CHAPITRE V
Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit son petit effet
Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi,
le long d'un mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson,
et nous apercevions déjà la grille d'entrée, quand notre
attention fut attirée par un personnage qui, à demi courbé
sur la terre, semblait tellement préoccupé qu'il ne nous vit pas
venir. Tantôt il se penchait, se couchait presque sur le sol, tantôt
il se redressait et considérait attentivement le mur ; tantôt il
regardait dans le creux de sa main, puis faisait de grands pas, puis se mettait
à courir et regardait encore dans le creux de sa main droite. Rouletabille
m'avait arrêté d'un geste :
« Chut ! Frédéric Larsan qui travaille
!... Ne le dérangeons pas !
Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre
policier. Je n'avais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le
connaissais beaucoup de réputation.
L'affaire des lingots d'or de l'hôtel de la
Monnaie,
qu'il débrouilla quand tout le monde jetait sa langue aux
chiens, et l'arrestation
des forceurs de coffres-forts du Crédit universel avaient rendu son nom
presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph
Rouletabille n'avait pas encore donné les preuves admirables d'un talent
unique, pour l'
esprit le plus apte à démêler l'écheveau
embrouillé des plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation
s'était étendue dans le monde entier et souvent les polices de Londres
ou de Berlin, ou même d'Amérique l'appelaient à l'aide quand
les inspecteurs et les détectives nationaux s'avouaient à bout d'imagination
et de ressources. On ne s'étonnera donc point que, dès le début
du mystère de la «
Chambre Jaune », le chef de la Sûreté
ait songé à télégraphier à son précieux
subordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait
été envoyé pour une grosse affaire de titres volés
: « Revenez vite. » Frédéric, que l'on appelait, à
la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans doute
par expérience que, si on le dérangeait, c'est qu'on avait bien
besoin de ses services, et, c'est ainsi que Rouletabille et moi, ce matin-là,
nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes
bientôt en quoi elle consistait.
Ce qu'il ne cessait de regarder dans le creux de sa main
droite n'était autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé
à compter des minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore
sa course, ne l'arrêta qu'à la grille du parc, reconsulta sa montre,
la mit dans sa poche, haussa les épaules d'un geste découragé,
poussa la grille, pénétra dans le parc, referma la grille à
clef, leva la tête et, à travers les barreaux, nous aperçut.
Rouletabille courut et je le suivis. Frédéric Larsan nous attendait.
« Monsieur Fred », dit Rouletabille en se découvrant
et en montrant les marques d'un profond respect basé sur la réelle
admiration que le jeune reporter avait pour le célèbre policier,
« pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au château en ce
moment ? Voici un de ses amis, du barreau de
Paris, qui désirerait lui
parler.
Je n'en sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua
Fred en serrant la main de mon ami, car il avait eu l'occasion de le rencontrer
plusieurs fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles... Je ne l'ai
pas vu.
Les concierges nous renseigneront sans doute ? fit
Rouletabille en désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres
étaient closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles
gardiens de la propriété.
« Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur
Rouletabille.
Et pourquoi donc ?
Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés
!...
Arrêtés ! s'écria Rouletabille...
Ce sont eux les assassins !...
Frédéric Larsan haussa les épaules.
« Quand on ne peut pas, dit-il, d'un
air de suprême
ironie, arrêter l'assassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir
les complices !
C'est vous qui les avez fait arrêter, monsieur
Fred ?
Ah ! non ! par exemple ! je ne les ai pas fait arrêter,
d'abord parce que je suis à peu près sûr qu'ils ne sont pour
rien dans l'affaire, et puis parce que...
Parce que quoi ? interrogea anxieusement Rouletabille.
Parce que... rien... fit Larsan en secouant la tête.
« Parce qu'il n'y a pas de complices ! » souffla
Rouletabille.
Frédéric Larsan s'arrêta net, regardant
le reporter avec intérêt.
« Ah ! Ah ! Vous avez donc une idée sur l'affaire...
Pourtant vous n'avez rien vu, jeune homme... vous n'avez pas encore pénétré
ici...
J'y pénétrerai.
J'en doute... la consigne est formelle.
J'y pénétrerai si vous me faites voir
M. Robert Darzac... Faites cela pour moi... Vous savez que nous sommes de vieux
amis... Monsieur Fred... je vous en prie... Rappelez-vous le bel article que je
vous ai fait à propos des « Lingots d'or ». Un petit mot à
M. Robert Darzac, s'il vous plaît ? »
La figure de Rouletabille était vraiment comique à
voir en ce moment. Elle reflétait un désir si irrésistible
de franchir ce seuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieux mystère
; elle suppliait avec une telle éloquence non seulement de la bouche et
des yeux, mais encore de tous les traits, que je ne pus m'empêcher d'éclater
de rire. Frédéric Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.
Cependant, derrière la grille, Frédéric
Larsan remettait tranquillement la
clef dans sa poche. Je l'examinai.
C'était un homme qui pouvait avoir une cinquantaine
d'années. Sa tête était belle, aux
cheveux grisonnants, au
teint mat, au profil dur ; le front était proéminent ; le menton
et les joues étaient rasés avec soin ; la lèvre, sans moustache,
était finement dessinée ; les yeux, un peu petits et ronds, fixaient
les gens bien en face d'un regard fouilleur qui étonnait et inquiétait.
Il était de taille moyenne et bien prise ; l'allure générale
était élégante et sympathique. Rien du policier vulgaire.
C'était un grand artiste en son genre, et il le savait, et l'on sentait
qu'il avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa conversation
était d'un sceptique et d'un désabusé.
Son étrange
profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies qu'il eût
été inexplicable qu'elle ne lui eût point un peu « durci
les sentiments », selon la curieuse expression de Rouletabille.
Larsan tourna la tête au bruit d'une voiture qui arrivait
derrière lui. Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare d'Epinay,
avait emporté le
juge d'instruction et son greffier.
« Tenez ! fit Frédéric Larsan, vous vouliez
parler à M. Robert Darzac ; le voilà ! »
Le cabriolet était déjà à la
grille et Robert Darzac priait Frédéric Larsan de lui ouvrir l'entrée
du parc, lui disant qu'il était très pressé et qu'il n'avait
que le temps d'arriver à Epinay pour prendre le prochain train pour
Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan ouvrait la grille, M. Darzac me
demanda ce qui pouvait m'amener au Glandier dans un moment aussi tragique. Je
remarquai alors qu'il était atrocement pâle et qu'une douleur infinie
était peinte sur son visage.
« Mlle Stangerson va-t-elle mieux ? demandai-je immédiatement.
Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut
qu'on la sauve. »
Il n'ajouta pas « ou j'en mourrai », mais on
sentait trembler la fin de la phrase au bout de ses lèvres exsangues.
Rouletabille intervint alors :
« Monsieur, vous êtes pressé. Il faut
cependant que je vous parle. J'ai quelque chose de la dernière importance
à vous dire. »
Frédéric Larsan interrompit :
« Je peux vous laisser ? demanda-t-il à Robert
Darzac. Vous avez une
clef ou voulez-vous que je vous donne celle-ci ?
Oui, merci, j'ai une
clef. Je
fermerai la grille.
»
Larsan s'éloigna rapidement dans la direction du château
dont on apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.
Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà
de l'impatience. Je présentai Rouletabille comme un excellent ami ; mais,
dès qu'il sut que ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me
regarda d'un
air de grand reproche, s'excusa sur la nécessité où
il était d'atteindre Epinay en vingt minutes, salua et fouetta son
cheval. Mais déjà Rouletabille avait saisi, à ma profonde
stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage d'un
poing vigoureux, cependant qu'il prononçait cette phrase dépourvue
pour moi du moindre sens :
« Le
presbytère n'a rien perdu de son charme
ni le
jardin de son éclat. »
Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de
Rouletabille que je vis Robert Darzac chanceler ; si pâle qu'il fût,
il pâlit encore ; ses yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante
et il descendit immédiatement de sa voiture dans un désordre d'
esprit
inexprimable.
«
Allons !
Allons ! » dit-il en balbutiant.
Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de
fureur :
«
Allons ! monsieur !
Allons ! »
Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans
plus dire un mot, cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le
cheval.
J'adressai quelques paroles à M. Darzac... mais il ne me répondit
pas. J'interrogeai de l'il Rouletabille, qui ne me vit pas.