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La Demoiselle aux yeux verts

Maurice Leblanc
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XII – L'EAU QUI MONTE

Ils débarquèrent sur la petite plage où les grains de sable brillaient au soleil comme du mica. La falaise de droite et la falaise de gauche, en se rejoignant, formaient un angle aigu qui se creusait, à sa partie inférieure, en une petite anfractuosité que protégeait l'avancée d'un toit d'ardoises.

      Sous ce toit, une petite table était dressée, avec une nappe, des assiettes, du laitage et des fruits.

      Sur une des assiettes, une carte de visite portait ces mots :

      « Le marquis de Talençay, ami de votre grand-père d'Asteux, vous salue, Aurélie. Il sera là tantôt et s'excuse de ne pouvoir vous présenter ses hommages que dans la journée. »

      – Il attendait donc ma venue ? dit Aurélie.

      – Oui, fit Raoul. Nous avons parlé longtemps, lui et moi, il y a quatre jours, et je devais vous amener aujourd'hui à midi.

      Elle regardait autour d'elle. Un chevalet de peintre s'appuyait à la paroi, sous une large planche encombrée de cartons à dessin, de moulages et de boîtes de couleurs, et qui portait aussi de vieux vêtements. Par le travers de l'angle, un hamac. Au fond, deux grosses pierres formaient un foyer où l'on devait allumer du feu, car les parois étaient noires et un conduit s'ouvrait dans une fissure du roc, comme un tuyau de cheminée.

      – Est-ce qu'il habite là ? demanda Aurélie.

      – Souvent, surtout en cette saison. Le reste du temps, au village de Juvains où je l'ai découvert. Mais, même alors, il vient ici chaque jour. Comme votre grand-père défunt, c'est un vieil original, très cultivé, très artiste, bien qu'il fasse de bien mauvaise peinture. Il vit seul, un peu à la façon d'un ermite, chasse, coupe et débite ses arbres, surveille les gardiens de ses troupeaux, et nourrit tous les pauvres de ce pays qui lui appartient à deux lieues à la ronde. Et voilà quinze ans qu'il vous attend, Aurélie.

      – Ou du moins qu'il attend ma majorité.

      – Oui, par suite d'un accord avec son ami d'Asteux. Je l'ai interrogé à ce propos. Mais il ne veut répondre qu'à vous. J'ai dû lui raconter toute votre vie, toutes les histoires de ces derniers mois, et, comme je lui promettais de vous amener, il m'a prêté la clef du domaine. Sa joie de vous revoir est immense.

      – Alors, pourquoi n'est-il pas là ?

      L'absence du marquis de Talençay surprenait Raoul de plus en plus, bien qu'aucune raison ne lui permît d'y attacher de l'importance. En tout cas, ne voulant point inquiéter la jeune fille, il dépensa toute sa verve et tout son esprit durant ce premier repas qu'ils prenaient ensemble dans des circonstances si curieuses et dans un cadre si particulier.

      Toujours attentif à ne pas la froisser par trop de tendresse, il la sentait en pleine sécurité près de lui. Elle devait se rendre compte, elle-même, qu'il n'était plus l'adversaire qu'elle fuyait au début, mais l'ami qui ne vous veut que du bien. Tant de fois déjà, il l'avait sauvée ! Tant de fois elle s'était surprise à n'espérer qu'en lui, à ne voir sa propre vie que dépendante de cet inconnu, et son bonheur que bâti selon la volonté de cet homme !

      Elle murmura :

      – J'aimerais vous remercier. Mais je ne sais comment. Je vous dois trop pour m'acquitter jamais.

      Il lui dit :

      – Souriez, demoiselle aux yeux verts, et regardez-moi.

      Elle sourit et le regarda.

      – Vous êtes quitte, dit-il.

      A deux heures trois quarts, la musique des cloches recommença et le bourdon de la cathédrale vint se cogner à l'angle des falaises.

      – Rien que de très logique, expliqua Raoul, et le phénomène est connu dans toute la région.

      Quand le vent descend du nord-est, c'est-à-dire de Clermont-Ferrand, la disposition acoustique des lieux fait qu'un grand courant d'air entraîne toutes ces rumeurs par un chemin obligatoire qui serpente entre des remparts montagneux et qui aboutit à la surface du lac. C'est fatal, c'est mathématique. Les cloches de toutes les églises de Clermont-Ferrand et le bourdon de sa cathédrale ne peuvent faire autrement que de venir chanter ici, comme elles font en ce moment...

      Elle hocha la tête.

      – Non, dit-elle, ce n'est pas cela. Votre explication ne me satisfait pas.

      – Vous en avez une autre ?

      – La véritable.

      – Qui consiste ?

      – A croire fermement que c'est vous qui m'amenez ici le son de ces cloches pour me rendre toutes mes impressions d'enfant.

      – Je puis donc tout ?

      – Vous pouvez tout, dit-elle, avec foi.

      – Et je vois tout également, plaisanta Raoul. Ici, à la même heure, il y a quinze ans, vous avez dormi.

      – Ce qui veut dire ?

      – Que vos yeux sont lourds de sommeil, puisque votre vie d'il y a quinze ans recommence.

      Elle n'essaya point de se dérober à son désir et s'étendit dans le hamac.

      Raoul veilla un instant au seuil de la grotte. Mais, ayant consulté sa montre, il eut un geste d'agacement. Trois heures un quart : le marquis de Talençay n'était pas là.

      « Et après ! se dit-il avec irritation. Et après ! Cela n'a aucune importance. »

      Si, cela avait de l'importance. Il le savait. Il y a des cas où tout a de l'importance.

      Il rentra dans la grotte, observa la jeune fille qui dormait sous sa protection, voulut encore lui adresser des discours et la remercier en lui-même de sa confiance. Mais il ne le put point. Une inquiétude croissante l'envahissait.

      Il franchit la petite plage et constata que la barque, dont il avait fait reposer la proue sur le sable, flottait maintenant à deux ou trois mètres de la berge. Il dut l'agripper avec une perche, et il fit alors une seconde constatation, c'est que cette barque qui, pendant la traversée, s'était remplie de quelques centimètres d'eau, en contenait trente ou quarante centimètres.

      Il parvint à la retourner sur la berge.

      « Bigre, pensa-t-il, quel miracle que nous n'ayons pas coulé ! »

      Il ne s'agissait pas d'une voie d'eau ordinaire, facile à aveugler, mais d'une planche entière pourrie, et d'une planche qui avait été récemment plaquée à cet endroit et qui ne tenait que par quatre clous.

      Qui avait fait cela ? Tout d'abord Raoul songea au marquis de Talençay. Mais dans quel dessein le vieillard aurait-il agi ? Quel motif avait-on de penser que l'ami de d'Asteux voulût provoquer une catastrophe, au moment même où la jeune fille était conduite près de lui ?

      Une question cependant se posait : par où Talençay venait-il quand il n'avait pas de barque à sa disposition ? Par où allait-il arriver ? Il y avait donc un chemin terrestre qui s'amorçait à cette même plage, pourtant limitée par le double avancement des falaises ?

      Raoul chercha. Aucune issue possible à gauche, le jaillissement des deux sources s'ajoutant à l'obstacle de granit. Mais sur la droite, juste avant que la falaise trempât dans le lac et fermât la plage, une vingtaine de marches étaient taillées dans le roc, et de là, au flanc du rempart, s'élevait un sentier qui était plutôt un ressaut naturel, une sorte de corniche si étroite qu'il fallait s'accrocher parfois aux aspérités de la pierre.

      Raoul poussa une pointe de ce côté. De place en place on avait dû river un crampon de fer dont on s'aidait pour ne pas tomber dans le vide. Et ainsi put-il arriver, malaisément, au plateau supérieur et s'assurer que la sente faisait le tour du lac et se dirigeait vers le défilé. Un paysage de verdure, bossué de roches, s'étendait alentour.

      Deux bergers s'éloignaient, poussant leurs troupeaux vers la haute muraille qui entourait le vaste domaine. La haute silhouette du marquis de Talençay n'apparaissait nulle part.

      Raoul revint après une heure d'exploration. Or, durant cette heure, il s'en rendit compte avec désagrément lorsqu'il eut regagné le bas de la falaise, l'eau avait monté et recouvrait les premières marches. Il dut sauter.

      « Bizarre », murmura-t-il, d'un air soucieux.

      Aurélie avait dû l'entendre. Elle courut au-devant de lui et s'arrêta, stupéfaite.

      – Qu'y a-t-il ? demanda Raoul.

      – L'eau... prononça-t-elle... comme elle est haute ! Elle était bien plus basse tantôt, n'est-ce pas ?... Il n'y a pas de doute...

      – En effet.

      – Comment expliquez-vous ?

      – Phénomène bien naturel, comme les cloches.

      Et, s'efforçant de plaisanter :

      – Le lac subit la loi des marées, qui, comme vous le savez, provoquent les alternances du flux et du reflux.

      – Mais à quel moment l'avance va-t-elle cesser ?

      – Dans une heure ou deux.

      – C'est-à-dire que l'eau remplira la moitié de la grotte ?

      – Oui. Parfois même la grotte doit être envahie, comme le prouve cette marque noire sur le granit qui est évidemment une cote de niveau extrême.

      La voix de Raoul s'assourdit un peu. Au-dessus de cette première cote, il y en avait une autre qui devait correspondre au plafond même de l'abri. Que signifiait-elle, celle-là ? Fallait-il admettre qu'à certaines époques l'eau pouvait atteindre ce plafond ? Mais à la suite de quels phénomènes exceptionnels, de quels cataclysmes anormaux ?

      « Mais non, mais non, pensa-t-il, en se raidissant. Toute hypothèse de ce genre est absurde. Un cataclysme ? Il y en a tous les mille ans ! Une oscillation de flux et de reflux ? Fantaisies auxquelles je ne crois pas. Ce ne peut être qu'un hasard, un fait passager... »

      Soit. Mais ce fait passager, qu'est-ce qui le produisait ?

      D'involontaires raisonnements se poursuivaient en lui. Il songeait à l'absence inexplicable de Talençay. Il songeait aux rapports qui pouvaient exister entre cette absence et la menace sourde d'un danger qu'il ne comprenait pas encore. Il songeait à cette barque démolie.

      – Qu'avez-vous ? interrogea Aurélie. Vous êtes distrait.

      – Ma foi, dit-il, je commence à croire que nous perdons notre temps ici. Puisque l'ami de votre grand-père ne vient pas, allons au-devant de lui. L'entrevue aura tout aussi bien lieu dans sa maison de Juvains.

      – Mais comment partir ? La barque semble hors d'usage.

      – Il y a un chemin à droite, fort difficile pour une femme, mais tout de même praticable.

      Seulement il faudra accepter mon aide et vous laisser porter.

      – Pourquoi ne pas marcher, moi aussi ?

      – Pourquoi vous mouiller ? dit-il. Autant que je sois seul à entrer dans l'eau.

      Il avait fait cette proposition sans arrière-pensée. Mais il s'aperçut qu'elle était toute rouge. L'idée d'être portée par lui, comme sur le chemin de Beaucourt, devait lui être intolérable.

      Ils se turent, embarrassés l'un et l'autre.

      Puis la jeune fille qui était au bord du lac y plongea sa main et murmura :

      – Non... non... je ne pourrai pas supporter cette eau glacée, je ne pourrai pas.

      Elle rentra suivie par lui et un quart d'heure s'écoula, qui parut très long à Raoul.

      – Je vous en prie, dit-il, allons-nous-en. La situation devient dangereuse.

      Elle obéit et ils quittèrent la grotte. Mais, au moment même où elle se pendait à son cou, quelque chose siffla près d'eux, et un éclat de pierre sauta. Au loin, une détonation retentit.

      Raoul renversa brusquement Aurélie. Une deuxième balle siffla, écornant le roc. D'un geste il enleva la jeune fille, la poussa vers l'intérieur et s'élança, comme s'il eût voulu courir à l'assaut.

      – Raoul ! Raoul ! je vous défends... On va vous tuer...

      Il la saisit de nouveau, et la remit de force à l'abri. Mais cette fois elle ne le lâcha pas, et, se cramponnant, l'arrêta.

      – Je vous en supplie, restez...

      – Mais non, protesta Raoul, vous avez tort, il faut agir.

      – Je ne veux pas... je ne veux pas...

      Elle le retenait de ses mains frissonnantes, et, elle qui avait si peur d'être portée par lui, quelques instants plus tôt, elle le serrait contre elle avec une indomptable énergie.

      – Ne craignez rien, dit-il doucement.

      – Je ne crains rien, dit-elle tout bas, mais nous devons rester ensemble... Les mêmes dangers nous menacent. Ne nous quittons pas.

      – Je ne vous quitterai pas, promit Raoul, vous avez raison.

      Il passa seulement la tête, afin d'observer l'horizon.

      Une troisième balle troua l'une des ardoises sur le toit.

      Ainsi ils étaient assiégés, immobilisés. Deux tireurs, munis de fusils à longue portée, leur interdisaient toute tentative de sortie. Ces tireurs, Raoul, d'après deux petits nuages de fumée qui tourbillonnaient au loin, avait eu le temps de discerner leur position. Peu distants l'un de l'autre, ils se tenaient sur la rive droite, au-dessus du défilé, c'est-à-dire à deux cent cinquante mètres environ. De là, postés bien en face, ils commandaient le lac sur toute sa longueur, battaient le petit coin qui demeurait de la plage et pouvaient atteindre à peu près tout l'intérieur de la grotte. Elle s'offrait à eux, en effet, tout entière, sauf un renfoncement situé à droite et où l'on devait s'accroupir, et sauf l'extrême fond au-dessus de l'âtre marqué par deux pierres, et que masquait la retombée du toit.

      Raoul fit le violent effort de rire.

      – C'est drôle, dit-il.

      Son hilarité semblait si spontanée qu'Aurélie se domina, et Raoul reprit :

      – Nous voilà bloqués. Au moindre mouvement, une balle, et la ligne de feu est telle que nous sommes obligés de nous cacher dans un trou de souris. Avouez que c'est rudement bien combiné.

      – Par qui ?

      – J'ai pensé tout de suite au vieux marquis. Mais non, ce n'est pas lui, ce ne peut pas être lui...

      – Qu'est-il devenu, alors ?

      – Enfermé sans doute. Il sera tombé dans quelque piège que lui auront tendu précisément ceux qui nous bloquent.

      – C'est-à-dire ?

      – Deux ennemis redoutables, de qui nous ne devons attendre aucune pitié. Jodot et Guillaume Ancivel.

      Il affectait sur ce point une franchise brutale, pour diminuer dans l'esprit d'Aurélie l'idée du véritable péril qui les menaçait. Les noms de Jodot et de Guillaume, les coups de fusil, rien de tout cela ne comptait pour lui auprès de l'envahissement progressif de cette eau sournoise dont les bandits avaient fait leur alliée redoutable.

      – Mais pourquoi ce guet-apens ? dit-elle.

      – Le trésor, affirma Raoul, qui, plus encore qu'à Aurélie, se donnait à lui-même les explications les plus vraisemblables. J'ai réduit Marescal à l'impuissance, mais je n'ignorais pas qu'un jour ou l'autre il faudrait en finir avec Jodot et avec Guillaume. Ils ont pris les devants. Au courant de mes projets, je ne sais par quel artifice, ils ont attaqué l'ami de votre grand-père, l'ont emprisonné, lui ont volé les papiers et documents qu'il voulait vous communiquer, et, dès ce matin, nos adversaires étaient prêts.
      S'ils ne nous ont pas accueillis à coups de feu quand nous traversions le défilé, c'est que des bergers rôdaient sur le plateau. D'ailleurs, pourquoi se presser ? Il était évident que nous attendrions Talençay, sur la foi de sa carte de visite et des quelques mots que l'un des deux complices y a griffonnés. Et c'est ici qu'ils nous ont tendu leur embûche. A peine avions-nous franchi le défilé que les lourdes écluses étaient fermées, et que le niveau du lac grossi par les deux cascades, commençait à s'élever, sans qu'il nous fût possible de nous en apercevoir avant quatre ou cinq heures. Mais alors les bergers retournaient au village, et le lac devenait le plus désert et le plus magnifique des champs de tir. La barque étant coulée et les balles interdisant toute sortie aux assiégés, impossible de prendre la fuite. Et voilà comment Raoul de Limésy s'est laissé rouler comme un vulgaire Marescal.

      Tout cela fut dit sur un ton de badinage nonchalant, par un homme qui se divertit le premier du bon tour qui lui est joué. Aurélie avait presque envie de rire.

      Il alluma une cigarette et tendit, au bout de ses doigts, l'allumette qui flambait.

      Deux détonations, sur le plateau. Puis, immédiatement, une troisième et une quatrième. Mais les coups ne portaient pas.

      L'inondation, cependant, continuait avec rapidité. La plage formant cuvette, l'eau en avait dépassé le bord extrême et glissait maintenant en menues vagues sur un terrain plat. L'entrée de la grotte fut atteinte.

      – Nous serons plus en sécurité sur les deux pierres du foyer.

      Ils y sautèrent vivement. Raoul fit coucher Aurélie dans le hamac. Puis courant vers la table, il rafla dans une serviette ce qui restait du déjeuner, et le plaça sur la planche aux dessins. Des balles jaillirent.

      – Trop tard, dit-il. Nous n'avons plus rien à craindre. Un peu de patience et nous en sortirons. Mon plan ? Nous reposer et nous restaurer. Durant quoi, la nuit vient. Aussitôt je vous porte sur mes épaules jusqu'au sentier des falaises. Ce qui fait la force de nos adversaires, c'est le grand jour, grâce auquel ils peuvent nous bloquer. L'obscurité, c'est le salut.

      – Oui, mais l'eau monte pendant ce temps, dit Aurélie et il faut une heure avant que l'obscurité soit suffisante.

      – Et après ? Au lieu d'en être quitte pour un bain de pieds, j'en aurai jusqu'à mi-corps.

      C'était très simple, en effet. Mais Raoul savait fort bien toutes les lacunes de son plan. D'abord le soleil venait à peine de disparaître derrière le sommet des montagnes, ce qui indiquait encore une heure et demie ou deux heures de grand jour. En outre l'ennemi se rapprocherait peu à peu, prendrait position sur le sentier, et comment Raoul pourrait-il accoster avec la jeune fille et forcer le passage ?

      Aurélie hésitait, se demandant ce qu'elle devait croire. Malgré elle, ses yeux fixaient des points de repère qui lui permettaient de suivre les progrès de l'eau, et par moments elle frissonnait. Mais le calme de Raoul était si impressionnant !

      – Vous nous sauverez, murmura-t-elle, j'en suis certaine.

      – A la bonne heure, dit-il, sans se départir de sa gaieté, vous avez confiance.

      – Oui, j'ai confiance. Vous m'avez dit un jour... rappelez-vous..., en lisant les lignes de ma main, que je devais redouter le péril de l'eau. Votre prédiction s'accomplit. Et cependant je ne redoute rien, car vous pouvez tout... vous faites des miracles...

      – Des miracles ? dit Raoul qui cherchait toutes les occasions de la rassurer par l'insouciance de ses discours. Non, pas de miracles. Seulement je raisonne et j'agis selon les circonstances. Parce que je ne vous ai jamais interrogée sur vos souvenirs d'enfance, et que cependant je vous ai conduite ici, parmi les paysages que vous aviez contemplés, vous me considérez comme une espèce de sorcier. Erreur. Tout cela fut affaire de raisonnement et de réflexion, et je ne disposais pas de renseignements plus précis que les autres. Jodot et ses complices connaissaient aussi la bouteille et avaient lu, comme moi, la formule inscrite sous le nom d'Eau de Jouvence.
      Quelle indication en ont-ils tirée ? Aucune. Moi, je me suis enquis, et j'ai vu que presque toute la formule reproduit exactement, sauf une ligne, l'analyse des eaux de Royat, une des principales stations thermales d'Auvergne. Je consulte les cartes d'Auvergne et j'y découvre le village et le lac de Juvains (Juvains, contraction évidente du mot latin Juventia, qui signifie Jouvence). J'étais renseigné. En une heure de promenade et de bavardage à Juvains, je me rendais compte que le vieux M. de Talençay, marquis de Carabas de tout ce pays, devait être au centre même de l'aventure, et je me présentai à lui comme votre envoyé. Dès qu'il m'eut révélé que vous étiez venue jadis le dimanche et le lundi de l'Assomption, c'est-à-dire le 14 et le 15 août, j'ai préparé notre expédition pour ce même jour. Précisément le vent souffle du nord comme autrefois. D'où l'escorte des cloches. Et voici ce que c'est qu'un miracle, demoiselle aux yeux verts.

      Mais les mots n'étaient plus suffisants pour distraire l'attention de sa compagne. Au bout d'un instant, Aurélie chuchota :

      – L'eau monte... L'eau monte... Elle recouvre les deux pierres et mouille vos chaussures.

      Il souleva l'une des pierres et la posa sur l'autre. Ainsi exhaussé, il appuya son coude à la corde du hamac, et l'air toujours dégagé, il se remit à causer, car il avait peur du silence pour la jeune fille. Mais, au fond de lui, tout en disant des paroles de sécurité, il se livrait à d'autres raisonnements et à d'autres réflexions sur l'implacable réalité dont il constatait avec effarement la menace croissante.

      Que se passait-il ? Comment envisager la situation ? A la suite des manœuvres exécutées par Jodot et par Guillaume, le niveau de l'eau s'élève. Soit. Mais les deux bandits ne font évidemment que profiter d'un état de choses existant déjà, et remontant sans doute à une époque fort reculée. Or, ne doit-on pas supposer que ceux qui ont rendu possible cette élévation de niveau pour des motifs encore secrets (motifs qui n'étaient certes pas de bloquer et de noyer des gens dans la grotte) ont également rendu possible un abaissement du niveau ? La fermeture des écluses devait avoir pour corollaire l'établissement d'un trop-plein à mécanisme invisible, permettant aux eaux de s'écouler et au lac de se vider, suivant les circonstances. Mais où chercher ce trop-plein ? Où trouver ce mécanisme dont le fonctionnement se conjuguait avec le jeu des écluses ?

      Raoul n'était pas de ceux qui attendent la mort. Il songeait bien à se précipiter vers l'ennemi malgré tous les obstacles, ou à nager jusqu'aux écluses. Mais qu'une balle le frappât, que la température glacée de l'eau paralysât ses efforts, que deviendrait Aurélie ?

      Si attentif qu'il fût à dissimuler aux yeux d'Aurélie l'inquiétude de ses pensées, la jeune fille ne pouvait pas se méprendre sur certaines inflexions de voix ou sur certains silences chargés d'une angoisse qu'elle éprouvait elle-même. Elle lui dit soudain, comme si elle eût été débordée par cette angoisse qui la torturait :

      – Je vous en prie, répondez-moi, je vous en prie. J'aimerais mieux connaître la vérité. Il n'y a plus d'espoir, n'est-ce pas ?

      – Comment ! Mais le jour baisse...

      – Pas assez vite... Et quand il fera nuit, nous ne pourrons plus partir.

      – Pourquoi ?

      – Je l'ignore. Mais j'ai l'intuition que tout est fini et que vous le savez.

      Il dit d'un ton ferme :

      – Non... Non... Le péril est grand, mais encore lointain. Nous y échapperons si nous ne perdons pas une seconde notre calme. Tout est là. Réfléchir, comprendre. Quand j'aurai tout compris, je suis sûr qu'il sera temps encore d'agir. Seulement...

      – Seulement...

      – Il faut m'aider. Pour comprendre tout à fait, j'ai besoin de vos souvenirs, de tous vos souvenirs.

      La voix de Raoul se faisait pressante et il continua avec une ardeur contenue :

      – Oui, je sais, vous avez promis à votre mère de ne les révéler qu'à l'homme que vous aimeriez. Mais la mort est une raison de parler plus forte que l'amour, et, si vous ne m'aimez pas, je vous aime comme votre mère aurait pu souhaiter que l'on vous aimât. Pardonnez-moi de vous le dire, malgré le serment que je vous ai fait... Mais il y a des heures où l'on ne peut plus se taire. Je vous aime... Je vous aime et je veux vous sauver... Je vous aime... Je n'admets pas votre silence qui serait un crime contre vous. Répondez. Quelques mots seront peut-être suffisants pour m'éclairer.

      Elle murmura :

      – Interrogez-moi.

      Il dit aussitôt :

      – Que s'est-il passé autrefois après votre arrivée ici, avec votre mère ? Quels paysages avez-vous vus ? Où votre grand-père et votre ami vous ont-ils conduite ?

      – Nulle part, affirma-t-elle. Je suis sûre d'avoir dormi ici, oui, dans un hamac comme aujourd'hui... On causait autour de moi. Les deux hommes fumaient. Ce sont des souvenirs que j'avais oubliés et que je retrouve. Je me rappelle l'odeur du tabac et le bruit d'une bouteille qu'on a débouchée. Et puis... et puis... je ne dors plus... on me fait manger... Dehors, il y a du soleil...

      – Du soleil ?

      – Oui, ce doit être le lendemain.

      – Le lendemain ? vous êtes certaine ? Tout est là, dans ce détail.

      – Oui, j'en suis certaine. Je me suis réveillée ici, le lendemain, et dehors, il y avait du soleil. Seulement, voilà... tout a changé... Je me vois encore ici, et cependant c'est ailleurs. J'aperçois les rochers, mais ils ne sont plus au même endroit.

      – Comment ?... ils ne sont plus au même endroit ?

      – Non, l'eau ne les baigne plus.

      – L'eau ne les baigne plus, et cependant vous sortiez de cette grotte ?

      – Je sortais de cette grotte. Oui, mon grand-père marche devant nous. Ma mère me tient par la main. Ça glisse, sous nos pieds. Autour de nous, il y a des sortes de maisons... comme des ruines... Et puis de nouveau les cloches... ces mêmes cloches que j'entends toujours...

      – C'est cela... c'est bien cela, dit Raoul, entre ses dents. Tout s'accorde avec ce que je supposais. Aucune hésitation possible.

      Un lourd silence tomba sur eux. L'eau clapotait avec un bruit sinistre. La table, le chevalet, des livres et des chaises flottaient.

      Il dut s'asseoir à l'extrémité du hamac et se courber sous le plafond de granit.

      Dehors, l'ombre se mêlait à la lumière défaillante. Mais à quoi lui servirait l'ombre, si épaisse qu'elle fût ? De quel côté agir ?

      Il étreignait désespérément sa pensée, la forçant à trouver la solution. Aurélie s'était à moitié dressée avec des yeux qu'il devinait affectueux et doux. Elle prit une de ses mains, s'inclina, et la baisa.

      – Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il, éperdu, que faites-vous ?

      Elle murmura :

      – Je vous aime.

      Les yeux verts brillaient dans la demi-obscurité. Il entendait battre le cœur de la jeune fille, et jamais il n'avait éprouvé une telle joie.

      Elle reprit tendrement, en lui entourant le cou de ses bras :

      – Je vous aime. Voyez-vous, Raoul, c'est là mon grand et mon seul secret. L'autre ne m'intéresse pas. Mais celui-là c'est toute ma vie ! et toute mon âme ! Je vous ai aimé tout de suite, sans vous connaître, avant même de vous voir... Je vous ai aimé dans les ténèbres, et c'est pour cela que je vous détestais... Oui, j'avais honte... Ce sont vos lèvres qui m'ont prise, là-bas, sur la route de Beaucourt. J'ai senti quelque chose que j'ignorais et qui m'a effrayée. Tant de plaisir, tant de félicité, en cette nuit atroce et par un homme qui m'était inconnu ! Jusqu'au fond de l'être, j'ai eu l'impression délicieuse et révoltante que je vous appartenais... et que vous n'auriez qu'à vouloir pour faire de moi votre esclave. Si je vous ai fui dès lors, c'est à cause de cela, Raoul, non pas parce que je vous haïssais, mais parce que je vous aimais trop et que je vous redoutais. J'étais confuse de mon trouble... Je ne voulais plus vous voir, à aucun prix, et cependant je ne songeais qu'à vous revoir... Si j'ai pu supporter l'horreur de cette nuit et de toutes les abominables tortures qui ont suivi, c'est pour vous, pour vous que je fuyais, et qui reveniez sans cesse aux heures du danger. Je vous en voulais de toutes mes forces, et à chaque fois je me sentais à vous davantage. Raoul, Raoul, serrez-moi bien. Raoul, je vous aime.

      Il la serra avec une passion douloureuse. Au fond il n'avait jamais douté de cet amour que l'ardeur d'un premier baiser lui avait révélé et qui, à chacune de leurs rencontres, se manifestait par un effarement dont il devinait la raison profonde. Mais il avait peur du bonheur même qu'il éprouvait. Les mots tendres de la jeune fille, la caresse de son haleine fraîche l'engourdissaient. L'indomptable volonté de la lutte s'épuisait en lui.

      Elle eut l'intuition de sa lassitude secrète, et elle l'attira plus près d'elle encore.

      – Résignons-nous, Raoul. Acceptons ce qui est inévitable. Je ne crains pas la mort avec vous. Mais je veux qu'elle me surprenne dans vos bras... ma bouche sur votre bouche, Raoul. Jamais la vie ne nous donnera plus de bonheur.

      Ses deux bras l'enlaçaient comme un collier qu'il ne pouvait plus détacher. Peu à peu, elle avançait la tête vers lui.

      Il résistait cependant. Baiser cette bouche qui s'offrait, c'était consentir à la défaite, et, comme elle disait, se résigner à l'inévitable. Et il ne voulait pas. Toute sa nature s'insurgeait contre une telle lâcheté. Mais Aurélie le suppliait, et balbutiait les mots qui désarment et affaiblissent.

      – Je vous aime... ne refusez pas ce qui doit être... je vous aime... je vous aime...

      Leurs lèvres se joignirent. Il goûta l'ivresse d'un baiser où il y avait toute l'ardeur de la vie et l'affreuse volupté de la mort. La nuit les enveloppa, plus rapide, semblait-il, depuis qu'ils s'abandonnaient à la torpeur délicieuse de la caresse. L'eau montait.

      Défaillance passagère à laquelle Raoul s'arracha brutalement. L'idée que cet être charmant, et qu'il avait tant de fois sauvé, allait connaître l'épouvantable martyre de l'eau qui vous pénètre, et qui vous étouffe, et qui vous tue, cette idée le secoua d'horreur.

      – Non, non, s'écria-t-il... Cela ne sera pas... La mort pour vous ?... non... je saurai empêcher une telle ignominie.

      Elle voulut le retenir. Il lui saisit les poignets, et elle suppliait d'une voix lamentable :

      – Je t'en prie, je t'en prie... Que veux-tu faire ?

      – Te sauver... me sauver moi-même.

      – Il est trop tard !

      – Trop tard ? Mais la nuit est venue ! Comment, je ne vois plus tes chers yeux... je ne vois plus tes lèvres... et je n'agirais pas !

      – Mais de quelle façon ?

      – Est-ce que je sais ? L'essentiel est d'agir. Et puis tout de même j'ai des éléments de certitude... Il doit y avoir fatalement des moyens prévus pour maîtriser, à un certain moment, les effets de l'écluse fermée. Il doit y avoir des vannes qui permettent un écoulement rapide. Il faut que je trouve...

      Aurélie n'écoutait pas. Elle gémissait :

      – Je vous en prie... Vous me laisseriez seule dans cette nuit effrayante ? J'ai peur, mon Raoul.

      – Non, puisque vous n'avez pas peur de mourir, vous n'avez pas peur de vivre non plus... de vivre deux heures, pas davantage. L'eau ne peut pas vous atteindre avant deux heures. Et je serai là... Je vous jure, Aurélie, que je serai là, quoi qu'il arrive... pour vous dire que vous êtes sauvée... ou pour mourir avec vous.

      Peu à peu, sans pitié, il s'était dégagé de l'étreinte éperdue. Il se pencha vers la jeune fille, et lui dit passionnément :

      – Aie confiance, ma bien-aimée. Tu sais que je n'ai jamais failli à la tâche. Dès que j'aurai réussi, je te préviendrai par un signal... deux coups de sifflet... deux détonations... Mais, alors même que tu sentirais l'eau te glacer, crois en moi aveuglément.

      Elle retomba sans forces.

      – Va, dit-elle, puisque tu le veux.

      – Tu n'auras pas peur ?

      – Non, puisque tu ne le veux pas.


      Il se débarrassa de son veston, de son gilet et de ses chaussures, jeta un coup d'œil sur le cadran lumineux de sa montre, l'attacha à son cou, et sauta.

      Dehors, les ténèbres. Il n'avait aucune arme, aucune indication.

      Il était huit heures...




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