CHAPITRE LXXVIII :
ON NOUS ÉCRIT DE JANINA
Franz était sorti de la
chambre de Noirtier si chancelant et si égaré, que
Valentine elle-même avait eu pitié de lui.
Villefort, qui n'avait articulé que quelques mots sans suite, et qui s'était enfui dans son cabinet, reçut, deux heures après, la lettre suivante :
« Après ce qui a été révélé ce matin, M. Noirtier de
Villefort ne peut supposer qu'une alliance soit possible entre sa famille et celle de M. Franz d'Epinay. M. Franz d'Epinay a horreur de songer que M. de
Villefort, qui paraissait connaître les événements racontés ce matin, ne l'ait pas prévenu dans
cette pensée. »
Quiconque eût vu en ce moment le magistrat ployé sous le coup n'eût pas cru qu'il le prévoyait ; en effet, jamais il n'eût pensé que son père eût poussé la franchise, ou plutôt la rudesse, jusqu'à raconter une pareille
histoire. Il est vrai que jamais M. Noirtier, assez dédaigneux qu'il était de l'opinion de son fils, ne s'était préoccupé d'éclaircir le fait aux yeux de
Villefort, et que celui-ci avait toujours cru que le général de
Quesnel, ou le
baron d'Epinay, selon qu'on voudra l'appeler, ou du nom qu'il s'était fait, ou du nom qu'on lui avait fait, était mort assassiné et non tué loyalement en
duel.
Cette lettre si dure d'un jeune homme si respectueux jusqu'alors était mortelle pour l'orgueil d'un homme comme
Villefort.
A peine était-il dans son cabinet que sa femme entra.
La sortie de Franz, appelé par M. Noirtier, avait tellement étonné tout le monde que la position de Mme de
Villefort, restée seule avec le notaire et les témoins, devint de moment en moment plus embarrassante. Alors Mme de
Villefort avait pris son parti, et elle était sortie en annonçant qu'elle allait aux nouvelles.
M. de
Villefort se contenta de lui dire qu'à la suite d'une explication entre lui, M. Noirtier et M. d'Epinay, le
mariage de
Valentine avec Franz était rompu.
C'était difficile à rapporter à ceux qui attendaient ; aussi Mme de
Villefort, en rentrant, se contenta-t-elle de dire que M. Noirtier, ayant eu, au commencement de la conférence, une espèce d'attaque d'apoplexie, le contrat était naturellement remis à quelques
jours.
Cette nouvelle, toute fausse qu'elle était, arrivait si singulièrement à la suite de deux malheurs du même genre, que les auditeurs se regardèrent étonnés et se retirèrent sans dire une parole.
Pendant ce temps,
Valentine, heureuse et épouvantée à la fois, après avoir embrassé et remercié le faible vieillard, qui venait de briser ainsi d'un seul coup une chaîne qu'elle regardait déjà comme indissoluble, avait demandé à se retirer chez elle pour se remettre et Noirtier lui avait, de l'il, accordé la permission qu'elle sollicitait.
Mais, au lieu de remonter chez elle,
Valentine, une fois sortie, prit le corridor, et, sortant par la petite porte, s'élança dans le
jardin. Au milieu de tous les événements qui venaient de s'entasser les uns sur les autres, une terreur sourde avait constamment comprimé son cur. Elle s'attendait d'un moment à l'autre à voir apparaître Morrel pâle et menaçant comme le laird de Ravenswood au contrat de Lucie de Lammermoor.
En effet, il était temps qu'elle arrivât à la grille. Maximilien, qui s'était douté de ce qui allait se passer en
voyant Franz quitter le cimetière avec M. de
Villefort, l'avait suivi ; puis, après l'avoir vu entrer, l'avait vu sortir encore et rentrer de nouveau avec
Albert et Château-Renaud. Pour lui, il n'y avait donc plus de doute. Il s'était alors jeté dans son enclos, prêt à tout
événement, et bien certain qu'au premier moment de
liberté qu'elle pourrait saisir,
Valentine accourrait à lui.
Il ne s'était point trompé ; son il, collé aux planches, vit en effet apparaître la jeune fille, qui, sans prendre aucune précaution d'usage, accourait à la grille. Au premier coup d'il qu'il jeta sur elle, Maximilien fut rassuré ; au premier mot qu'elle prononça il bondit de joie.
« Sauvés ! dit
Valentine.
Sauvés ! répéta Morrel, ne pouvant croire à un pareil bonheur : mais par qui sauvés ?
Par mon grand-père. Oh ! aimez-le bien, Morrel. »
Morrel jura d'aimer le vieillard de toute son
âme, et ce serment ne lui coûtait point à faire, car, dans ce moment, il ne se contentait pas de l'aimer comme un ami ou comme un père, il l'adorait comme un
dieu.
« Mais comment cela s'est-il fait ? demanda Morrel ; quel moyen étrange a-t-il employé ? »
Valentine ouvrait la bouche pour tout raconter ; mais elle songea qu'il y avait au fond de tout cela un secret terrible qui n'était point à son grand-père seulement.
« Plus tard, dit-elle, je vous raconterai tout cela.
Mais quand ?
Quand je serai votre femme. »
C'était mettre la conversation sur un chapitre qui rendait Morrel facile à
tout entendre : aussi il entendit même qu'il devait se contenter de ce qu'il
savait, et que c'était assez pour un
jour. Cependant il ne consentit à se
retirer que sur la promesse qu'il verrait
Valentine le lendemain soir.
Valentine promit ce que voulut Morrel. Tout était changé à ses yeux, et
certes il lui était moins difficile de croire maintenant qu'elle épouserait
Maximilien, que de croire une heure auparavant qu'elle n'épouserait pas
Franz.
Pendant ce temps, Mme de
Villefort était montée chez Noirtier.
Noirtier la regarda de cet il sombre et sévère avec lequel il avait coutume
de la recevoir.
« Monsieur, lui dit-elle, je n'ai pas besoin de vous apprendre que le
mariage
de
Valentine est rompu, puisque c'est ici que cette rupture a eu lieu. »
Noirtier resta impassible.
« Mais, continua Mme de
Villefort, ce que vous ne savez pas, monsieur, c'est
que j'ai toujours été opposée à ce
mariage, qui se faisait malgré moi. »
Noirtier regarda sa belle-fille en homme qui attend une explication.
« Or, maintenant que ce
mariage, pour lequel je connaissais votre répugnance,
est rompu, je viens faire près de vous une démarche que ni M. de
Villefort ni
Valentine ne peuvent faire. »
Les yeux de Noirtier demandèrent quelle était cette démarche.
« Je viens vous prier, monsieur, continua Mme de
Villefort, comme la seule qui
en ait le droit, car je suis la seule à qui il n'en reviendra rien ; je viens
vous prier de rendre, je ne dirai pas vos bonnes grâces, elle les a toujours
eues, mais votre fortune, à votre petite-fille. »
Les yeux de Noirtier demeurèrent un instant incertains : il cherchait
évidemment les motifs de cette démarche et ne les pouvait trouver.
« Puis-je espérer, monsieur, dit Mme de
Villefort que vos intentions étaient
en
harmonie avec la prière que je venais vous faire ?
Oui, fit Noirtier.
En ce cas, monsieur, dit Mme de
Villefort, je me retire à la fois
reconnaissante et heureuse. »
Et saluant M. Noirtier, elle se retira.
En effet, dès le lendemain, Noirtier fit venir le notaire : le premier
testament fut déchiré, et un nouveau fut fait, dans lequel il laissa toute sa
fortune à
Valentine, à la condition qu'on ne la séparerait pas de lui.
Quelques personnes alors calculèrent de par le monde que Mlle de
Villefort,
héritière du
marquis et de la
marquise de Saint-Méran, et rentrée en la grâce de
son grand-père, aurait un
jour bien près de trois cent mille livres de
rente.
Tandis que ce
mariage se rompait chez les
Villefort, M. le comte de Morcerf
avait reçu la visite de Monte-Cristo, et, pour montrer son empressement à
Danglars, il endossait son grand uniforme de lieutenant général, qu'il avait
fait orner de toutes ses
croix, et demandait ses meilleurs
chevaux. Ainsi paré,
il se rendit rue de la Chaussée-d'
Antin, et se fit annoncer à Danglars, qui
faisait son relevé de fin de mois.
Ce n'était pas le moment où, depuis quelque temps il fallait prendre le
banquier pour le trouver de bonne humeur.
Aussi, à l'aspect de son ancien ami, Danglars prit son
air majestueux et
s'établit carrément dans son fauteuil.
Morcerf, si empesé d'habitude, avait emprunté au contraire un
air riant et
affable ; en conséquence, à peu près sûr qu'il était que son ouverture allait
recevoir un bon accueil, il ne fit point de diplomatie, et arrivant au but d'un
seul coup :
«
Baron, dit-il, me voici. Depuis longtemps nous tournons autour de nos
paroles d'autrefois... »
Morcerf s'attendait, à ces mots, à voir s'épanouir la figure du banquier,
dont il attribuait le rembrunissement à son silence ; mais, au contraire, cette
figure devint, ce qui était presque incroyable, plus impassible et plus froide
encore.
Voilà pourquoi Morcerf s'était arrêté au milieu de sa phrase.
« Quelles paroles, monsieur le comte ? demanda le banquier, comme s'il
cherchait vainement dans son
esprit l'explication de ce que le général voulait
dire.
Oh ! dit le comte, vous êtes formaliste, mon cher monsieur, et vous me
rappelez que le cérémonial doit se faire selon tous les
rites. Très bien ! ma
foi. Pardonnez-moi, comme je n'ai qu'un fils, et que c'est la première fois que
je songe à le marier, j'en suis encore à mon apprentissage : allons, je
m'exécute. »
Et Morcerf, avec un sourire forcé, se leva, fit une profonde révérence à
Danglars, et lui dit :
« Monsieur le
baron, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle
Eugénie
Danglars, votre fille, pour mon fils le vicomte
Albert de Morcerf. »
Mais Danglars, au lieu d'accueillir ces paroles avec une faveur que Morcerf
pouvait espérer de lui, fronça le sourcil, et, sans inviter le comte, qui était
resté debout, à s'asseoir :
« Monsieur le comte, dit-il, avant de vous répondre, j'aurai besoin de
réfléchir.
De réfléchir ! reprit Morcerf de plus en plus étonné, n'avez-vous pas eu le
temps de réfléchir depuis tantôt huit ans que nous causâmes de ce
mariage pour
la première fois ?
Monsieur le comte, dit Danglars, tous les
jours il arrive des choses qui
font que les réflexions que l'on croyait faites sont à refaire.
Comment cela ? demanda Morcerf ; je ne vous comprends plus,
baron !
Je veux dire, monsieur, que depuis quinze
jours de nouvelles
circonstances...
Permettez, dit Morcerf ; est-ce ou n'est-ce pas une comédie que nous
jouons ?
Comment cela, une comédie ?
Oui, expliquons-nous catégoriquement.
Je ne demande pas mieux.
Vous avez vu M. de Monte-Cristo !
Je le vois très souvent, dit Danglars en secouant son jabot, c'est un de mes
amis.
Eh bien, une des dernières fois que vous l'avez vu, vous lui avez dit que je
semblais oublieux, irrésolu, à l'endroit de ce
mariage.
C'est vrai.
Eh bien, me voici. Je ne suis ni oublieux ni irrésolu, vous le voyez,
puisque je viens vous sommer de tenir votre promesse. »
Danglars ne répondit pas.
« Avez-vous si tôt changé d'avis, ajouta Morcerf, ou n'avez-vous provoqué ma
demande que pour vous donner le plaisir de m'humilier ? »
Danglars comprit que, s'il continuait la conversation sur le ton qu'il
l'avait entreprise, la chose pourrait mal tourner pour lui.
« Monsieur le comte, dit-il, vous devez être à bon droit surpris de ma
réserve, je comprends cela : aussi, croyez bien que moi, tout le premier, je m'en
afflige croyez bien qu'elle m'est commandée par des circonstances
impérieuses.
Ce sont là des propos en l'
air, mon cher monsieur, dit le comte, et dont
pourrait peut-être se contenter le premier venu ; mais le comte de Morcerf n'est
pas le premier venu ; et quand un homme comme lui vient trouver un autre homme,
lui rappelle la parole donnée, et que cet homme manque à sa parole, il a le
droit d'exiger en place qu'on lui donne au moins une bonne raison. »
Danglars était lâche, mais il ne le voulait point paraître : il fut piqué du
ton que Morcerf venait de prendre.
« Aussi n'est-ce pas la bonne raison qui me manque, répliqua-t-il.
Que prétendez-vous dire ?
Que la bonne raison, je l'ai, mais qu'elle est difficile à donner.
Vous sentez cependant, dit Morcerf, que je ne puis me payer de vos
réticences ; et une chose, en tout cas, me paraît claire, c'est que vous refusez
mon alliance.
Non, monsieur, dit Danglars, je suspends ma résolution, voilà tout.
Mais vous n'avez cependant pas la prétention, je le suppose, de croire que
je souscrive à vos caprices, au point d'attendre tranquillement et humblement le
retour de vos bonnes grâces ?
Alors, monsieur le comte, si vous ne pouvez attendre, regardons nos projets
comme non avenus. »
Le comte se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne pas faire l'éclat que son
caractère superbe et irritable le portait à faire, cependant, comprenant qu'en
pareille circonstance le ridicule serait de son côté, il avait déjà commencé à
gagner la porte du salon, lorsque, se ravisant, il revint sur ses pas.
Un nuage venait de passer sur son front, y laissant, au lieu de l'orgueil
offensé, la trace d'une vague inquiétude.
« Voyons, dit-il, mon cher Danglars, nous nous connaissons depuis de longues
années, et, par conséquent, nous devons avoir quelques ménagements l'un pour
l'autre. Vous me devez une explication, et c'est bien le moins que je sache à
quel malheureux événement mon fils doit la perte de vos bonnes intentions à son
égard.
Ce n'est point personnel au vicomte, voilà tout ce que je puis vous dire,
monsieur, répondit Danglars, qui redevenait impertinent en
voyant que Morcerf
s'adoucissait.
Et à qui donc est-ce personnel ? » demanda d'une voix altérée Morcerf, dont le
front se couvrit de pâleur.
Danglars, à qui aucun de ces symptômes n'échappait, fixa sur lui un regard
plus assuré qu'il n'avait coutume de le faire.
« Remerciez-moi de ne pas m'expliquer davantage », dit-il.
Un tremblement nerveux, qui venait sans doute d'une colère contenue, agitait
Morcerf.
« J'ai le droit, répondit-il en faisant un violent effort sur lui-même, j'ai
le projet d'exiger que vous vous expliquiez ; est-ce donc contre Mme de Morcerf
que vous avez quelque chose ? Est-ce ma fortune qui n'est pas suffisante ? Sont-ce
mes opinions qui, étant contraires aux vôtres...
Rien de tout cela, monsieur, dit Danglars ; je serais impardonnable, car je
me suis engagé connaissant tout cela. Non, ne cherchez plus, je suis vraiment
honteux de vous faire faire cet examen de conscience ; restons-en là, croyez-moi.
Prenons le terme moyen du délai, qui n'est ni une rupture, ni un engagement.
Rien ne presse, mon
Dieu ! Ma fille a dix-sept ans, et votre fils vingt et un.
Pendant notre halte, le temps marchera, lui ; il amènera les événements ; les
choses qui paraissent obscures la veille sont parfois trop claires le lendemain ;
parfois ainsi, en un
jour, tombent les plus cruelles calomnies.
Des calomnies, avez-vous dit, monsieur ! s'écria Morcerf en devenant livide.
On me calomnie, moi !
Monsieur le comte, ne nous expliquons pas, vous dis-je.
Ainsi, monsieur, il me faudra subir tranquillement ce refus ?
Pénible surtout pour moi, monsieur. Oui, plus pénible pour moi que pour
vous, car je comptais sur l'honneur de votre alliance, et un
mariage manqué fait
toujours plus de tort à la fiancée qu'au fiancé.
C'est bien, monsieur, n'en parlons plus », dit Morcerf.
Et froissant ses gants avec rage, il sortit de l'appartement.
Danglars remarqua que, pas une seule fois, Morcerf n'avait osé demander si
c'était à cause de lui, Morcerf, que Danglars retirait sa parole.
Le soir il eut une longue conférence avec plusieurs amis, et M. Cavalcanti,
qui s'était constamment tenu dans le salon des
dames, sortit le dernier de la
maison du banquier.
Le lendemain, en se réveillant, Danglars demanda les journaux, on les lui
apporta aussitôt : il en écarta trois ou quatre et prit
l'Impartial.
C'était celui dont
Beauchamp était le rédacteur-gérant.
Il brisa rapidement l'enveloppe, l'ouvrit avec une précipitation nerveuse,
passa dédaigneusement sur le
Premier Paris, et, arrivant aux faits
divers, s'arrêta avec son méchant sourire sur un entrefilet commençant par ces
mots :
On nous écrit de Janina.
« Bon, dit-il après avoir lu, voici un petit bout d'article sur le colonel
Fernand qui, selon toute probabilité, me dispensera de donner des explications à
M. le comte de Morcerf. »
Au même moment, c'est-à-dire comme neuf heures du matin sonnaient,
Albert de
Morcerf, vêtu de noir, boutonné méthodiquement, la démarche agitée et la parole
brève, seprésentait à la maison des Champs-Elysées.
« M. le comte vient de sortir il y a une demi-heure à peu près, dit le
concierge.
A-t-il emmené Baptistin ? demanda Morcerf.
Non, monsieur le vicomte.
Appelez Baptistin, je veux lui parler. »
Le concierge alla chercher le valet de
chambre lui-même, et un instant après
revint avec lui.
« Mon ami, dit
Albert, je vous demande pardon de mon indiscrétion, mais j'ai
voulu vous demander à vous-même si votre maître était bien réellement sorti ?
Oui, monsieur, répondit Baptistin.
Même pour moi ?
Je sais combien mon maître est heureux de recevoir monsieur, et je me
garderais bien de confondre monsieur dans une mesure générale.
Tu as raison, car j'ai à lui parler d'une affaire sérieuse. Crois-tu qu'il
tardera à rentrer ?
Non, car il a commandé son déjeuner pour dix heures.
Bien, je vais faire un tour aux Champs-Elysées, à dix heures je serai ici ;
si M. le comte rentre avant moi, dis-lui que je le prie d'attendre.
Je n'y manquerai pas, monsieur peut en être sûr. »
Albert laissa à la porte du comte le cabriolet de place qu'il avait pris et
alla se promener à pied.
En passant devant l'allée des
Veuves, il crut reconnaître les
chevaux du
comte qui stationnaient à la porte du tir de Gosset ; il s'approcha et, après
avoir reconnu les
chevaux, reconnut le cocher.
« M. le comte est au tir ? demanda Morcerf à celui-ci.
Oui, monsieur », répondit le cocher.
En effet, plusieurs coups réguliers s'étaient fait entendre depuis que
Morcerf était aux environs du tir.
Il entra.
Dans le petit
jardin se tenait le garçon.
« Pardon, dit-il, mais monsieur le vicomte voudrait-il attendre un
instant ?
Pourquoi cela, Philippe ? demanda
Albert, qui, étant un habitué, s'étonnait
de cet obstacle qu'il ne comprenait pas.
Parce que la personne qui s'exerce en ce moment prend le tir à elle seule,
et ne tire jamais devant quelqu'un.
Pas même devant vous, Philippe ?
Vous voyez, monsieur, je suis à la porte de ma loge.
Et qui lui charge ses pistolets ?
Son domestique.
Un Nubien ?
Un nègre.
C'est cela.
Vous connaissez donc ce seigneur ?
Je viens le chercher ; c'est mon ami.
Oh ! alors, c'est autre chose. Je vais entrer pour le prévenir. »
Et Philippe, poussé par sa propre curiosité, entra dans la cabane de
planches. Une seconde après, Monte-Cristo parut sur le seuil.
« Pardon de vous poursuivre jusqu'ici, mon cher comte, dit
Albert ; mais je
commence par vous dire que ce n'est point la faute de vos gens, et que moi seul
suis indiscret. Je me suis présenté chez vous ; on m'a dit que vous étiez en
promenade, mais que vous rentreriez à dix heures pour déjeuner. Je me suis
promené à mon tour en attendant dix heures, et, en me promenant, j'ai aperçu vos
chevaux et votre voiture.
Ce que vous me dites là me donne l'espoir que vous venez me demander à
déjeuner.
Non pas, merci, il ne s'agit pas de déjeuner à cette heure ; peut-être
déjeunerons-nous plus tard, mais en mauvaise compagnie, pardieu !
Que diable contez-vous là ?
Mon cher, je me bats aujourd'hui.
Vous ? et pour quoi faire ?
Pour me
battre, pardieu !
Oui, j'entends bien, mais à cause de quoi ? On se bat pour toute espèce de
choses, vous comprenez bien.
A cause de l'honneur.
Ah ! ceci, c'est sérieux.
Si sérieux, que je viens vous prier de me rendre un service.
Lequel ?
Celui d'être mon témoin.
Alors cela devient grave ; ne parlons de rien ici, et rentrons chez moi. Ali,
donne-moi de l'
eau. »
Le comte retroussa ses manches et passa dans le petit vestibule qui précède
les tirs, et où les tireurs ont l'habitude de se laver les mains.
« Entrez donc, monsieur le vicomte, dit tout bas Philippe, vous verrez quelque
chose de drôle. »
Morcerf entra. Au lieu de mouches, des cartes à jouer étaient collées sur la
plaque.
De loin, Morcerf crut que c'était le
jeu complet ; il y avait depuis l'as
jusqu'au dix.
« Ah ! ah ! fit
Albert, vous étiez en train de jouer au piquet ?
Non, dit le comte, j'étais en train de faire un
jeu de cartes.
Comment cela ?
Oui, ce sont des as et des deux que vous voyez ; seulement mes balles en ont
fait des trois, des cinq, des sept, des huit, des neuf et des dix. »
Albert s'approcha.
En effet, les balles avaient, avec des lignes parfaitement exactes et des
distances parfaitement égales, remplacé les signes absents et troué le carton
aux endroits où il aurait dû être peint. En allant à la plaque, Morcerf ramassa,
en outre, deux ou trois hirondelles qui avaient eu l'imprudence de passer à
portée du pistolet du comte, et que le comte avait abattues.
« Diable ! fit Morcerf.
Que voulez-vous, mon cher vicomte, dit Monte-Cristo en s'essuyant les mains
avec du linge apporté par Ali, il faut bien que j'occupe mes instants
d'oisiveté, mais venez, je vous attends. »
Tous deux montèrent dans le coupé de Monte-Cristo qui, au bout de quelques
instants, les eut déposés à la porte du n°30.
Monte-Cristo conduisit Morcerf dans son cabinet, et lui montra un siège. Tous
deux s'assirent.
« Maintenant, causons tranquillement, dit le comte.
Vous voyez que je suis parfaitement tranquille.
Avec qui voulez-vous vous
battre ?
Avec
Beauchamp.
Un de vos amis !
C'est toujours avec des amis qu'on se bat.
Au moins faut-il une raison.
J'en ai une.
Que vous a-t-il fait ?
Il y a, dans un journal d'hier soir... mais tenez, lisez.
Albert tendit à Monte-Cristo un journal où il
lut ces mots :
« On nous écrit de Janina :
« Un fait jusqu'alors ignoré, ou tout au moins inédit, est parvenu à notre
connaissance ; les châteaux qui défendaient la ville ont été livrés aux Turcs par
un officier français dans lequel le vizir Ali-Tebelin avait mis toute sa
confiance, et qui s'appelait Fernand. »
« Eh bien, demanda Monte-Cristo, que voyez-vous là-dedans qui vous choque ?
Comment ! ce que je vois ?
Oui. Que vous importe à vous que les châteaux de Janina aient été livrés par
un officier nommé Fernand ?
Il m'importe que mon père, le comte de Morcerf, s'appelle Fernand de son nom
de
baptême.
Et votre père servait Ali-Pacha ?
C'est-à-dire qu'il combattait pour l'indépendance des Grecs ; voilà où est la
calomnie.
Ah çà ! mon cher vicomte, parlons raison.
Je ne demande pas mieux.
Dites-moi un peu : qui diable sait en France que l'officier Fernand est le
même homme que le comte de Morcerf et qui s'occupe à cette heure de Janina, qui
a été prisé en 1822 ou 1823, je crois ?
Voilà
justement où est la perfidie : on a laissé le temps passer là-dessus,
puis aujourd'hui on revient sur des événements oubliés pour en faire sortir un
scandale qui peut ternir une haute position. Eh bien, moi, héritier du nom de
mon père, je ne veux même pas que sur ce nom flotte l'ombre d'un doute. Je vais
envoyer à
Beauchamp, dont le journal a publié cette note, deux témoins, et il la
rétractera.
Beauchamp ne rétractera rien.
Alors, nous nous battrons.
Non, vous ne vous battrez pas, car il vous répondra qu'il y avait peut-être
dans l'armée grecque cinquante officiers qui s'appelaient Fernand.
Nous nous battrons malgré cette réponse. Oh ! je veux que cela
disparaisse... Mon père, un si noble soldat, une si
illustre carrière...
Ou bien il mettra : Nous sommes fondés à croire que ce Fernand n'a rien de
commun avec M. le comte de Morcerf, dont le nom de
baptême est aussi
Fernand.
Il me faut une rétractation pleine et entière ; je ne me contenterai point de
celle-là !
Et vous allez lui envoyer vos témoins ?
Oui.
Vous avez tort.
Cela veut dire que vous me refusez le service que je venais vous
demander.
Ah ! vous savez ma théorie à l'égard du
duel ; je vous ai fait ma profession
de foi à Rome, vous vous la rappelez ?
Cependant, mon cher comte, je vous ai trouvé ce matin, tout à l'heure,
exerçant une occupation peu en
harmonie avec cette théorie.
Parce que, mon cher ami, vous comprenez, il ne faut jamais être exclusif.
Quand on vit avec des fous, il faut faire aussi son apprentissage d'insensé,
d'un moment à l'autre quelque cerveau brûlé, qui n'aura pas plus de motif de me
chercher querelle que vous n'en avez d'aller chercher querelle à
Beauchamp, me
viendra trouver pour la première niaiserie venue, ou m'enverra ses témoins, ou
m'insultera dans un endroit public : eh bien, ce cerveau brûlé, il faudra bien
que je le tue.
Vous admettez donc que, vous-même, vous vous battriez ?
Pardieu !
Eh bien, alors, pourquoi voulez-vous que, moi, je ne me batte pas ?
Je ne dis point que vous ne devez point vous
battre ; je dis seulement qu'un
duel est une chose grave et à laquelle il faut réfléchir.
A-t-il réfléchi, lui, pour insulter mon père ?
S'il n'a pas réfléchi, et qu'il vous l'avoue ; il ne faut pas lui en
vouloir.
Oh ! mon cher comte, vous êtes beaucoup trop indulgent !
Et vous, beaucoup trop rigoureux. Voyons, je suppose... écoutez bien ceci :
je suppose... N'allez pas vous fâcher de ce que je vous dis !
J'écoute.
Je suppose que le fait rapporté soit vrai...
Un fils ne doit pas admettre une pareille supposition sur l'honneur de son
père.
Eh ! mon
Dieu ! nous sommes dans une époque où l'on admet tant de choses !
C'est
justement le vice de l'époque.
Avez-vous la prétention de le réformer ?
Oui, à l'endroit de ce qui me regarde.
Mon
Dieu ! quel rigoriste vous faites, mon cher ami !
Je suis ainsi.
Etes-vous inaccessible aux bons conseils ?
Non, quand ils viennent d'un ami.
Me croyez-vous le vôtre ?
Eh bien, avant d'envoyer vos témoins à
Beauchamp, informez-vous.
Auprès de qui ?
Eh pardieu ! auprès d'Haydée, par exemple.
Mêler une femme dans tout cela, que peut-elle y faire ?
Vous déclarer que votre père n'est pour rien dans la défaite ou la mort du
sien, par exemple, ou vous éclairer à ce sujet, si par hasard votre père avait
eu le malheur...
Je vous ai déjà dit, mon cher comte, que je ne pouvais admettre une pareille
supposition.
Vous refusez donc ce moyen ?
Je le refuse.
Absolument ?
Absolument !
Alors, un dernier conseil.
Soit, mais le dernier.
Ne le voulez-vous point ?
Au contraire, je vous le demande.
N'envoyez point de témoins à
Beauchamp.
Comment ?
Allez le trouver vous-même.
C'est contre toutes les habitudes.
Votre affaire est en dehors des affaires ordinaires.
Et pourquoi dois-je y aller moi-même, voyons ?
Parce qu'ainsi l'affaire reste entre vous et
Beauchamp.
Expliquez-vous.
Sans doute ; si
Beauchamp est disposé à se rétracter, il faut lui laisser le
mérite de la bonne volonté : la rétraction n'en sera pas moins faite. S'il
refuse, au contraire, il sera temps de mettre deux étrangers dans votre
secret.
Ce ne seront pas deux étrangers, ce seront deux amis.
Les amis d'aujourd'hui sont les
ennemis de demain.
Oh ! par exemple !
Témoin
Beauchamp.
Ainsi...
Ainsi, je vous recommande la prudence.
Ainsi, vous croyez que je dois aller trouver
Beauchamp moi-même ?
Oui.
Seul ?
Seul. Quand on veut obtenir quelque chose de l'amour-propre d'un homme, il
faut sauver à l'amour-propre de cet homme jusqu'à l'apparence de la
souffrance.
Je crois que vous avez raison.
Ah ! c'est bien heureux !
J'irai seul.
Allez ; mais vous feriez encore mieux de n'y point aller du tout.
C'est impossible.
Faites donc ainsi ; ce sera toujours mieux que ce vous vouliez faire.
Mais en ce cas, voyons, si malgré toutes mes précautions, tous mes procédés,
si j'ai un
duel, me servirez-vous de témoin.
Mon cher vicomte ; dit Monte-Cristo avec une gravité suprême, vous avez dû
voir qu'en temps et lieu j'étais tout à votre dévotion ; mais le service que vous
me demanderez là sort du cercle de ceux que je puis vous rendre.
Pourquoi cela ?
Peut-être le saurez-vous un
jour.
Mais en attendant ?
Je demande votre
indulgence pour mon secret.
C'est bien. Je prendrai Franz et Château-Renaud.
Prenez Franz et Château-Renaud, ce sera à merveille.
Mais enfin, si je me bats, vous me donnerez bien une petite leçon d'
épée ou
de pistolet ?
Non, c'est encore une chose impossible.
Singulier homme que vous faites, allez ! Alors vous ne voulez vous mêler de
rien ?
De rien absolument.
Alors n'en parlons plus. Adieu, comte.
Adieu, vicomte. »
Morcerf prit son chapeau et sortit.
A la porte, il retrouva son cabriolet, et, contenant du mieux qu'il put sa
colère, il se fit conduire chez
Beauchamp ;
Beauchamp était à son journal.
Albert se fit conduire au journal.
Beauchamp était dans un cabinet sombre et poudreux, comme sont de fondation
les bureaux de journaux.
On lui annonça
Albert de Morcerf. Il fit répéter deux fois l'annonce ; puis,
mal convaincu encore, il cria :
« Entrez ! »
Albert parut.
Beauchamp poussa une exclamation en
voyant son ami franchir les
liasses de papier et fouler d'un pied mal exercé les journaux de toutes
grandeurs qui jonchaient non point le parquet, mais le carreau rougi de son
bureau.
« Par ici, par ici, mon cher
Albert, dit-il en tendant la main au jeune homme ;
qui diable vous
amène ? êtes-vous perdu comme le petit Poucet, ou venez-vous tout
bonnement me demander à déjeuner ? Tâchez de trouver une chaise ; tenez, là-bas,
près de ce géranium qui, seul ici, me rappelle qu'il y a au monde des feuilles
qui ne sont pas des feuilles de papier.
Beauchamp ; dit
Albert, c'est de votre journal que je viens vous parler.
Vous, Morcerf ? que désirez-vous ?
Je désire une rectification.
Vous, une rectification ? A propos de quoi,
Albert ? mais asseyez-vous
donc !
Merci, répondit
Albert pour la seconde fois, et avec un léger signe de
tête.
Expliquez-vous.
Une rectification sur un fait qui porte atteinte à l'honneur d'un membre de
ma famille.
Allons donc ! dit
Beauchamp, surpris. Quel fait ? Cela ne se peut pas.
Le fait qu'on vous a écrit de Janina.
De Janina ?
Oui, de Janina. En vérité vous avez l'
air d'ignorer ce qui m'
amène ?
Sur mon honneur... Baptiste ! un journal d'hier ! cria
Beauchamp.
C'est inutile, je vous apporte le mien. »
Beauchamp lut en bredouillant :
« On nous écrit de Janina, etc. »
« Vous comprenez que le fait est grave, dit Morcerf, quand
Beauchamp eut
fini.
Cet officier est donc votre parent ? demanda le journaliste.
Oui, dit
Albert en rougissant.
Eh bien, que voulez-vous que je fasse pour vous être agréable ? dit
Beauchamp
avec douceur.
Je voudrais, mon cher
Beauchamp, que vous rétractassiez ce fait. »
Beauchamp regarda
Albert avec une attention qui annonçait assurément beaucoup
de bienveillance.
« Voyons, dit-il, cela va nous entraîner dans une longue causerie ; car c'est
toujours une chose grave qu'une rétractation. Asseyez-vous ; je vais relire ces
trois ou quatre lignes. »
Albert s'assit, et
Beauchamp relut les lignes incriminées par son ami avec
plus d'attention que la première fois.
« Eh bien, vous le voyez, dit
Albert avec fermeté, avec rudesse même, on a
insulté dans votre journal quelqu'un de ma famille, et je veux une
rétractation.
Vous... voulez...
Oui, je veux !
Permettez-moi de vous dire que vous n'êtes point parlementaire, mon cher
vicomte.
Je ne veux point l'être, répliqua le jeune homme en se levant ; je poursuis
la rétractation d'un fait que vous avez énoncé hier, et je l'obtiendrai. Vous
êtes assez mon ami, continua
Albert les lèvres serrées,
voyant que
Beauchamp, de
son côté, commençait à relever sa tête dédaigneuse ; vous êtes assez mon ami et,
comme tel, vous me connaissez assez, je l'espère pour comprendre ma ténacité en
pareille circonstance.
Si je suis votre ami, Morcerf, vous finirez par me le faire oublier avec des
mots pareils à ceux de tout à l'heure... Mais voyons, ne nous fâchons pas, ou
du moins, pas encore... Vous êtes inquiet, irrité, piqué... Voyons, quel est
ce parent qu'on appelle Fernand ?
C'est mon père, tout simplement, dit
Albert ; M. Fernand Mondego, comte de
Morcerf, un vieux militaire qui a vu vingt champs de bataille, et dont on
voudrait couvrir les nobles cicatrices avec la fange impure ramassée dans le
ruisseau.
C'est votre père ? dit
Beauchamp : alors c'est autre chose ; je conçois votre
indignation, mon cher
Albert... Relisons donc... »
Et il relut la note, en pesant cette fois sur chaque mot.
« Mais où voyez-vous, demanda
Beauchamp, que le Fernand du journal soit votre
père ?
Nulle part, je le sais bien ; mais d'autres le verront. C'est pour cela que
je veux que le fait soit démenti. »
Aux mots
je veux,
Beauchamp leva les yeux sur Morcerf, et les baissant
presque aussitôt, il demeura un instant pensif.
« Vous démentirez ce fait, n'est-ce pas,
Beauchamp ? répéta Morcerf avec une
colère croissante, quoique toujours concentrée.
Oui, dit
Beauchamp.
A la bonne heure ! dit
Albert.
Mais quand je me serai assuré que le fait est
faux.
Comment !
Oui, la chose vaut la peine d'être éclaircie, et je l'éclaircirai.
Mais que voyez-vous donc à éclaircir dans tout cela, monsieur ? dit
Albert,
hors de toute mesure. Si vous ne croyez pas que ce soit mon père, dites-le tout
de suite ; si vous croyez que ce soit lui, rendez-moi raison de cette opinion. »
Beauchamp regarda
Albert avec ce sourire qui lui était particulier, et qui
savait prendre la nuance de toutes les passions.
« Monsieur, reprit-il, puisque monsieur il y a, si c'est pour me demander
raison que vous êtes venu, il fallait le faire d'abord et ne point venir me
parler d'amitié et d'autres choses oiseuses comme celles que j'ai la patience
d'entendre depuis une demi-heure. Est-ce bien sur ce terrain que nous allons
marcher désormais, voyons !
Oui, si vous ne rétractez pas l'
infâme calomnie !
Un moment ! pas de menaces, s'il vous plaît, monsieur
Albert Mondego, vicomte
de Morcerf, je n'en souffre pas de mes
ennemis, à plus forte raison de mes amis.
Donc, vous voulez que je démente le fait sur le colonel Fernand, fait auquel je
n'ai, sur mon honneur pris aucune part ?
Oui, je le veux ! dit
Albert, dont la tête commençait à s'égarer.
Sans quoi, nous nous battrons ? continua
Beauchamp avec le même calme.
Oui ! reprit
Albert, en haussant la voix.
Eh bien, dit
Beauchamp, voici ma réponse, mon cher monsieur : ce fait n'a pas
été inséré par moi, je ne le connaissais pas ; mais vous avez, par votre
démarche, attiré mon attention sur ce fait, elle s'y cramponne ; il subsistera
donc jusqu'à ce qu'il soit démenti ou confirmé par qui de droit.
Monsieur, dit
Albert en se levant, je vais donc avoir l'honneur de vous
envoyer mes témoins, vous discuterez avec eux le lieu et les armes.
Parfaitement, mon cher monsieur.
Et ce soir, s'il vous plaît ou demain au plus tard, nous nous
rencontrerons.
Non pas ! non pas ! Je serai sur le terrain quand il le faudra, et, à mon avis
(j'ai le droit de le donner, puisque c'est moi qui reçois la provocation), et, à
mon avis, dis-je, l'heure n'est pas encore venue. Je sais que vous tirez très
bien l'
épée, je la tire passablement ; je sais que vous faites trois mouches sur six, c'est ma
force à peu près ; je sais qu'un
duel entre nous sera un
duel sérieux, parce que vous êtes brave et que... je le suis aussi. Je ne veux donc pas m'exposer à vous tuer ou à être tué moi-même par vous, sans cause. C'est moi qui vais à mon tour poser la question et ca-té-go-ri-que-ment.
« Tenez-vous à cette rétractation au point de me tuer si je ne le fais pas, bien que je vous aie dit, bien que je vous répète, bien que je vous affirme sur l'honneur que je ne connaissais pas le fait ; bien que je vous déclare enfin qu'il est impossible à tout autre qu'à un don Japhet comme vous de deviner M. le comte de Morcerf sous ce nom de Fernand ?
J'y tiens absolument.
Eh bien, mon cher monsieur, je consens à me
couper la gorge avec vous, mais je veux trois semaines ; dans trois semaines vous me retrouverez pour vous dire : Oui, le fait est
faux, je l'efface ; ou bien : Oui, le fait est vrai, et je sors les
épées du fourreau, ou les pistolets de la boîte, à votre choix.
Trois semaines ! s'écria
Albert ; mais trois semaines, c'est trois siècles pendant lesquels je suis déshonoré !
Si vous étiez resté mon ami, je vous eusse dit : Patience, ami ; vous vous êtes fait mon
ennemi et je vous dis : Que m'importe, à moi, monsieur !
Eh bien, dans trois semaines, soit, dit Morcerf. Mais songez-y, dans trois semaines il n'y aura plus ni délai ni subterfuge qui puisse vous
dispenser...
Monsieur
Albert de Morcerf, dit
Beauchamp en se levant à son tour, je ne puis vous jeter par les fenêtres que dans trois semaines, c'est-à-dire dans vingt-quatre
jours, et vous, vous n'avez le droit de me pourfendre qu'à cette époque. Nous sommes le 29 du mois d'août, donc au 21 du mois de septembre. Jusque-là, croyez-moi, et c'est un conseil de gentilhomme que je vous donne, épargnons-nous les aboiements de deux dogues enchaînés à distance. »
Et
Beauchamp, saluant gravement le jeune homme, lui tourna le dos et passa dans son imprimerie.
Albert se vengea sur une pile de journaux qu'il dispersa en les cinglant à grands coups de badine, après quoi il partit, non sans s'être retourné deux ou trois fois vers la porte de l'imprimerie.
Tandis qu'
Albert fouettait le devant de son cabriolet après avoir fouetté les innocents papiers noircis qui n'en pouvaient mais de sa déconvenue, il aperçut en traversant le boulevard, Morrel qui, le nez au vent, l'il éveillé et les bras dégagés, passait devant les
bains Chinois, venant du côté de la porte
Saint-Martin, et allant du côté de la
Madeleine.
« Ah ! dit-il en soupirant, voilà un homme heureux ! »
Par hasard,
Albert ne se trompait point.