CHAPITRE XXVII
Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire
Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes
qui se trouvaient mal. On n'eût plus aucun égard pour « la
majesté de la justice ». Ce fut une bousculade insensée. Tout
le monde voulait voir Joseph Rouletabille. Le président cria qu'il allait
faire évacuer la salle, mais personne ne l'entendit. Pendant ce temps,
Rouletabille sautait par-dessus la balustrade qui le séparait du public
assis, se faisait un chemin à grands coups de coude, arrivait auprès
de son directeur qui l'embrassait avec
effusion, lui prit « sa » lettre
d'entre les mains, la glissa dans sa poche, pénétra dans la partie
réservée du prétoire et parvint ainsi jusqu'à la barre
des témoins, bousculé, bousculant, le visage souriant, heureux,
boule écarlate qu'illuminait encore l'éclair intelligent de ses
deux grands yeux ronds. Il avait ce costume anglais que je lui avais vu le matin
de son départ mais dans quel état, mon
Dieu ! l'ulster
sur son bras et la casquette de voyage à la main. Et il dit :
« Je demande pardon, monsieur le président,
le transatlantique a eu du retard ! J'arrive d'Amérique. Je suis Joseph
Rouletabille !... »
On éclata de rire. Tout le monde était heureux
de l'arrivée de ce gamin. Il semblait à toutes ces consciences qu'un
immense poids venait de leur être enlevé. On respirait. On avait
la certitude qu'il apportait réellement la vérité... qu'il
allait faire connaître la vérité...
Mais le président était furieux :
« Ah ! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit
le président... eh bien, je vous apprendrai, jeune homme, à vous
moquer de la justice... En attendant que la cour délibère sur votre
cas, je vous retiens à la
disposition de la justice... en vertu de mon
pouvoir discrétionnaire.
Mais, monsieur le président, je ne demande
que cela : être à la
disposition de la justice... je suis venu m'y
mettre, à la
disposition de la justice... Si mon entrée a fait un
peu de tapage, j'en demande bien pardon à la cour... Croyez bien, monsieur
le président, que nul, plus que moi, n'a le respect de la justice... Mais
je suis entré comme j'ai pu... »
Et il se mit à rire. Et tout le monde
rit.
« Emmenez-le ! » commanda le président.
Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença
par excuser le jeune homme, il le montra animé des meilleurs sentiments,
il fit comprendre au président qu'on pouvait difficilement se passer de
la déposition d'un témoin qui avait couché au Glandier pendant
toute la semaine mystérieuse, d'un témoin surtout qui prétendait
prouver l'innocence de l'accusé et apporter le nom de l'assassin.
« Vous allez nous dire le nom de l'assassin ? demanda
le président, ébranlé mais sceptique.
Mais, mon président, je ne suis venu que pour
ça ! fit Rouletabille.
On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut
! énergiques des huissiers rétablirent le silence.
« Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert,
n'est pas cité régulièrement comme témoin, mais j'espère
qu'en vertu de son pouvoir discrétionnaire, monsieur le président
voudra bien l'interroger.
C'est bien ! fit le président, nous l'interrogerons.
Mais finissons-en d'abord... »
L'avocat général se leva :
« Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer
le représentant du ministère public, que ce jeune homme nous dise
tout de suite le nom de celui qu'il dénonce comme étant l'assassin.
»
Le président acquiesça avec une ironique réserve
:
« Si monsieur l'avocat général attache
quelque importance à la déposition de M. Joseph Rouletabille, je
ne vois point d'inconvénient à ce que le témoin nous dise
tout de suite le nom de « son » assassin ! »
On eût entendu voler une mouche.
Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert
Darzac, qui, lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat,
montrait un visage agité et plein d'angoisse.
« Eh bien, répéta le président,
on vous écoute, monsieur Joseph Rouletabille. Nous attendons le nom de
l'assassin. »
Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son
gousset, en tira un énorme oignon, y regarda l'heure, et dit :
« Monsieur le président, je ne pourrai vous
dire le nom de l'assassin qu'à six heures et demie ! Nous avons encore
quatre bonnes heures devant nous ! »
La salle fit entendre des murmures étonnés
et désappointés. Quelques avocats dirent à haute voix :
« Il se moque de nous ! »
Le président avait l'
air enchanté ; maîtres Henri-Robert et
André
Hesse étaient ennuyés.
Le président dit :
« Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez
vous retirer, monsieur, dans la salle des témoins. Je vous garde à
notre
disposition. »
Rouletabille protesta :
« Je vous affirme, monsieur le président, s'écria-t-il,
de sa voix aiguë et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai
dit le nom de l'assassin, vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu'à
six heures et demie ! Parole d'honnête homme ! Foi de Rouletabille !...
Mais, en attendant, je peux toujours vous donner quelques explications sur l'assassinat
du garde... M. Frédéric Larsan qui m'a vu « travailler »
au Glandier pourrait vous dire avec quel soin j'ai étudié toute
cette affaire. J'ai beau être d'un avis contraire au sien et prétendre
qu'en faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un innocent,
il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l'importance qu'il faut attacher
à mes découvertes, qui ont souvent corroboré les siennes
! »
Frédéric Larsan dit :
« Monsieur le président, il serait intéressant
d'entendre M. Joseph Rouletabille ; d'autant plus intéressant qu'il n'est
pas de mon avis. »
Un murmure d'approbation accueillit cette parole du policier.
Il acceptait le
duel en beau joueur. La joute promettait d'être curieuse
entre ces deux intelligences qui s'étaient acharnées au même
tragique problème et qui étaient arrivées à deux solutions
différentes.
Comme le président se taisait, Frédéric
Larsan continua :
« Ainsi nous sommes d'accord pour le coup de couteau
au cur qui a été donné au garde par l'assassin de Mlle
Stangerson ; mais, puisque nous ne sommes plus d'accord sur la question de la
fuite de l'assassin, « dans le bout de cour », il serait curieux de
savoir comment M. Rouletabille explique cette fuite.
Evidemment, fit mon ami, ce serait curieux
! »
Toute la salle partit encore à rire. Le président
déclara aussitôt que, si un pareil fait se renouvelait, il n'hésiterait
pas à mettre à exécution sa menace de faire évacuer
la salle.
« Vraiment, termina le président, dans une affaire
comme celle-là, je ne vois pas ce qui peut prêter à rire.
Moi non plus ! » dit Rouletabille.
Des gens, devant moi, s'enfoncèrent leur mouchoir
dans la bouche pour ne pas éclater...
«
Allons, fit le président, vous avez entendu,
jeune homme, ce que vient de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon
vous, l'assassin s'est-il enfui du « bout de cour » ?
Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.
« Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer
tout l'intérêt qu'elle portait au garde...
la coquine ! s'écria le père
Mathieu.
Faites sortir le père
Mathieu ! « ordonna
le président.
On emmena le père
Mathieu.
Rouletabille reprit :
« ... Puisqu'elle a fait cet aveu, je puis bien vous
dire qu'elle avait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier
étage du
donjon, dans la
chambre qui fut, autrefois un oratoire. Ces conversations
furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand le père
Mathieu était cloué au
lit par ses rhumatismes.
« Une piqûre de morphine,
administrée
à propos, donnait au père
Mathieu le calme et le repos, et tranquillisait
son
épouse pour les quelques heures pendant lesquelles elle était
dans la nécessité de s'absenter. Mme Mathieu venait au château,
la nuit, enveloppée dans un grand châle noir qui lui servait autant
que possible à dissimuler sa personnalité et la faisait ressembler
à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les nuits du père
Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu
avait emprunté au
chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière
de
Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre ; aussitôt,
le garde descendait de son
donjon et venait ouvrir la petite
poterne à
sa maîtresse. Quand les réparations du
donjon furent récemment
entreprises, les rendez-vous n'en eurent pas moins lieu dans l'ancienne
chambre
du garde, au
donjon même, la nouvelle
chambre, qu'on avait momentanément
abandonnée à ce malheureux serviteur, à l'extrémité
de l'aile droite du château, n'étant séparée du ménage
du maître d'hôtel et de la cuisinière que par une trop mince
cloison.
« Mme Mathieu venait de quitter le garde en parfaite
santé, quand le drame du « petit bout de cour » survint. Mme Mathieu
et le garde, n'ayant plus rien à se dire, étaient sortis du
donjon
ensemble... Je n'ai appris ces détails, monsieur le président, que
par l'examen auquel je me livrai des traces de pas dans la cour d'honneur, le
lendemain matin... Bernier, le concierge, que j'avais placé, avec son fusil,
en observation derrière le
donjon, ainsi que je lui permettrai de vous
l'expliquer lui-même, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour d'honneur.
Il n'y arriva un peu plus tard qu'attiré par les coups de revolver, et
tira à son tour. Voici donc le garde et Mme Mathieu, dans la nuit
et le silence de la cour d'honneur. Ils se souhaitent le bonsoir ; Mme Mathieu
se dirige vers la grille ouverte de cette cour, et lui s'en retourne se coucher
dans sa petite pièce en encorbellement, à l'extrémité
de l'aile droite du château.
« Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver
retentissent ; il se retourne ; anxieux, il revient sur ses pas ; il va atteindre
l'
angle de l'aile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le
frappe. Il meurt.
Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui
croient tenir l'assassin et qui n'emportent que l'assassiné. Pendant ce
temps, que fait Mme Mathieu ? Surprise par les
détonations et par
l'envahissement de la cour, elle se fait la plus petite qu'elle peut dans la nuit
et dans la cour d'honneur. La cour est vaste, et, se trouvant près de la
grille, Mme Mathieu pouvait passer inaperçue. Mais elle ne «
passa » pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le cur serré
d'une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique pressentiment,
elle vint jusqu'au vestibule du château, jeta un regard sur l'escalier éclairé
par le lumignon du père Jacques, l'escalier où l'on avait étendu
le
corps de son ami ; elle « vit » et s'enfuit. Avait-elle éveillé
l'attention du père Jacques ? Toujours est-il que celui-ci rejoignit le
fantôme noir, qui déjà lui avait fait passer quelques nuits
blanches.
« Cette nuit même, avant le crime, il avait été
réveillé par les cris de la « Bête du Bon
Dieu »
et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme noir... Il s'était
hâtivement vêtu et c'est ainsi que l'on s'explique qu'il arriva dans
le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le cadavre du garde.
Donc, cette nuit-là, dans la cour d'honneur, il a voulu sans doute, une
fois pour toutes, regarder de tout près la figure du fantôme. Il
la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami de Mme Mathieu. Elle
dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de la sauver de ce moment
difficile ! L'état de Mme Mathieu, qui venait de voir son ami mort,
devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié et accompagna
Mme Mathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, par delà
même les bords de l'étang, jusqu'à la route d'Epinay.
Là, elle n'avait plus que quelques mètres à faire pour rentrer
chez elle. Le père Jacques revint au château, et, se rendant compte
de l'importance judiciaire qu'il y aurait pour la maîtresse du garde à
ce qu'on ignorât sa présence au château, cette nuit-là,
essaya autant que possible de nous cacher cet épisode dramatique d'une
nuit qui, déjà, en comptait tant ! Je n'ai nul besoin, ajouta Rouletabille,
de demander à Mme Mathieu et au père Jacques de corroborer
ce récit. « Je sais » que les choses se sont passées
ainsi ! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui, comprend
déjà comment j'ai tout appris, car il m'a vu, le lendemain matin,
penché sur une double piste où l'on rencontrait voyageant de compagnie,
l'empreinte des pas du père Jacques et de ceux de madame. »
Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était
restée à la barre, et lui fit un salut galant.
« Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille,
ont une ressemblance étrange avec les traces des « pieds élégants
» de l'assassin... »
Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité
farouche le jeune reporter. Qu'osait-il dire ? Que voulait-il dire ?
« Madame a le pied élégant, long et plutôt
un peu grand pour une femme. C'est, au bout pointu de la bottine près,
le pied de l'assassin... »
Il y eut quelques mouvements dans l'auditoire. Rouletabille,
d'un geste, les fit cesser. On eût dit vraiment que c'était lui,
maintenant, qui commandait la police de l'audience.
« Je m'empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie
pas grand'chose et qu'un policier qui bâtirait un système sur des
marques extérieures semblables, sans mettre une idée générale
autour, irait tout de go à l'erreur judiciaire ! M. Robert Darzac, lui
aussi, a les pieds de l'assassin, et cependant, il n'est pas l'assassin ! »
Nouveaux mouvements.
Le président demanda à Mme Mathieu :
« C'est bien ainsi que, ce soir-là, les choses
se sont passées pour vous, madame ?
Oui, monsieur le président, répondit-elle.
C'est à croire que M. Rouletabille était derrière nous.
Vous avez donc vu fuir l'assassin jusqu'à l'extrémité
de l'aile droite, madame ?
Oui, comme j'ai vu emporter, une minute plus tard,
le cadavre du garde.
Et l'assassin, qu'est-il devenu ? Vous étiez
restée seule dans la cour d'honneur, il serait tout naturel que vous l'ayez
aperçu alors... Il ignorait votre présence et le moment était
venu pour lui de s'échapper...
Je n'ai rien vu, monsieur le président, gémit
Mme Mathieu. A ce moment la nuit était devenue très
noire.
C'est donc, fit le président, M. Rouletabille
qui nous expliquera comment l'assassin s'est enfui.
Evidemment ! » répliqua aussitôt
le jeune homme avec une telle assurance que le président lui-même
ne put s'empêcher de sourire.
Et Rouletabille reprit la parole :
« Il était impossible à l'assassin de
s'enfuir normalement du bout de cour dans lequel il était entré
sans que nous le vissions ! Si nous ne l'avions pas vu, nous l'eussions touché
! C'est un pauvre petit bout de cour de rien du tout, un
carré entouré
de fossés et de hautes grilles. L'assassin eût marché sur
nous ou nous eussions marché sur lui ! Ce
carré était aussi
quasi-matériellement
fermé par les fossés, les grilles et
par nous-mêmes, que la «Chambre Jaune! »
Alors, dites-nous donc, puisque l'homme est entré
dans ce
carré, dites-nous donc comment il se fait que vous ne l'ayez point
trouvé !... Voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela
!... »
Rouletabille ressortit une fois encore l'oignon qui garnissait
la poche de son gilet ; il y jeta un regard calme, et dit :
« Monsieur le président, vous pouvez me demander
cela encore pendant trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur
ce point qu'à six heures et demie ! »
Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés.
On commençait à avoir confiance en Rouletabille. « On lui
faisait confiance. » Et l'on s'amusait de cette prétention qu'il
avait de
fixer une heure au président comme il eût fixé un
rendez-vous à un camarade.
Quant au président, après s'être demandé
s'il devait se fâcher, il prit son parti de s'amuser de ce gamin comme tout
le monde. Rouletabille dégageait de la sympathie, et le président
en était déjà tout imprégné. Enfin, il avait
si nettement défini le rôle de Mme Mathieu dans l'affaire, et
si bien expliqué chacun de ses gestes, « cette nuit-là »,
que M. De
Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux.
« Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c'est comme
vous voudrez ! Mais que je ne vous revoie plus avant six heures et demie ! »
Rouletabille salua le président, et, dodelinant de
sa grosse tête, se dirigea vers la porte des témoins.
*
* *
Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me
dégageai tout doucement de la foule qui m'enserrait et je sortis de la
salle d'audience, presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent
ami m'accueillit avec
effusion. Il était heureux et loquace. Il me secouait
les mains avec jubilation. Je lui dis :
« Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que
vous êtes allé faire en Amérique. Vous me répliqueriez
sans doute, comme au président, que vous ne pouvez me répondre qu'à
six heures et demie...
Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair !
Je vais vous dire tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique,
parce que vous, vous êtes un ami : je suis allé chercher le nom de
la seconde moitié de l'assassin !
Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié...
Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier
pour la dernière fois, je connaissais les deux moitiés de l'assassin
et le nom de l'une de ces moitiés. C'est le nom de l'autre moitié
que je suis allé chercher en Amérique... »
Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins.
Ils vinrent tous à Rouletabille avec
force démonstrations. Le reporter
fut très aimable, si ce n'est avec Arthur Rance auquel il montra une froideur
marquée. Frédéric Larsan
entrant alors dans la salle, Rouletabille
alla à lui, lui administra une de ces poignées de main dont il avait
le douloureux secret, et dont on revient avec les phalanges brisées. Pour
lui montrer tant de sympathie, Rouletabille devait être bien sûr de
l'avoir roulé. Larsan souriait, sûr de lui-même et lui demandant,
à son tour, ce qu'il était allé faire en Amérique.
Alors, Rouletabille, très aimable, le prit par le bras et lui conta dix
anecdotes de son voyage. A un moment, ils s'éloignèrent,
s'entretenant de choses plus sérieuses, et, par discrétion, je les
quittai. Du reste, j'étais fort curieux de rentrer dans la salle d'audience
où l'interrogatoire des témoins continuait. Je retournai à
ma place et je pus constater tout de suite que le public n'attachait qu'une importance
relative à ce qui se passait alors, et qu'il attendait impatiemment six
heures et demie.
*
* *
Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille
fut à nouveau introduit. Décrire l'émotion avec laquelle
la foule le suivit des yeux à la barre serait impossible. On ne respirait
plus. M. Robert Darzac s'était levé à son banc. Il était
« pâle comme un mort ».
Le président dit avec gravité :
« Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur
! Vous n'avez pas été cité régulièrement. Mais
j'espère qu'il n'est pas besoin de vous expliquer toute l'importance des
paroles que vous allez prononcer ici... »
Et il ajouta, menaçant :
« Toute l'importance de ces paroles... pour vous,
sinon
pour les autres !... »
Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit
:
« Oui, m'sieur !
Voyons, fit le président. Nous parlions tout
à l'heure de ce petit bout de cour qui avait servi de refuge à l'assassin,
et vous nous promettiez de nous dire, à six heures et demie, comment l'assassin
s'est enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l'assassin. Il est six heures
trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore rien !
Voilà, m'sieur ! commença mon ami au
milieu d'un silence si solennel que je ne me rappelle pas en avoir « vu
» de semblable, je vous ai dit que ce bout de cour était
fermé
et qu'il était impossible pour l'assassin de s'échapper de ce
carré
sans que ceux qui étaient à sa recherche s'en aperçussent.
C'est l'exacte vérité. Quand nous étions là, dans
le
carré de bout de cour, l'assassin s'y trouvait encore avec nous !
Et vous ne l'avez pas vu !... c'est bien ce que l'accusation
prétend...
Et nous l'avons tous vu ! monsieur le président,
s'écria Rouletabille.
Et vous ne l'avez pas arrêté !...
Il n'y avait que moi qui sût qu'il était
l'assassin. Et j'avais besoin que l'assassin ne fût pas arrêté
tout de suite ! Et puis, je n'avais d'autre preuve, à ce moment, que «
ma raison » ! Oui, seule, ma raison me prouvait que l'assassin était
là et que nous le voyions ! J'ai pris mon temps pour apporter, aujourd'hui,
en cour d'assises, une preuve irréfutable, et qui, je m'y engage, contentera
tout le monde.
Mais parlez ! parlez, monsieur ! Dites-nous quel est
le nom de l'assassin, fit le président...
Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient
dans le bout de cour », répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait
pas pressé...
On commençait à s'impatienter dans la salle...
« Le nom ! Le nom ! murmurait-on...
Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles,
dit :
« Je laisse un peu traîner cette déposition,
la mienne, m'sieur le président, parce que j'ai des raisons pour cela !...
Le nom ! Le nom ! répétait la foule.
Silence ! » glapit l'huissier.
Le président dit :
« Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur
!... Ceux qui se trouvaient dans le bout de cour étaient : le garde, mort.
Est-ce lui, l'assassin ?
Non, m'sieur.
Le père Jacques ?...
Non m'sieur.
Le concierge, Bernier ?
Non, m'sieur...
M. Sainclair ?
Non m'sieur...
M. Arthur William Rance, alors ? Il ne reste que M.
Arthur Rance et vous ! Vous n'êtes pas l'assassin, non ?
Non, m'sieur !
Alors, vous accusez M. Arthur Rance ?
Non, m'sieur !
Je ne comprends plus !... Où voulez-vous en
venir ?... il n'y avait plus personne dans le bout de cour.
Si, m'sieur !... il n'y avait personne dans le bout
de cour, ni au-dessous, mais il y avait quelqu'un au-dessus, quelqu'un penché
à sa fenêtre, sur le bout de cour...
Frédéric Larsan ! s'écria le
président.
Frédéric Larsan ! » répondit
d'une voix éclatante Rouletabille.
Et, se retournant vers le public qui faisait entendre déjà
des protestations, il lui lança ces mots avec une
force dont je ne le croyais
pas capable :
« Frédéric Larsan, l'assassin ! »
Une clameur où s'exprimaient l'ahurissement, la consternation,
l'indignation, l'incrédulité, et, chez certains, l'enthousiasme
pour le petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation, remplit
la salle. Le président n'essaya même pas de la calmer ; quand elle
fut tombée d'elle-même, sous les chut ! énergiques de ceux
qui voulaient tout de suite en savoir davantage, on entendit distinctement Robert
Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait :
« C'est impossible ! Il est fou !... »
Le président :
« Vous osez, monsieur, accuser Frédéric
Larsan ! Voyez l'effet d'une pareille accusation... M. Robert Darzac lui-même
vous traite de fou !... Si vous ne l'êtes pas, vous devez avoir des preuves...
Des preuves, m'sieur ! Vous voulez des preuves ! Ah
! je vais vous en donner une, de preuve... fit la voix aiguë de Rouletabille...
Qu'on fasse venir Frédéric Larsan !... »
Le président :
« Huissier, appelez Frédéric Larsan.
»
L'huissier courut à la petite porte, l'ouvrit, disparut...
La petite porte était restée ouverte... Tous les yeux étaient
sur cette petite porte. L'huissier réapparut. Il s'avança au milieu
du prétoire et dit :
« Monsieur le président, Frédéric
Larsan n'est pas là. Il est parti vers quatre heures et on ne l'a plus
revu. »
Rouletabille clama, triomphant :
« Ma preuve, la voilà !
Expliquez-vous... Quelle preuve ? demanda le président.
Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter,
ne voyez-vous pas que c'est la fuite de Larsan. Je vous jure qu'il ne reviendra
pas, allez !... vous ne reverrez plus Frédéric Larsan... »
Rumeurs au fond de la salle.
« Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi,
monsieur, n'avez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous,
à cette barre, pour l'accuser en face ? Au moins, il aurait pu vous répondre
!...
Quelle réponse eût été
plus complète que celle-ci, monsieur le président ?... il ne me
répond pas ! Il ne me répondra jamais ! J'accuse Larsan d'être
l'assassin et il se sauve ! Vous trouvez que ce n'est pas une réponse,
ça !...
Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point
que Larsan, comme vous dites, « se soit sauvé »... Comment
se serait-il sauvé ? Il ne savait pas que vous alliez l'accuser ?
Si, m'sieur, il le savait, puisque je le lui ai appris
moi-même, tout à l'heure...
Vous avez fait cela !... Vous croyez que Larsan est
l'assassin et vous lui donnez les moyens de fuir !...
Oui, m'sieur le président, j'ai fait cela,
répliqua Rouletabille avec orgueil... Je ne suis pas de la « justice
», moi ; je ne suis pas de la « police », moi ; je suis un humble
journaliste, et mon métier n'est point de faire arrêter les gens
! Je sers la vérité comme je veux... c'est mon affaire... Préservez,
vous autres, la société, comme vous pouvez, c'est la vôtre...
Mais ce n'est pas moi qui apporterai une tête au bourreau !... Si vous
êtes juste, monsieur le président et vous l'êtes
vous trouverez que j'ai raison !... Ne vous ai-je pas dit, tout à l'heure,
« que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l'assassin
avant six heures et demie ». J'avais calculé que ce temps était
nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de
prendre le train de 4 heures 17, pour
Paris, où il saurait se mettre en
sûreté... Une heure pour arriver à
Paris, une heure et quart
pour qu'il pût faire disparaître toute trace de son passage... Cela
nous amenait à six heures et demie... Vous ne retrouverez pas Frédéric
Larsan, déclara Rouletabille en fixant M. Robert Darzac... il est trop
malin... C'est un homme qui vous a toujours échappé... et que vous
avez longtemps et vainement poursuivi... S'il est moins fort que moi, ajouta Rouletabille,
en riant de bon cur et en riant tout seul, car personne n'avait plus
envie
de rire... il est plus fort que toutes les polices de la terre. Cet homme, qui,
depuis quatre ans, s'est introduit à la Sûreté, et y est devenu
célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est autrement
célèbre sous un autre nom que vous connaissez bien. Frédéric
Larsan, m'sieur le président, c'est Ballmeyer !
Ballmeyer ! s'écria le président.
Ballmeyer ! fit Robert Darzac, en se soulevant...
Ballmeyer !... C'était donc vrai !
Ah ! ah ! m'sieur Darzac, vous ne croyez plus que
je suis fou, maintenant !... »
Ballmeyer ! Ballmeyer ! Ballmeyer ! On n'entendait plus que
ce nom dans la salle. Le président suspendit l'audience.
*
* *
Vous pensez si cette suspension d'audience fut mouvementée.
Le public avait de quoi s'occuper. Ballmeyer ! On trouvait, décidément,
le gamin « épatant » ! Ballmeyer ! Mais le bruit de sa mort
avait couru, il y avait, de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé
à la mort comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes.
Est-il nécessaire que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer ? Ils
ont, pendant vingt ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique
des faits divers ; et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l'affaire
de la «
Chambre Jaune », ce nom de Ballmeyer n'est certainement pas
sorti de leur mémoire. Ballmeyer fut le type même de l'escroc du
grand monde ; il n'était point de gentleman plus gentleman que lui ; il
n'était point de prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui ; il
n'était point d' « apache », comme on dit aujourd'hui,
plus audacieux et plus terrible que lui. Reçu dans la meilleure société,
inscrit dans les cercles les plus fermés, il avait volé l'honneur
des familles et l'
argent des pontes avec une maestria qui ne fut jamais dépassée.
Dans certaines occasions difficiles, il n'avait pas hésité à
faire le coup de couteau ou le coup de l'os de mouton. Du reste, il n'hésitait
jamais, et aucune entreprise n'était au-dessus de ses
forces. Etant
tombé une fois entre les mains de la justice, il s'échappa, le matin
de son procès, en jetant du poivre dans les yeux des gardes qui le conduisaient
à la cour d'assises. On sut plus tard que, le
jour de sa fuite, pendant
que les plus fins limiers de la Sûreté étaient à ses
trousses, il assistait, tranquillement, nullement maquillé, à une
« première » du Théâtre-Français.
Il avait ensuite quitté la France pour travailler en Amérique, et
la police de l'état d'Ohio avait, un beau
jour, mis la main sur l'exceptionnel
bandit ; mais, le lendemain, il s'échappait encore... Ballmeyer, il faudrait
un volume pour parler ici de Ballmeyer, et c'est cet homme qui était devenu
Frédéric Larsan !... Et c'est ce petit gamin de Rouletabille qui
avait découvert cela !... Et c'est lui aussi, ce moutard, qui, connaissant
le passé d'un Ballmeyer, lui permettait, une fois de plus, de faire la
nique à la société, en lui fournissant le moyen de s'échapper
! A ce dernier point de
vue, je ne pouvais qu'admirer Rouletabille, car
je savais que son dessein était de servir jusqu'au bout M. Robert Darzac
et Mlle Stangerson en les débarrassant du bandit sans qu'il parlât.
On n'était pas encore remis d'une pareille révélation,
et j'entendais déjà les plus pressés s'écrier : «
En admettant que l'assassin soit Frédéric Larsan, cela ne nous explique
pas comment il est sorti de la
Chambre Jaune !... » quand l'audience fut
reprise.
*
* *
Rouletabille fut appelé immédiatement à
la barre et son interrogatoire , car il s'agissait là plutôt
d'un interrogatoire que d'une déposition , reprit.
Le président :
« Vous nous avez dit tout à l'heure, monsieur,
qu'il était impossible de s'enfuir du bout de cour. J'admets, avec vous,
je veux bien admettre que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché
à sa fenêtre, au-dessus de vous, il fût encore dans ce bout
de cour ; mais, pour se trouver à sa fenêtre, il lui avait fallu
quitter ce bout de cour. Il s'était donc enfui ! Et comment ? »
Rouletabille :
« J'ai dit qu'il n'avait pu s'enfuir « normalement...
» Il s'est donc enfui « anormalement » ! Car le bout de cour,
je l'ai dit aussi, n'était que « quasi »
fermé tandis
que la «
Chambre Jaune » l'était tout à fait. On pouvait
grimper au mur, chose impossible dans la «
Chambre Jaune », se jeter
sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés
sur le cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie
par la fenêtre qui donne juste au-dessus. Larsan n'avait plus qu'un pas
à faire pour être dans sa
chambre, ouvrir sa fenêtre et nous
parler. Ceci n'était qu'un
jeu d'
enfant pour un acrobate de la
force de
Ballmeyer. Et, monsieur le président, voici la preuve de ce que j'avance.
»
Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit
paquet qu'il ouvrit, et dont il tira une cheville.
« Tenez, monsieur le président, voici une cheville
qui s'adapte parfaitement dans un trou que l'on trouve encore dans le «
corbeau » de droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan,
qui prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour
de sa
chambre chose nécessaire quand on joue son
jeu avait
enfoncé préalablement cette cheville dans ce «
corbeau ».
Un pied sur la borne qui est au coin du château, un autre pied sur la cheville,
une main à la corniche de la porte du garde, l'autre main à la terrasse,
et Frédéric Larsan disparaît dans les airs... d'autant mieux
qu'il est fort ingambe et que, ce soir-là, il n'était nullement
endormi par un narcotique, comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions
dîné avec lui, monsieur le président, et, au dessert, il nous
joua le coup du monsieur qui tombe de sommeil, car il avait besoin d'être,
lui aussi, endormi, pour que, le lendemain, on ne s'étonnât point
que moi, Joseph Rouletabille, j'aie été victime d'un narcotique
en dînant avec Larsan. Du moment que nous avions subi le même sort,
les soupçons ne l'atteignaient point et s'égaraient ailleurs. Car,
moi, monsieur le président, moi, j'ai été bel et bien endormi,
et par Larsan lui-même, et comment !... Si je n'avais pas été
dans ce triste état, jamais Larsan ne se serait introduit dans la
chambre
de Mlle Stangerson ce soir-là, et le malheur ne serait pas arrivé
!... »
On entendit un gémissement. C'était M. Darzac
qui n'avait pu retenir sa douloureuse plainte...
« Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant
à côté de lui, je gênais particulièrement Larsan,
cette nuit-là, car il savait ou du moins il pouvait se douter « que,
cette nuit-là, je veillais » ! Naturellement il ne pouvait pas croire
une seconde que je le soupçonnais, lui ! Mais je pouvais le découvrir
au moment où il sortait de sa
chambre pour se rendre dans celle de Mlle
Stangerson. Il attendit, cette nuit-là, pour pénétrer chez
Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami Sainclair fût occupé
dans ma propre
chambre à me réveiller. Dix minutes plus tard Mlle
Stangerson criait à la mort !
Comment étiez-vous arrivé à soupçonner,
alors, Frédéric Larsan ? demanda le président.
« Le bon bout de ma raison » me l'avait
indiqué, m'sieur le président ; aussi j'avais l'il sur lui
; mais c'est un homme terriblement fort, et je n'avais pas prévu le coup
du narcotique. Oui, oui, le bon bout de ma raison me l'avait montré ! Mais
il me fallait une preuve palpable ; comme qui dirait : « Le voir au bout
de mes yeux après l'avoir vu au bout de ma raison ! »
Qu'est-ce que vous entendez par « le bon bout
de votre raison » ?
Eh ! m'sieur le président, la raison a deux
bouts : le bon et le mauvais. Il n'y en a qu'un sur lequel vous puissiez vous
appuyer avec solidité : c'est le bon ! On le reconnaît à ce
que rien ne peut le faire craquer, ce bout-là, quoi que vous fassiez !
quoi que vous disiez ! Au lendemain de la « galerie inexplicable »,
alors que j'étais comme le dernier des derniers des misérables hommes
qui ne savent point se servir de leur raison parce qu'ils ne savent par où
la prendre, que j'étais courbé sur la terre et sur les
fallacieuses
traces sensibles, je me suis relevé soudain, en m'appuyant sur le bon bout
de ma raison et je suis monté dans la galerie.
« Là, je me suis rendu compte que l'assassin
que nous avions poursuivi n'avait pu, cette fois, « ni normalement, ni anormalement
» quitter la galerie. Alors, avec le bon bout de ma raison, j'ai tracé
un cercle dans lequel j'ai enfermé le problème, et autour du cercle,
j'ai déposé mentalement ces lettres flamboyantes : « Puisque
l'assassin ne peut être en dehors du cercle, il est dedans ! » Qui
vois-je donc, dans ce cercle ? Le bon bout de ma raison me montre, outre l'assassin
qui doit nécessairement s'y trouver : le père Jacques, M. Stangerson,
Frédéric Larsan et moi ! Cela devait donc faire, avec l'assassin,
cinq personnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vous préférez,
dans la galerie, pour parler « matériellement », je ne trouve
que quatre personnages. Et il est démontré que le cinquième
n'a pu s'enfuir, n'a pu sortir du cercle ! Donc, j'ai, dans le cercle, un personnage
qui est deux, c'est-à-dire qui est, outre son personnage, le personnage
de l'assassin !... Pourquoi ne m'en étais-je pas aperçu déjà
? Tout simplement parce que le phénomène du doublement du personnage
ne s'était pas passé sous mes yeux. Avec qui, des quatre personnes
enfermées dans le cercle, l'assassin a-t-il pu se doubler sans que je l'aperçoive
? Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à un moment,
dédoublées de l'assassin. Ainsi ai-je vu, en même temps, dans
la galerie, M. Stangerson et l'assassin, le père Jacques et l'assassin,
moi et l'assassin. L'assassin ne saurait donc être ni M. Stangerson, ni
le père Jacques, ni moi ! Et puis, si c'était moi l'assassin, je
le saurais bien, n'est-ce pas, m'sieur le président ?... Avais-je vu,
en même temps, Frédéric Larsan et l'assassin ? Non !... Non
! Il s'était passé deux secondes pendant lesquelles j'avais perdu
de
vue l'assassin, car celui-ci était arrivé, comme je l'ai du reste
noté dans mes papiers, deux secondes avant M. Stangerson, le père
Jacques et moi, au carrefour des deux galeries. Cela avait suffi à Larsan
pour enfiler la galerie tournante, enlever sa fausse barbe d'un tour de main,
se retourner et se heurter à nous, comme s'il poursuivait l'assassin !... Ballmeyer en a fait bien d'autres ! et vous pensez bien que ce n'était
qu'un
jeu pour lui de se grimer de telle sorte qu'il apparût tantôt
avec sa barbe rouge à Mlle Stangerson, tantôt à un employé
de poste avec un collier de barbe châtain qui le faisait ressembler à
M. Darzac, dont il avait juré la perte ! Oui, le bon bout de ma raison
me rapprochait ces deux personnages, ou plutôt ces deux moitiés de
personnage que je n'avais pas
vues en même temps : Frédéric
Larsan et l'inconnu que je poursuivais... pour en faire l'être mystérieux
et formidable que je cherchais : « l'assassin ».
« Cette révélation me bouleversa. J'essayai
de me ressaisir en m'occupant un peu des traces sensibles, des signes extérieurs
qui m'avaient, jusqu'alors, égaré, et qu'il fallait, normalement,
« faire entrer dans le cercle tracé par le bon bout de ma raison
! »
« Quels étaient, tout d'abord, les principaux
signes extérieurs, cette nuit-là, qui m'avaient éloigné
de l'idée d'un Frédéric Larsan assassin :
« 1° J'avais vu l'inconnu dans la
chambre de Mlle
Stangerson, et, courant à la
chambre de Frédéric Larsan,
j'y avais trouvé Frédéric Larsan, bouffi de sommeil.
« 2° L'échelle ;
« 3° J'avais placé Frédéric
Larsan au bout de la galerie tournante en lui disant que j'allais sauter dans
la
chambre de Mlle Stangerson pour essayer de prendre l'assassin. Or, j'étais
retourné dans la
chambre de Mlle Stangerson où j'avais retrouvé
mon inconnu.
« Le premier signe extérieur ne m'embarrassa
guère. Il est probable que, lorsque je descendis de mon échelle,
après avoir vu l'inconnu dans la
chambre de Mlle Stangerson, celui-ci avait
déjà fini ce qu'il avait à y faire. Alors, pendant que je
rentrais dans le château, il rentrait, lui, dans la
chambre de Frédéric
Larsan, se déshabillait en deux temps, trois mouvements, et, quand je venais
frapper à sa porte, montrait un visage de Frédéric Larsan
ensommeillé à plaisir...
« Le second signe : l'échelle, ne m'embarrassa
pas davantage. Il était évident que, si l'assassin était
Larsan, il n'avait pas besoin d'échelle pour s'introduire dans le château,
puisque Larsan couchait à côté de moi ; mais cette échelle
devait faire croire à la venue de l'assassin, « de l'extérieur
», chose nécessaire au système de Larsan puisque, cette nuit-là,
M. Darzac n'était pas au château. Enfin, cette échelle, en
tout état de cause, pouvait faciliter la fuite de Larsan.
« Mais le troisième signe extérieur me
déroutait tout à fait. Ayant placé Larsan au bout de la galerie
tournante, je ne pouvais expliquer qu'il eût profité du moment où
j'allais dans l'aile gauche du château trouver M. Stangerson et le père
Jacques, pour retourner dans la
chambre de Mlle Stangerson ! C'était là
un geste bien dangereux ! Il risquait de se faire prendre... Et il le savait !... Et il a failli se faire prendre... n'ayant pas eu le temps de regagner son
poste, comme il l'avait certainement espéré... Il fallait qu'il
eût, pour retourner dans la
chambre, une raison bien nécessaire qui
lui fût apparue tout à coup, après mon départ, car
il n'aurait pas sans cela prêté son revolver ! Quant à moi,
quand « j'envoyai » le père Jacques au bout de la galerie droite,
je croyais naturellement que Larsan était toujours à son poste au
bout de la galerie tournante et le père Jacques lui-même, à
qui, du reste, je n'avais point donné de détails, en se rendant
à son poste, ne regarda pas, lorsqu'il passa à l'intersection des
deux galeries, si Larsan était au sien. Le père Jacques ne songeait
alors qu'à exécuter mes ordres rapidement. Quelle était donc
cette raison imprévue qui avait pu conduire Larsan une seconde fois dans
la
chambre ? Quelle était-elle ?... Je pensai que ce ne pouvait être
qu'une marque sensible de son passage qui le dénonçait ! Il avait
oublié quelque chose de très important dans la
chambre ! Quoi ?... Avait-il retrouvé cette chose ?... Je me rappelai la bougie sur le
parquet et l'homme courbé... Je priai Mme Bernier, qui faisait la
chambre, de chercher... et elle trouva un binocle... Ce binocle, m'sieur le président
! »
Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que
nous connaissons déjà...
« Quand je vis ce binocle, je fus épouvanté...
Je n'avais jamais vu de binocle à Larsan... S'il n'en mettait pas, c'est
donc qu'il n'en avait pas besoin... Il en avait moins besoin encore alors dans
un moment où la
liberté de ses mouvements lui était chose
si précieuse... Que signifiait ce binocle ?... Il n'entrait point dans
mon cercle. A moins qu'il ne fût celui d'un presbyte, m'exclamai-je,
tout à coup !... En effet, je n'avais jamais vu écrire Larsan,
je ne l'avais jamais vu lire. Il « pouvait » donc être presbyte
! On savait certainement à la Sûreté qu'il était presbyte,
« s'il l'était... » on connaissait sans doute son binocle...
Le binocle du « presbyte Larsan » trouvé dans la
chambre de
Mlle Stangerson, après le mystère de la galerie inexplicable, cela
devenait terrible pour Larsan ! Ainsi s'expliquait le retour de Larsan dans la
chambre !... Et, en effet, Larsan-Ballmeyer est bien presbyte, et ce binocle,
que l'on reconnaîtra « peut-être » à la Sûreté,
est bien le sien...
« Vous voyez, monsieur, quel est mon système,
continua Rouletabille ; je ne demande pas aux signes extérieurs de m'apprendre
la vérité ; je leur demande simplement de ne pas aller contre la
vérité que m'a désignée le bon bout de ma raison !...
« Pour être tout à fait sûr de la
vérité sur Larsan, car Larsan assassin était une exception
qui méritait que l'on s'entourât de quelque garantie, j'eus le tort
de vouloir voir sa « figure ». J'en ai été bien puni
! Je crois que c'est le bon bout de ma raison qui s'est vengé de ce que,
depuis la galerie inexplicable, je ne me sois pas appuyé solidement, définitivement
et en toute confiance, sur lui... négligeant magnifiquement de trouver
d'autres preuves de la culpabilité de Larsan que celle de ma raison ! Alors,
Mlle Stangerson a été frappée... »
Rouletabille s'arrêta... se mouche... vivement ému.
*
* *
« Mais qu'est-ce que Larsan, demanda le président,
venait faire dans cette
chambre ? Pourquoi a-t-il tenté d'assassiner à
deux reprises Mlle Stangerson ?
Parce qu'il l'adorait, m'sieur le président...
Voilà évidemment une raison...
Oui, m'sieur, une raison péremptoire. Il était
amoureux fou... et à cause de cela, et de bien d'autres choses aussi, capable
de tous les crimes.
Mlle Stangerson le savait ?
Oui, m'sieur, mais elle ignorait, naturellement, que
l'individu qui la poursuivait ainsi fût Frédéric Larsan...
sans quoi Frédéric Larsan ne serait pas venu s'installer au château,
et n'aurait pas, la nuit de la galerie inexplicable, pénétré
avec nous auprès de Mlle Stangerson, « après l'affaire ».
J'ai remarqué du reste qu'il s'était tenu dans l'ombre et qu'il
avait continuellement la face baissée... ses yeux devaient chercher le
binocle perdu... Mlle Stangerson a eu à subir les poursuites et les attaques
de Larsan sous un nom et sous un déguisement que nous ignorions mais qu'elle
pouvait connaître déjà.
Et vous, monsieur Darzac ! demanda le président...
vous avez peut-être, à ce propos, reçu les confidences de
Mlle Stangerson... Comment se fait-il que Mlle Stangerson n'ait parlé de
cela à personne ?... Cela aurait pu mettre la justice sur les traces de
l'assassin... et si vous êtes innocent, vous aurait épargné
la douleur d'être accusé !
Mlle Stangerson ne m'a rien dit, fit M. Darzac.
Ce que dit le jeune homme vous paraît-il possible
? » demanda encore le président.
Imperturbablement, M. Robert Darzac répondit :
« Mlle Stangerson ne m'a rien dit...
Comment expliquez-vous que, la nuit de l'assassinat
du garde, reprit le président, en se tournant vers Rouletabille, l'assassin
ait rapporté les papiers volés à M. Stangerson ?... Comment
expliquez-vous que l'assassin se soit introduit dans la
chambre fermée
de Mlle Stangerson ?
Oh ! quant à cette dernière question,
il est facile, je crois, d'y répondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer
devait se procurer ou faire faire facilement les
clefs qui lui étaient
nécessaires... Quant au vol des documents, « je crois » que
Larsan n'y avait pas d'abord songé. Espionnant partout Mlle Stangerson,
bien décidé à empêcher son
mariage avec M. Robert Darzac,
il suit un
jour Mlle Stangerson et M. Robert Darzac dans les grands magasins de
la Louve, s'empare du réticule de Mlle Stangerson, que celle-ci perd ou
se laisse prendre. Dans ce réticule, il y a une
clef à tête
de cuivre. Il ne sait pas l'importance qu'a cette
clef. Elle lui est révélée
par la note que fait paraître Mlle Stangerson dans les journaux. Il écrit
à Mlle Stangerson poste restante, comme la note l'en prie. Il demande sans
doute un rendez-vous en faisant savoir que celui qui a le réticule et la
clef est celui qui la poursuit, depuis quelque temps, de son
amour. Il ne reçoit
pas de réponse. Il va constater au bureau 40 que la lettre n'est plus là.
Il y va, ayant pris déjà l'allure et autant que possible l'habit
de M. Darzac, car, décidé à tout pour avoir Mlle Stangerson,
il a tout préparé, pour que, quoi qu'il arrive, M. Darzac, aimé
de Mlle Stangerson, M. Darzac qu'il déteste et dont il veut la perte, passe
pour le coupable.
« Je dis : quoi qu'il arrive, mais je pense que Larsan
ne pensait pas encore qu'il en serait réduit à l'assassinat. Dans
tous les cas, ses précautions sont prises pour compromettre Mlle Stangerson
sous le déguisement Darzac. Larsan a, du reste, à peu près
la taille de Darzac et quasi le même pied. Il ne lui serait pas difficile,
s'il est nécessaire, après avoir dessiné l'empreinte du pied
de M. Darzac, de se faire faire, sur ce dessin, des chaussures qu'il chaussera.
Ce sont là trucs enfantins pour Larsan-Ballmeyer.
« Donc, pas de réponse à sa lettre, pas
de rendez-vous, et il a toujours la petite
clef précieuse dans sa poche.
Eh bien, puisque Mlle Stangerson ne vient pas à lui, il ira à elle
! Depuis longtemps son plan est fait. Il s'est documenté sur le Glandier
et sur le pavillon. Un après-midi, alors que M. et Mlle Stangerson viennent
de sortir pour la promenade et que le père Jacques lui-même est parti,
il s'introduit dans le pavillon par la fenêtre du vestibule. Il est seul,
pour le moment, il a des loisirs... il regarde les meubles... l'un d'eux, fort
curieux, et ressemblant à un coffre-fort, a une toute petite serrure...
Tiens ! Tiens ! Cela l'intéresse... Comme il a sur lui la petite
clef de
cuivre... il y pense... liaison d'idées. Il essaye la
clef dans la serrure
; la porte s'ouvre... Des papiers ! Il faut que ces papiers soient bien précieux
pour qu'on les ait enfermés dans un meuble aussi particulier... pour qu'on
tienne tant à la
clef qui ouvre ce meuble... Eh ! Eh ! cela peut toujours
servir... à un petit chantage... cela l'aidera peut-être dans ses
desseins amoureux... Vite, il fait un paquet de ces paperasses et va le
déposer
dans le lavatory du vestibule. Entre l'expédition du pavillon et la nuit
de l'assassinat du garde, Larsan a eu le temps de voir ce qu'étaient ces
papiers. Qu'en ferait-il ? Ils sont plutôt compromettants... Cette nuit-là,
il les rapporta au château... Peut-être a-t-il espéré
du retour de ces papiers, qui représentaient vingt ans de travaux, une
reconnaissance quelconque de Mlle Stangerson... Tout est possible, dans un cerveau
comme celui-là !... Enfin, quelle qu'en soit la raison, il a rapporté
les papiers et il en était bien débarrassé !
Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette
toux. Il était évidemment embarrassé, à ce point de
ses explications, par la volonté qu'il avait de ne point donner le véritable
motif de l'attitude effroyable de Larsan vis-à-vis de Mlle Stangerson.
Son raisonnement était trop incomplet pour satisfaire tout le monde, et
le président lui en eut certainement fait l'observation, si, malin comme
un singe, Rouletabille ne s'était écrié : « Maintenant,
nous arrivons à l'explication du mystère de la
Chambre Jaune! »
*
* *
Il y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de légères
bousculades, des « chut ! » énergiques. La curiosité
était poussée à son comble.
« Mais, fit le président, il me semble, d'après
votre hypothèse, monsieur Rouletabille, que le mystère de la «
Chambre Jaune » est tout expliqué. Et c'est Frédéric
Larsan qui nous l'a expliqué lui-même en se contentant de tromper
sur le personnage, en mettant M. Robert Darzac à sa propre place. Il est
évident que la porte de la «
Chambre Jaune » s'est ouverte
quand M. Stangerson était seul, et que le professeur a laissé passer
l'homme qui sortait de la
chambre de sa fille, sans l'arrêter, peut-être
même sur la prière de sa fille, pour éviter tout scandale
!...
Non, m'sieur le président, protesta avec
force
le jeune homme. Vous oubliez que Mlle Stangerson, assommée, ne pouvait
plus faire de prière, qu'elle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrou
ni la serrure... Vous oubliez aussi que M. Stangerson a juré sur la tête
de sa fille à l'agonie que la porte ne s'était pas ouverte !
C'est pourtant, monsieur, la seule façon d'expliquer
les choses ! La
Chambre Jaune était close comme un coffre-fort. Pour me
servir de vos expressions, il était impossible à l'assassin de s'en
échapper « normalement ou anormalement ». Quand on pénètre
dans la
chambre, on ne le trouve pas ! Il faut bien pourtant qu'il s'échappe
!...
C'est tout à fait inutile, m'sieur le président...
Comment cela ?
Il n'avait pas besoin de s'échapper, s'il n'y
était pas ! »
Rumeurs dans la salle...
« Comment, il n'y était pas ?
Evidemment non ! Puisqu'il ne pouvait pas y
être, c'est qu'il n'y était pas ! Il faut toujours, m'sieur l'président,
s'appuyer sur le bon bout de sa raison !
Mais toutes les traces de son passage ! protesta le
président.
Ça, m'sieur le président, c'est le mauvais
bout de la raison !... Le bon bout nous indique ceci : depuis le moment où
Mlle Stangerson s'est enfermée dans sa
chambre jusqu'au moment où
l'on a défoncé la porte, il est impossible que l'assassin se soit
échappé de cette
chambre ; et, comme on ne l'y trouve pas, c'est
que, depuis le moment de la fermeture de la porte jusqu'au moment où on
la défonce, l'assassin n'était pas dans la
chambre !
Mais les traces ?
Eh ! m'sieur le président... Ça, c'est
les marques sensibles, encore une fois... les marques sensibles avec lesquelles
on commet tant d'erreurs judiciaires parce qu'elles vous font dire ce qu'elles
veulent ! Il ne faut point, je vous le répète, s'en servir pour
raisonner ! Il faut raisonner d'abord ! Et voir ensuite si les marques sensibles
peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement... J'ai un tout petit cercle
de vérité incontestable : l'assassin n'était point dans la
Chambre Jaune ! Pourquoi a-t-on cru qu'il y était ? A cause des
marques de son passage ! Mais il peut être passé avant ! Que dis-je
: il « doit » être passé avant. La raison me dit qu'il
faut qu'il soit passé là, avant ! Examinons les marques et ce que
nous savons de l'affaire, et voyons si ces marques vont à l'encontre de
ce passage avant... avant que Mlle Stangerson s'enferme dans sa
chambre, devant
son père et le père Jacques !
« Après la publication de l'article du Matin
et une conversation que j'eus dans le trajet de
Paris à Epinay-sur-Orge
avec le
juge d'instruction, la preuve me parut faite que la «
Chambre Jaune » était mathématiquement close et que, par conséquent,
l'assassin en avait disparu avant l'entrée de Mlle Stangerson dans sa
chambre,
à minuit.
« Les marques extérieures se trouvaient alors
être terriblement « contre ma raison ». Mlle Stangerson ne s'était
pas assassinée toute seule, et ces marques attestaient qu'il n'y avait
pas eu suicide. L'assassin était donc venu avant ! Mais comment Mlle Stangerson
n'avait-elle été assassinée qu'après ? ou plutôt
« ne paraissait-elle » avoir été assassinée qu'après
? Il me fallait naturellement reconstituer l'affaire en deux phases, deux phases
bien distinctes l'une de l'autre de quelques heures : la première phase
pendant laquelle on avait réellement tenté d'assassiner Mlle Stangerson,
tentative qu'elle avait dissimulée ; la seconde phase pendant laquelle,
à la suite d'un
cauchemar qu'elle avait eu, ceux qui étaient dans
le laboratoire avaient cru qu'on l'assassinait !
« Je n'avais pas encore, alors, pénétré
dans la «
Chambre Jaune ». Quelles étaient les blessures de
Mlle Stangerson ? Des marques de strangulation et un coup formidable à
la tempe... Les marques de strangulation ne me gênaient pas. Elles pouvaient
avoir été faites « avant » et Mlle Stangerson les avait
dissimulées sous une collerette, un boa, n'importe quoi ! Car, du moment
que je créais, que j'étais obligé de
diviser l'affaire en
deux phases, j'étais acculé à la nécessité
de me dire que Mlle Stangerson avait caché tous les événements
de la première phase ; elle avait des raisons, sans doute, assez puissantes
pour cela, puisqu'elle n'avait rien dit à son père et qu'elle dut
raconter naturellement au
juge d'instruction l'agression de l'assassin dont elle
ne pouvait nier le passage, comme si cette agression avait eu lieu la nuit, pendant
la seconde phase ! Elle y était forcée, sans quoi son père
lui eût dit : « Que nous as-tu caché là ? Que signifie
« ton silence après une pareille agression » ? »
« Elle avait donc dissimulé les marques de la
main de l'homme à son cou. Mais il y avait le coup formidable de la tempe
! Ça, je ne le comprenais pas ! Surtout quand j'appris que l'on avait trouvé
dans la
chambre un os de mouton, arme du crime... Elle ne pouvait avoir dissimulé
qu'on l'avait assommée, et cependant cette blessure apparaissait évidemment
comme ayant dû être faite pendant la première phase puisqu'elle
nécessitait la présence de l'assassin ! J'imaginai que cette blessure
était beaucoup moins forte qu'on ne le disait en quoi j'avais tort
et je pensai que Mlle Stangerson avait caché la blessure de la tempe
sous une coiffure en bandeaux !
« Quant à la marque, sur le mur, de la main
de l'assassin blessée par le revolver de Mlle Stangerson, cette marque
avait été faite évidemment « avant » et l'assassin
avait été nécessairement blessé pendant la première
phase, c'est-à-dire pendant qu'il était là ! Toutes les traces
du passage de l'assassin avaient été naturellement laissées
pendant la première phase : L'os de mouton, les pas noirs, le béret,
le mouchoir, le sang sur le mur, sur la porte et par terre... De toute évidence,
si ces traces étaient encore là, c'est que Mlle Stangerson, qui
désirait qu'on ne sût rien et qui agissait pour qu'on ne sût
rien de cette affaire, n'avait pas encore eu le temps de les faire disparaître
! Ce qui me conduisait à chercher la première phase de l'affaire
dans un temps très rapproché de la seconde. Si, après la
première phase, c'est-à-dire après que l'assassin se fût
échappé, après qu'elle-même eût en hâte
regagné le laboratoire où son père la retrouvait, travaillant,
si elle avait pu pénétrer à nouveau un instant dans
la
chambre, elle aurait au moins fait disparaître, tout de suite, l'os de
mouton, le béret et le mouchoir qui traînaient par terre. Mais elle
ne le tenta pas, son père ne l'ayant pas quittée. Après,
donc, cette première phase, elle n'est entrée dans sa
chambre qu'à
minuit. Quelqu'un y était entré à dix heures : le père
Jacques, qui fit sa besogne de tous les soirs, ferma les volets et alluma la veilleuse.
Dans son anéantissement sur le bureau du laboratoire où elle feignait
de travailler, Mlle Stangerson avait sans doute oublié que le père
Jacques allait entrer dans sa
chambre ! Aussi elle a un mouvement : elle prie
le père Jacques de ne pas se déranger ! De ne pas pénétrer
dans la
chambre ! Ceci est en toutes lettres dans l'article du Matin. Le père
Jacques entre tout de même et ne s'aperçoit de rien, tant la «
Chambre Jaune » est obscure !... Mlle Stangerson a dû vivre là
deux minutes affreuses ! Cependant, je crois qu'elle ignorait qu'il y avait tant
de marques du passage de l'assassin dans sa
chambre ! Elle n'avait sans doute,
après la première phase, eu le temps que de dissimuler les traces
des doigts de l'homme à son cou et de sortir de sa
chambre !... Si elle
avait su que l'os, le béret et le mouchoir fussent sur le parquet, elle
les aurait également ramassés quand elle est rentrée à
minuit dans sa
chambre... Elle ne les a pas vus, elle s'est déshabillée
à la
clarté douteuse de la veilleuse... Elle s'est couchée,
brisée par tant d'émotions, et par la terreur, la terreur qui ne
l'avait fait regagner cette
chambre que le plus tard possible...
« Ainsi étais-je obligé d'arriver de
la sorte à la seconde phase du drame, avec Mlle Stangerson seule dans la
chambre, du moment qu'on n'avait pas trouvé l'assassin dans la
chambre...
Ainsi devais-je naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement
les marques extérieures.
« Mais il y avait d'autres marques extérieures
à expliquer. Des coups de revolver avaient été tirés,
pendant la seconde phase. Des cris : « Au secours ! A l'assassin
! » avaient été proférés !... Que pouvait me
désigner, en une telle occurrence, le bon bout de ma raison ? Quant aux
cris, d'abord : du moment où il n'y a pas d'assassin dans la
chambre, il
y avait forcément
cauchemar dans la
chambre !
« On entend un grand bruit de meubles renversés.
J'imagine... je suis obligé d'imaginer ceci : Mlle Stangerson s'est endormie,
hantée par l'abominable scène de l'après-midi... elle rêve...
le
cauchemar précise ses images rouges... elle revoit l'assassin qui se
précipite sur elle, elle crie : « A l'assassin ! Au secours
! » et son geste désordonné va chercher le revolver qu'elle
a posé, avant de se coucher, sur sa table de nuit. Mais cette main heurte
la table de nuit avec une telle
force qu'elle la renverse. Le revolver roule par
terre, un coup part et va se loger dans le plafond... Cette balle dans le plafond
me parut, dès l'abord, devoir être la balle de l'accident... Elle
révélait la possibilité de l'accident et arrivait si bien
avec mon hypothèse de
cauchemar qu'elle fut une des raisons pour lesquelles
je commençai à ne plus douter que le crime avait eu lieu avant,
et que Mlle Stangerson, douée d'un caractère d'une énergie
peu commune, l'avait caché...
Cauchemar, coup de revolver... Mlle Stangerson,
dans un état moral affreux, est réveillée ; elle essaye de
se lever ; elle roule par terre, sans
force, renversant les meubles, râlant
même... « A l'assassin ! Au secours ! » et s'évanouit...
« Cependant, on parlait de deux coups de revolver,
la nuit, lors de la seconde phase. A moi aussi, pour ma thèse
ce n'était plus, déjà, une hypothèse il en
fallait deux ; mais « un » dans chacune des phases et non pas deux
dans la dernière... un coup pour blesser l'assassin, avant, et un coup
lors du
cauchemar, après ! Or, était-il bien sûr que, la nuit,
deux coups de revolver eussent été tirés ? Le revolver s'était
fait entendre au milieu du fracas de meubles renversés. Dans un interrogatoire,
M. Stangerson parle d'un coup sourd d'abord, d'un coup éclatant ensuite
! Si le coup sourd avait été produit par la chute de la table de
nuit en marbre sur le plancher ? Il est nécessaire que cette explication
soit la bonne. Je fus certain qu'elle était la bonne, quand je sus que
les concierges, Bernier et sa femme, n'avaient entendu, eux qui étaient
tout près du pavillon, qu'un seul coup de revolver. Ils l'ont déclaré
au
juge d'instruction.
« Ainsi, j'avais presque reconstitué les deux
phases du drame quand je pénétrai, pour la première fois,
dans la «
Chambre Jaune ». Cependant la gravité de la blessure
à la tempe n'entrait pas dans le cercle de mon raisonnement. Cette blessure
n'avait donc pas été faite par l'assassin avec l'os de mouton, lors
de la première phase, parce qu'elle était trop grave, que Mlle Stangerson
n'aurait pu la dissimuler et qu'elle ne l'avait pas dissimulée sous une
coiffure en bandeaux ! Alors, cette blessure avait été « nécessairement
» faite lors de la seconde phase, au moment du
cauchemar ? C'est ce que
je suis allé demander à la «
Chambre Jaune » et la «
Chambre Jaune » m'a répondu ! »
Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un morceau
de papier blanc plié en quatre, et, de ce morceau de papier blanc, sortit
un objet invisible, qu'il tint entre le pouce et l'index et qu'il porta au président
:
« Ceci, monsieur le président, est un
cheveu,
un
cheveu blond maculé de sang, un
cheveu de Mlle Stangerson... Je l'ai
trouvé collé à l'un des coins de marbre de la table de nuit
renversée... Ce coin de marbre était lui-même maculé
de sang. Oh ! un petit
carré rouge de rien du tout ! mais fort important
! car il m'apprenait, ce petit
carré de sang, qu'en se levant, affolée,
de son
lit, Mlle Stangerson était tombée de tout son haut et fort
brutalement sur ce coin de marbre qui l'avait blessée à la tempe,
et qui avait retenu ce
cheveu, ce
cheveu que Mlle Stangerson devait avoir sur
le front, bien qu'elle ne portât pas la coiffure en bandeaux ! Les médecins
avaient déclaré que Mlle Stangerson avait été assommée
avec un objet contondant et, comme l'os de mouton était là, le
juge
d'instruction avait immédiatement accusé l'os de mouton mais le
coin d'une table de nuit en marbre est aussi un objet contondant auquel ni les
médecins ni le
juge d'instruction n'avaient songé, et que je n'eusse
peut-être point découvert moi -même si le bon bout de ma raison
ne me l'avait indiqué, ne me l'avait fait pressentir. »
La salle faillit partir, une fois de plus, en applaudissements
; mais, comme Rouletabille reprenait tout de suite sa déposition, le silence
se rétablit sur-le-champ.
« Il me restait à savoir, en dehors du nom de
l'assassin que je ne devais connaître que quelques
jours plus tard, à
quel moment avait eu lieu la première phase du drame. L'interrogatoire
de Mlle Stangerson, bien qu'arrangé pour tromper le
juge d'instruction,
et celui de M. Stangerson, devaient me le révéler. Mlle Stangerson
a donné exactement l'emploi de son temps, ce jour-là. Nous avons
établi que l'assassin s'est introduit entre cinq et six dans le pavillon
; mettons qu'il fût six heures et quart quand le professeur et sa fille
se sont remis au travail. C'est donc entre cinq heures et six heures et quart
qu'il faut chercher. Que dis-je, cinq heures ! mais le professeur est alors avec
sa fille... Le drame ne pourra s'être passé que loin du professeur
! Il me faut donc, dans ce court espace de temps, chercher le moment où
le professeur et sa fille seront séparés !... Eh bien, ce moment,
je le trouve dans l'interrogatoire qui eut lieu dans la
chambre de Mlle Stangerson,
en présence de M. Stangerson. Il y est marqué que le professeur
et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire. M. Stangerson dit : «
A ce moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un instant.
» il y a donc conversation avec le garde. Le garde parle à M. Stangerson
de coupe de
bois ou de braconnage ; Mlle Stangerson n'est plus là ; elle
a déjà regagné le laboratoire puisque le professeur dit encore
: « Je quittai le garde et je rejoignis ma fille qui était déjà
au travail ! »
« C'est donc dans ces courtes minutes que le drame
se déroula. C'est nécessaire ! Je vois très bien Mlle Stangerson
rentrer dans le pavillon, pénétrer dans sa
chambre pour poser son
chapeau et se trouver en face du bandit qui la poursuit. Le bandit était
là, dans le pavillon, depuis un certain temps. Il devait avoir arrangé
son affaire pour que tout se passât la nuit. Il avait alors déchaussé
les chaussures du père Jacques qui le gênaient, dans les conditions
que j'ai dites au
juge d'instruction, il avait opéré la rafle des
papiers, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, et il s'était ensuite
glissé sous le
lit quand le père Jacques était revenu laver
le vestibule et le laboratoire... Le temps lui avait paru long... il s'était
relevé, après le départ du père Jacques, avait à
nouveau erré dans le laboratoire, était venu dans le vestibule,
avait regardé dans le
jardin, et avait vu venir, vers le pavillon
car, à ce moment-là, la nuit qui commençait était
très claire Mlle Stangerson, toute seule ! Jamais il n'eût
osé l'attaquer à cette heure-là s'il n'avait cru être
certain que Mlle Stangerson était seule ! Et, pour qu'elle lui apparût
seule, il fallait que la conversation entre M. Stangerson et le garde qui le retenait
eût lieu à un coin détourné du sentier, coin où
se trouve un bouquet d'
arbres qui les cachait aux yeux du misérable. Alors,
son plan est fait. Il va être plus tranquille, seul avec Mlle Stangerson
dans ce pavillon, qu'il ne l'aurait été, en pleine nuit, avec le
père Jacques dormant dans son grenier. Et il dut
fermer la fenêtre
du vestibule ! ce qui explique aussi que ni M. Stangerson, ni le garde, du reste
assez éloignés encore du pavillon, n'ont entendu le coup de revolver.
« Puis il regagna la «
Chambre Jaune ».
Mlle Stangerson arrive. Ce qui s'est passé a dû être rapide
comme l'éclair !... Mlle Stangerson a dû crier... ou plutôt
a voulu crier son effroi ; l'homme l'a saisie à la gorge... Peut-être
va-t-il l'étouffer, l'étrangler... Mais la main tâtonnante
de Mlle Stangerson a saisi, dans le tiroir de la table de nuit, le revolver qu'elle
y a caché depuis qu'elle redoute les menaces de l'homme. L'assassin brandit
déjà, sur la tête de la malheureuse, cette arme terrible dans
les mains de Larsan-Ballmeyer, un os de mouton... Mais elle tire... le coup part,
blesse la main qui abandonne l'arme. L'os de mouton roule par terre, ensanglanté
par la blessure de l'assassin... l'assassin chancelle, va s'appuyer à la
muraille, y imprime ses doigts rouges, craint une autre balle et s'enfuit...
« Elle le voit traverser le laboratoire... Elle écoute...
Que fait-il dans le vestibule ?... Il est bien long à sauter par cette
fenêtre... Enfin, il saute ! Elle court à la fenêtre et la
referme !... Et maintenant, est-ce que son père a vu ? a entendu ? Maintenant
que le danger a disparu, toute sa pensée va à son père...
douée d'une énergie surhumaine, elle lui cachera tout, s'il en est
temps encore !... Et, quand M. Stangerson reviendra, il trouvera la porte de
la «
Chambre Jaune » fermée, et sa fille, dans le laboratoire,
penchée sur son bureau, attentive, au travail, déjà ! »
Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac :
« Vous savez la vérité, s'écria-t-il,
dites-nous donc si la chose ne s'est pas passée ainsi ?
Je ne sais rien, répond M. Darzac.
Vous êtes un héros ! fait Rouletabille,
en se croisant les bras... Mais si Mlle Stangerson était, hélas
! en état de savoir que vous êtes accusé, elle vous relèverait
de votre parole... elle vous prierait de dire tout ce qu'elle vous a confié...
que dis-je, elle viendrait vous défendre elle-même !... »
M. Darzac ne fit pas un mouvement, ne prononça pas
un mot. Il regarda tristement Rouletabille.
« Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson n'est
pas là, il faut bien que j'y sois, moi ! Mais, croyez-moi, monsieur Darzac,
le meilleur moyen, le seul, de sauver Mlle Stangerson et de lui rendre la raison,
c'est encore de vous faire acquitter ! »
Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette dernière
phrase. Le président n'essaya même pas de réfréner
l'enthousiasme de la salle. Robert Darzac était sauvé. Il n'y avait
qu'à regarder les jurés pour en être certain ! Leur attitude
manifestait hautement leur conviction.
Le président s'écria alors :
« Mais enfin, quel est ce mystère qui fait que
Mlle Stangerson, que l'on tente d'assassiner, dissimule un pareil crime à
son père ?
Ça, m'sieur, fit Rouletabille, j'sais pas !... Ça ne me regarde pas !... »
Le président fit un nouvel effort auprès de
M. Robert Darzac.
« Vous refusez toujours de nous dire, monsieur, quel
a été l'emploi de votre temps pendant qu' « on »
attentait à la vie de Mlle Stangerson ?
Je ne peux rien vous dire, monsieur... »
Le président implora du regard une explication de
Rouletabille :
« On a le droit de penser, m'sieur le président,
que les absences de M. Robert Darzac étaient étroitement liées
au secret de Mlle Stangerson... Aussi M. Darzac se croit-il tenu à garder
le silence !... Imaginez que Larsan, qui a, lors de ses trois tentatives, tout
mis en train pour détourner les soupçons sur M. Darzac, ait fixé,
justement, ces trois fois-là, des rendez-vous à M. Darzac dans un
endroit compromettant, rendez-vous où il devait être traité
du mystère... M. Darzac se fera plutôt condamner que d'avouer quoi
que ce soit, que d'expliquer quoi que ce soit qui touche au mystère de
Mlle Stangerson. Larsan est assez malin pour avoir fait encore cette « combinaise-là
!... »
Le président, ébranlé, mais curieux,
répartit encore :
« Mais quel peut bien être ce mystère-là
?
Ah ! m'sieur, j'pourrais pas vous dire ! fit Rouletabille
en saluant le président ; seulement, je crois que vous en savez assez maintenant
pour acquitter M. Robert Darzac !... A moins que Larsan ne revienne !
mais j'crois pas ! » fit-il en riant d'un gros rire heureux.
Tout le monde
rit avec lui.
« Encore une question, monsieur, fit le président.
Nous comprenons, toujours en admettant votre thèse, que Larsan ait voulu
détourner les soupçons sur M. Robert Darzac, mais quel intérêt
avait-il à les détourner aussi sur le père Jacques ?...
« L'intérêt du policier ! »
m'sieur ! L'intérêt de se montrer débrouillard en annihilant
lui-même ces preuves qu'il avait accumulées. C'est très fort,
ça ! C'est un truc qui lui a souvent servi à détourner les
soupçons qui eussent pu s'arrêter sur lui-même ! Il prouvait
l'innocence de l'un, avant d'accuser l'autre. Songez, monsieur le président,
qu'une affaire comme celle-là devait avoir été longuement
« mijotée « à l'avance par Larsan. Je vous dis qu'il
avait tout étudié et qu'il connaissait les êtres et tout.
Si vous avez la curiosité de savoir comment il s'était documenté,
vous apprendrez qu'il s'était fait un moment le commissionnaire entre «
le laboratoire de la Sûreté » et M. Stangerson, à
qui on demandait des « expériences ». Ainsi, il a pu, avant
le crime, pénétrer deux fois dans le pavillon. Il était grimé
de telle sorte que le père Jacques, depuis, ne l'a pas reconnu ; mais il
a trouvé, lui, Larsan, l'occasion de chiper au père Jacques une
vieille paire de godillots et un béret hors d'usage, que le vieux serviteur
de M. Stangerson avait noués dans un mouchoir pour les porter sans doute
à un de ses amis, charbonnier sur la route d'Epinay ! Quand le crime
fut découvert, le père Jacques, reconnaissant les objets à
part lui, n'eut garde de les reconnaître immédiatement ! Ils étaient
trop compromettants, et c'est ce qui vous explique son trouble, à cette
époque, quand nous lui en parlions. Tout cela est simple comme bonjour
et j'ai acculé Larsan à me l'avouer. Il l'a du reste fait avec plaisir,
car, si c'est un bandit ce qui ne fait plus, j'ose l'espérer, de
doute pour personne c'est aussi un artiste !... C'est sa manière
de faire, à cet homme, sa manière à lui... Il a agi de même
lors de l'affaire du « Crédit universel » et des « Lingots
de la
Monnaie ! » Des affaires qu'il faudra réviser, m'sieur le président, car il y a quelques innocents dans les prisons depuis que Ballmeyer-Larsan appartient à la Sûreté ! »