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La Demoiselle aux yeux verts

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






IV – ON CAMBRIOLE LA VILLA B.

« S'il est un principe auquel je reste fidèle, me dit Arsène Lupin, lorsque, beaucoup d'années après, il me conta l'histoire de la demoiselle aux yeux verts, c'est de ne jamais tenter la solution d'un problème avant que l'heure ne soit venue. Pour s'attaquer à certaines énigmes, il faut attendre que le hasard, ou que votre habileté, vous apporte un nombre suffisant de faits réels. Il faut n'avancer, sur la route de la vérité, que prudemment, pas à pas, en accord avec le progrès des événements. »

      Raisonnement d'autant plus juste dans une affaire où il n'y avait que contradictions, absurdités, actes isolés qu'aucun lien ne semblait unir les uns aux autres. Aucune unité. Nulle pensée directrice. Chacun marchait pour son propre compte. Jamais Raoul n'avait senti à un pareil point combien on doit se méfier de toute précipitation dans ces sortes d'aventures. Déductions, intuitions, analyse, examen, autant de pièges où il faut se garder de tomber.

      Il resta donc toute la journée sous la bâche de son wagon, tandis que le train de marchandises filait vers le sud, parmi les campagnes ensoleillées. Il rêvassait béatement, croquant des pommes pour apaiser sa faim, et, sans perdre son temps à bâtir de fragiles hypothèses sur la jolie demoiselle, sur ses crimes et sur son âme ténébreuse, savourait les souvenirs de la bouche la plus tendre et la plus exquise que sa bouche eût baisée. Voilà l'unique fait dont il voulait tenir compte. Venger l'Anglaise, punir la coupable, rattraper le troisième complice, rentrer en possession des billets volés, évidemment, c'eût été intéressant. Mais retrouver des yeux verts et des lèvres qui s'abandonnent, quelle volupté !

      L'exploration de la sacoche ne lui apprit pas grand-chose. Listes de complices, correspondance avec des affiliés de tous pays... Hélas ! miss Bakefield était bien une voleuse, comme le montraient toutes ces preuves que les plus adroits ont l'imprudence de ne pas détruire. A côté de cela des lettres de lord Bakefield où se révélaient toute la tendresse et l'honnêteté du père. Mais rien qui indiquât le rôle joué par elle dans l'affaire, ni le rapport existant entre l'aventure de la jeune Anglaise et le crime des trois bandits, c'est-à-dire, somme toute, entre miss Bakefield et la meurtrière.

      Un seul document, celui auquel Marescal avait fait allusion, et qui était une lettre adressée à l'Anglaise relativement au cambriolage de la villa B...

      « Vous trouverez la villa B... sur la droite de la route de Nice à Cimiez, au-delà des Arènes romaines. C'est une construction massive, dans un grand jardin bordé de murs.
      Le quatrième mercredi de chaque mois, le vieux comte de B... s'installe au fond de sa calèche et descend à Nice avec son domestique, ses deux bonnes, et des paniers à provisions. Donc, maison vide de trois heures à cinq heures.
      Faire le tour des murs du jardin, jusqu'à la partie qui surplombe la vallée du Paillon. Petite porte de bois vermoulu, dont je vous expédie la clef par ce même courrier.
      Il y a certitude que le comte de B... qui ne s'accordait pas avec sa femme, n'a pas retrouvé le paquet de titres qu'elle a caché. Mais une lettre écrite par la défunte à une amie fait allusion à une caisse de violon brisé qui se trouve dans une espèce de belvédère où l'on entasse les objets hors d'usage. Pourquoi cette allusion que rien ne justifie ? L'amie est morte le jour même où elle recevait la lettre, laquelle fut égarée et m'est tombée entre les mains deux ans plus tard.
      Ci-inclus le plan du jardin et celui de la maison. Au haut de l'escalier se dresse le belvédère, presque en ruine. L'expédition nécessite deux personnes, dont l'une fera le guet, car il faut se méfier d'une voisine qui est blanchisseuse, et qui vient souvent par une autre entrée du jardin fermée d'une grille dont elle a la clef.
      Fixez la date (en marge une note au crayon bleu précisait : vingt-huit avril) et prévenez-moi, afin qu'on se rencontre dans le même hôtel.
      Signé G.
      Post-scriptum. – Mes renseignements au sujet de la grande énigme dont je vous ai parlé sont toujours assez vagues. S'agit-il d'un trésor considérable, d'un secret scientifique ? Je ne sais rien encore. Le voyage que je prépare sera donc décisif. Combien votre intervention sera utile alors !... »

      Jusqu'à nouvel ordre, Raoul négligea ce post-scriptum assez bizarre. C'était là, selon une expression qu'il affectionnait, un de ces maquis où l'on ne peut pénétrer qu'à force de suppositions et d'interprétations dangereuses. Tandis que le cambriolage de la villa B !...

      Ce cambriolage prenait peu à peu pour lui un intérêt particulier. Il y songea beaucoup. Hors-d'œuvre certes. Mais il y a des hors-d'œuvre qui valent un mets substantiel. Et puisque Raoul roulait vers le Midi, c'eût été manquer à tout que de négliger une si belle occasion.

      En gare de , la nuit suivante, Raoul dégringola de son wagon de marchandises et prit place dans un express d'où il descendit à Nice, le matin du mercredi 28 avril, après avoir allégé un brave bourgeois de quelques billets de banque qui lui permirent d'acheter une valise, des vêtements, du linge et de choisir le Majestic-Palace, au bas de Cimiez.

      Il y déjeuna, tout en lisant dans les journaux du pays des récits plus ou moins fantaisistes sur l'affaire du rapide. A deux heures de l'après-midi il sortait, si transformé de mise et de figure, qu'il aurait été presque impossible à Marescal de le reconnaître. Mais comment Marescal eût-il soupçonné que son mystificateur aurait l'audace de se substituer à miss Bakefield dans le cambriolage annoncé d'une villa ?

      « Quand un fruit est mûr, se disait Raoul, on le cueille. Or celui-là me semble tout à fait à point, et je serais vraiment trop bête de le laisser pourrir. Cette pauvre miss Bakefield ne me le pardonnerait pas. »

      La villa Faradoni est au bord de la route et commande un vaste terrain montueux et planté d'oliviers. Des chemins rocailleux et presque toujours déserts suivent à l'extérieur les trois autres côtés de l'enceinte. Raoul en fit l'inspection, nota une petite porte de bois vermoulu, plus loin une grille de fer, aperçut, dans un champ voisin, une maisonnette qui devait être celle de la blanchisseuse, et revint aux environs de la grande route, à l'instant où une calèche surannée s'éloignait vers Nice. Le comte Faradoni et son personnel allaient aux provisions. Il était trois heures.

      « Maison vide, pensa Raoul. Il n'est guère probable que le correspondant de miss Bakefield, qui ne peut ignorer à l'heure actuelle l'assassinat de sa complice, veuille tenter l'aventure. Donc à nous le violon brisé ! »

      Il retourna vers la petite porte vermoulue, à un endroit où il avait remarqué que le mur offrait des aspérités qui en facilitaient l'escalade. De fait il le franchit aisément et se dirigea vers la maison par des sentiers à peine entretenus. Toutes les portes-fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes. Celle du vestibule le conduisit à l'escalier en haut duquel se trouvait le belvédère. Mais il n'avait pas posé le pied sur la première marche qu'un timbre électrique retentit.

      « Fichtre, se dit-il, la maison est-elle truquée ? Est-ce que le comte se méfie ? »

      Le timbre qui retentissait dans le vestibule, ininterrompu et horripilant, s'arrêta net lorsque Raoul eut bougé. Désireux de se rendre compte, il examina l'appareil de sonnerie qui était fixé près du plafond, suivit le fil qui descendait le long de la moulure, et constata qu'il arrivait du dehors. Donc le déclenchement ne s'était pas produit par sa faute, mais par suite d'une intervention extérieure.

      Il sortit. Le fil courait en l'air, assez haut, suspendu de branche en branche, et selon la direction qu'il avait, lui, prise en venant. Sa conviction fut aussitôt faite.

      « Quand on ouvre la petite porte vermoulue, le timbre est mis en action. Par conséquent, quelqu'un a voulu entrer, puis y a renoncé en percevant le bruit lointain de la sonnerie. »

      Raoul obliqua un peu sur la gauche, et gagna le faîte d'un monticule, hérissé de feuillage, d'où l'on découvrait la maison, tout le champ d'oliviers, et certaines parties du mur, comme les environs de la porte de bois.

      Il attendit. Une seconde tentative eut lieu, mais d'une façon qu'il n'avait pas prévue. Un homme franchit le mur, ainsi qu'il l'avait fait lui-même, et, au même endroit, en chevaucha le sommet, décrocha l'extrémité du fil, et se laissa tomber.

      La porte fut, en effet, poussée du dehors, la sonnerie ne retentit pas, et une autre personne entra, une femme.

      Le hasard joue, dans la vie des grands aventuriers, et surtout au début de leurs entreprises, un rôle de véritable collaborateur. Mais si extraordinaire que ce fût, était-ce vraiment par hasard que la demoiselle aux yeux verts se trouvait là, et qu'elle s'y trouvait en compagnie d'un homme qui ne pouvait être que le sieur Guillaume ? La rapidité de leur fuite et de leur voyage, leur intrusion soudaine dans ce jardin, à cette date du 28 avril et à cette heure de l'après-midi, tout cela ne montrait-il pas qu'eux aussi connaissaient l'affaire et qu'ils allaient directement au but avec la même certitude que lui ? Et, même, n'était-il pas permis de voir là ce que Raoul cherchait, une relation certaine entre les entreprises de l'Anglaise, victime, et de la Française, meurtrière ? Munis de leurs billets, leurs bagages enregistrés à Paris, les complices avaient tout naturellement continué leur expédition.

      Ils s'en venaient, tous deux, le long des oliviers. L'homme assez maigre, entièrement rasé, l'air d'un acteur peu sympathique, tenait un plan à la main, et marchait, l'allure soucieuse et l'œil aux aguets.

      La jeune femme... Vraiment, bien qu'il ne doutât point de son identité, Raoul la reconnaissait malaisément. Combien elle était changée, cette jolie figure heureuse et souriante qu'il avait tant admirée quelques jours auparavant dans la pâtisserie du boulevard Haussmann ! Ce n'était pas non plus l'image tragique aperçue dans le couloir du rapide, mais un pauvre visage contracté, douloureux, craintif, qui faisait peine à voir. Elle portait une robe toute simple, grise, sans ornements, et une capeline de paille qui cachait ses cheveux blonds. Or, comme ils contournaient le monticule d'où il les guettait, accroupi parmi les feuillages, Raoul eut la vision brusque, instantanée, comme celle d'un éclair, d'une tête qui surgissait au-dessus du mur, et toujours au même emplacement, tête d'homme, sans chapeau... chevelure noire en broussaille... physionomie vulgaire... Cela ne dura pas une seconde.

      Etait-ce un troisième complice posté dans la ruelle ?

      Le couple s'arrêta plus loin que le monticule, à l'embranchement où se réunissaient le chemin de la porte et le chemin de la grille. Guillaume s'éloigna en courant vers la maison. Il laissait la jeune femme seule.

      Raoul, qui se trouvait à une distance de cinquante pas tout au plus, la regardait avidement, et pensait qu'un autre regard, celui de l'homme caché, devait la contempler aussi par les fentes de la porte vermoulue. Que faire ? La prévenir ? L'entraîner, comme à Beaucourt, et la soustraire à des périls qu'il ne connaissait pas ?

      La curiosité fut plus forte que tout. Il voulait savoir. Au milieu de cet imbroglio où les initiatives contraires s'enchevêtraient, où les attaques se croisaient, sans qu'il fût possible de voir clair, il espérait qu'un fil conducteur se dégagerait, lui permettant, à un moment donné, de choisir une route plutôt qu'une autre, et de ne plus agir au hasard d'un élan de pitié ou d'un désir de vengeance.

      Cependant, elle demeurait appuyée contre un arbre et jouait distraitement avec le sifflet dont elle devait user en cas d'alerte. La jeunesse de son visage, un visage d'enfant presque, bien qu'elle n'eût certes pas moins de vingt ans, surprit Raoul. Les cheveux, sous la capeline un peu soulevée, étincelaient comme des boucles de métal, et lui faisaient une auréole de gaieté.

      Du temps s'écoula. Tout à coup, Raoul entendit la grille de fer qui grinçait, et il vit, de l'autre côté de son monticule, une femme du peuple, qui venait en chantonnant et se dirigeait vers la maison, un panier de linge au bras. La demoiselle aux yeux verts avait entendu, elle aussi. Elle chancela, glissa contre l'arbre, jusque sur le sol, et la blanchisseuse continua son chemin sans avoir aperçu cette silhouette, effondrée derrière le massif d'arbustes qui marquait l'embranchement.

      Des instants redoutables s'écoulèrent. Que ferait Guillaume dérangé, en plein vol, et face à face avec cette intruse ? Mais il advint ce fait inattendu que la blanchisseuse pénétra dans la maison par une porte de service, et que, au moment même où elle disparaissait, Guillaume revenait de son expédition, chargé d'un paquet qu'un journal enveloppait et qui avait bien la forme d'une caisse de violon. La rencontre n'eut donc pas lieu.

      Cela, l'inconnue tapie dans sa cachette ne le vit pas tout de suite, et, durant l'approche sourde de son complice, qui marchait furtivement sur l'herbe, elle garda le visage épouvanté de Beaucourt, après l'assassinat de miss Bakefield et des deux hommes. Raoul la détestait.

      Il y eut une explication brève qui révéla à Guillaume le danger couru. A son tour, il vacilla, et lorsqu'ils longèrent le monticule, ils titubaient tous deux, livides et terrifiés.

      « Oui, oui, pensa Raoul, plein de mépris, si c'est Marescal, ou ses acolytes, qui sont à l'affût derrière le mur, tant mieux ! Qu'on les cueille tous deux ! Qu'on les fiche en prison ! »

      Il était dit que, ce jour-là, les circonstances déjoueraient toutes les prévisions de Raoul, et qu'il serait contraint d'agir presque malgré lui, et, en tout cas, sans avoir réfléchi. A vingt pas de la porte, c'est-à-dire à vingt pas de l'embuscade supposée, l'homme, dont Raoul avait aperçu la tête au sommet du mur, bondit des broussailles qui surplombaient le sentier, d'un coup de poing en pleine mâchoire mit Guillaume hors de combat, s'empara de la jeune fille qu'il jeta sous son bras comme un paquet, ramassa la caisse de violon, et prit sa course à travers le champ d'oliviers, et dans le sens opposé à la maison.

      Tout de suite, Raoul s'était élancé. L'homme, à la fois léger et de forte carrure, se sauvait très vite et sans regarder en arrière, comme quelqu'un qui ne doute pas que nul ne pourra l'empêcher d'atteindre son but.

      Il franchit ainsi une cour plantée de citronniers qui s'élevait légèrement jusqu'à un promontoire où le mur, haut d'un mètre tout au plus, devait former remblai sur le dehors.

      Là, il déposa la jeune fille qu'il fit ensuite glisser à l'extérieur en la tenant par les poignets. Puis il descendit, après avoir jeté le violon.

      « A merveille, se dit Raoul. Il aura dissimulé une automobile dans un chemin écarté qui borde le jardin à cet endroit. Ayant ensuite épié puis, un peu plus tard, capturé la demoiselle, il revient à son point d'arrivée et la laisse tomber, inerte et sans résistance, sur le siège de la voiture. »

      En approchant, Raoul constata qu'il ne se trompait pas. Une vaste auto découverte stationnait.

      Le départ fut immédiat. Deux tours de manivelle... l'homme grimpa aux côtés de sa proie et démarra vivement.

      Le sol était cahoteux, hérissé de pierres. Le moteur peinait et haletait. Raoul sauta, rejoignit aisément la voiture, enjamba la capote, et se coucha devant les places du fond, à l'abri d'un manteau qui pendait du siège. L'agresseur, ne s'étant pas retourné une seule fois dans le tumulte de cette mise en marche difficile, n'avait rien entendu.

      On gagna le chemin extérieur aux murs, puis la grande route. Avant de virer, l'homme posa sur le cou de la jeune fille une main noueuse et puissante, et grogna :

      – Si tu bronches, tu es perdue. Je te serre le gosier comme à l'autre... tu sais ce que ça veut dire... ?

      Et il ajouta en ricanant :

      – D'ailleurs, pas plus que moi, tu n'as envie de crier au secours, hein, petite ?

      Des paysans, des promeneurs, suivaient la route. L'auto s'éloigna de Nice pour filer vers les montagnes. La victime ne broncha pas.

      Comment Raoul n'eût-il pas tiré des faits ou des mots prononcés la signification logique qu'ils comportaient ? Au milieu de cet enchevêtrement de péripéties, dont aucune n'avait paru jusqu'ici se relier aux précédentes, il accepta brusquement l'idée que l'homme était le troisième bandit du train, celui qui avait serré la gorge de « l'autre », c'est à dire de miss Bakefield.

      « C'est cela, pensa-t-il. Pas la peine de s'embarrasser de méditations et de déductions logiques. C'est cela. Et voici une preuve de plus qu'il y a un rapport entre l'affaire Bakefield et l'affaire des trois bandits. Certes Marescal a raison de prétendre que l'Anglaise a été tuée par erreur, mais, tout de même, tous ces gens-là roulaient vers Nice, avec le même objectif, le cambriolage de la villa B. Ce cambriolage, c'est Guillaume qui l'a combiné. Guillaume, l'auteur évident de la lettre signée G., Guillaume qui, lui, fait partie des deux bandes, et qui poursuivait à la fois le cambriolage avec l'Anglaise, et la solution de la grande énigme dont il parle dans son post-scriptum. N'est-ce pas clair ? Par la suite, l'Anglaise étant morte, Guillaume veut exécuter le coup qu'il a combiné. Il emmène son amie aux yeux verts puisqu'il faut être deux. Et le coup réussissait, si le troisième bandit, qui surveille ses complices, ne reprenait le butin, et ne profitait de l'occasion pour enlever les "yeux verts". Dans quel but ? Y a-t-il rivalité d'amour entre les deux hommes ? Pour le moment n'en demandons pas davantage. »

      Quelques kilomètres plus loin, l'auto tourna sur la droite, redescendit par des lacets brutalement dessinés, puis se dirigea vers la route de Levens, d'où l'on pouvait gagner soit les gorges du Var, soit la région des hautes montagnes. Et alors ?

      « Oui, alors, se dit-il, que ferai-je si l'expédition aboutit à quelque repaire de bandits ? Dois-je attendre d'être seul en face d'une demi-douzaine de forcenés auxquels il me faudra disputer les yeux verts ? »

      Une tentative soudaine de la jeune fille le détermina. Dans un accès de désespoir, elle essaya de fuir, au risque de se tuer. L'homme la retint de sa main implacable.

      – Pas de bêtises ! Si tu dois mourir, ce sera par moi, et à l'heure fixée. T'as pas oublié ce que je t'ai dit dans le rapide, avant que Guillaume et toi zigouillent les deux frères. Aussi, je te conseille...

      Il n'acheva pas. Se retournant vers la jeune fille, entre deux virages, il aperçut une tête et un buste qui le séparaient d'elle, une tête grimaçante et un buste encombrant qui le poussait dans son coin. Et une voix ricana :

      – Comment vas-tu, vieux camarade ?

      L'homme fut ahuri. Une embardée faillit les jeter tous trois dans un ravin. Il bredouilla :

      – Cristi de cristi ! Qu'est-ce que c'est que ce coco-là ? D'où sort-il ?

      – Comment ! dit Raoul, tu ne me remets pas ? Puisque tu parles du rapide, tu dois te souvenir, voyons ? le type que tu as cogné dès le début ? le pauvre bougre auquel tu as barboté vingt-trois billets ? Mademoiselle me reconnaît bien, elle ? N'est-ce pas ? mademoiselle, vous reconnaissez le monsieur qui vous a emportée dans ses bras, cette nuit-là, et que vous avez quitté pas très gentiment ?

      La jeune fille se tut, courbée au-dessous de sa capeline. L'homme continuait de balbutier :

      – Qu'est-ce que c'est que c't'oiseau-là ? D'où sort-il ?

      – De la villa Faradoni, où j'avais l'œil sur toi. Et maintenant faut s'arrêter pour que mademoiselle descende.

      L'individu ne répondit pas. Il força l'allure.

      – Tu fais le méchant ? T'as tort, camarade. Tu as dû voir dans les journaux que je te ménageais. Pas soufflé mot de toi, et, par suite, c'est moi qu'on accuse d'être le chef de la bande ! moi, voyageur inoffensif qui ne pense qu'à sauver tout le monde. Allons, camarade, un coup de frein et ralentis...

      La route serpentait dans un défilé, accrochée aux parois d'une falaise et bordée d'un parapet qui suivait les replis d'un torrent. Très étroite, elle était encore dédoublée par une ligne de tramway. Raoul jugea la situation favorable. A demi dressé, il épiait les horizons restreints qui s'offraient à chaque virage.

      Subitement il se releva, obliqua, ouvrit les deux bras, les passa à droite et à gauche de l'ennemi, s'abattit réellement sur lui, et, par-dessus ses épaules, saisit le volant à pleines mains.

      L'homme, déconcerté, faiblit, tout en baragouinant :

      – Cristi ! mais il est fou ! Ah ! tonnerre, il va nous ficher dans le ravin... Lâche-moi donc, abruti !

      Il essayait de se dégager, mais les deux bras l'étreignaient comme un étau, et Raoul lui dit en riant :

      – Faut choisir, mon cher monsieur. Le ravin, ou l'écrasement par le tramway. Tenez, le voilà, le tram, qui glisse à ta rencontre. Faut stopper, vieux camarade. Sans quoi...

      De fait, la lourde machine surgit à cinquante mètres. Au train dont on roulait, l'arrêt devait être immédiat. L'homme le comprit et freina, tandis que Raoul, cramponné à la direction, immobilisait l'auto sur les lignes mêmes des deux rails. Nez à nez, pourrait-on dire, les deux véhicules s'arrêtèrent.

      L'homme ne dérageait pas.

      – Cristi de cristi ! Qu'est-ce que c'est que ce coco-là ? Ah ! tu me le paieras !

      – Fais ton compte. As-tu un stylo ? Non ? Alors, si tu n'as pas l'intention de coucher en face du tram, débarrassons la voie.

      Il tendit la main à la jeune fille qui la refusa pour descendre, et qui attendit sur la route.

      Cependant les voyageurs s'impatientaient. Le conducteur criait. Dès que la voie fut libre, le tramway s'ébranla.

      Raoul, qui aidait l'homme à pousser l'auto, lui disait impérieusement :

      – Tu as vu comment j'opérais, hein mon vieux ? Eh bien, si tu te permets encore d'embêter la demoiselle, je te livre à la justice. C'est toi qui as combiné le coup du rapide et qui as étranglé l'Anglaise.

      L'homme se retourna, blême. Dans sa face velue, à la peau déjà crevassée de rides, les lèvres tremblaient.

      Il bégaya :

      – Mensonge... j'y ai pas touché...

      – C'est toi, j'ai toutes les preuves... Si tu es pincé, c'est l'échafaud... Donc, décampe. Laisse-moi ta bagnole. Je la ramène à Nice avec la jeune fille. Allons, ouste !

      Il le bouscula d'un coup d'épaule irrésistible, sauta dans la voiture et ramassa le violon enveloppé. Mais un juron lui échappa :

      – Bon sang ! elle a filé.

      La demoiselle aux yeux verts n'était plus sur la route en effet. Au loin le tramway disparaissait. Profitant de ce que les deux adversaires se disputaient, elle avait dû s'y réfugier.

      La colère de Raoul retomba sur l'homme.

      – Qui es-tu ? Hein ! tu la connais, cette femme ? Quel est son nom ? Et ton nom à toi ? Et comment se fait-il ?...

      L'homme, furieux également, voulait arracher le violon à Raoul et la lutte commençait, lorsqu'un second tramway passa. Raoul s'y jeta, tandis que le bandit essayait vainement de démarrer.

      Il rentra furieux à l'hôtel. Heureusement, il tenait, compensation agréable, les titres de la comtesse Faradoni.

      Il défit le journal. Quoique privé de son manche et de tous ses accessoires, le violon était beaucoup plus lourd qu'il n'aurait dû l'être.

      A l'examen, Raoul constata qu'une des éclisses avait été sciée habilement, tout autour, puis replacée et collée.

      Il la décolla.

      Le violon ne contenait qu'un paquet de vieux journaux, ce qui laissait croire, ou bien que la comtesse avait dissimulé sa fortune autre part, ou bien que le comte, ayant découvert la cachette, jouissait paisiblement des revenus dont la comtesse avait voulu le frustrer.

      – Bredouille sur toute la ligne, grommela Raoul. Ah ! mais, elle commence à m'agacer, la donzelle aux yeux verts ! Et ne voilà-t-il pas qu'elle me refuse la main ! Quoi ? M'en veut-elle de lui avoir cambriolé la bouche ? Mijaurée, va !




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