IV ON CAMBRIOLE LA VILLA B.
« S'il est un principe auquel je reste fidèle, me dit Arsène Lupin, lorsque, beaucoup d'années après, il me conta l'histoire de la demoiselle aux yeux verts, c'est de ne jamais tenter la solution d'un problème avant que l'heure ne soit venue. Pour s'attaquer à certaines énigmes, il faut attendre que le hasard, ou que votre habileté, vous apporte un nombre suffisant de faits réels. Il faut n'avancer, sur la route de la vérité, que prudemment, pas à pas, en accord avec le progrès des événements. »
Raisonnement d'autant plus juste dans une affaire où
il n'y avait que contradictions, absurdités, actes isolés qu'aucun
lien ne semblait unir les uns aux autres. Aucune unité. Nulle pensée
directrice. Chacun marchait pour son propre compte. Jamais Raoul n'avait senti
à un pareil point combien on doit se méfier de toute précipitation
dans ces sortes d'aventures. Déductions, intuitions, analyse, examen, autant
de pièges où il faut se garder de tomber.
Il resta donc toute la journée sous la bâche de son wagon, tandis
que le train de marchandises filait vers le sud, parmi les campagnes ensoleillées.
Il rêvassait béatement, croquant des pommes pour apaiser sa faim,
et, sans perdre son temps à bâtir de fragiles hypothèses sur
la jolie demoiselle, sur ses crimes et sur son
âme ténébreuse,
savourait les souvenirs de la bouche la plus tendre et la plus exquise que sa
bouche eût baisée. Voilà l'unique fait dont il voulait
tenir compte. Venger l'Anglaise, punir la coupable, rattraper le troisième
complice, rentrer en possession des billets volés, évidemment, c'eût
été intéressant. Mais retrouver des yeux verts et des lèvres
qui s'abandonnent, quelle volupté !
L'exploration de la sacoche ne lui apprit pas grand-chose.
Listes de complices, correspondance avec des affiliés de tous pays... Hélas
! miss Bakefield était bien une voleuse, comme le montraient toutes ces
preuves que les plus adroits ont l'imprudence de ne pas détruire. A côté
de cela des lettres de lord Bakefield où se révélaient toute
la tendresse et l'honnêteté du père. Mais rien qui indiquât
le rôle joué par elle dans l'affaire, ni le rapport existant entre
l'aventure de la jeune Anglaise et le crime des trois bandits, c'est-à-dire,
somme toute, entre miss Bakefield et la meurtrière.
Un seul document, celui auquel Marescal avait fait allusion, et qui était
une lettre adressée à l'Anglaise relativement au cambriolage
de la
villa B...
« Vous trouverez la
villa B... sur la droite de la route de
Nice à
Cimiez, au-delà des Arènes romaines. C'est une construction
massive, dans un grand
jardin bordé de murs.
Le quatrième mercredi de chaque mois, le vieux comte
de B... s'installe au fond de sa calèche et descend à
Nice avec
son domestique, ses deux bonnes, et des paniers à provisions. Donc, maison
vide de trois heures à cinq heures.
Faire le tour des murs du
jardin, jusqu'à la partie
qui surplombe la vallée du Paillon. Petite porte de
bois vermoulu, dont
je vous expédie la
clef par ce même courrier.
Il y a certitude que le comte de B... qui ne s'accordait
pas avec sa femme, n'a pas retrouvé le paquet de titres qu'elle a caché.
Mais une lettre écrite par la défunte à une amie fait allusion
à une caisse de violon brisé qui se trouve dans une espèce
de belvédère où l'on entasse les objets hors d'usage. Pourquoi
cette allusion que rien ne justifie ? L'amie est morte le
jour même où
elle recevait la lettre, laquelle fut égarée et m'est tombée
entre les mains deux ans plus tard.
Ci-inclus le plan du
jardin et celui de la maison. Au haut
de l'escalier se dresse le belvédère, presque en ruine. L'expédition
nécessite deux personnes, dont l'une fera le guet, car il faut se méfier
d'une voisine qui est blanchisseuse, et qui vient souvent par une autre entrée
du
jardin fermée d'une grille dont elle a la
clef.
Fixez la date (en marge une note au crayon bleu précisait
: vingt-huit avril) et prévenez-moi, afin qu'on se rencontre dans le même
hôtel.
Signé G.
Post-scriptum. Mes renseignements au sujet
de la grande
énigme dont je vous ai parlé sont toujours assez vagues.
S'agit-il d'un trésor considérable, d'un secret scientifique ? Je
ne sais rien encore. Le voyage que je prépare sera donc décisif.
Combien votre intervention sera utile alors !... »
Jusqu'à nouvel ordre, Raoul négligea ce post-scriptum assez
bizarre. C'était là, selon une expression qu'il affectionnait,
un de ces maquis où l'on ne peut pénétrer qu'à
force de suppositions et d'interprétations dangereuses. Tandis que
le cambriolage de la
villa B !...
Ce cambriolage prenait peu à peu pour lui un intérêt particulier.
Il y songea beaucoup. Hors-d'uvre certes. Mais il y a des hors-d'uvre
qui valent un mets substantiel. Et puisque Raoul roulait vers le Midi, c'eût
été manquer à tout que de négliger une si belle occasion.
En gare de
, la nuit suivante, Raoul dégringola de son wagon de
marchandises et prit place dans un express d'où il descendit à
Nice, le matin du mercredi 28 avril, après avoir allégé un
brave bourgeois de quelques billets de banque qui lui permirent d'acheter
une valise, des vêtements, du linge et de choisir le Majestic-Palace, au
bas de Cimiez.
Il y déjeuna, tout en lisant dans les journaux du pays des récits
plus ou moins fantaisistes sur l'affaire du rapide. A deux heures
de l'après-midi il sortait, si transformé de mise et de figure,
qu'il aurait été presque impossible à Marescal de le
reconnaître. Mais comment Marescal eût-il soupçonné
que son
mystificateur aurait l'audace de se substituer à miss Bakefield
dans le cambriolage annoncé d'une
villa ?
« Quand un
fruit est mûr, se disait Raoul, on le cueille. Or celui-là
me semble tout à fait à point, et je serais vraiment trop bête
de le laisser pourrir. Cette pauvre miss Bakefield ne me le pardonnerait pas.
»
La
villa Faradoni est au bord de la route et commande un
vaste terrain montueux et planté d'oliviers. Des chemins rocailleux et
presque toujours déserts suivent à l'extérieur les trois
autres côtés de l'enceinte. Raoul en fit l'inspection, nota une petite
porte de
bois vermoulu, plus loin une grille de fer, aperçut, dans un champ
voisin, une maisonnette qui devait être celle de la blanchisseuse, et revint
aux environs de la grande route, à l'instant où une calèche
surannée s'éloignait vers
Nice. Le comte Faradoni et son personnel
allaient aux provisions. Il était trois heures.
« Maison vide, pensa Raoul. Il n'est guère probable que le correspondant
de miss Bakefield, qui ne peut ignorer à l'heure actuelle l'assassinat
de sa complice, veuille tenter l'aventure. Donc à nous le violon brisé
! »
Il retourna vers la petite porte vermoulue, à un endroit
où il avait remarqué que le mur offrait des aspérités
qui en facilitaient l'escalade. De fait il le franchit aisément et se dirigea
vers la maison par des sentiers à peine entretenus. Toutes les portes-fenêtres
du rez-de-chaussée étaient ouvertes.
Celle du vestibule le conduisit
à l'escalier en haut duquel se trouvait le belvédère. Mais
il n'avait pas posé le pied sur la première marche qu'un timbre
électrique retentit.
« Fichtre, se dit-il, la maison est-elle truquée ? Est-ce que le
comte se méfie ? »
Le timbre qui retentissait dans le vestibule, ininterrompu et horripilant, s'arrêta
net lorsque Raoul eut bougé. Désireux de se rendre compte, il examina
l'appareil de sonnerie qui était fixé près du plafond,
suivit le fil qui descendait le long de la moulure, et constata qu'il arrivait
du dehors. Donc le déclenchement ne s'était pas produit par
sa faute, mais par suite d'une intervention extérieure.
Il sortit. Le fil courait en l'
air, assez haut, suspendu de branche en branche,
et selon la direction qu'il avait, lui, prise en venant. Sa conviction fut
aussitôt faite.
« Quand on ouvre la petite porte vermoulue, le timbre est mis en action.
Par conséquent, quelqu'un a voulu entrer, puis y a renoncé
en percevant le bruit lointain de la sonnerie. »
Raoul obliqua un peu sur la gauche, et gagna le faîte d'un monticule,
hérissé de feuillage, d'où l'on découvrait
la maison, tout le champ d'oliviers, et certaines parties du mur, comme les
environs de la porte de
bois.
Il attendit. Une seconde tentative eut lieu, mais d'une façon qu'il
n'avait pas prévue. Un homme franchit le mur, ainsi qu'il l'avait
fait lui-même, et, au même endroit, en chevaucha le sommet, décrocha
l'extrémité du fil, et se laissa tomber.
La porte fut, en effet, poussée du dehors, la sonnerie ne retentit pas,
et une autre personne entra, une femme.
Le hasard joue, dans la vie des grands aventuriers, et surtout
au début de leurs entreprises, un rôle de véritable collaborateur.
Mais si extraordinaire que ce fût, était-ce vraiment par hasard que
la demoiselle aux yeux verts se trouvait là, et qu'elle s'y trouvait en
compagnie d'un homme qui ne pouvait être que le sieur Guillaume ? La rapidité
de leur fuite et de leur voyage, leur intrusion soudaine dans ce
jardin, à
cette date du 28 avril et à cette heure de l'après-midi, tout cela
ne montrait-il pas qu'eux aussi connaissaient l'affaire et qu'ils allaient directement
au but avec la même certitude que lui ? Et, même, n'était-il
pas permis de voir là ce que Raoul cherchait, une relation certaine entre
les entreprises de l'Anglaise, victime, et de la Française, meurtrière
? Munis de leurs billets, leurs bagages enregistrés à
Paris, les
complices avaient tout naturellement continué leur expédition.
Ils s'en venaient, tous deux, le long des oliviers. L'homme assez maigre,
entièrement rasé, l'
air d'un acteur peu sympathique, tenait
un plan à la main, et marchait, l'allure soucieuse et l'il
aux aguets.
La jeune femme... Vraiment, bien qu'il ne doutât point
de son identité, Raoul la reconnaissait malaisément. Combien elle
était changée, cette jolie figure heureuse et souriante qu'il avait
tant admirée quelques
jours auparavant dans la pâtisserie du boulevard
Haussmann ! Ce n'était pas non plus l'image tragique aperçue dans
le couloir du rapide, mais un pauvre visage contracté, douloureux, craintif,
qui faisait peine à voir. Elle portait une robe toute simple, grise, sans
ornements, et une capeline de paille qui cachait ses
cheveux blonds. Or, comme
ils contournaient le monticule d'où il les guettait, accroupi parmi les
feuillages, Raoul eut la vision brusque, instantanée, comme celle d'un
éclair, d'une tête qui surgissait au-dessus du mur, et toujours au
même emplacement, tête d'homme, sans chapeau... chevelure noire en
broussaille... physionomie vulgaire... Cela ne dura pas une seconde.
Etait-ce un troisième complice posté dans la ruelle ?
Le couple s'arrêta plus loin que le monticule, à l'embranchement
où se réunissaient le chemin de la porte et le chemin de la grille.
Guillaume s'éloigna en courant vers la maison. Il laissait la jeune
femme seule.
Raoul, qui se trouvait à une distance de cinquante
pas tout au plus, la regardait avidement, et pensait qu'un autre regard, celui
de l'homme caché, devait la contempler aussi par les fentes de la porte
vermoulue. Que faire ? La prévenir ? L'entraîner, comme à
Beaucourt, et la soustraire à des périls qu'il ne connaissait pas
?
La curiosité fut plus forte que tout. Il voulait savoir. Au milieu de cet
imbroglio où les initiatives contraires s'enchevêtraient, où
les attaques se croisaient, sans qu'il fût possible de voir clair,
il espérait qu'un fil conducteur se dégagerait, lui permettant,
à un moment donné, de choisir une route plutôt qu'une
autre, et de ne plus agir au hasard d'un élan de pitié ou d'un
désir de vengeance.
Cependant, elle demeurait appuyée contre un
arbre et jouait distraitement
avec le sifflet dont elle devait user en cas d'alerte. La
jeunesse de son
visage, un visage d'
enfant presque, bien qu'elle n'eût certes
pas moins de vingt ans, surprit Raoul. Les
cheveux, sous la capeline un peu soulevée,
étincelaient comme des boucles de métal, et lui faisaient une auréole
de gaieté.
Du temps s'écoula. Tout à coup, Raoul entendit
la grille de fer qui grinçait, et il vit, de l'autre côté
de son monticule, une femme du peuple, qui venait en chantonnant et se dirigeait
vers la maison, un panier de linge au bras. La demoiselle aux yeux verts avait
entendu, elle aussi. Elle chancela, glissa contre l'
arbre, jusque sur le sol,
et la blanchisseuse continua son chemin sans avoir aperçu cette silhouette,
effondrée derrière le massif d'arbustes qui marquait l'embranchement.
Des instants redoutables s'écoulèrent. Que ferait Guillaume
dérangé, en plein vol, et face à face avec cette intruse
? Mais il advint ce fait inattendu que la blanchisseuse pénétra
dans la maison par une porte de service, et que, au moment même où
elle disparaissait, Guillaume revenait de son expédition, chargé
d'un paquet qu'un journal enveloppait et qui avait bien la forme d'une
caisse de violon. La rencontre n'eut donc pas lieu.
Cela, l'inconnue tapie dans sa cachette ne le vit pas tout
de suite, et, durant l'approche sourde de son complice, qui marchait furtivement
sur l'herbe, elle garda le visage épouvanté de
Beaucourt, après
l'assassinat de miss Bakefield et des deux hommes. Raoul la détestait.
Il y eut une explication brève qui révéla à Guillaume
le danger couru. A son tour, il vacilla, et lorsqu'ils longèrent
le monticule, ils titubaient tous deux, livides et terrifiés.
« Oui, oui, pensa Raoul, plein de mépris, si c'est Marescal,
ou ses
acolytes, qui sont à l'affût derrière le mur,
tant mieux ! Qu'on les cueille tous deux ! Qu'on les fiche en prison
! »
Il était dit que, ce jour-là, les circonstances déjoueraient
toutes les prévisions de Raoul, et qu'il serait contraint d'agir
presque malgré lui, et, en tout cas, sans avoir réfléchi.
A vingt pas de la porte, c'est-à-dire à vingt pas de
l'embuscade supposée, l'homme, dont Raoul avait aperçu
la tête au sommet du mur, bondit des broussailles qui surplombaient le sentier,
d'un coup de poing en pleine mâchoire mit Guillaume hors de combat,
s'empara de la jeune fille qu'il jeta sous son bras comme un paquet,
ramassa la caisse de violon, et prit sa course à travers le champ d'oliviers,
et dans le sens opposé à la maison.
Tout de suite, Raoul s'était élancé.
L'homme, à la fois léger et de forte carrure, se sauvait très
vite et sans regarder en arrière, comme quelqu'un qui ne doute pas que
nul ne pourra l'empêcher d'atteindre son but.
Il franchit ainsi une cour plantée de citronniers qui s'élevait
légèrement jusqu'à un promontoire où le mur,
haut d'un mètre tout au plus, devait former remblai sur le dehors.
Là, il déposa la jeune fille qu'il fit ensuite glisser à
l'extérieur en la tenant par les poignets. Puis il descendit, après
avoir jeté le violon.
« A merveille, se dit Raoul. Il aura dissimulé une automobile
dans un chemin écarté qui borde le
jardin à cet endroit.
Ayant ensuite épié puis, un peu plus tard, capturé la demoiselle,
il revient à son point d'arrivée et la laisse tomber, inerte
et sans résistance, sur le siège de la voiture. »
En approchant, Raoul constata qu'il ne se trompait pas. Une vaste auto découverte
stationnait.
Le départ fut immédiat. Deux tours de manivelle...
l'homme grimpa aux côtés de sa proie et démarra vivement.
Le sol était cahoteux, hérissé de pierres. Le moteur peinait
et haletait. Raoul sauta, rejoignit aisément la voiture, enjamba la capote,
et se coucha devant les places du fond, à l'abri d'un manteau
qui pendait du siège. L'agresseur, ne s'étant pas retourné
une seule fois dans le tumulte de cette mise en marche difficile, n'avait
rien entendu.
On gagna le chemin extérieur aux murs, puis la grande route. Avant de virer,
l'homme posa sur le cou de la jeune fille une main noueuse et puissante,
et grogna :
Si tu bronches, tu es perdue. Je te serre le gosier comme à l'autre...
tu sais ce que ça veut dire... ?
Et il ajouta en ricanant :
D'ailleurs, pas plus que moi, tu n'as
envie de crier au secours,
hein, petite ?
Des paysans, des promeneurs, suivaient la route. L'auto s'éloigna
de
Nice pour filer vers les
montagnes. La victime ne broncha pas.
Comment Raoul n'eût-il pas tiré des faits ou des mots prononcés
la signification logique qu'ils comportaient ? Au milieu de cet enchevêtrement
de
péripéties, dont aucune n'avait paru jusqu'ici se relier
aux précédentes, il accepta brusquement l'idée que l'homme
était le troisième bandit du train, celui qui avait serré
la gorge de « l'autre », c'est à dire de miss Bakefield.
« C'est cela, pensa-t-il.
Pas la peine de s'embarrasser
de méditations et de déductions logiques. C'est cela. Et voici une
preuve de plus qu'il y a un rapport entre l'affaire Bakefield et l'affaire des
trois bandits. Certes Marescal a raison de prétendre que l'Anglaise a été
tuée par erreur, mais, tout de même, tous ces gens-là roulaient
vers
Nice, avec le même objectif, le cambriolage de la
villa B. Ce cambriolage,
c'est Guillaume qui l'a combiné. Guillaume, l'auteur évident de
la lettre signée G., Guillaume qui, lui, fait partie des deux bandes, et
qui poursuivait à la fois le cambriolage avec l'Anglaise, et la solution
de la grande
énigme dont il parle dans son post-scriptum. N'est-ce pas
clair ? Par la suite, l'Anglaise étant morte, Guillaume veut exécuter
le coup qu'il a combiné. Il emmène son amie aux yeux verts puisqu'il
faut être deux. Et le coup réussissait, si le troisième bandit,
qui surveille ses complices, ne reprenait le butin, et ne profitait de l'occasion
pour enlever les "yeux verts". Dans quel but ?
Y a-t-il rivalité
d'
amour entre les deux hommes ? Pour le moment n'en demandons pas davantage. »
Quelques kilomètres plus loin, l'auto tourna sur la droite, redescendit
par des lacets brutalement dessinés, puis se dirigea vers la route de
Levens,
d'où l'on pouvait gagner soit les gorges du Var, soit la région
des hautes
montagnes. Et alors ?
« Oui, alors, se dit-il, que ferai-je si l'expédition aboutit
à quelque repaire de bandits ? Dois-je attendre d'être seul
en face d'une demi-douzaine de forcenés auxquels il me faudra disputer
les yeux verts ? »
Une tentative soudaine de la jeune fille le détermina. Dans un accès
de désespoir, elle essaya de fuir, au risque de se tuer. L'homme la
retint de sa main implacable.
Pas de bêtises ! Si tu dois mourir, ce sera par moi, et à
l'heure fixée. T'as pas oublié ce que je t'ai dit
dans le rapide, avant que Guillaume et toi zigouillent
les deux frères.
Aussi, je te conseille...
Il n'acheva pas. Se retournant vers la jeune fille, entre deux virages, il
aperçut une tête et un buste qui le séparaient d'elle,
une tête grimaçante et un buste encombrant qui le poussait dans son
coin. Et une voix ricana :
Comment vas-tu, vieux camarade ?
L'homme fut ahuri. Une embardée faillit les jeter tous trois dans
un
ravin. Il bredouilla :
Cristi de cristi ! Qu'est-ce que c'est que ce coco-là
? D'où sort-il ?
Comment ! dit Raoul, tu ne me remets pas ? Puisque
tu parles du rapide, tu dois te souvenir, voyons ? le type que tu as cogné
dès le début ? le pauvre bougre auquel tu as barboté vingt-trois
billets ? Mademoiselle me reconnaît bien, elle ? N'est-ce pas ? mademoiselle,
vous reconnaissez le monsieur qui vous a emportée dans ses bras, cette
nuit-là, et que vous avez quitté pas très gentiment ?
La jeune fille se tut, courbée au-dessous de sa capeline. L'homme
continuait de balbutier :
Qu'est-ce que c'est que c't'oiseau-là ? D'où
sort-il ?
De la
villa Faradoni, où j'avais l'il sur toi. Et maintenant
faut s'arrêter pour que mademoiselle descende.
L'individu ne répondit pas. Il força l'allure.
Tu fais le méchant ? T'as tort, camarade. Tu as dû voir
dans les journaux que je te ménageais.
Pas soufflé mot de toi, et,
par suite, c'est moi qu'on accuse d'être le chef de la bande
! moi, voyageur inoffensif qui ne pense qu'à sauver tout le monde.
Allons, camarade, un coup de frein et ralentis...
La route serpentait dans un défilé, accrochée
aux parois d'une falaise et bordée d'un parapet qui suivait les replis
d'un torrent. Très étroite, elle était encore dédoublée
par une ligne de tramway. Raoul jugea la situation favorable. A demi dressé,
il épiait les
horizons restreints qui s'offraient à chaque virage.
Subitement il se releva, obliqua, ouvrit les deux bras, les passa à droite
et à gauche de l'
ennemi, s'abattit réellement sur lui,
et, par-dessus ses épaules, saisit le volant à pleines mains.
L'homme, déconcerté, faiblit, tout en baragouinant :
Cristi ! mais il est fou ! Ah ! tonnerre, il va nous ficher dans le
ravin...
Lâche-moi donc, abruti !
Il essayait de se dégager, mais les deux bras l'étreignaient
comme un étau, et Raoul lui dit en riant :
Faut choisir, mon cher monsieur. Le
ravin, ou l'écrasement
par le tramway. Tenez, le voilà, le tram, qui glisse à ta rencontre.
Faut stopper, vieux camarade. Sans quoi...
De fait, la lourde machine surgit à cinquante mètres.
Au train dont on roulait, l'arrêt devait être immédiat. L'homme
le comprit et freina, tandis que Raoul, cramponné à la direction,
immobilisait l'auto sur les lignes mêmes des deux rails. Nez à nez,
pourrait-on dire, les deux véhicules s'arrêtèrent.
L'homme ne dérageait pas.
Cristi de cristi ! Qu'est-ce que c'est que ce coco-là
? Ah ! tu me le paieras !
Fais ton compte. As-tu un stylo ? Non ? Alors, si tu n'as pas l'intention
de coucher en face du tram, débarrassons la voie.
Il tendit la main à la jeune fille qui la refusa pour descendre, et qui
attendit sur la route.
Cependant les voyageurs s'impatientaient. Le conducteur criait. Dès
que la voie fut libre, le tramway s'ébranla.
Raoul, qui aidait l'homme à pousser l'auto, lui disait impérieusement
:
Tu as vu comment j'opérais, hein mon vieux ? Eh bien, si tu
te permets encore d'embêter la demoiselle, je te livre à la
justice. C'est toi qui as combiné le coup du rapide et qui as étranglé
l'Anglaise.
L'homme se retourna, blême. Dans sa face velue, à
la peau déjà crevassée de rides, les lèvres tremblaient.
Il bégaya :
Mensonge... j'y ai pas touché...
C'est toi, j'ai toutes les preuves... Si tu es pincé,
c'est l'échafaud... Donc, décampe. Laisse-moi ta bagnole.
Je la ramène à
Nice avec la jeune fille.
Allons, ouste !
Il le bouscula d'un coup d'épaule irrésistible, sauta
dans la voiture et ramassa le violon enveloppé. Mais un
juron lui échappa
:
Bon sang ! elle a filé.
La demoiselle aux yeux verts n'était plus sur la route en effet. Au
loin le tramway disparaissait. Profitant de ce que les deux adversaires se disputaient,
elle avait dû s'y réfugier.
La colère de Raoul retomba sur l'homme.
Qui es-tu ? Hein ! tu la connais, cette femme ? Quel est son nom ? Et ton
nom à toi ? Et comment se fait-il ?...
L'homme, furieux également, voulait arracher le violon
à Raoul et la lutte commençait, lorsqu'un second tramway passa.
Raoul s'y jeta, tandis que le bandit essayait vainement de démarrer.
Il rentra furieux à l'hôtel. Heureusement, il tenait, compensation
agréable, les titres de la comtesse Faradoni.
Il défit le journal. Quoique privé de son manche et de tous ses accessoires, le violon était beaucoup plus lourd qu'il n'aurait dû l'être.
A l'examen, Raoul constata qu'une des éclisses avait été sciée habilement, tout autour, puis replacée et collée.
Il la décolla.
Le violon ne contenait qu'un paquet de vieux journaux, ce qui laissait croire, ou bien que la comtesse avait dissimulé sa fortune autre part, ou bien que le comte, ayant découvert la cachette, jouissait paisiblement des revenus
dont la comtesse avait voulu le frustrer.
Bredouille sur toute la ligne, grommela Raoul. Ah ! mais, elle commence à m'agacer, la donzelle aux yeux verts ! Et ne voilà-t-il pas qu'elle me refuse la main ! Quoi ? M'en veut-elle de lui avoir cambriolé la bouche ? Mijaurée, va !