CHAPITRE XIV :
LE PRISONNIER FURIEUX ET LE PRISONNIER FOU
Un an environ après le retour de Louis XVIII, il y eut visite de M. l'inspecteur général des prisons.
Dantès entendit rouler et grincer du fond de son cachot tous ces préparatifs, qui faisaient en haut beaucoup de fracas, mais qui, en bas, eussent été des bruits inappréciables pour toute autre oreille que pour celle d'un prisonnier, accoutumé à écouter, dans le silence de la nuit, l'araignée qui tisse sa toile, et la chute périodique de la goutte d'
eau qui met une heure à se former au plafond de son cachot.
Il devina qu'il se passait chez les vivants quelque chose d'inaccoutumé : il habitait depuis si longtemps une tombe qu'il pouvait bien se regarder comme mort.
En effet, l'inspecteur visitait, l'un après l'autre,
chambres, cellules et cachots. Plusieurs prisonniers furent interrogés : c'étaient ceux que leur douceur ou leur stupidité recommandait à la bienveillance de l'administration ; l'inspecteur leur demanda comment ils étaient nourris, et quelles étaient les réclamations qu'ils avaient à faire.
Ils répondirent unanimement que la nourriture était détestable et qu'ils réclamaient leur
liberté.
L'inspecteur leur demanda alors s'ils n'avaient pas autre chose à lui dire.
Ils secouèrent la tête. Quel autre bien que la
liberté peuvent réclamer des prisonniers ?
L'inspecteur se tourna en souriant, et dit au gouverneur :
« Je ne sais pas pourquoi on nous fait faire ces tournées inutiles. Qui voit un prisonnier en voit cent ; qui entend un prisonnier en entend mille ; c'est toujours la même chose : mal nourris et innocents. En avez-vous d'autres ?
Oui, nous avons les prisonniers dangereux ou fous, que nous gardons au cachot.
Voyons, dit l'inspecteur avec un
air de profonde lassitude, faisons notre métier jusqu'au bout ; descendons dans les cachots.
Attendez, dit le gouverneur, que l'on aille au moins chercher deux hommes ; les prisonniers commettent parfois, ne fût-ce que par dégoût de la vie et pour se faire condamner à mort, des actes de désespoir inutiles : vous pourriez être victime de l'un de ces actes.
Prenez donc vos précautions », dit l'inspecteur.
En effet, on envoya chercher deux soldats et l'on commença de descendre par un escalier si puant, si infect, si moisi, que rien que le passage dans un pareil endroit affectait désagréablement à la fois la
vue, l'
odorat et la respiration.
« Oh ! fit l'inspecteur en s'arrêtant à moitié de la descente, qui diable peut loger là ?
Un conspirateur des plus dangereux, et qui nous est particulièrement recommandé comme un homme capable de tout.
Il est seul ?
Certainement.
Depuis combien de temps est-il là ?
Depuis un an à peu près.
Et il a été mis dans ce cachot dès son entrée.
Non, monsieur, mais après avoir voulu tuer le porte-clefs chargé de lui porter sa nourriture.
Il a voulu tuer le porte-clefs ?
Oui, monsieur, celui-là même qui nous éclaire, n'est-il pas vrai, Antoine ? demanda le gouverneur.
Il a voulu me tuer tout de même, répondit le porte-clefs.
Ah çà ! mais c'est donc un fou que cet homme ?
C'est pire que cela, dit le porte-clefs, c'est un démon.
Voulez-vous qu'on s'en plaigne ? demanda l'inspecteur au gouverneur.
Inutile, monsieur, il est assez puni comme cela,
d'ailleurs, à présent, il touche presque à la folie, et,
selon l'expérience que nous donnent nos observations, avant une autre
année d'ici il sera complètement aliéné.
Ma foi, tant mieux pour lui, dit l'inspecteur ;
une fois fou tout à fait, il souffrira moins. »
C'était, comme on le voit, un homme plein d'humanité
que cet inspecteur, et bien digne des fonctions
philanthropiques qu'il remplissait.
« Vous avez raison, monsieur, dit le gouverneur,
et votre réflexion prouve que vous avez profondément étudié
la matière. Ainsi, nous avons dans un cachot, qui n'est séparé
de celui-ci que par une vingtaine de pieds, et dans lequel on descend par un
autre escalier, un vieil abbé, ancien chef de parti en Italie, qui est
ici depuis 1811, auquel la tête a tourné vers la fin de 1813, et
qui, depuis ce moment, n'est pas physiquement reconnaissable : il pleurait,
il
rit ; il maigrissait, il engraisse. Voulez-vous le voir plutôt que
celui-ci ? Sa folie est divertissante et ne vous attristera point.
Je les verrai l'un et l'autre, répondit l'inspecteur
; il faut faire son état en conscience. »
L'inspecteur en était à sa première
tournée et voulait donner bonne idée de lui à l'autorité.
« Entrons donc chez celui-ci d'abord, ajouta-t-il.
Volontiers », répondit le gouverneur.
Et il fit signe au porte-clefs, qui ouvrit la porte.
Au grincement des massives serrures, au cri des gonds rouillés
tournant sur leurs pivots, Dantès, accroupi dans un
angle de son cachot,
où il recevait avec un bonheur indicible le mince rayon du
jour qui filtrait
à travers un étroit soupirail grillé, releva la tête.
A la
vue d'un homme inconnu, éclairé par deux porte-clefs tenant
des torches, et auquel le gouverneur parlait le chapeau à la main, accompagné
par deux soldats, Dantès devina ce dont il s'agissait, et,
voyant enfin
se présenter une occasion d'implorer une autorité supérieure,
bondit en avant les mains jointes.
Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette,
car ils crurent que le prisonnier s'élançait vers l'inspecteur
avec de mauvaises intentions.
L'inspecteur lui-même fit un pas en arrière.
Dantès vit qu'on l'avait présenté
comme homme à craindre.
Alors, il réunit dans son regard tout ce que le
cur de l'homme peut contenir de
mansuétude et d'humilité,
et s'exprimant avec une sorte d'éloquence pieuse qui étonna les
assistants, il essaya de
toucher l'
âme de son visiteur.
L'inspecteur écouta le discours de Dantès,
jusqu'au bout, puis se tournant vers le gouverneur :
« Il tournera à la dévotion, dit-il
à mi-voix ; il est déjà disposé à des sentiments
plus doux. Voyez, la peur fait son effet sur lui ; il a reculé devant
les baïonnettes ; or, un fou ne recule devant rien : j'ai fait sur ce sujet
des observations bien curieuses à Charenton. »
Puis, se retournant vers le prisonnier :
« En résumé, dit-il, que demandez-vous
?
Je demande quel crime j'ai commis ; je demande que
l'on me donne des
juges ; je demande que mon procès soit instruit ; je
demande enfin que l'on me fusille si je suis coupable, mais aussi qu'on me mette
en
liberté si je suis innocent.
Etes-vous bien nourri ? demanda l'inspecteur.
Oui, je le crois, je n'en sais rien. Mais cela importe
peu ; ce qui doit importer, non seulement à moi, malheureux prisonnier,
mais encore à tous les fonctionnaires rendant la justice, mais encore
au roi qui nous gouverne, c'est qu'un innocent ne soit pas victime d'une dénonciation
infâme et ne meure pas sous les verrous en maudissant ses bourreaux.
Vous êtes bien humble aujourd'hui, dit le
gouverneur ; vous n'avez pas toujours été comme cela. Vous parliez
tout autrement, mon cher ami, le
jour où vous vouliez assommer votre
gardien.
C'est vrai, monsieur, dit Dantès, et j'en
demande bien humblement pardon à cet homme qui a toujours été
bon pour moi.... Mais, que voulez-vous ? j'étais fou, j'étais
furieux.
Et vous ne l'êtes plus ?
Non, monsieur, car la captivité m'a plié,
brisé, anéanti.... Il y a si longtemps que je suis ici !
Si longtemps ?... et à quelle époque
avez-vous été arrêté ? demanda l'inspecteur.
Le 28
février 1815, à deux heures
de l'après-midi. »
L'inspecteur calcula.
« Nous sommes au 30
juillet 1816 ; que dites-vous
donc ? il n'y a que dix-sept mois que vous êtes prisonnier.
Que dix-sept mois ! reprit Dantès. Ah ! monsieur,
vous ne savez pas ce que c'est que dix-sept mois de prison : dix-sept années,
dix-sept siècles ; surtout pour un homme qui, comme moi, touchait au
bonheur, pour un homme qui, comme moi, allait
épouser une femme aimée,
pour un homme qui voyait s'ouvrir devant lui une carrière honorable,
et à qui tout manque à l'instant ; qui, du milieu du
jour le plus
beau, tombe dans la nuit la plus profonde, qui voit sa carrière détruite,
qui ne sait si celle qui l'aimait l'aime toujours, qui ignore si son vieux père
est mort ou vivant. Dix-sept mois de prison, pour un homme habitué à
l'
air de la mer, à l'indépendance du marin, à l'espace,
à l'immensité, à l'
infini ! Monsieur, dix-sept mois de
prison, c'est plus que ne le méritent tous les crimes que désigne
par les noms les plus odieux la langue humaine. Ayez donc pitié de moi,
monsieur, et demandez pour moi, non pas l'
indulgence, mais la rigueur ; non
pas une grâce, mais un
jugement ; des
juges, monsieur, je ne demande que
des
juges ; on ne peut pas refuser des
juges à un accusé.
C'est bien, dit l'inspecteur, on verra. »
Puis, se retournant vers le gouverneur :
« En vérité, dit-il, le pauvre diable
me fait de la peine. En remontant, vous me montrerez son livre d'écrou.
Certainement, dit le gouverneur ; mais je crois
que vous trouverez contre lui des notes terribles.
Monsieur, continua Dantès, je sais que vous
ne pouvez pas me faire sortir d'ici de votre propre décision ; mais vous
pouvez transmettre ma demande à l'autorité, vous pouvez provoquer
une enquête, vous pouvez, enfin, me faire mettre en
jugement : un
jugement,
c'est tout ce que je demande ; que je sache quel crime j'ai commis, et à
quelle peine je suis condamné ; car, voyez-vous, l'incertitude, c'est
le pire de tous les supplices.
Eclairez-moi, dit l'inspecteur.
Monsieur, s'écria Dantès, je comprends,
au son de votre voix, que vous êtes ému. Monsieur, dites-moi d'espérer.
Je ne puis vous dire cela, répondit l'inspecteur,
je puis seulement vous promettre d'examiner votre dossier.
Oh ! alors, monsieur, je suis libre, je suis sauvé.
Qui vous a fait arrêter ? demanda l'inspecteur.
M. de
Villefort, répondit Dantès.
Voyez-le et entendez-vous avec lui.
M. de
Villefort n'est plus à
depuis
un an, mais à
Toulouse.
Ah ! cela ne m'étonne plus, murmura Dantès
: mon seul protecteur est éloigné.
M. de
Villefort avait-il quelque motif de haine
contre vous ? demanda l'inspecteur.
Aucun, monsieur ; et même il a été
bienveillant pour moi.
Je pourrai donc me fier aux notes qu'il a laissées
sur vous ou qu'il me donnera ?
Entièrement, monsieur.
C'est bien, attendez. »
Dantès tomba à genoux, levant les mains vers
le
ciel, et murmurant une prière dans laquelle il recommandait à
Dieu cet homme qui était descendu dans sa prison, pareil au Sauveur allant
délivrer les
âmes de l'enfer.
La porte se referma ; mais l'espoir descendu avec l'inspecteur
était resté enfermé dans le cachot de Dantès.
« Voulez-vous voir le registre d'écrou tout
de suite, demanda le gouverneur, ou passer au cachot de l'abbé ?
Finissons-en avec les cachots tout d'un coup, répondit
l'inspecteur. Si je remontais au
jour, je n'aurais peut-être plus le courage
de continuer ma triste mission.
Ah ! celui-là n'est point un prisonnier comme
l'autre, et sa folie, à lui, est moins attristante que la raison de son
voisin.
Et quelle est sa folie ?
Oh ! une folie étrange : il se croit possesseur
d'un trésor immense. La première année de sa captivité,
il a fait offrir au gouvernement un million, si le gouvernement le voulait mettre
en
liberté ; la seconde année, deux millions, la troisième,
trois millions, et ainsi progressivement. Il en est à sa cinquième
année de captivité : il va vous demander de vous parler en secret,
et vous offrira cinq millions.
Ah ! ah ! c'est curieux en effet, dit l'inspecteur
; et comment appelez-vous ce millionnaire ?
L'abbé Faria.
No 27 ! dit l'inspecteur.
C'est ici. Ouvrez, Antoine. »
Le porte-clefs obéit, et le regard curieux de l'inspecteur
plongea dans le cachot de l'
abbé fou.
C'est ainsi que l'on nommait généralement
le prisonnier.
Au milieu de la
chambre, dans un cercle tracé sur
la terre avec un morceau de plâtre détaché du mur, était
couché un homme presque nu, tant ses vêtements étaient tombés
en lambeaux. Il dessinait dans ce cercle des lignes géométriques
fort nettes, et paraissait aussi occupé de résoudre son problème
qu'Archimède l'était lorsqu'il fut tué par un soldat de
Marcellus. Aussi ne bougea-t-il pas même au bruit que fit la porte du
cachot en s'ouvrant, et ne sembla-t-il se réveiller que lorsque la lumière
des torches éclaira d'un éclat inaccoutumé le sol humide
sur lequel il travaillait. Alors il se retourna et vit avec étonnement
la nombreuse compagnie qui venait de descendre dans son cachot.
Aussitôt, il se leva vivement, prit une couverture
jetée sur le pied de son
lit misérable, et se drapa précipitamment
pour paraître dans un état plus décent aux yeux des étrangers.
« Que demandez-vous ? dit l'inspecteur sans varier
sa formule.
Moi, monsieur ! dit l'abbé d'un
air étonné
; je ne demande rien.
Vous ne comprenez pas, reprit l'inspecteur : je
suis
agent du gouvernement, j'ai mission de descendre dans les prisons et d'écouter
les réclamations des prisonniers.
Oh ! alors, monsieur, c'est autre chose, s'écria
vivement l'abbé, et j'espère que nous allons nous entendre.
Voyez, dit tout bas le gouverneur, cela ne commence-t-il
pas comme je vous l'avais annoncé ?
Monsieur, continua le prisonnier, je suis l'abbé
Faria, né à Rome, j'ai été vingt ans secrétaire
du
cardinal Rospigliosi ; j'ai été arrêté, je ne
sais trop pourquoi, vers le commencement de l'année 1811, depuis ce moment,
je réclame ma
liberté des autorités italiennes et françaises.
Pourquoi près des autorités françaises
? demanda le gouverneur.
Parce que j'ai été arrêté
à Piombino et que je présume que, comme Milan et Florence, Piombino
est devenu le chef-lieu de quelque département français. »
L'inspecteur et le gouverneur se regardèrent en
riant.
« Diable, mon cher, dit l'inspecteur, vos nouvelles
de l'Italie ne sont pas fraîches.
Elles datent du
jour où j'ai été
arrêté, monsieur, dit l'abbé Faria ; et comme Sa Majesté
l'Empereur avait créé la
royauté de Rome pour le fils que
le
ciel venait de lui envoyer, je présume que, poursuivant le cours de
ses conquêtes, il a accompli le rêve de Machiavel et de César
Borgia, qui était de faire de toute l'Italie un seul et unique royaume.
Monsieur, dit l'inspecteur, la Providence a heureusement
apporté quelque changement à ce plan gigantesque dont vous me
paraissez assez chaud partisan.
C'est le seul moyen de faire de l'Italie un Etat
fort, indépendant et heureux, répondit l'abbé.
Cela est possible, répondit l'inspecteur,
mais je ne suis pas venu ici pour faire avec vous un cours de politique ultramontaine,
mais pour vous demander ce que j'ai déjà fait, si vous avez quelques
réclamations à faire sur la manière dont vous êtes
nourri et logé.
La nourriture est ce qu'elle est dans toutes les
prisons, répondit l'abbé, c'est-à-dire fort mauvaise ;
quant au logement, vous le voyez, il est humide et malsain, mais néanmoins
assez convenable pour un cachot. Maintenant, ce n'est pas de cela qu'il s'agit
mais bien de révélations de la plus haute importance et du plus
haut intérêt que j'ai à faire au gouvernement.
Nous y voici, dit tout bas le gouverneur à
l'inspecteur.
Voilà pourquoi je suis si heureux de vous
voir, continua l'abbé, quoique vous m'ayez dérangé dans
un calcul fort important, et qui, s'il réussit, changera peut-être
le système de Newton. Pouvez-vous m'accorder la faveur d'un entretien
particulier ?
Hein ! que disais-je ! fit le gouverneur à
l'inspecteur.
Vous connaissez votre personne », répondit
ce dernier souriant. Puis, se retournant vers Faria :
« Monsieur, dit-il, ce que vous me demandez est impossible.
Cependant, monsieur, reprit l'abbé, s'il
s'agissait de faire gagner au gouvernement une somme énorme, une somme
de cinq millions, par exemple ?
Ma foi, dit l'inspecteur en se retournant à
son tour vers le gouverneur, vous aviez prédit jusqu'au chiffre.
Voyons, reprit l'abbé, s'apercevant que l'inspecteur
faisait un mouvement pour se retirer, il n'est pas nécessaire que nous
soyons absolument seuls ; M. le gouverneur pourra assister à notre entretien.
Mon cher monsieur, dit le gouverneur, malheureusement
nous savons d'avance et par cur ce que vous direz. Il s'agit de vos trésors,
n'est-ce pas ? »
Faria regarda cet homme railleur avec des yeux où
un observateur désintéressé eût vu, certes, luire
l'éclair de la raison et de la vérité.
« Sans doute, dit-il ; de quoi voulez-vous que je
parle,
sinon de cela ?
Monsieur l'inspecteur, continua le gouverneur, je
puis vous raconter cette
histoire aussi bien que l'abbé, car il y a quatre
ou cinq ans que j'en ai les oreilles rebattues.
Cela prouve, monsieur le gouverneur, dit l'abbé,
que vous êtes comme ces gens dont parle l'Ecriture, qui ont des
yeux et qui ne voient pas, qui ont des oreilles et qui n'entendent pas.
Mon cher monsieur, dit l'inspecteur, le gouvernement
est riche et n'a,
Dieu merci, pas besoin de votre
argent ; gardez-le donc pour
le
jour où vous sortirez de prison. »
L'il de l'abbé se dilata ; il saisit la main
de l'inspecteur.
« Mais si je n'en sors pas de prison, dit-il, si,
contre toute justice, on me retient dans ce cachot, si j'y meurs sans avoir
légué mon secret à personne, ce trésor sera donc
perdu ! Ne vaut-il pas mieux que le gouvernement en profite, et moi aussi ?
J'irai jusqu'à six millions, monsieur ; oui, j'abandonnerai six millions,
et je me contenterai du reste si l'on veut me rendre la
liberté.
Sur ma parole, dit l'inspecteur à demi-voix,
si l'on ne savait que cet homme est fou, il parle avec un accent si convaincu
qu'on croirait qu'il dit la vérité.
Je ne suis pas fou, monsieur, et je dis bien la
vérité, reprit Faria qui, avec cette finesse d'
ouïe particulière
aux prisonniers, n'avait pas perdu une seule des paroles de l'inspecteur. Ce
trésor dont je vous parle existe bien réellement, et j'offre de
signer un traité avec vous, en vertu duquel vous me conduirez à
l'endroit désigné par moi ; on fouillera la terre sous nos yeux,
et si je mens, si l'on ne trouve rien, si je suis un fou, comme vous le dites,
eh bien ! vous me ramènerez dans ce même cachot, où je resterai
éternellement, et où je mourrai sans plus rien demander ni à
vous ni à personne. »
Le gouverneur se mit à rire.
« Est-ce bien loin votre trésor ? demanda-t-il.
A cent
lieues d'ici à peu près, dit
Faria.
La chose n'est pas mal imaginée, dit le gouverneur
; si tous les prisonniers voulaient s'amuser à promener leurs gardiens
pendant cent
lieues, et si les gardiens consentaient à faire une pareille
promenade, ce serait une excellente chance que les prisonniers se ménageraient
de prendre la
clef des champs dès qu'ils en trouveraient l'occasion,
et pendant un pareil voyage l'occasion se présenterait certainement.
C'est un moyen connu, dit l'inspecteur, et monsieur
n'a pas même le mérite de l'invention. Puis, se retournant vers
l'abbé.
« Je vous ai demandé si vous étiez
bien nourri ? dit-il.
Monsieur, répondit Faria, jurez-moi sur le
Christ de me délivrer si je vous ai dit vrai, et je vous indiquerai l'endroit
où le trésor est enfoui.
Etes-vous bien nourri ? répéta
l'inspecteur.
Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez
bien que ce n'est pas pour me ménager une chance pour me sauver, puisque
je resterai en prison tandis qu'on fera le voyage.
Vous ne répondez pas à ma question,
reprit avec impatience l'inspecteur.
Ni vous à ma demande ! s'écria l'abbé.
Soyez donc maudit comme les autres insensés qui n'ont pas voulu me croire
! Vous ne voulez pas de mon or, je le garderai ; vous me refusez la
liberté,
Dieu me l'enverra. Allez, je n'ai plus rien à dire. »
Et l'abbé, rejetant sa couverture, ramassa son morceau
de plâtre, et alla s'asseoir de nouveau au milieu de son cercle, où
il continua ses lignes et ses calculs.
« Que fait-il là ? dit l'inspecteur se retirant.
Il compte ses trésors », reprit le
gouverneur. Faria répondit à ce sarcasme par un coup d'il
empreint du plus suprême mépris.
Ils sortirent. Le geôlier ferma la porte derrière
eux.
« Il aura, en effet, possédé quelques
trésors, dit l'inspecteur en remontant l'escalier.
Ou il aura rêvé qu'il les possédait,
répondit le gouverneur, et le lendemain il se sera réveillé
fou.
En effet, dit l'inspecteur avec la naïveté
de la corruption ; s'il eût été réellement riche,
il ne serait pas en prison. »
Ainsi finit l'aventure pour l'abbé Faria. Il demeura
prisonnier, et, à la suite de cette visite, sa réputation de fou
réjouissant s'augmenta encore.
Caligula ou Néron, ces grands chercheurs de trésors,
ces désireurs de l'impossible, eussent prêté l'oreille aux
paroles de ce pauvre homme et lui eussent accordé l'
air qu'il désirait,
l'espace qu'il estimait à un si haut prix, et la
liberté qu'il
offrait de payer si cher. Mais les rois de nos
jours, maintenus dans la limite
du probable, n'ont plus l'audace de la volonté ; ils craignent l'oreille
qui écoute les ordres qu'ils donnent, l'il qui scrute leurs actions
; ils ne sentent plus la supériorité de leur
essence divine ;
ils sont des hommes couronnés, voilà tout. Jadis, ils se croyaient,
ou du moins se disaient fils de Jupiter, et retenaient quelque chose des façons
du
dieu leur père : on ne contrôle pas facilement ce qui se passe
au-delà des nuages ; aujourd'hui, les rois se laissent aisément
rejoindre. Or, comme il a toujours répugné au gouvernement despotique
de montrer au grand
jour les effets de la prison et de la torture ; comme il
y a peu d'exemples qu'une victime des
inquisitions ait pu reparaître avec
ses os broyés et ses plaies saignantes, de même la folie, cet ulcère
né dans la fange des cachots à la suite des tortures morales,
se cache presque toujours avec soin dans le lieu où elle est née,
ou, si elle en sort, elle va s'ensevelir dans quelque hôpital sombre,
où les médecins ne reconnaissent ni l'homme ni la pensée
dans le débris informe que leur transmet le geôlier fatigué.
L'abbé Faria, devenu fou en prison, était
condamné, par sa folie même, à une prison perpétuelle.
Quant à Dantès, l'inspecteur lui tint parole.
En remontant chez le gouverneur, il se fit présenter le registre d'écrou.
La note concernant le prisonnier était ainsi conçue :
Edmond Dantès : Bonapartiste enragé :
a pris une part active au retour de l'île d'Elbe.
A tenir au plus grand secret et sous la plus stricte surveillance.
Cette note était d'une autre écriture et d'une
encre différente que le reste du registre ce qui prouvait qu'elle avait été ajoutée depuis l'incarcération de Dantès.
L'accusation était trop positive pour essayer de la combattre. L'inspecteur écrivit donc au-dessous de l'accolade :
« Rien à faire. »
Cette visite avait, pour ainsi dire, ravivé Dantès
depuis qu'il était entré en prison, il avait oublié de
compter les
jours, mais l'inspecteur lui avait donné une nouvelle date
et Dantès ne l'avait pas oubliée. Derrière lui, il écrivit
sur le mur, avec un morceau de plâtre détaché de son plafond,
30
juillet 1816, et, à partir de ce moment, il fit un cran chaque
jour
pour que la mesure du temps ne lui échappât plus.
Les
jours s'écoulèrent, puis les semaines,
puis les mois : Dantès attendait toujours, il avait commencé par
fixer à sa
liberté un terme de quinze
jours. En mettant à
suivre son affaire la moitié de l'intérêt qu'il avait paru
éprouver, l'inspecteur devait avoir assez de quinze
jours. Ces quinze
jours écoulés, il se dit qu'il était absurde à lui
de croire que l'inspecteur se serait occupé de lui avant son retour à
Paris ; or, son retour à
Paris ne pouvait avoir lieu que lorsque sa tournée
serait finie, et sa tournée pouvait durer un mois ou deux ; il se donna
donc trois mois au lieu de quinze
jours. Les trois mois écoulés,
un autre raisonnement vint à son aide, qui fit qu'il s'accorda six mois,
mais ces six mois écoulés, en mettant les
jours au bout les uns
des autres, il se trouvait qu'il avait attendu dix mois et demi. Pendant ces
dix mois, rien n'avait été changé au régime de sa
prison ; aucune nouvelle consolante ne lui était parvenue ; le geôlier
interrogé était muet, comme d'habitude. Dantès commença
à douter de ses sens, à croire que ce qu'il prenait pour un souvenir
de sa mémoire n'était rien autre chose qu'une hallucination de
son cerveau, et que cet
ange consolateur qui était apparu dans sa prison
y était descendu sur l'aile d'un rêve.
Au bout d'un an, le gouverneur fut changé, il avait obtenu la direction du fort de
Ham ; il emmena avec lui plusieurs de ses subordonnés et, entre autres, le geôlier de Dantès. Un nouveau gouverneur arriva ; il eût été trop long pour lui d'apprendre les noms de ses prisonniers, il se fit représenter seulement leurs numéros. Cet horrible hôtel garni se composait de cinquante
chambres ; leurs habitants furent appelés du numéro de la
chambre qu'ils occupaient, et le malheureux jeune homme cessa de s'appeler de son prénom d'Edmond ou de son nom de Dantès, il s'appela le n°34.