CHAPITRE LI :
PYRAME ET THISBÉ
Aux deux tiers du faubourg
Saint-Honoré, derrière un bel hôtel, remarquable entre les remarquables habitations de ce riche quartier, s'étend un vaste
jardin dont les marronniers touffus dépassent les énormes murailles, hautes comme des
remparts, et laissent, quand vient le printemps, tomber leurs
fleurs roses et blanches dans deux vases de pierre cannelée placés parallèlement sur deux
pilastres quadrangulaires dans lesquels s'enchâsse une grille de fer du temps de
Louis XIII.
Cette entrée grandiose est condamnée, malgré les magnifiques géraniums qui poussent dans les deux vases et qui balancent au vent leurs feuilles marbrées et leurs
fleurs de pourpre, depuis que les propriétaires de l'hôtel, et cela date de longtemps déjà, se sont restreints à la possession de l'hôtel, de la cour plantée d'
arbres qui donne sur le faubourg, et du
jardin que ferme cette grille, laquelle donnait autrefois sur un magnifique potager d'un arpent annexé à la propriété. Mais le démon de la spéculation ayant tiré une ligne, c'est-à-dire une rue à l'extrémité de ce potager, et la rue, avant d'exister, ayant déjà grâce à une plaque de fer bruni, reçu un nom, on pensa pouvoir vendre ce potager pour bâtir sur la rue, et faire concurrence à cette grande artère de
Paris qu'on appelle le faubourg
Saint-Honoré.
Mais, en matière de spéculation, l'homme propose et l'
argent dispose ; la rue baptisée mourut au berceau ; l'acquéreur du potager, après l'avoir parfaitement payé, ne put trouver à le revendre la somme qu'il en voulait, et, en attendant une hausse de prix, qui ne peut manquer, un
jour ou l'autre, de l'indemniser bien au-delà de ses pertes passées et de son capital au repos, il se contenta de louer cet enclos à des maraîchers, moyennant la somme de cinq cent francs par an.
C'est de l'
argent placé à un demi pour cent, ce qui n'est pas cher par le temps qui court, où il y a tant de gens qui le placent à cinquante, et qui trouvent encore que l'
argent est d'un bien pauvre rapport.
Néanmoins, comme nous l'avons dit, la grille du
jardin, qui autrefois donnait sur le potager, est condamnée, et la rouille ronge ses gonds ; il y a même plus : pour que d'
ignobles maraîchers ne souillent pas de leurs regards vulgaires l'intérieur de l'enclos
aristocratique, une cloison de planches est appliquée aux barreaux jusqu'à la
hauteur de six pieds. Il est vrai que les planches ne sont pas si bien jointes qu'on ne puisse glisser un regard furtif entre les intervalles ; mais cette maison est une maison sévère, et qui ne craint point les indiscrétions.
Dans ce potager, au lieu de choux, de carottes, de radis, de pois et de melons, poussent de grandes luzernes, seule culture qui annonce que l'on songe
encore à ce lieu abandonné. Une petite porte basse, s'ouvrant sur la rue
projetée, donne entrée en ce terrain clos de murs, que ses locataires viennent
d'abandonner à cause de sa stérilité et qui, depuis huit
jours, au lieu de
rapporter un demi pour cent, qui comme par le passé, ne rapporte plus rien du
tout.
Du côté de l'hôtel, les marronniers dont nous avons parlé couronnent la
muraille, ce qui n'empêche pas d'autres
arbres luxuriants et fleuris de glisser
dans leurs intervalles leurs branches avides d'
air. A un
angle où le feuillage
devient tellement touffu qu'à peine si la lumière y pénètre, un large banc de
pierre et des sièges de
jardin indiquent un lieu de réunion ou une retraite
favorite à quelque habitant de l'hôtel situé à cent pas, et que l'on aperçoit à
peine à travers le rempart de verdure qui l'enveloppe. Enfin, le choix de cet
asile mystérieux est à la fois justifié par l'absence du
soleil, par la
fraîcheur éternelle même pendant les
jours les plus brûlants de l'été par le
gazouillement des
oiseaux et par l'éloignement de la maison et de la rue,
c'est-à-dire des affaires et du bruit.
Vers le soir d'une des plus chaudes journées que le printemps eût encore
accordées aux habitants de
Paris, il y avait sur ce banc de pierre un livre, une
ombrelle, un panier à ouvrage et un mouchoir de batiste dont la broderie était
commencée ; et non loin de ce banc, près de la grille, debout devant les
planches, l'il appliqué à la cloison à claire-voie, une jeune femme, dont le
regard plongeait par une fente dans le
jardin désert que nous connaissons.
Presque au même moment, la petite porte de ce terrain se refermait sans
bruit, et un jeune homme, grand, vigoureux, vêtu d'une blouse de toile écrue,
d'une casquette de velours, mais dont les moustaches, la barbe et les
cheveux
noirs extrêmement soignés juraient quelque peu avec ce costume populaire, après
un rapide coup d'il jeté autour de lui pour s'assurer que personne ne l'épiait,
passant par cette porte, qu'il referma derrière lui, se dirigeait d'un pas
précipité vers la grille.
A la
vue de celui qu'elle attendait, mais non pas probablement sous ce
costume, la jeune fille eut peur et se rejeta en arrière.
Et cependant déjà, à travers les fentes de la porte, le jeune homme, avec ce
regard qui n'appartient qu'aux amants, avait vu flotter la robe blanche et la
longue ceinture bleue. Il s'élança vers la cloison, et appliquant sa bouche à
une ouverture :
« N'ayez pas peur,
Valentine, dit-il, c'est moi. »
La jeune fille s'approcha.
« Oh ! monsieur, dit-elle, pourquoi donc êtes-vous venu si tard aujourd'hui ?
Savez-vous que l'on va dîner bientôt, et qu'il m'a fallu bien de la diplomatie
et bien de la promptitude pour me débarrasser de ma belle-mère, qui m'épie, de
ma femme de
chambre qui m'espionne, et de mon
frère qui me tourmente pour venir
travailler ici à cette broderie, qui, j'en ai bien peur, ne sera pas finie de
longtemps ? Puis, quand vous vous serez excusé sur votre retard, vous me direz
quel est ce nouveau costume qu'il vous a plu d'adopter et qui presque a été
cause que je ne vous ai pas reconnu.
Chère
Valentine, dit le jeune homme, vous êtes trop au-dessus de mon
amour
pour que j'ose vous en parler, et cependant, toutes les fois que je vous vois,
j'ai besoin de vous dire que je vous adore, afin que l'écho de mes propres
paroles me caresse doucement le cur lorsque je ne vous vois plus. Maintenant je
vous remercie de votre gronderie : elle est toute charmante, car elle me prouve,
je n'ose pas dire que vous m'attendiez, mais que vous pensiez à moi. Vous
vouliez savoir la cause de mon retard et le motif de mon déguisement ; je vais
vous les dire, et j'espère que vous les excuserez : j'ai fait choix d'un
état...
D'un état !... Que voulez-vous dire, Maximilien ? Et sommes-nous donc assez
heureux pour que vous parliez de ce qui nous regarde en plaisantant ?
Oh !
Dieu me préserve, dit le jeune homme, de plaisanter avec ce qui est ma
vie ; mais fatigué d'être un coureur de champs et un escaladeur de murailles,
sérieusement effrayé de l'idée que vous me fîtes naître l'autre soir que votre
père me ferait juger un
jour comme voleur, ce qui compromettrait l'honneur de
l'armée française tout entière, non moins effrayé de la possibilité que l'on
s'étonne de voir éternellement tourner autour de ce terrain, où il n'y a pas la
plus petite citadelle à assiéger ou le plus petit blockhaus à défendre, un
capitaine de spahis, je me suis fait maraîcher, et j'ai adopté le costume de ma
profession.
Bon, quelle folie !
C'est au contraire la chose la plus sage, je crois, que j'aie faite de ma
vie, car elle nous donne toute sécurité.
Voyons, expliquez-vous.
Eh bien, j'ai été trouver le propriétaire de cet enclos ; le bail avec les
anciens locataires était fini, et je le lui ai loué à nouveau. Toute cette
luzerne que vous voyez m'appartient,
Valentine ; rien ne m'empêche de me faire
bâtir une cabane dans les foins et de vivre désormais à vingt pas de vous. Oh !
ma joie et mon bonheur, je ne puis les contenir. Comprenez-vous,
Valentine, que
l'on parvienne à payer ces choses-là ? C'est impossible, n'est-ce pas ? Eh bien,
toute cette félicité, tout ce bonheur, toute cette joie, pour lesquels j'eusse
donné dix ans de ma vie, me coûtent, devinez combien ?... Cinq cents francs par
an, payables par trimestre. Ainsi, vous le voyez, désormais plus rien à
craindre. Je suis ici chez moi, je puis mettre des échelles contre mon mur et
regarder par-dessus, et j'ai, sans crainte qu'une patrouille vienne me déranger,
le droit de vous dire que je vous aime, tant que votre fierté ne se blessera pas
d'entendre sortir ce mot de la bouche d'un pauvre journalier vêtu d'une blouse
et coiffé d'une casquette. »
Valentine poussa un petit cri de surprise joyeuse ; puis tout à coup :
« Hélas, Maximilien, dit-elle tristement et comme si un nuage jaloux était
soudain venu voiler le rayon de
soleil qui illuminait son cur, maintenant nous
serons trop libres, notre bonheur nous fera tenter
Dieu ; nous abuserons de notre
sécurité, et notre sécurité nous perdra.
Pouvez-vous me dire cela, mon amie, à moi qui, depuis que je vous connais,
vous prouve chaque
jour que j'ai subordonné mes pensées et ma vie à votre vie et
à vos pensées ? Qui vous a donné confiance en moi ? mon bonheur, n'est-ce pas ?
Quand vous m'avez dit qu'un vague instinct vous assurait que vous couriez
quelque grand danger, j'ai mis mon dévouement à votre service, sans vous
demander d'autre récompense que le bonheur de vous servir. Depuis ce temps, vous
ai-je, par un mot, par un signe, donné l'occasion de vous repentir de m'avoir
distingué au milieu de ceux qui eussent été heureux de mourir pour vous ? Vous
m'avez dit, pauvre
enfant, que vous étiez fiancée à M. d'Epinay, que votre père
avait décidé cette alliance, c'est-à-dire qu'elle était certaine, car tout ce
que veut M. de
Villefort arrive infailliblement. Eh bien, je suis resté dans
l'ombre, attendant tout, non pas de ma volonté, non pas de la vôtre, mais des
événements, de la Providence, de
Dieu, et cependant vous m'aimez, vous avez eu
pitié de moi,
Valentine, et vous me l'avez dit ; merci pour cette douce parole
que je ne vous demande que de me répéter de temps en temps, et qui me fera tout
oublier.
Et voilà ce qui vous a enhardi, Maximilien, voilà ce qui me fait à la fois
une vie bien douce et bien malheureuse, au point que je me demande souvent
lequel vaut mieux pour moi, du chagrin que me causait autrefois la rigueur de ma
belle-mère et sa préférence aveugle pour son
enfant, ou du bonheur plein de
dangers que je goûte en vous
voyant.
Du danger ! s'écria Maximilien ; pouvez-vous dire un mot si dur et si injuste ?
Avez-vous jamais vu un esclave plus soumis que moi ? Vous m'avez permis de vous
adresser quelquefois la parole,
Valentine, mais vous m'avez défendu de vous
suivre ; j'ai obéi. Depuis que j'ai trouvé le moyen de me glisser dans cet
enclos, de causer avec vous à travers cette porte, d'être enfin si près de vous
sans vous voir, ai-je jamais, dites-le-moi, demandé à
toucher le bas de votre
robe à travers ces grilles ? Ai-je jamais fait un pas pour franchir ce mur,
ridicule obstacle pour ma
jeunesse et ma
force ? Jamais un reproche sur votre
rigueur, jamais un désir exprimé tout haut ; j'ai été rivé à ma parole comme un
chevalier des temps passés. Avouez cela du moins, pour que je ne vous croie pas
injuste.
C'est vrai, dit
Valentine, en passant entre deux planches le bout d'un de
ses doigts effilés sur lequel Maximilien posa ses lèvres ; c'est vrai, vous êtes
un honnête ami. Mais enfin vous n'avez agi qu'avec le sentiment de votre
intérêt, mon cher Maximilien ; vous saviez bien que, du
jour où l'esclave
deviendrait exigeant, il lui faudrait tout perdre. Vous m'avez promis l'amitié
d'un
frère, à moi qui n'ai pas d'amis, à moi que mon père oublie, à moi que ma
belle-mère persécute, et qui n'ai pour consolation que le vieillard
immobile,
muet, glacé, dont la main ne peut serrer ma main, dont l'il seul peut me
parler, et dont le cur bat sans doute pour moi d'un reste de
chaleur. Dérision
amère du sort qui me fait ennemie et victime de tous ceux qui sont plus forts
que moi, et qui me donne un cadavre pour soutien et pour ami ! Oh ! vraiment,
Maximilien, je vous le répète, je suis bien malheureuse, et vous avez raison de
m'aimer pour moi et non pour vous.
Valentine, dit le jeune homme avec une émotion profonde, je ne dirai pas que
je n'aime que vous au monde, car j'aime aussi ma sur et mon beau-frère, mais
c'est d'un
amour doux et calme, qui ne ressemble en rien au sentiment que
j'éprouve pour vous : quand je pense à vous, mon sang bout, ma poitrine se
gonfle, mon cur déborde ; mais cette
force, cette ardeur, cette puissance
surhumaine, je les emploierai à vous aimer seulement jusqu'au
jour où vous me
direz de les employer à vous servir. M. Franz d'Epinay sera absent un an encore,
dit-on ; en un an, que de chances favorables peuvent nous servir, que
d'événements peuvent nous seconder ! Espérons donc toujours, c'est si bon et si
doux d'espérer ! Mais en attendant, vous,
Valentine, vous qui me reprochez mon
égoïsme, qu'avez-vous été pour moi ? La belle et froide statue de la
Vénus
pudique. En échange de ce dévouement, de cette obéissance, de cette retenue, que
m'avez-vous promis, vous ? rien ; que m'avez-vous accordé ? bien peu de chose. Vous
me parlez de M. d'Epinay, votre fiancé, et vous soupirez à cette idée d'être un
jour à lui. Voyons,
Valentine, est-ce là tout ce que vous avez dans l'
âme ? Quoi !
je vous engage ma vie, je vous donne mon
âme, je vous consacre jusqu'au plus
insignifiant battement de mon cur, et quand je suis tout à vous, moi, quand je
me dis tout bas que je mourrai si je vous perds, vous ne vous épouvantez pas,
vous, à la seule idée d'appartenir à un autre ! Oh !
Valentine !
Valentine, si
j'étais ce que vous êtes, si je me sentais aimé comme vous êtes sûre que je vous
aime, déjà cent fois j'eusse passé ma main entre les barreaux de cette grille,
et j'eusse serré la main du pauvre Maximilien en lui disant : « A vous, à vous
seul, Maximilien, dans ce monde et dans l'autre. »
Valentine ne répondit rien, mais le jeune homme l'entendit soupirer et
pleurer.
La réaction fut prompte sur Maximilien.
« Oh ! s'écria-t-il,
Valentine !
Valentine ! oubliez mes paroles, s'il y a dans
mes paroles quelque chose qui ait pu vous blesser !
Non, dit-elle, vous avez raison ; mais ne voyez-vous pas que je suis une pauvre créature, abandonnée dans une maison presque étrangère, car mon père m'est presque un étranger, et dont la volonté a été brisée depuis dix ans,
jour par
jour, heure par heure, minute par minute, par la volonté de fer des maîtres qui pèsent sur moi ? Personne ne voit ce que je souffre et je ne l'ai dit à
personne qu'à vous. En apparence, et aux yeux de tout le monde, tout m'est bon,
tout m'est affectueux ; en réalité, tout m'est hostile. Le monde dit : « M. de
Villefort est trop grave et trop sévère pour être bien tendre envers sa fille ; mais elle a eu du moins le bonheur de retrouver dans Mme de
Villefort une seconde mère. » Eh bien, le monde se trompe, mon père m'abandonne avec indifférence, et ma belle-mère me hait avec un acharnement d'autant plus terrible qu'il est voilé par un éternel sourire.
Vous haïr ! vous,
Valentine ! et comment peut-on vous haïr ?
Hélas ! mon ami, dit
Valentine, je suis forcée d'avouer que cette haine pour moi vient d'un sentiment presque naturel. Elle adore son fils, mon
frère Edouard.
Eh bien ?
Eh bien, cela me semble étrange de mêler à ce que nous disions une question d'
argent, eh ! bien, mon ami, je crois que sa haine vient de là du moins. Comme elle n'a pas de fortune de son côté, que moi je suis déjà riche du chef de ma mère, et que cette fortune sera encore plus que doublée par celle de M. et de Mme de Saint-Méran, qui doit me revenir un
jour, eh bien, je crois qu'elle est envieuse. Oh ! mon
Dieu ! si je pouvais lui donner la moitié de cette fortune et me retrouver chez M. de
Villefort comme une fille dans la maison de son père, certes je le ferais à l'instant même.
Pauvre
Valentine !
Oui, je me sens enchaînée, et en même temps je me sens si faible, qu'il me semble que ces liens me soutiennent, et que j'ai peur de les rompre. D'ailleurs, mon père n'est pas un homme dont on puisse enfreindre impunément les ordres : il est puissant contre moi, il le serait contre vous, il le serait contre le roi lui-même, protégé qu'il est par un irréprochable passé et par une position presque inattaquable. Oh ! Maximilien ! je vous le jure, je ne lutte pas, parce que c'est vous autant que moi que je crains de briser dans cette lutte.
Mais enfin,
Valentine, reprit Maximilien, pourquoi désespérer ainsi, et voir l'avenir toujours sombre ?
Ah ! mon ami, parce que je le
juge par le passé.
Voyons cependant, si je ne suis pas un parti
illustre au point de
vue aristocratique, je tiens cependant, par beaucoup de points, au monde dans lequel vous vivez ; le temps où il y avait deux Frances dans la France n'existe plus ; les plus hautes familles de la monarchie se sont fondues dans les familles de
l'Empire : l'
aristocratie de la lance a épousé la noblesse du canon. Eh bien, moi, j'appartiens à cette dernière : j'ai un bel avenir dans l'armée, je jouis d'une fortune bornée, mais indépendante ; la mémoire de mon père, enfin, est vénérée dans notre pays comme celle d'un des plus honnêtes négociants qui aient
existé. Je dis notre pays,
Valentine, parce que vous êtes presque de
Marseille.
Ne me parlez pas de
, Maximilien, ce seul mot me rappelle ma bonne mère, cet
ange que tout le monde a regretté, et qui, après avoir veillé sur sa fille pendant son court séjour sur la terre, veille encore sur elle, je l'espère du moins, pendant son éternel séjour au
ciel. Oh ! si ma pauvre mère vivait, Maximilien, je n'aurais plus rien à craindre ; je lui dirais que je vous aime, et elle nous protégerait.
Hélas !
Valentine, reprit Maximilien, si elle vivait, je ne vous connaîtrais pas sans doute, car, vous l'avez dit, vous seriez heureuse si elle vivait, et
Valentine heureuse m'eût regardé bien dédaigneusement du haut de sa grandeur.
Ah ! mon ami, s'écria
Valentine, c'est vous qui êtes injuste à votre tour... Mais, dites-moi...
Que voulez-vous que je vous dise ? reprit Maximilien,
voyant que
Valentine hésitait.
Dites-moi, continua la jeune fille, est-ce qu'autrefois à
il y a eu quelque sujet de mésintelligence entre votre père et le mien ?
Non, pas que je sache, répondit Maximilien, ce n'est que votre père était un partisan plus que zélé des Bourbons, et le mien un homme dévoué à l'Empereur. C'est, je le présume, tout ce qu'il y a jamais eu de dissidence entre eux. Mais pourquoi cette question,
Valentine ?
Je vais vous le dire, reprit la jeune fille, car vous devez tout savoir. Eh bien, c'était le
jour où votre nomination d'officier de la
Légion d'honneur fut publiée dans le journal. Nous étions tous chez mon grand-père, M. Noirtier, et de plus il y avait encore M. Danglars vous savez ce banquier dont les
chevaux ont avant-hier failli tuer ma mère et mon
frère ? Je lisais le journal tout haut à mon grand-père pendant que ces messieurs causaient du
mariage de mademoiselle Danglars. Lorsque j'en vins au paragraphe qui vous concernait et que j'avais déjà lu, car dès la veille au matin vous m'aviez annoncé cette bonne nouvelle ; lorsque j'en vins, dis-je, au paragraphe qui vous concernait, j'étais bien heureuse... mais aussi bien tremblante d'être forcée de prononcer tout haut votre nom et certainement je l'eusse omis sans la crainte que j'éprouvais qu'on interprétât mal mon silence ; donc je rassemblai tout mon courage, et je lus.
Chère
Valentine !
Eh bien, aussitôt que résonna votre nom, mon père tourna la tête. J'étais si persuadée (voyez comme je suis folle !) que tout le monde allait être frappé de ce nom comme d'un coup de foudre, que je crus voir tressaillir mon père et même (pour celui-là c'était une illusion, j'en suis sûre), et même M. Danglars.
« Morrel, dit mon père, attendez donc ! » (Il fronça le sourcil.) « Serait-ce un de ces Morrel de
, un de ces enragés bonapartistes qui nous ont donné tant de mal en 1815 ?
« Oui, répondit M. Danglars ; je crois même que c'est le fils de l'ancien
armateur. »
Vraiment ! fit Maximilien. Et que répondit votre père, dites,
Valentine ?
Oh ! une chose affreuse et que je n'ose vous redire.
Dites toujours, reprit Maximilien en souriant.
« Leur Empereur, continua-t-il en fronçant le sourcil, savait les mettre à leur place, tous ces fanatiques : il les appelait de la chair à canon, et c'était le seul nom qu'ils méritassent. Je vois avec joie que le gouvernement nouveau remet en vigueur ce salutaire principe. Quand ce ne serait que pour cela qu'il garde l'Algérie, j'en féliciterais le gouvernement, quoiqu'elle nous coûte un peu cher.
C'est en effet d'une politique assez brutale, dit Maximilien. Mais ne
rougissez point, chère amie, de ce qu'a dit là M. de
Villefort ; mon brave père
ne cédait en rien au vôtre sur ce point, et il répétait sans cesse : « Pourquoi donc l'Empereur, qui fait tant de belles choses, ne fait-il pas un régiment de
juges et d'avocats, et ne les envoie-t-il pas toujours au premier
feu ? » Vous le voyez, chère amie, les partis se valent pour le pittoresque de l'expression et pour la douceur de la pensée. Mais M. Danglars, que dit-il à cette sortie du procureur du roi ?
Oh ! lui se mit à rire de ce rire sournois qui lui est particulier et que je trouve féroce ; puis ils se levèrent l'instant d'après et partirent. Je vis alors seulement que mon grand-père était tout agité. Il faut vous dire, Maximilien, que, moi seule, je devine ses agitations, à ce pauvre paralytique, et je me doutais d'ailleurs que la conversation qui avait eu lieu devant lui (car on ne fait plus attention à lui, pauvre grand-père !) l'avait fort impressionné, attendu qu'on avait dit du mal de son Empereur, et que, à ce qu'il paraît, il a été fanatique de l'Empereur.
C'est, en effet, dit Maximilien, un des noms connus de l'empire : il a été sénateur, et, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas,
Valentine, il fut près de toutes les conspirations bonapartistes que l'on fit sous la Restauration.
Oui j'entends quelquefois dire tout bas de ces choses-là qui me semblent étranges : le grand-père bonapartiste, le père
royaliste ; enfin, que voulez-vous ?... Je me retournai donc vers lui. Il me montrait le journal du regard.
« Qu'avez-vous, papa ? lui dis-le ; êtes-vous content ? »
Il me fit de la tête signe que oui.
« De ce que mon père vient de dire ? demandai-je. »
Il fit signe que non.
« De ce que M. Danglars a dit ? »
Il fit signe que non encore.
« C'est donc de ce que M. Morrel, je n'osai pas dire Maximilien, est nommé officier de la
Légion d'honneur ? »
Il fit signe que oui.
Le croiriez-vous, Maximilien ? il était content que vous fussiez nommé officier de la
Légion d'honneur, lui qui ne vous connaît pas. C'est peut-être de la folie de sa part, car il tourne, dit-on, à l'enfance : mais je l'aime bien pour ce oui-là.
C'est bizarre, pensa Maximilien. Votre père me haïrait donc, tandis qu'au contraire votre grand-père... Etranges choses que ces
amours et ces haines de parti !
Chut ! s'écria tout à coup
Valentine. Cachez-vous, sauvez-vous ; on vient ! »
Maximilien sauta sur une bêche et se mit à retourner impitoyablement la luzerne.
« Mademoiselle ! Mademoiselle ! cria une voix derrière les
arbres, Mme de
Villefort vous cherche partout et vous appelle ; il y a une visite au salon.
Une visite ! dit
Valentine tout agitée ; et qui nous fait cette visite ?
Un grand seigneur, un prince, à ce qu'on dit, M. le comte de Monte-Cristo.
J'y vais », dit tout haut
Valentine.
Ce nom fit tressaillir de l'autre côté de la grille celui à qui le
j'y vais de
Valentine servait d'adieu à la fin de chaque entrevue.
« Tiens ! se dit Maximilien en s'appuyant tout pensif sur sa bêche, comment le comte de Monte-Cristo connaît-il M. de
Villefort ? »