CHAPITRE VII
Comment décrire l'anxiété à laquelle était
en proie le village de Werst depuis le départ du jeune forestier et du
docteur Patak ? Elle n'avait cessé de s'accroître avec les heures
qui s'écoulaient et semblaient interminables.
Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister
Hermod
et quelques autres n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur
la terrasse. Chacun d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du
burg, à regarder si quelque volute réapparaissait au-dessus du
donjon. Aucune fumée ne se montrait ce qui fut constaté
au moyen de la lunette invariablement braquée dans cette direction. En
vérité, les deux florins employés à l'acquisition
de cet appareil, c'était de l'
argent qui avait reçu un bon emploi.
Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant
à sa bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si
à-propos.
A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture,
on l'interrogea avidement.
Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du surnaturel
?...
Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée
de la Sil valaque, sans avoir rien vu de suspect,
Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna
son poste d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez
soi, et surtout personne ne songeait à remettre le pied au
Roi Mathias,
où des voix
comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des
oreilles, passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage
usuel... mais une bouche !...
Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret
fût mis en quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper
au dernier point. En serait-il donc réduit à
fermer boutique,
à boire son propre fonds, faute de clients ? Et pourtant, dans le but
de rassurer la population de Werst, il avait procédé à
une longue investigation du
Roi Mathias, fouillé les
chambres
jusque sous leurs
lits, visité les bahuts et le dressoir, exploré
minutieusement les coins et recoins de la grande salle, de la cave et du grenier,
où quelque mauvais plaisant aurait pu organiser cette
mystification.
Rien !... Rien non plus du côté de la façade qui dominait
le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il fût
possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une muraille
taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours impétueux
du torrent. N'importe ! la peur ne raisonne pas, et bien du temps s'écoulerait,
sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas eussent rendu leur
confiance à son auberge, à son schnaps et à son rakiou.
Bien du temps ?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux
pronostic ne devait point se réaliser.
En effet, quelques
jours plus tard, par suite d'une circonstance
très imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs
conférences quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades,
devant les tables du
Roi Mathias.
Mais il faut revenir au jeune forestier et à son
compagnon, le docteur Patak.
On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck
avait promis à la désolée Miriota de ne pas s'attarder
dans sa visite au château des
Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur,
si les menaces fulminées contre lui ne se réalisaient pas, il
comptait être de retour aux premières heures de la soirée.
On, l'attendait donc, et avec quelle impatience ! D'ailleurs, ni la jeune fille,
ni son père, ni le maître d'école ne pouvaient prévoir
que les difficultés de la route ne permettraient pas au forestier d'atteindre
la crête du plateau d'Orgall avant la nuit tombante.
Il suit de là que l'inquiétude, déjà
si vive pendant la journée, dépassa toute mesure, lorsque huit
heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on entendait très distinctement
au village de Werst. Que s'était-il passé pour que Nic Deck et
le docteur n'eussent pas reparu, après une journée d'absence ?
Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer
sa demeure, avant qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait
les voir poindre au tournant de la route du col.
Maître Koltz et sa fille s'étaient portés
à l'extrémité de la rue, à l'endroit où le
pâtour avait été mis en
faction. Maintes fois, ils crurent
voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie
des
arbres... Illusion pure ! Le col était désert, comme à
l'habitude, car il était rare que les gens de la frontière voulussent
s'y hasarder pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir
ce mardi des génies malfaisants , et, ce jour-là, les Transylvains
ne courent pas volontiers la campagne, au coucher du
soleil. Il fallait que
Nic Deck fût fou d'avoir choisi un pareil
jour pour visiter le burg. La
vérité est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi,
ni personne, au surplus, dans le village.
Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors.
Et quelles effrayantes images s'offraient à elle ! En imagination, elle
avait suivi son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses
forêts du Plesa, tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant,
la nuit venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant d'échapper
aux
esprits qui hantaient le château des
Carpathes... Il était
devenu rejouer de leurs
maléfices... C'était la victime vouée
à leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque
souterraine geôle... mort peut-être...
Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se
lancer sur les traces de Nic Deck ! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins
aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père
l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux
revinrent à leur logis.
Dès qu'elle fut seule en sa petite
chambre, Miriota
s'abandonna sans réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute
son
âme, ce brave Nic, et d'un
amour d'autant plus reconnaissant que le
jeune forestier ne l'avait point recherchée dans les conditions où
se décident ordinairement les
mariages en ces campagnes transylvaines
et d'une façon si bizarre.
Chaque année, à la fête de la
Saint-Pierre,
s'ouvre la « foire aux fiancés ». Ce jour-là, il y
a réunion de toutes les jeunes filles du comitat. Elles sont venues avec
leurs plus belles carrioles attelées de leurs meilleurs
chevaux ; elles
ont apporté leur dot, c'est-à-dire des vêtements filés,
cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des coffres aux brillantes
couleurs ; familles, amies, voisines, les ont accompagnées. Et alors
arrivent les jeunes gens, parés de superbes habits, ceints d'écharpes
de soie. Ils courent la foire en se pavanant ; ils choisissent la fille qui
leur plaît ; ils lui remettent un anneau et un mouchoir en signe de fiançailles,
et les
mariages se font au retour de la fête.
Ce n'était point sur l'un de ces marchés
que Nicolas Deck avait rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était
pas établie par hasard. Tous deux se connaissaient depuis l'enfance,
ils s'aimaient depuis qu'ils avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier
n'était pas allé querir au milieu d'une foire celle qui devait
être son
épouse, et Miriota lui en avait grand gré. Ah !
pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si résolu, si
tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente ! il l'aimait,
pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez d'
influence pour l'empêcher
de prendre le chemin de ce château maudit !
Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses
et des pleurs ! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à
sa fenêtre, le regard fixé sur la rue montante, il lui semblait
entendre une voix qui murmurait :
« Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces !...
Miriota n'a plus de fiancé ! »
Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait
à travers le silence de la nuit. L'inexplicable phénomène
de la salle du
Roi Mathias ne se reproduisait pas dans la maison de maître
Koltz.
Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était
dehors. Depuis la terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient,
les autres redescendaient la grande rue, ceux-ci pour demander des nouvelles,
ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter
en avant, à un bon mille dit village, non point à travers les
forêts du Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait
pas agi ainsi sans motif.
Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer
plus promptement avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent
à l'extrémité du village.
Une demi-heure après, Frik était signalé
à quelques centaines de pas, en haut de la route. Comme il ne paraissait
pas hâter son allure, on en tira mauvais indice.
« Eh bien, Frik, que sais-tu ?... Qu'as-tu appris
?... lui demanda maître Koltz, dès que le berger l'eut rejoint.
Rien vu... rien appris ! répondit Frik. Rien ! murmura
la jeune fille, dont les yeux s'emplirent de larmes.
Au lever du
jour, reprit le berger, j'avais aperçu
deux hommes à un mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic
Deck, accompagné du docteur... ce n'était pas lui !
Sais-tu quels sont ces hommes ? demanda Jonas.
Deux voyageurs étrangers qui venaient de traverser la frontière
valaque.
Tu leur as parlé ?...
Oui.
Est-ce qu'ils descendent vers le village ?
Non, ils font route dans la direction du Retyezat
dont ils veulent atteindre le sommet.
Ce sont deux touristes ?...
Ils en ont l'
air, maître Koltz.
Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan,
ils n'ont rien vu du côté du burg ?...
Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre
côté de la frontière, répondit Frik.
Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck ?
Aucune.
Mon
Dieu !... soupira la pauvre Miriota.
Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs
dans quelques
jours, ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst,
avant de repartir pour Kolosvar.
Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge
! pensa Jonas inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre
logement ! »
Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier
était obsédé par cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait
désormais manger et dormir au
Roi Mathias.
En somme, ces demandes et ces réponses, échangées
entre le berger et son maître, n'avaient en rien éclairci la situation.
Et comme ni le jeune forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à
huit heures du matin, pouvait-on être fondé à espérer
qu'ils dussent jamais revenir ?... C'est qu'on ne s'approche pas impunément
du château des
Carpathes !
Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie,
Miriota n'avait plus la
force de se soutenir. Toute défaillante, c'est
à peine si elle parvenait à marcher.
Son père dut la ramener
au logis. Là, ses larmes redoublèrent... Elle appelait Nic d'une
voix déchirante... Elle voulait partir pour le rejoindre... Cela faisait
pitié, et il y avait lieu de craindre qu'elle tombât malade.
Cependant il était nécessaire et urgent de
prendre un parti. Il fallait aller au secours du forestier et du docteur sans
perdre un instant. Qu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant
aux représailles des êtres quelconques, humains ou autres, qui
occupaient le burg, peu importait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient
devenus Nic Deck et le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs
amis qu'aux autres habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas
de se jeter au milieu des
forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château
des
Carpathes.
Cela décidé, après maintes discussions
et démarches, les plus braves se trouvèrent au nombre de trois
: ce furent maître Koltz, le berger Frik et l'aubergiste Jonas,
pas un de plus. Quant au magister
Hermod, il s'était soudainement ressenti
d'une douleur de goutte à la jambe, et il avait dû s'allonger sur
deux chaises dans la classe de son école.
Vers neuf heures, maître Koltz et ses
compagnons,
bien armés par prudence, prirent la route du col de Vulkan., Puis, à
l'endroit même où Nic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent,
afin de s'enfoncer sous l'épais massif.
Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier
et le docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient
le chemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait
facile de reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté,
aussitôt que tous trois eurent franchi la lisière d'
arbres.
Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se
fit à Werst, dès qu'on les eut perdus de
vue. S'il avait paru
indispensable que des gens de bonne volonté se portassent au-devant de
Nic Deck et de Patak, on trouvait que c'était d'une imprudence sans nom
maintenant qu'ils étaient partis. Le beau résultat, lorsque la
première catastrophe serait doublée d'une seconde ! Que le forestier
et le docteur eussent été victimes de leur tentative, personne
n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que maître Koltz, Frik
et Jonas s'exposassent à être victimes de leur dévouement
? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à pleurer
son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du pâtour
et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte !
La désolation devint générale à
Werst, et il n'y avait pas apparence qu'elle dût cesser de sitôt.
En admettant qu'il ne leur arrivât pas malheur, on ne pouvait compter
sur le retour de maître Koltz et de ses deux
compagnons avant que la nuit
eût enveloppé les
hauteurs environnantes.
Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus
vers deux heures de l'après-midi, dans le lointain de la route ! Avec
quel empressement, Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut
à leur rencontre.
Ils n'étaient pas trois, ils étaient quatre,
et le quatrième se montra sous les traits du docteur.
« Nic... mon pauvre Nic !... s'écria la jeune
fille. Nic n'est-il pas là ?... »
Si... Nic Deck était là, étendu sur
une civière de branchages que Jonas et le berger portaient péniblement.
Miriota se précipita vers son fiancé, elle
se pencha sur lui, elle le serra entre ses bras.
« Il est mort... s'écriait-elle, il est mort
!
Non... il n'est pas mort, répondit le docteur
Patak, niais il mériterait de -l'être... et moi aussi ! »
La vérité est que le jeune forestier avait perdu connaissance.
Les membres raidis, la figure exsangue, sa respiration lui soulevait à
peine la poitrine. Quant au docteur, si sa face n'était pas décolorée
comme celle de son
compagnon, cela tenait à ce que la marche lui avait
rendu sa teinte habituelle de brique rougeâtre.
La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut
pas le pouvoir d'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était
plongé. Lorsqu'il eut été ramené au village et déposé
dans la
chambre de maître Koltz, il n'avait pas encore prononcé
une seule parole. Quelques instants après, cependant, ses yeux se rouvrirent,
et, dès qu'il aperçut la jeune fille penchée à son
chevet, un sourire erra sur ses lèvres ; mais quand il essaya de se relever,
il ne put y parvenir. Une partie de son
corps était paralysée,
comme s'il eût été frappé d'hémiplégie.
Toutefois, voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il
est vrai :
« Ce ne sera rien... ce ne sera rien !
Nic... mon pauvre Nic ! répétait la
jeune fille.
Un peu de fatigue seulement, chère Miriota,
et un peu d'émotion... Cela se passera vite... avec tes soins... »
Mais il fallait du calme et du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il
la
chambre, laissant Miriota près du jeune forestier, qui n'eût
pu souhaiter une garde-malade plus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir.
Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à
un nombreux auditoire et d'une voix forte, afin de bien être entendu de
tous, ce qui s'était passé depuis leur départ.
Maître Koltz, le berger et lui, après avoir
retrouvé sous
bois le sentier que Nic Deck et le docteur s'étaient
frayé, avaient pris direction vers le château des
Carpathes. Or,
depuis deux heures, ils gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière
de la
forêt n'était plus qu'à un demi-mille en avant, lorsque
deux hommes apparurent. C'étaient le docteur et le forestier, l'un, auquel
ses jambes refusaient tout service, l'autre, à bout de
forces et qui
venait de tomber au pied d'un
arbre :
Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir
un seul mot, car il était trop hébété pour répondre,
fabriquer une civière avec des branches, y coucher Nic Deck, remettre
Patak sur ses pieds, c'est ce qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître
Koltz et le berger, que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.
Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans
un pareil état, et s'il avait exploré les ruines du burg, l'aubergiste
ne le savait pas plus que maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le
docteur n'ayant pas encore suffisamment recouvré ses
esprits pour satisfaire
leur curiosité.
Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il
fallait qu'il parlât maintenant. Que diable ! il était en sûreté
dans le village, entouré de ses amis, au milieu de ses clients !Il n'avait
plus rien à redouter des êtres de là-bas ! Même s'ils
lui avaient arraché le serment de se taire, de ne rien raconter de ce
qu'il avait vu au château des
Carpathes, l'intérêt public
lui commandait de manquer à son serment.
« Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître
Koltz, et rappelez vos souvenirs !
Vous voulez... que je parle...
Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la
sécurité du village, je vous l'ordonne ! »
Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour
effet de rendre au docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées
qu'il s'exprima en ces termes :
, Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des
fous... des fous !... Il a fallu presque une journée pour traverser ces
forêts maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble
encore j'en tremblerai toute ma vie ! Nic voulait y entrer Oui ! il voulait
passer la nuit dans le
donjon... autant dire la
chambre à coucher de
Belzébuth !... »
Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse,
que l'on frémissait rien qu'à l'entendre. » je n'ai
pas consenti... reprit-il, non... je n'ai pas consenti !... Et que serait-il
arrivé... si j'eusse cédé aux désirs de Nic Deck
?... Les
cheveux me dressent d'y penser ! »
Et si les
cheveux du docteur se dressaient sur son crâne,
c'est que sa main s'y égarait machinalement.
« Nic s'est donc résigné à camper
sur le plateau d'Orgall... Quelle nuit... mes amis, quelle nuit !... Essayez
donc de reposer, lorsque les
esprits ne vous permettent pas de dormir une heure...
non, pas même une heure !... Tout à coup, voilà que des
monstres de
feu apparaissent entre les nuages, de véritables balauris
!... Ils se précipitent sur le plateau pour nous dévorer... »
Tous les regards se portèrent vers le
ciel pour
voir s'il n'était pas chevauché par quelque galopade de spectres.
« Et, quelques instants après, reprit le docteur,
voici la cloche de la chapelle qui se met en branle ! »
Toutes les oreilles. se tendirent vers l'
horizon, et plus
d'un crut entendre des battements lointains, tant le récit du docteur
impressionnait son auditoire.
« Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements
emplissent l'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une
clarté jaillit des fenêtres du
donjon... Une
flamme infernale illuminé
tout le plateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous
nous regardons... Ah ! l'épouvantable vision !... Nous sommes pareils
à deux cadavres... deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer
l'un en face de l'autre !... »
Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée,
ses yeux fous, il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas
de cet autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre
de ses semblables !
Il fallut lui laisser reprendre
haleine, car il eût
été incapable de continuer son récit. Cela coûta
à Jonas un second verre de rakiou, qui parut rendre à l'ex-infirmier
une partie de la raison que les
esprits lui avaient fait perdre.
« Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce
pauvre Nic Deck ? » demanda maître Koltz.
Et, non sans raison, le biró attachait une extrême
importance à la réponse du docteur, . puisque c'était le
jeune forestier qui avait été Personnellement visé par
la voix des génies dans la grande salle du
Roi Mathias.
« Voici ce qui m'est resté dans la mémoire,
répondit le docteur. Le
jour était revenu... J'avais supplié
Nic Deck de renoncer à ses projets... Mais vous le connaissez... il n'y
a rien à obtenir d'un entêté pareil... Il est descendu dans
le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car
il m'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je
faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la
poterne... Il saisit une
chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la courtine
A ce moment, le sentiment de la situation me revient Il est temps encore de
l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce
sacrilège !... Une
dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de revenir en arrière,
de reprendre avec moi le chemin de Werst... « Non ! » me crie-t-il...
je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai voulu fuir, et il n'est
pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à ma place
!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol...
Mes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie
de les en arracher... c'est impossible...J'essaie de me débattre... C'est
inutile. »
Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés
d'un homme retenu par les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé
prendre au piège.
Puis, revenant à son récit :
« En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre...
et quel cri !... C'est Nic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées
à la chaîne, ont lâché prise, et il tombe au fond
du fossé, comme s'il avait été frappé par une main
invisible ! »
il est certain que le docteur venait de raconter les choses
de la façon qu'elles s'étaient passées, et son imagination
n'y avait rien ajouté, si troublée qu'elle fût. Tels il
les avait décrits, tels s'étaient produits les prodiges dont le
plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la
nuit dernière.
Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le
voici Le forestier est évanoui et le docteur Patak est incapable de lui
venir en aide, car ses bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés
n'en peuvent sortir... Soudain, l'invisible
force qui l'enchaîne est brusquement
rompue... Ses jambes sont libres... Il se précipite vers son
compagnon,
et ce qui était de sa part un fier acte de courage... il mouille
la figure de Nic Deck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'
eau de
la cuvette... Le forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une
partie de son
corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie...
Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à
remonter le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis,
il se remet en route vers le village... Après une heure de marche, ses
douleurs au bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à
s'arrêter... Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait
à partir afin d'aller chercher du secours à Werst, que maître
Koltz, Jonas et Frik sont arrivés très à propos.
Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été
gravement atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il
montrât habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas
médical.
« Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se
contenta-t-il de répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà
grave ! Mais, s'agit-il d'une maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie
dans le
corps, il n'y a guère que le Chort qui puisse la guérir
! »
A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était
pas rassurant pour Nic Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient
point paroles d'
évangile, et combien de médecins se sont trompés
depuis Hippocrate et Galien et se trompent journellement, qui sont supérieurs
au docteur Patak. Le jeune forestier était un gars solide ; avec sa vigoureuse
constitution, il était permis d'espérer qu'il s'en tirerait
même sans aucune intervention diabolique , et à la condition
de ne pas suivre trop exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de
la quarantaine.