent versés au cours de cette visite, et que c'est le reçu qui fut provisoirement caché au sommet du donjon.

      Georges Cazévon sursauta.

      – Mais, monsieur, vous rendez-vous compte de tout ce que votre hypothèse a d'injurieux pour la mémoire de mon père ?

      – En quoi donc ? dit Barnett ingénument.

      – S'il avait touché cette somme, mon père l'eût annoncé en toute loyauté.

      – Pourquoi ? Il n'était pas obligé de révéler autour de lui le remboursement d'un prêt qu'il avait effectué à titre personnel.

      Georges Cazévon frappa du poing sur son bureau.

      – Mais il n'aurait pas, deux semaines plus tard, c'est-à-dire quelques jours après la mort de son débiteur, fait valoir ses droits sur le domaine de Mazurech !

      – C'est ce qu'il fit cependant.

      – Voyons, voyons ! c'est fou ce que vous dites là. Il faut de la logique, monsieur, quand on se permet de telles affirmations. En admettant que mon père eût été capable de réclamer une somme déjà touchée, il aurait craint qu'on ne lui opposât ce reçu !

      – Peut-être a-t-il appris, scanda négligemment Barnett, que personne n'en avait connaissance et que les héritiers ignoraient le remboursement. Et comme il tenait à ce domaine, m'a-t-on dit, qu'il avait juré de le conquérir, il succomba.

      Ainsi, peu à peu, avec les insinuations sournoises et tenaces de Jim Barnett, l'affaire changeait de visage. Le père Cazévon mis en cause était accusé de félonie et d'escroquerie. Frémissant de colère, très pâle, Georges Cazévon serrait les poings et observait avec stupeur ce subalterne qui, d'un ton placide, osait présenter les faits sous un jour abominable.

      – Je vous défends de parler ainsi, mâchonna-t-il. Vous dites des choses au hasard.

      – Au hasard ? Mais non, je vous assure. Rien de ce que j'avance qui ne soit absolument réel.

      Brisant le cercle d'hypothèses et de suppositions où l'enfermait cet adversaire imprévu, Georges Cazévon s'écria :

      – Mensonge ! Vous n'avez pas la moindre preuve ! Pour avoir la preuve que mon père ait commis cette infamie, il faudrait aller la chercher au sommet du Vieux-Donjon.

      – Jean d'Alescar y est allé.

      – C'est faux ! Je nie qu'on puisse escalader les trente mètres de la tour – ce qui est au-dessus des forces humaines – et qu'on puisse le faire en deux heures.

      – Jean d'Alescar l'a fait, répéta Barnett obstinément.

      – Mais par quel moyen ? proféra Georges Cazévon exaspéré. Par quel sortilège ?

      Barnett laissa tomber ces quelques mots :

      – Par le moyen d'une corde.

      Cazévon éclata de rire.

      – Une corde ? Mais c'est de la démence ! Oui, en effet, cent fois je l'ai surpris, qui lançait des flèches dans l'espoir imbécile d'accrocher la corde qu'il avait préparée. Le pauvre enfant ! Il n'y a pas de miracle de ce genre. Et puis, quoi, je le répète... en deux heures de temps ? Et puis !... et puis cette corde, on l'aurait vue sur la tour, après l'accident ou sur les rochers de la Creuse, elle ne serait pas au Manoir, comme elle y est, paraît-il.

      Jim Barnett répliqua, toujours tranquille :

      – Ce n'est pas cette corde qui a servi.

      – Laquelle alors ? s'exclama Georges Cazévon qui riait nerveusement. Car enfin, c'est donc sérieux, cette histoire ? Le comte Jean, muni de son câble enchanté, est descendu à l'aube sur la terrasse de son jardin, il a prononcé les paroles magiques, et le câble s'est déroulé, tout seul, jusqu'au sommet du donjon, afin que l'enchanteur puisse le chevaucher ? Le miracle des fakirs hindous, quoi !

      – Vous aussi, monsieur, dit Barnett, vous êtes obligé d'évoquer un miracle, de même que Jean d'Alescar pour qui c'était la dernière espérance, de même que moi qui ai bâti ma conviction sur cette idée. Mais c'est un miracle qui s'est produit à l'envers de ce que vous imaginez, puisque cela n'a pas eu lieu de bas en haut, selon l'habitude et selon la vraisemblance, mais de haut en bas.

      Cazévon plaisanta :

      – La Providence, alors, la Providence qui a jeté une bouée de secours à l'un de ses élus ?

      – Même pas la peine d'invoquer une intervention divine, faussant les lois de la nature, prononça Barnett paisiblement, non. Le miracle est de ceux que peut susciter de nos jours le simple hasard.

      – Le hasard !

      – Rien ne lui est impossible. C'est la force la plus troublante et la plus ingénieuse qui soit, la plus imprévue et la plus capricieuse. Le hasard rapproche et rassemble, multiplie les combinaisons les plus insolites, et, avec les éléments les plus disparates, crée la réalité de chaque jour. Il n'y a plus que le hasard qui fasse des miracles. Et celui que je conçois est-il si extraordinaire à notre époque où il tombe du ciel autre chose que des aérolithes et de la poussière de mondes ?

      – Des cordes ! ricana Cazévon.

      – Des cordes, et n'importe quoi. Le fond de la mer est semé de choses qui dégringolent des navires dont la mer est sillonnée.

      – Il n'y a pas de navires dans le ciel.

      – Il y en a, mais qui portent d'autres noms et s'appellent ballons, aéroplanes ou dirigeables. Ils parcourent l'espace en tous sens, comme les autres parcourent la mer, et mille choses différentes peuvent en tomber ou être jetées de leur bord. Qu'une de ces choses soit un rouleau de cordes, et que ce rouleau s'accroche aux créneaux du donjon, tout s'explique.

      – Explication facile.

      – Explication fondée. Lisez les journaux du pays, parus l'autre semaine, comme je l'ai fait hier, et vous saurez qu'un ballon libre a survolé la région dans la nuit qui précéda la mort du comte Jean. Il allait du nord vers le sud, et il s'est délesté de plusieurs sacs de sable à quinze kilomètres nord de Guéret. Comment n'en pas déduire fatalement qu'il a jeté aussi un rouleau de corde, que l'une des extrémités de cette corde s'est engagée dans un des arbres de la terrasse, que le comte Jean, pour l'en dépêtrer, a dû casser une branche, qu'il est descendu de la terrasse, et que, tenant en main les deux extrémités et les liant l'une à l'autre, il a grimpé. Exploit difficile, mais qu'on peut admettre d'un garçon de son âge.

      – Et alors ? murmura Cazévon dont toute la figure se crispait.

      – Et alors, conclut Barnett, quelqu'un de fort adroit comme tireur, et qui se trouvait ici, près de la fenêtre, apercevant cet homme suspendu dans le vide, tira sur la corde et la coupa.

      – Ah ! fit sourdement Cazévon, voilà comment vous envisagez l'accident ?

      – Puis, continua Barnett, ce quelqu'un courut jusqu'à la rivière et fouilla le cadavre pour lui enlever le reçu, puis il saisit vivement le bout du câble qui pendait, attira tout le câble vers lui et alla jeter cette pièce à conviction dans quelque puits où la justice le retrouverait aisément.

      Maintenant l'accusation se déplaçait. Le fils, après le père, devenait l'accusé. Un lien logique, certain, irréfutable, unissait le passé au présent.

      Cazévon essaya de se dégager, et se révoltant soudain contre l'homme lui-même plutôt que contre ses paroles, il s'écria :

      – J'en ai assez de tout ce système incohérent d'explications commodes et d'hypothèses saugrenues. Fichez-moi le camp d'ici. J'avertirai M. Béchoux que je vous ai mis à la porte, comme un maître chanteur que vous êtes.

      – Si j'avais voulu vous faire chanter, dit en riant Barnett, j'aurais commencé par exhiber mes preuves.

      Cazévon proféra, hors de lui :

      – Vos preuves ! Est-ce que vous en avez ? Des mots, oui, des balivernes ! Mais une preuve, une seule preuve qui vous permette de parler... allons donc ! Des preuves ? Il n'y en a qu'une qui serait valable ! Il n'y en a qu'une qui nous confondrait mon père et moi !... tout votre échafaudage de sottises s'écroule si vous ne l'avez pas, celle-là, et vous n'êtes qu'un mauvais plaisant !

      – Laquelle ?

      – Le reçu, parbleu ! Le reçu signé de mon père.

      – Le voici, dit Barnett en déployant une feuille de papier timbré aux plis usés et jaunis. C'est bien l'écriture de votre père, n'est-ce pas ? Et le texte est formel ?

      « Je soussigné Cazévon Auguste reconnais avoir reçu de M. le comte d'Alescar la somme de deux cent mille francs que je lui avais prêtée. Ce remboursement le libère, sans contestation possible, de l'hypothèque qu'il m'avait consentie sur son château et sur ses terres. »


      – La date correspond au jour indiqué par le sieur Gréaume. La signature y est. Donc la pièce est indiscutable, et vous deviez la connaître, monsieur, soit par des aveux de votre père, soit par des documents secrets laissés par lui. La découverte de cette pièce, c'était la condamnation de votre père, la vôtre aussi, et votre expulsion du château auquel vous tenez comme y tenait votre père. C'est pourquoi vous avez tué.

      – Si j'avais tué, balbutia Cazévon, j'aurais repris ce reçu.

      – Vous l'avez cherché sur le corps de votre victime. Il n'y était plus. Par prudence, le comte Jean l'avait attaché à une pierre qu'il jeta du sommet de la tour et qu'il eût ramassée ensuite. C'est moi qui la retrouvai près de la rivière, à vingt mètres de distance.

      Barnett n'eut que le temps de reculer : Georges Cazévon avait essayé de lui arracher le document.

      Un moment les deux hommes s'observèrent. Barnett prononça :

      – Un tel geste est un aveu. Et quelle aberration dans votre regard ! En de tels instants, comme me l'a dit Mlle d'Alescar, vous êtes évidemment capable de tout. C'est ce qui vous est arrivé l'autre jour, quand vous avez épaulé, à votre insu presque. Allons, dominez-vous. On sonne à la grille. C'est l'inspecteur Béchoux, et vous avez peut-être intérêt à ce qu'il ne sache rien.

      Un moment se passa. A la fin, Georges Cazévon dont les yeux conservaient une expression d'égarement, chuchota :

      – Combien ? Combien pour ce reçu ?

      – Il n'est pas à vendre.

      – Vous le gardez ?

      – Il vous sera rendu à certaines conditions.

      – Lesquelles ?

      – Je vous les dirai devant l'inspecteur Béchoux.

      – Si je refuse d'y souscrire ?

      – Je vous dénonce.

      – Vos allégations ne tiennent pas debout.

      – Essayez.

      Georges Cazévon dut sentir toute la force et l'implacable volonté de son adversaire, car il baissa la tête. Au même moment, un domestique introduisait Béchoux.

      L'inspecteur, qui ne s'attendait pas à voir Barnett au château, fronça les sourcils. De quoi diable les deux hommes conversaient-ils ? Est-ce que cet odieux Barnett avait osé contredire d'avance ses assertions à lui, Béchoux ?

      Cette crainte le rendit d'autant plus affirmatif dans son témoignage et, serrant avec affectation la main de Georges Cazévon, il formula :

      – Monsieur, je m'étais promis de vous donner, à mon départ, le résultat de mes recherches et le sens du rapport que je ferai. Ils sont entièrement conformes à la façon dont l'affaire fut considérée jusqu'ici.

      Et reprenant les termes mêmes employés par Barnett, il ajouta :

      – Les bruits propagés contre vous par Mlle d'Alescar ne méritent aucun crédit.

      Barnett approuva.

      – Très bien, c'est exactement ce que j'avais annoncé à M. Cazévon. Une fois de plus, mon maître et ami Béchoux fait preuve de son habituelle perspicacité. Je dois dire, d'autre part, que M. Cazévon a l'esprit de répondre de la manière la plus généreuse aux calomnies dont il est l'objet. Il restitue à Mlle d'Alescar le domaine de ses ancêtres.

      Béchoux parut recevoir un coup de massue.

      – Hein ?... Est-ce possible ?

      – Très possible, affirma Barnett. Toute cette aventure a quelque peu indisposé M. Cazévon contre ce pays, et il a des vues sur un château plus voisin de ses usines de Guéret. M. Cazévon était même, quand je suis entré, sur le point de rédiger le projet de donation, et il manifestait le désir d'y ajouter un chèque de cent mille francs au porteur, lequel serait remis comme indemnité, à Mlle d'Alescar. Nous sommes toujours d'accord, n'est-ce pas, monsieur Cazévon ?

      Celui-ci n'eut pas une seconde d'hésitation. Obéissant aux ordres de Barnett avec autant de promptitude que s'il eût agi de lui-même et pour sa propre satisfaction, il s'assit à son bureau, rédigea l'acte et signa le chèque.

      – Voici, monsieur, dit-il, je donnerai mes instructions à mon notaire.

      Barnett reçut les deux documents, prit une enveloppe, les y enferma et dit à Béchoux :

      – Tiens, porte cela à Mlle d'Alescar. Elle appréciera, j'en suis sûr, le procédé de M. Cazévon. Je vous salue, monsieur, et ne saurais trop vous dire combien Béchoux et moi sommes heureux d'un dénouement qui satisfait tout le monde.

      Il sortit prestement, suivi de Béchoux, qui, de plus en plus ahuri, murmura dans le parc :

      – Alors, quoi, c'est lui qui avait tiré ?... Il reconnaît son crime ?

      – T'occupe pas de ça, Béchoux, lui dit Barnett, et laisse cette affaire. Elle est réglée, et, comme tu le vois, au mieux des intérêts communs. Donc remplis ta mission auprès de Mlle d'Alescar... Demande-lui le silence et l'oubli et rejoins-moi à l'auberge.

      Un quart d'heure après, Béchoux revenait. Mlle d'Alescar avait accepté la donation et chargerait son notaire d'entrer en rapport avec le notaire de Georges Cazévon. Mais elle refusait tout argent. Indignée, elle avait déchiré le chèque.

      Barnett et Béchoux partirent. Voyage rapide et taciturne. L'inspecteur s'épuisait en vaines conjectures : il n'y comprenait rien, et l'ami Barnett ne semblait guère disposé aux confidences.

      A Paris, où ils arrivèrent sur le coup de trois heures, Barnett invita Béchoux à déjeuner aux environs de la Bourse. Béchoux, inerte, incapable de secouer sa torpeur, accepta.

      – Commande, dit Barnett. J'ai une petite course à faire.

      L'attente ne fut pas longue. Ils mangèrent copieusement. Tout en buvant son café, Béchoux prononça :

      – Il faudra que je renvoie à M. Cazévon les morceaux du chèque.

      – Te donne pas cette peine, Béchoux.

      – Pourquoi ?

      – Le chèque n'avait aucune valeur.

      – Comment cela ?

      – Oui. Prévoyant le refus de Mlle d'Alescar, j'avais glissé, dans l'enveloppe, avec l'acte de donation, un vieux chèque périmé.

      – Mais le vrai ? gémit Béchoux, celui que M. Cazévon a signé ?

      – Je viens de le toucher à la banque.

      Jim Barnett entrouvrit son veston et montra toute une liasse de billets.

      La tasse de Béchoux lui tomba des mains. Cependant il se domina.

      Ils fumèrent assez longtemps, l'un en face de l'autre.

      A la fin, Jim Barnett dit :

      – En vérité, Béchoux, notre collaboration a été fructueuse jusqu'ici. Autant d'expéditions, autant de succès favorables à l'accroissement de mes petites économies. Je te le jure, je commence à être gêné vis-à-vis de toi, car enfin nous travaillons ensemble et c'est moi qui palpe. Voyons, Béchoux, qu'est-ce que tu dirais d'une place d'associé dans la maison ? Agence Barnett et Béchoux... Hein ? cela ne sonnerait pas mal ?

      Béchoux lui lança un regard de haine. Jamais il n'avait exécré un homme à ce point.

      Il se leva, jeta un billet sur la table pour payer l'addition, puis mâchonna, en s'en allant :

      – Il y a des moments où je me demande si cet individu-là n'est pas le diable lui-même.

      – C'est ce que je me demande aussi parfois, dit Barnett en riant.




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