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La Demoiselle aux yeux verts

Maurice Leblanc
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XI – DU SANG

Raoul s'approcha et, dédaignant Brégeac, il dit d'un ton paisible au commissaire :

      – La vie semble très compliquée parce que nous ne la voyons jamais que par bribes, par éclairs inattendus. Il en est ainsi de cette affaire du rapide. C'est embrouillé comme un roman-feuilleton. Les faits éclatent au hasard, stupidement, comme des pétards qui n'exploseraient pas dans l'ordre où on les a disposés. Mais qu'un esprit lucide les remette à leur place, tout devient logique, simple, harmonieux, naturel comme une page d'histoire. C'est cette page d'histoire que je viens de te lire, Marescal. Tu connais maintenant l'aventure et tu sais qu'Aurélie d'Asteux est innocente. Laisse-la s'en aller.

      Marescal haussa les épaules.

      – Non.

      – Ne t'entête pas, Marescal. Tu vois, je ne plaisante plus, je ne me moque plus. Je te demande simplement de reconnaître ton erreur.

      – Mon erreur ?

      – Certes, puisqu'elle n'a pas tué, puisqu'elle ne fut point complice, mais victime.

      Le commissaire ricana :

      – Si elle n'a pas tué, pourquoi a-t-elle fui ? De Guillaume, j'admets la fuite. Mais elle ? Qu'y gagnait-elle ? Et pourquoi, depuis, n'a-t-elle rien dit ? A part quelques plaintes au début, lorsqu'elle supplie les gendarmes : « Je veux parler au juge, je veux lui raconter... » A part cela, le silence.

      – Un bon point, Marescal, avoua Raoul. L'objection est sérieuse. Moi aussi, ce silence m'a souvent déconcerté, ce silence opiniâtre dont elle ne s'est jamais départie, même avec moi, qui la secourais, et qu'un aveu eût puissamment aidé dans mes recherches. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Et c'est ici seulement, dans cette maison, que j'ai résolu le problème. Qu'elle me pardonne si j'ai fouillé ses tiroirs, durant sa maladie. Il le fallait. Marescal, lis cette phrase, parmi les instructions que sa mère mourante, et qui ne se faisait pas d'illusions sur Brégeac, lui a laissées : « Aurélie, quoi qu'il arrive, et quelle que soit la conduite de ton beau-père, ne l'accuse jamais. Défends-le, même si tu dois souffrir par lui, même s'il est coupable. J'ai porté son nom. »

      Marescal protesta :

      – Mais elle l'ignorait, le crime de Brégeac ! Et l'aurait-elle su, que ce crime n'a pas de rapports avec l'attaque du rapide. Brégeac ne pouvait donc pas y être mêlé !

      – Si.

      – Par qui ?

      – Par Jodot...

      – Qui le prouve ?

      – Les confidences que m'a faites la mère de Guillaume, la veuve Ancivel que j'ai retrouvée à Paris, où elle demeure, et à qui j'ai payé fort cher une déclaration écrite de tout ce qu'elle sait du passé et du présent. Or son fils lui a dit que dans le compartiment du rapide, face à mademoiselle, près des deux frères morts, et son masque étant arraché, Jodot a juré, le poing tendu :

      « Si tu souffles mot de l'affaire, Aurélie, si tu parles de moi, si je suis arrêté, je raconte le crime d'autrefois. C'est Brégeac qui a tué ton grand-père d'Asteux. C'est cette menace, répétée depuis à Nice, qui a bouleversé Aurélie d'Asteux et l'a réduite au silence. Ai-je dit l'exacte vérité, mademoiselle ? »

      Elle murmura :

      – L'exacte vérité.

      – Donc, tu le vois, Marescal, l'objection tombe. Le silence de la victime, ce silence qui te laissait des soupçons, est au contraire une preuve en sa faveur. Pour la seconde fois, je te demande de la laisser partir.

      – Non, fit Marescal, en frappant du pied.

      – Pourquoi ?

      La colère de Marescal se déchaîna subitement.

      – Parce que je veux me venger ! je veux le scandale, je veux qu'on sache tout, la fuite avec Guillaume, l'arrestation, le crime de Brégeac ! Je veux le déshonneur pour elle, et la honte. Elle m'a repoussé. Qu'elle paie ! Et que Brégeac paie aussi ! Tu as été assez bête pour me donner des précisions qui me manquaient. Je tiens Brégeac, et la petite, mieux encore que je ne croyais... Et Jodot ! Et les Ancivel ! Toute la bande ! Pas un n'échappera, et Aurélie est dans le lot !

      Il délirait de colère et carrait devant la porte sa haute taille. Sur le palier, on entendait Labonce et Tony.

      Raoul avait recueilli sur la table le morceau de papier tiré de la bouteille, et où se lisait l'inscription : « Marescal est une gourde. » Il le déplia nonchalamment et le tendit au commissaire :

      – Tiens, mon vieux, fais encadrer ça, et mets-le au pied de ton lit.

      – Oui, oui, rigole, proféra l'autre, rigole tant que tu voudras, n'empêche que je te tiens, toi aussi ! Ah ! tu m'en as fait voir depuis le début !

      Hein, le coup de la cigarette ! Un peu de feu, s'il vous plaît. J'vais t'en donner, moi, du feu ! De quoi fumer toute ta vie au bagne ! Oui, au bagne d'où tu viens et où tu rentreras bientôt. Au bagne, je le répète, au bagne. Si tu crois qu'à force de lutter contre toi, je n'ai pas percé à jour ton déguisement ! Si tu crois que je ne sais pas qui tu es, et que je n'ai pas déjà toutes les preuves nécessaires pour te démasquer ? Regarde-le, Aurélie, ton amoureux, et si tu veux savoir ce que c'est, pense un peu au roi des escrocs, au plus gentleman des cambrioleurs, au maître des maîtres, et dis-toi qu'en fin de compte le baron de Limésy, faux noble et faux explorateur, n'est autre...

      Il s'interrompit. En bas on sonnait. C'étaient Philippe et ses deux bougres. Ce ne pouvait être qu'eux.

      Marescal se frotta les mains et respira longuement.

      – Je crois que tu es bien fichu, Lupin... Qu'en dis-tu ?

      Raoul observa Aurélie. Le nom de Lupin ne parut pas la frapper ; elle écoutait avec angoisse les bruits du dehors.

      – Pauvre demoiselle aux yeux verts, dit-il, votre foi n'est pas encore parfaite. En quoi, diable, le dénommé Philippe peut-il vous tourmenter ?

      Il entrouvrit la fenêtre, et s'adressant à l'un de ceux qui étaient sur le trottoir, au-dessous de lui :

      – Le dénommé Philippe, n'est-ce pas, de la Préfecture ? Dites donc, camarade... deux mots à part de vos trois bougres (car ils sont trois, fichtre !). Vous ne me reconnaissez pas ? Baron de Limésy. Vite ! Marescal vous attend.

      Il repoussa la fenêtre.

      – Marescal, le compte y est. Quatre d'un côté... et trois de l'autre, car je ne compte pas Brégeac, qui semble se désintéresser de l'aventure, ça fait sept bougres à trois poils qui ne feront qu'une bouchée de moi. J'en frémis ! Et la demoiselle aux yeux verts aussi.

      Aurélie se contraignit à sourire, mais ne put que bredouiller des syllabes inintelligibles.

      Marescal attendait sur le palier. La porte du vestibule fut ouverte. Des pas montèrent, précipités. Bientôt, Marescal eut sous la main, prêts à la curée, comme une meute qu'il suffit de déchaîner, six hommes. Il leur donna des ordres à voix basse, puis rentra, le visage épanoui.

      – Pas de bataille inutile, n'est-ce pas, baron ?

      – Pas de bataille, marquis. L'idée de vous tuer tous les sept, comme les femmes de Barbe-Bleue, m'est intolérable.

      – Donc tu me suis ?

      – Jusqu'au bout du monde.

      – Sans condition, bien entendu ?

      – Si, à une condition ; offre-moi à goûter.

      – D'accord. Pain sec, biscuit pour les chiens, et de l'eau, plaisanta Marescal.

      – Non, fit Raoul.

      – Alors, ton menu ?

      – Le tien, Rodolphe : meringues Chantilly, babas au rhum, et vin d'Alicante.

      – Qu'est-ce que tu dis ? demanda Marescal, d'un ton de surprise inquiète.

      – Rien que de fort simple. Tu m'invites à prendre le thé. J'accepte sans cérémonie. N'as-tu pas rendez-vous à cinq heures ?

      – Rendez-vous ?... fit Marescal, de plus en plus gêné.

      – Mais oui... tu te rappelles ? Chez toi... ou plutôt dans ta garçonnière... rue Duplan... un petit logement... sur le devant... N'est-ce pas là que tu retrouves chaque après-midi, et que tu bourres de meringues arrosées d'Alicante, la femme de ton...

      – Silence ! chuchota Marescal qui était blême.

      Tout son aplomb s'en allait. Il n'avait plus envie de plaisanter.

      – Pourquoi veux-tu que je garde le silence ? demanda Raoul, ingénument. Quoi, tu ne m'invites plus ? Tu ne veux pas me présenter à...

      – Silence, sacrebleu ! répéta Marescal.

      Il rejoignit ses hommes et prit Philippe à part.

      – Un instant, Philippe. Quelques détails à régler avant d'en finir. Eloigne tes bougres, de manière qu'ils ne puissent pas entendre.

      Il referma la porte, revint vers Raoul, et lui dit, les yeux dans les yeux, la voix sourde, se défiant de Brégeac et d'Aurélie :

      – Qu'est-ce que ça signifie ? Où veux-tu en venir ?

      – A rien du tout.

      – Pourquoi cette allusion ?... Comment sais-tu ?...

      – L'adresse de ta garçonnière et le nom de ta bonne amie ? Ma foi, il m'a suffi de faire pour toi ce que j'ai fait pour Brégeac, pour Jodot et consorts, une enquête discrète sur ta vie intime, laquelle enquête m'a conduit jusqu'à un mystérieux rez-de-chaussée, douillettement aménagé, où tu reçois de belles dames. De l'ombre, des parfums, des fleurs, des vins sucrés, des divans profonds comme des tombeaux... La Folie-Marescal, quoi !

      – Et après ? bégaya le commissaire, n'est-ce pas mon droit ? Quel rapport y a-t-il entre cela et ton arrestation ?

      – Il n'y en aurait aucun si, par malheur, tu n'avais commis la bourde (bourde rime avec gourde) de choisir ce petit temple de Cupidon pour y cacher les lettres de ces dames.

      – Tu mens ! Tu mens !

      – Si je mentais, tu ne serais pas couleur de navet.

      – Précise !

      – Dans un placard, il y a un coffre secret. Dans ce coffre, une cassette. Dans cette cassette de jolies lettres féminines, nouées avec des rubans de couleur. De quoi compromettre deux douzaines de femmes du monde et d'actrices dont la passion pour le beau Marescal s'exprime sans la moindre retenue. Dois-je citer ? La femme du procureur B..., Mlle X... de la Comédie-Française... et surtout, surtout la digne épouse, un peu mûre, mais encore présentable de...

      – Tais-toi, misérable !

      – Le misérable, dit Raoul paisiblement, c'est celui qui se sert de son physique avantageux pour obtenir protection et avancement.

      L'allure louche, la tête basse, Marescal fit deux ou trois fois le tour de la pièce, puis il revint près de Raoul et lui dit :

      – Combien ?

      – Combien, quoi ?

      – Quel prix veux-tu de ces lettres ?

      – Trente deniers, comme Judas.

      – Pas de bêtises. Combien !

      – Trente millions.

      Marescal frémissait d'impatience et de colère. Raoul lui dit en riant :

      – Te fais pas de bile, Rodolphe. Je suis bon garçon et tu m'es sympathique. Je ne te demande pas un sou de ta littérature comico-amoureuse. J'y tiens trop. Il y a là de quoi s'amuser pendant des mois. Mais j'exige...

      – Quoi ?

      – Que tu mettes bas les armes, Marescal. La tranquillité absolue pour Aurélie et pour Brégeac, même pour Jodot et pour les Ancivel, dont je me charge. Comme toute cette affaire, au point de vue policier, repose sur toi, qu'il n'y a aucune preuve réelle, aucun indice sérieux, abandonne-la : elle sera classée.

      – Et tu me rendras les lettres ?

      – Non... C'est un gage. Je le conserve. Si tu ne marches pas droit, j'en publie quelques-unes, nettement, crûment. Tant pis pour toi et tant pis pour tes belles amies.

      Des gouttes de sueur coulaient sur le front du commissaire. Il prononça :

      – J'ai été trahi.

      – Peut-être bien.

      – Oui, oui, trahi par elle. Je sentais depuis quelque temps qu'elle m'épiait. C'est par elle que tu as conduit l'affaire où tu le voulais et que tu t'es fait recommander à son mari auprès de moi.

      – Que veux-tu ? dit Raoul gaiement, c'est de bonne guerre. Si tu emploies, pour combattre, des moyens aussi malpropres, pouvais-je faire autrement que toi, quand il s'agissait de défendre Aurélie contre ta haine abominable ! Et puis, tu as été trop naïf, Rodolphe. Car, enfin, supposais-tu qu'un type de mon espèce s'endormait depuis un mois et attendait les événements et ton bon plaisir ? Pourtant tu m'as vu agir à Beaucourt, à Monte-Carlo, à Sainte-Marie, et tu as vu comment j'escamotais la bouteille et le document. Alors pourquoi n'as-tu pas pris tes précautions ?

      Il lui secoua l'épaule.

      – Allons, Marescal, ne plie pas sous l'orage. Tu perds la partie, soit. Mais tu as la démission de Brégeac dans ta poche et, comme tu es bien en cour, et que la place t'est promise, c'est un rude pas en avant. Les beaux jours reviendront, Marescal, sois-en persuadé. A une condition, cependant : méfie-toi des femmes. Ne te sers pas d'elles pour réussir dans ta profession, et ne te sers pas de ta profession pour réussir auprès d'elles. Sois amoureux, si cela te plaît, sois policier, si ça te chante, mais ne sois ni un amoureux policier, ni un policier amoureux. Comme conclusion, un bon avis : si jamais tu rencontres Arsène Lupin sur ta route, file par la tangente. Pour un policier, c'est le commencement de la sagesse. J'ai dit. Donne tes ordres. Et adieu.

      Marescal rongeait son frein. Il tournait et tordait dans sa main l'une des pointes de sa barbe. Céderait-il ? Allait-il se jeter sur l'adversaire et appeler ses bougres ? « Une tempête sous un crâne, pensa Raoul. Pauvre Rodolphe, à quoi bon te débattre ? »

      Rodolphe ne se débattit pas longtemps. Il était trop perspicace pour ne pas comprendre que toute résistance ne ferait qu'aggraver la situation. Il obéit donc, en homme qui avoue ne pouvoir pas ne pas obéir. Il rappela Philippe et s'entretint avec lui. Puis Philippe s'en alla et emmena tous ses camarades, même Labonce et Tony. La porte du vestibule fut ouverte et refermée. Marescal avait perdu la bataille.

      Raoul s'approcha d'Aurélie.

      – Tout est réglé, mademoiselle, et nous n'avons plus qu'à partir. Votre valise est en bas, n'est-ce pas ?

      Elle murmura, comme si elle s'éveillait d'un cauchemar :

      – Est-ce possible !... Plus de prison ?... Comment avez-vous obtenu ?...

      – Oh ! fit-il avec allégresse, on obtient tout ce qu'on veut de Marescal par la douceur et le raisonnement. C'est un excellent garçon. Tendez-lui la main, mademoiselle.

      Aurélie ne tendit pas la main et passa toute droite. Marescal, d'ailleurs, tournait le dos, les deux coudes sur la cheminée et sa tête entre les mains.

      Elle eut une légère hésitation en s'approchant de Brégeac. Mais il semblait indifférent et gardait un air étrange dont Raoul devait se souvenir par la suite.

      – Un mot encore, fit Raoul, en s'arrêtant sur le seuil. Je prends l'engagement devant Marescal et devant votre beau-père de vous conduire dans une retraite paisible où, durant un mois, vous ne me verrez jamais. Dans un mois j'irai vous demander comment vous entendez diriger votre vie. Nous sommes bien d'accord ?

      – Oui, dit-elle.

      – Alors, partons.

      Ils s'en allèrent. Dans l'escalier, il dut la soutenir.

      – Mon automobile est près d'ici, dit-il. Aurez-vous la force de voyager toute la nuit ?

      – Oui, affirma-t-elle. C'est une telle joie pour moi d'être libre !... et une telle angoisse ! ajouta-t-elle à voix basse.

      Au moment où ils sortaient, Raoul tressaillit. Une détonation avait retenti à l'étage supérieur. Il dit à Aurélie, qui n'avait pas entendu :

      – L'auto est à droite... Tenez, on la voit d'ici... il y a une dame à l'intérieur, celle dont je vous ai déjà parlé. C'est ma vieille nourrice. Allez vers elle, voulez-vous ? Pour moi je dois remonter là-haut. Quelques mots, et je vous rejoins.

      Il remonta précipitamment, tandis qu'elle s'éloignait.

      Dans la pièce, Brégeac, renversé sur un canapé, le revolver en main, agonisait, soigné par son domestique et par le commissaire. Un flot de sang jaillit de sa bouche. Une dernière convulsion. Il ne remua plus.

      – J'aurais dû m'en douter, bougonna Raoul. Son effondrement, le départ d'Aurélie... Pauvre diable ! il paye sa dette.

      Il dit à Marescal :

      – Débrouille-toi avec le domestique et téléphone pour qu'on t'envoie un médecin. Hémorragie, n'est-ce pas ? Surtout qu'il ne soit pas question de suicide. A aucun prix. Aurélie n'en saura rien pour l'instant. Tu diras qu'elle est en province, souffrante, chez une amie.

      Marescal lui saisit le poignet.

      – Réponds, qui es-tu ? Lupin, n'est-ce pas ?

      – A la bonne heure, fit Raoul. La curiosité professionnelle reprend le dessus.

      Il se mit bien en face du commissaire, s'offrit de profil et de trois quarts, et ricana :

      – Tu l'as dit, bouffi.

      Il redescendit en hâte et rejoignit Aurélie que la vieille dame installait dans le fond d'une limousine confortable. Mais, ayant jeté par habitude de précaution un coup d'œil circulaire dans la rue, il dit à la vieille :

      – Tu n'as vu personne rôder autour de la voiture !

      – Personne, déclara-t-elle.

      – Tu es sûre ? Un homme un peu gros accompagné d'un autre dont le bras est en écharpe ?

      – Oui ! ma foi, oui ! ils allaient et venaient sur le trottoir, mais bien plus bas.

      Il repartit vivement et rattrapa, dans un petit passage qui contourne l'église Saint-Philippe du Roule, deux individus dont l'un portait le bras en écharpe.

      Il les frappa tous deux sur l'épaule et leur dit gaiement :

      – Tiens, tiens, tiens, on se connaît donc tous deux ? Comment ça va, Jodot ? Et toi, Guillaume Ancivel ?

      Ils se retournèrent. Jodot, vêtu en bourgeois, le buste énorme, avec une figure velue de dogue hargneux, ne marqua aucun étonnement.

      – Ah ! c'est vous le type de Nice ! J'disais bien que c'était vous qui accompagniez la petite, tout à l'heure.

      – Et c'est aussi le type de Toulouse, dit Raoul à Guillaume.

      Il reprit aussitôt :

      – Que fichez-vous par là, mes gaillards ? On surveillait la maison de Brégeac, hein ?

      – Depuis deux heures, dit Jodot, avec arrogance. L'arrivée de Marescal, les trucs des policiers, le départ d'Aurélie, on a tout vu.

      – Et alors ?

      – Alors je suppose que vous êtes au courant de toute l'histoire, que vous avez pêché en eau trouble et qu'Aurélie file avec vous, tandis que Brégeac se débat contre Marescal. Démission sans doute... Arrestation...

      – Brégeac vient de se tuer, dit Raoul.

      Jodot sursauta.

      – Hein ! Brégeac... Brégeac mort !

      Raoul les entraîna contre l'église.

      – Ecoutez-moi, tous les deux. Je vous ai défendu de vous mêler de cette affaire. Toi, Jodot, c'est toi qui as tué le grand-père d'Asteux, qui as tué miss Bakefield et qui as causé la mort des frères Loubeaux tes amis, associés et complices. Dois-je te livrer à Marescal ?... Toi, Guillaume, tu dois savoir que ta mère m'a vendu tous ses secrets contre la forte somme, et à condition que tu ne serais pas inquiété. J'ai promis pour le passé. Mais, si tu recommences, ma promesse ne tient plus. Dois-je te casser l'autre bras et te livrer à Marescal ?

      Guillaume, interloqué, eût voulu tourner bride. Mais Jodot se rebiffa.

      – Bref, le trésor pour vous, voilà, ce qu'il y a de plus clair ?

      Raoul haussa les épaules.

      – Tu crois donc au trésor, camarade ?

      – J'y crois comme vous. Voilà près de vingt ans que je travaille là-dessus et j'en ai assez de toutes vos manigances pour me le souffler.

      – Te le souffler ! Faudrait d'abord que tu saches où il est et ce que c'est.

      – Je ne sais rien... et vous non plus, pas plus que Brégeac. Mais la petite sait.

      – Et voilà pourquoi...

      – Veux-tu qu'on partage ? dit Raoul en riant.

      – Pas la peine. Je saurai bien prendre ma part tout seul, et ma bonne part. Et tant pis pour ceux qui me gênent : j'ai plus d'atouts dans les mains que vous ne croyez. Bonsoir, vous êtes averti.

      Raoul les regarda filer. L'incident l'ennuyait. Que diable venait faire ce carnassier de mauvais augure ?

      – Bah ! dit-il, s'il veut courir après l'auto pendant quatre cents kilomètres, je vais lui mener un de ces petits trains !...

      Le lendemain, à midi, Aurélie se réveilla dans une chambre claire d'où elle voyait, par-dessus des jardins et des vergers, la sombre et majestueuse cathédrale de Clermont-Ferrand. Un ancien pensionnat, transformé en maison de repos et situé sur une hauteur, lui offrait l'asile le plus
discret et le plus propre à rétablir définitivement sa santé.

      Elle y passa des semaines paisibles, ne parlant à personne qu'à la vieille nourrice de Raoul, se promenant dans le parc, rêvant des heures entières, les yeux fixés sur la ville ou sur les montagnes du Puy-de-Dôme dont les collines de Royat marquaient les premiers contreforts.

      Pas une seule fois Raoul ne vint la voir. Elle trouvait dans sa chambre des fleurs et des fruits que la nourrice y déposait, des livres et des revues. Lui, Raoul, se cachait au long des petits chemins qui serpentent entre les vignes des ondulations proches. Il la regardait et lui adressait des discours où s'exhalait sa passion chaque jour grandissante.

      Il devinait aux gestes de la jeune fille et à sa démarche souple que la vie remontait en elle, comme une source presque tarie où l'eau fraîche afflue de nouveau. L'ombre s'étendait sur les heures effroyables, sur les visages sinistres, sur les cadavres et sur les crimes, et, par-dessus l'oubli c'était l'épanouissement d'un bonheur tranquille, grave, inconscient, à l'abri du passé et même de l'avenir.

      – Tu es heureuse, demoiselle aux yeux verts, disait-il. Le bonheur est un état d'âme qui permet de vivre dans le présent. Tandis que la peine se nourrit de souvenirs mauvais et d'espoirs dont elle n'est pas dupe, le bonheur se mêle à tous les petits faits de la vie quotidienne et la transforme en éléments de joie et de sérénité. Or, tu es heureuse, Aurélie. Quand tu cueilles des fleurs ou quand tu t'étends sur ta chaise longue, tu fais cela avec un air de contentement.

      Le vingtième jour, une lettre de Raoul lui proposa une excursion en automobile pour un matin de la semaine qui suivait. Il avait des choses importantes à lui dire.

      Sans hésiter, elle fit répondre qu'elle acceptait.

      Le matin désigné, elle s'en alla par de petits chemins rocailleux, qui la conduisirent sur la grande route où l'attendait Raoul. En le voyant, elle s'arrêta, soudain confuse et inquiète, comme une femme qui se demande, dans une minute solennelle, vers quoi elle se dirige et où l'entraînent les circonstances. Mais Raoul s'approcha et lui fit signe de se taire. C'était à lui de dire les mots qu'il fallait dire.

      – Je n'ai pas douté que vous viendriez. Vous saviez que nous devions nous revoir parce que l'aventure tragique n'est pas terminée et que certaines solutions demeurent en suspens. Lesquelles ? Peu vous importe, n'est-ce pas ? Vous m'avez donné mission de tout régler, de tout ordonner, de tout résoudre et de tout faire. Vous m'obéirez tout simplement. Vous vous laisserez guider par la main, et, quoi qu'il arrive, vous n'aurez plus peur. Cela, c'est fini, la peur, la peur qui bouleverse et qui montre des visions d'enfer. N'est-ce pas ? vous sourirez d'avance aux événements et vous les accueillerez comme des amis.

      Il lui tendit la main. Elle lui laissa presser la sienne. Elle aurait voulu parler et sans doute lui dire qu'elle le remerciait, qu'elle avait confiance... Mais elle dut comprendre la vanité de telles paroles, car elle se tut. Ils partirent et traversèrent la station thermale et le vieux village
de Royat.

      L'horloge de l'église marquait huit heures et demie. C'était un samedi, à la date du 15 août. Les montagnes se dressaient sous un ciel splendide.

      Ils n'échangèrent pas un mot. Mais Raoul ne cessait de l'apostropher tendrement, en lui-même.

      « Hein, on ne me déteste plus, mademoiselle aux yeux verts ? On a oublié l'offense de la première heure ? Et, moi-même, j'ai tant de respect pour vous que je ne veux pas m'en souvenir auprès de vous. Allons, souriez un peu, puisque vous avez maintenant l'habitude de penser à moi comme à votre bon génie. On sourit à son bon génie. »

      Elle ne souriait pas. Mais il la sentait amicale et toute proche.

      L'auto ne roula guère plus d'une heure. Ils contournèrent le puy de Dôme et prirent un chemin assez étroit qui se dirigeait vers le sud, avec des montées en lacets et des descentes au milieu de vallées vertes ou de forêts sombres.

      Puis la route se resserra encore, courut au milieu d'une région déserte et sèche et devint abrupte. Elle était pavée d'énormes plaques de lave, inégales et disjointes.

      – Une ancienne chaussée romaine, dit Raoul. Il n'est pas un vieux coin de France où l'on ne trouve quelque vestige analogue, quelque voie de César.

      Elle ne répondit pas. Voilà que, tout à coup, elle semblait songeuse et distraite.

      La vieille chaussée romaine n'était plus guère qu'un sentier de chèvres. L'escalade en fut pénible. Un petit plateau suivit, avec un village presque abandonné, dont Aurélie vit le nom sur un plateau : Juvains. Puis un bois, puis une plaine soudain verdoyante, aimable d'aspect. Puis de nouveau la chaussée romaine qui grimpait, toute droite, entre les talus d'herbe épaisse. Au bas de cette échelle, ils s'arrêtèrent. Aurélie était de plus en plus recueillie. Raoul ne cessait de l'observer avidement.

      Lorsqu'ils eurent gravi les dalles disposées en degrés, ils parvinrent à une large bande de terrain circulaire, qui charmait par la fraîcheur de ses plantes et de son gazon, et qu'emprisonnait un haut mur de mœllons dont les intempéries n'avaient pas altéré le ciment et qui s'en allait au loin, vers la droite et vers la gauche. Une large porte le trouait. Raoul en avait la clef. Il ouvrit. Le terrain continuait à monter. Quand ils eurent atteint le faîte de ce remblai, ils virent devant eux un lac qui était figé comme la glace, au creux d'une couronne de rochers qui le dominaient régulièrement.

      Pour la première fois, Aurélie posa une question où se montrait tout le travail de réflexion qui se poursuivait en elle.

      – Puis-je vous demander si, en me conduisant ici, plutôt qu'ailleurs, vous avez un motif ? Est-ce le hasard ?...

      – Le spectacle est plutôt morne, en effet, dit Raoul, sans répondre directement, mais, tout de même, il y a là une âpreté, une mélancolie sauvage qui a du caractère. Les touristes n'y viennent jamais en excursion, m'a-t-on dit. Cependant on s'y promène en barque, comme
vous voyez.

      Il la mena vers un vieux bateau qu'une chaîne retenait contre un pieu. Elle s'y installa sans mot dire. Il prit les rames, et ils s'en allèrent doucement.

      L'eau couleur d'ardoise ne reflétait pas le bleu du ciel, mais plutôt la teinte sombre de nuages invisibles. Au bout des avirons luisaient des gouttes qui paraissaient lourdes comme du mercure, et l'on s'étonnait que la barque pût pénétrer dans cette onde pour ainsi dire métallique. Aurélie y trempa sa main, mais dut la retirer aussitôt, tellement l'eau était froide et désagréable.

      – Oh ! fit-elle avec un soupir.

      – Quoi ? Qu'avez-vous ? demanda Raoul.

      – Rien... ou du moins, je ne sais pas...

      – Vous êtes inquiète... émue...

      – Emue, oui... je sens en moi des impressions qui m'étonnent... qui me déconcertent. Il me semble...

      – Il vous semble ?

      – Je ne saurais dire... il me semble que je suis un autre être... et que ce n'est pas vous qui êtes ici. Est-ce que vous comprenez ?

      – Je comprends, dit-il en souriant.

      Elle murmura :

      – Ne m'expliquez pas. Ce que j'éprouve me fait mal, et cependant, pour rien au monde, je ne voudrais ne pas l'éprouver.

      Le cirque de falaises, au sommet desquelles le grand mur apparaissait de place en place et qui se développait sur un rayon de cinq à six cents mètres, offrait, tout au fond, une échancrure où commençait un chenal resserré que ses hautes murailles cachaient aux rayons du soleil. Ils s'y engagèrent. Les roches étaient plus noires et plus tristes. Aurélie les contemplait avec stupeur et levait les yeux vers les silhouettes étranges qu'elles formaient : lions accroupis, cheminées massives, statues démesurées, gargouilles géantes.

      Et subitement, alors qu'ils arrivaient au milieu de ce couloir fantastique, ils reçurent comme une bouffée de rumeurs lointaines et indistinctes qui venaient, par ce même chemin qu'eux, des régions qu'ils avaient quittées un peu plus d'une heure auparavant.

      C'étaient des sonneries d'église, des tintements de cloches légères, des chansons d'airain, des notes allègres et joyeuses, tout un frémissement de musique divine où grondait le bourdon frémissant d'une cathédrale.

      La jeune fille défaillit. Elle comprenait, elle aussi, la signification de son trouble. Les voix du passé, de ce passé mystérieux qu'elle avait tout fait pour ne pas oublier, retentissaient en elle et autour d'elle. Cela se heurtait aux remparts où le granit se mêlait à la lave des anciens volcans. Cela sautait d'une roche à l'autre, de statue en gargouille, glissait à la surface dure de l'eau, montait jusqu'à la bande bleue du ciel, retombait comme de la poudre d'écume jusqu'au fond du gouffre, et s'en allait par échos bondissants vers l'autre issue du défilé où étincelait la lumière du grand jour.

      Eperdue, palpitante de souvenirs, Aurélie essaya de lutter, et se raidit pour ne pas succomber à tant d'émotions. Mais elle n'avait plus de forces. Le passé la courbait comme une branche qui ploie, et elle s'inclina, en murmurant, avec des sanglots :

      – Mon Dieu ! mon Dieu, qui donc êtes-vous ?

      Elle était stupéfiée par ce prodige inconcevable. N'ayant jamais révélé le secret qu'on lui avait confié, jalouse, depuis son enfance, du trésor de souvenirs que sa mémoire gardait pieusement, et qu'elle ne devait livrer, selon l'ordre de sa mère, qu'à celui qu'elle aimerait, elle se sentait toute faible devant cet homme déconcertant qui lisait au plus profond de son âme.

      – Je ne me suis donc pas trompé ? et c'est bien ici, n'est-ce pas ? dit Raoul que l'abandon charmant de la jeune fille touchait infiniment.

      – C'est bien ici, chuchota Aurélie. Déjà au long du trajet, les choses se rappelaient à moi comme des choses déjà vues... la route... les arbres... ce chemin dallé qui montait entre deux talus... et puis ce lac, ces rochers, la couleur et le froid de cette eau... et puis surtout, ces sonneries de cloches... Oh ! ce sont les mêmes que jadis... elles sont venues nous rejoindre au même endroit où elles avaient rejoint ma mère, le père de ma mère et la petite fille que j'étais. Et, comme aujourd'hui, nous sommes sortis de l'ombre, pour entrer dans cette autre partie du lac, sous un même soleil...

      Elle avait relevé la tête et regardait. Un autre lac, en effet, plus petit, mais plus grandiose, s'ouvrait devant eux, avec des falaises plus escarpées et un air de solitude plus sauvage encore et plus agressif.

      Un à un, les souvenirs ressuscitaient. Elle les disait doucement, tout contre Raoul, comme des confidences que l'on fait à un ami. Elle évoquait devant lui une petite fille heureuse, insouciante, amusée par le spectacle des formes et des couleurs qu'elle contemplait aujourd'hui avec des yeux mouillés de larmes.

      – C'est comme si vous me meniez en voyage dans votre vie, fit Raoul, que l'émotion étreignait, et j'ai autant de plaisir à voir ce qu'elle fut ce jour-là, que vous-même à la retrouver.

      Elle continua :

      – Ma mère était assise à votre place, et son père en face de vous. J'embrassais la main de maman. Tenez, cet arbre tout seul, dans cette crevasse, il était là... et aussi ces grosses taches de soleil qui coulent sur cette roche... Et voilà que tout se resserre encore, comme tout à l'heure. Mais il n'y a plus de passage, c'est l'extrémité du lac. Il est allongé, ce lac, et courbé comme un croissant... On va découvrir une toute petite plage qui est à l'extrémité même... Tenez, la voici... avec une cascade à gauche, qui sort de la falaise... Il y en a une deuxième à droite... Vous allez voir le sable... Il brille comme du mica... Et il y a une grotte tout de suite... Oui, j'en suis sûre... Et à l'entrée de cette grotte...

      – A l'entrée de cette grotte ?

      – Il y avait un homme qui nous attendait... un drôle d'homme à longue barbe grise, vêtu d'une blouse de laine marron... On le voyait d'ici, debout, très grand. Ne va-t-on pas le voir ?

      – Je pensais qu'on le verrait, affirma Raoul. Et je suis très étonné. Il est presque midi, et notre rendez-vous était fixé à midi.




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