CHAPITRE VI
Au fond de la chênaie
Nous arrivâmes au château. Le vieux
donjon se
reliait à la partie du bâtiment entièrement refaite sous Louis
XIV par un autre
corps de bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où
se trouvait l'entrée principale. Je n'avais encore rien vu d'aussi original,
ni peut-être d'aussi laid, ni surtout d'aussi étrange en architecture
que cet assemblage bizarre de styles disparates. C'était monstrueux et
captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui se promenaient devant
une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussée du
donjon. Nous apprîmes
bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, qui était autrefois
une prison et qui servait maintenant de
chambre de débarras, on avait enfermé
les concierges, M. et Mme Bernier.
M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du
château par une vaste porte que protégeait une «
marquise ».
Rouletabille, qui avait abandonné le
cheval et le cabriolet aux soins d'un
domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac ; je suivis son regard, et je m'aperçus
que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées
du professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet
garni de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement
lui demanda :
« Parlez ! Que me voulez-vous ? »
Le reporter répondit avec la même brusquerie
:
« Vous serrer la main ! »
Darzac se recula :
« Que signifie ? »
Evidemment, il avait compris ce que je comprenais
alors : que mon ami le soupçonnait de l'abominable attentat. La trace de
la main ensanglantée sur les murs de la «
Chambre Jaune » lui
apparut... Je regardai cet homme à la physionomie si hautaine, au regard
si droit d'ordinaire et qui se troublait en ce moment si étrangement. Il
tendit sa main droite, et, me désignant :
« Vous êtes l'ami de M. Sainclair qui m'a rendu
un service inespéré dans une juste cause, monsieur, et je ne vois
pas pourquoi je vous refuserais la main... »
Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec
une audace sans pareille :
« Monsieur, j'ai vécu quelques années
en Russie, d'où j'ai rapporté cet usage de ne jamais serrer la main
à quiconque ne se dégante pas. »
Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre
cours à la fureur qui commençait à l'agiter, mais au contraire,
d'un violent effort visible, il se calma, se déganta et présenta
ses mains. Elles étaient nettes de toute cicatrice.
« Etes-vous satisfait ?
Non ! répliqua Rouletabille. Mon cher ami,
fit-il en se tournant vers moi, je suis obligé de vous demander de nous
laisser seuls un instant. »
Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais
de voir et d'entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n'eût point
déjà jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux,
mon stupide ami... Car, à cette minute, j'en voulais à Rouletabille
de ses soupçons qui avaient abouti à cette scène inouïe
des gants...
Je me promenai environ vingt minutes devant le château,
essayant de relier entre eux les différents événements de
cette matinée, et n'y parvenant pas. Quelle était l'idée
de Rouletabille ? Etait-il possible que M. Robert Darzac lui apparût
comme l'assassin ? Comment penser que cet homme, qui devait se marier dans quelques
jours avec Mlle Stangerson, s'était introduit dans la «
Chambre Jaune » pour assassiner sa fiancée ? Enfin, rien n'était venu m'apprendre
comment l'assassin avait pu sortir de la «
Chambre Jaune » ; et, tant
que ce mystère qui me paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué,
j'estimais, moi, qu'il était du devoir de tous de ne soupçonner
personne. Enfin, que signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore
à mes oreilles : le
presbytère n'a rien perdu de son charme ni le
jardin de son éclat ! J'avais hâte de me retrouver seul avec
Rouletabille pour le lui demander.
A ce moment, le jeune homme sortit du château
avec M. Robert Darzac. Chose extraordinaire, je vis au premier coup d'il
qu'ils étaient les meilleurs amis du monde.
« Nous allons à la «
Chambre Jaune »,
me dit Rouletabille, venez avec nous. Dites-donc, cher ami, vous savez que je
vous garde toute la journée. Nous déjeunons ensemble dans le pays...
Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs...
Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons
à l'auberge du «
Donjon »...
Vous y serez très mal... Vous n'y trouverez
rien.
Croyez-vous ?... Moi j'espère y trouver quelque
chose, répliqua Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons,
je ferai mon article, vous serez assez aimable pour me le porter à la rédaction...
Et vous ? Vous ne revenez pas avec moi ?
Non ; je couche ici... »
Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement,
et M. Robert Darzac ne parut nullement étonné...
Nous passions alors devant le
donjon et nous entendîmes
des gémissements. Rouletabille demanda :
« Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là
?
C'est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J'ai fait
remarquer hier au
juge d'instruction qu'il est inexplicable que les concierges
aient eu le temps d'entendre les coups de revolver, « de s'habiller »,
de parcourir l'espace assez grand qui sépare leur loge du pavillon, tout
cela en deux minutes ; car il ne s'est pas écoulé plus de deux minutes
entre les coups de revolver et le moment où ils ont été rencontrés
par le père Jacques.
Evidemment, c'est louche, acquiesça
Rouletabille... Et ils étaient habillés... ?
Voilà ce qui est incroyable... ils étaient
habillés... « entièrement », solidement et chaudement...
Il ne manquait aucune pièce à leur costume. La femme était
en sabots, mais l'homme avait « ses souliers lacés ». Or, ils
ont déclaré s'être couchés comme tous les soirs à
neuf heures. En arrivant, ce matin, le
juge d'instruction, qui s'était
muni, à
Paris, d'un revolver de même calibre que celui du crime (car
il ne veut pas
toucher au revolver-pièce à conviction), a fait tirer
deux coups de revolver par son greffier dans la «
Chambre Jaune »,
fenêtre et porte fermées. Nous étions avec lui dans la loge
des concierges ; nous n'avons rien entendu... on ne peut rien entendre. Les concierges
ont donc menti, cela ne fait point de doute... Ils étaient prêts
; ils étaient déjà dehors non loin du pavillon ; ils attendaient
quelque chose. Certes, on ne les accuse point d'être les auteurs de l'attentat,
mais leur complicité n'est pas improbable... M. de Marquet les a fait arrêter
aussitôt.
S'ils avaient été complices, dit Rouletabille,
ils seraient arrivés débraillés, ou plutôt ils ne seraient
pas arrivés du tout. Quand on se précipite dans les bras de la justice,
avec sur soi tant de preuves de complicité, c'est qu'on n'est pas complice.
Je ne crois pas aux complices dans cette affaire.
Alors, pourquoi étaient-ils dehors à
minuit ? Qu'ils le disent !...
Ils ont certainement un intérêt à
se taire. Il s'agit de savoir lequel... Même s'ils ne sont pas complices,
cela peut avoir quelque importance. Tout est important de ce qui se passe dans
une nuit pareille... »
Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la
Douve et nous entrions dans cette partie du parc appelée « la Chênaie
». Il y avait là des chênes centenaires. L'
automne avait déjà
recroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et
serpentines semblaient d'affreuses chevelures, des nuds de reptiles
géants
entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête
de Méduse. Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l'été parce
qu'elle le trouvait gai, nous apparut, en cette saison, triste et funèbre.
Le sol était noir, tout fangeux des
pluies récentes et de la bourbe
des feuilles mortes, les troncs des
arbres étaient noirs, le
ciel lui-même,
au-dessus de nos têtes, était en deuil, charriait de gros nuages
lourds. Et, dans cette retraite sombre et désolée, nous aperçûmes
les murs blancs du pavillon. Etrange bâtisse, sans une fenêtre
visible du point où elle nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait
l'entrée. On eût dit un tombeau, un vaste mausolée au fond
d'une
forêt abandonnée... A mesure que nous approchions, nous
en devinions la
disposition. Ce bâtiment prenait toute la lumière
dont il avait besoin, au midi, c'est-à-dire de l'autre côté
de la propriété, du côté de la campagne. La petite
porte refermée sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient trouver là
une prison
idéale pour y vivre avec leurs travaux et leur rêve.
Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon.
Il n'avait qu'un rez-de-chaussée, où l'on accédait par quelques
marches, et un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucune
façon ». C'est donc le plan du rez-de-chaussée dans toute
sa simplicité que je soumets au lecteur.
Il a été tracé par Rouletabille lui-même,
et j'ai constaté qu'il n'y manquait pas une ligne, pas une indication susceptible
d'aider à la solution du problème qui se posait alors devant la
justice. Avec la
légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant,
pour arriver à la vérité, qu'en savait Rouletabille quand
il pénétra dans le pavillon pour la première fois et que
chacun se demandait : « Par où l'assassin a-t-il pu fuir de la
Chambre
Jaune ? »
1. Chambre Jaune, avec son unique fenêtre grillée
et son unique porte donnant sur le laboratoire.
2. Laboratoire, avec ses deux grandes fenêtres grillées et ses portes
; donnant l'une sur le vestibule, l'autre sur la
Chambre Jaune.
3. Vestibule, avec sa fenêtre non grillée et sa porte d'entrée
donnant sur le parc.
4. Lavatory.
5. Escalier conduisant au grenier.
6. Vaste et unique cheminée du pavillon servant aux expériences
de laboratoire.
Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon,
Rouletabille nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à
M. Darzac :
« Eh bien ! Et le mobile du crime ?
Pour moi, monsieur, il n'y a aucun doute à
avoir à ce sujet, fit le fiancé de Mlle Stangerson avec une grande
tristesse. Les traces de doigts, les profondes écorchures sur la poitrine
et au cou de Mlle Stangerson attestent que le misérable qui était
là avait essayé un affreux attentat. Les médecins
experts,
qui ont examiné hier ces traces, affirment qu'elles ont été
faites par la même main dont l'image ensanglantée est restée
sur le mur ; une main énorme, monsieur, et qui ne tiendrait point dans
mon gant, ajouta-t-il avec un amer et indéfinissable sourire...
Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc
pas être la trace des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui,
au moment de s'abattre, aurait rencontré le mur et y aurait laissé,
en glissant, une image élargie de sa main pleine de sang ?
il n'y avait pas une goutte de sang aux mains de Mlle
Stangerson quand on l'a relevée, répondit M. Darzac.
On est donc sûr, maintenant, fis-je, que c'est
bien Mlle Stangerson qui s'était armée du revolver du père
Jacques, puisqu'elle a blessé la main de l'assassin. Elle redoutait donc
quelque chose ou quelqu'un ?
C'est probable...
Vous ne soupçonnez personne ?
Non... », répondit M. Darzac, en regardant
Rouletabille.
Rouletabille, alors, me dit :
Il faut que vous sachiez, mon ami, que l'instruction
est un peu plus avancée que n'a voulu nous le confier ce petit cachottier
de M. de Marquet. Non seulement l'instruction sait maintenant que le revolver
fut l'arme dont se servit, pour se défendre, Mlle Stangerson, mais elle
connaît, mais elle a connu tout de suite l'arme qui a servi à attaquer,
à
frapper Mlle Stangerson. C'est, m'a dit M. Darzac, un « os de mouton
». Pourquoi M. de Marquet entoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère
? Dans le dessein de faciliter les recherches des
agents de la Sûreté
? Sans doute. Il imagine peut-être qu'on va retrouver son propriétaire
parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègre de
Paris, pour se
servir de cet instrument de crime, le plus terrible que la nature ait inventé...
Et puis, est-ce qu'on sait jamais ce qui peut se passer dans une cervelle de
juge
d'instruction ? » ajouta Rouletabille avec une ironie méprisante.
J'interrogeai :
« On a donc trouvé un « os de mouton »
dans la «
Chambre Jaune » ?
Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du
lit ;
mais je vous en prie : n'en parlez point. M. de Marquet nous a demandé
le secret. (Je fis un geste de protestation.) C'est un énorme os de mouton
dont la tête, ou, pour mieux dire, dont l'articulation était encore
toute rouge du sang de l'affreuse blessure qu'il avait faite à Mlle Stangerson.
C'est un vieil os de mouton qui a dû servir déjà à
quelques crimes, suivant les apparences. Ainsi pense M. de Marquet, qui l'a fait
porter à
Paris, au laboratoire municipal, pour qu'il fût analysé.
Il croit, en effet, avoir relevé sur cet os non seulement le sang frais
de la dernière victime, mais encore des traces roussâtres qui ne
seraient autres que des taches de sang séché, témoignages
de crimes antérieurs.
Un os de mouton, dans la main d'un « assassin
exercé », est une arme effroyable, dit Rouletabille, une arme «
plus utile » et plus sûre qu'un lourd marteau.
« Le misérable » l'a d'ailleurs
prouvé, fit douloureusement M. Robert Darzac. L'os de mouton a terriblement
frappé Mlle Stangerson au front. L'articulation de l'os de mouton s'adapte
parfaitement à la blessure. Pour moi, cette blessure eût été
mortelle si l'assassin n'avait été à demi arrêté,
dans le coup qu'il donnait, par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé
à la main, il lâchait son os de mouton et s'enfuyait. Malheureusement,
le coup de l'os de mouton était parti et était déjà
arrivé... et Mlle Stangerson était quasi assommée, après
avoir failli être étranglée. Si Mlle Stangerson avait réussi
à blesser l'homme de son premier coup de revolver, elle eût, sans
doute, échappé à l'os de mouton... Mais elle a saisi certainement
son revolver trop tard ; puis, le premier coup, dans la lutte, a dévié,
et la balle est allée se loger dans le plafond ; ce n'est que le second
coup qui a porté... »
Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte
du pavillon. Vous avouerai-je mon impatience de pénétrer dans le
lieu même du crime ? J'en tremblais, et, malgré tout l'immense intérêt
que comportait l'
histoire de l'os de mouton, je bouillais de voir que notre conversation
se prolongeait et que la porte du pavillon ne s'ouvrait pas.
Enfin, elle s'ouvrit.
Un homme, que je reconnus pour être le père
Jacques, était sur le seuil.
Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une
longue barbe blanche, des
cheveux blancs sur lesquels il avait posé un
béret basque, un complet de velours marron à côtes usé,
des sabots ; l'
air bougon, une figure assez rébarbative qui s'éclaira
cependant dès qu'il eut aperçu M. Robert Darzac.
« Des amis, fit simplement notre guide. Il n'y a personne
au pavillon, père Jacques ?
Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert,
mais bien sûr la consigne n'est pas pour vous... Et pourquoi ? Ils ont vu
tout ce qu'il y avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils en ont fait
assez des dessins et des procès-verbaux...
Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute
autre chose, fit Rouletabille.
Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre...
Votre maîtresse portait-elle, ce soir-là,
les
cheveux en bandeaux, vous savez bien, les
cheveux en bandeaux sur le front
?
Non, mon p'tit monsieur. Ma maîtresse n'a jamais
porté les
cheveux en bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni
les autres
jours. Elle avait, comme toujours, les
cheveux relevés de façon
à ce qu'on pouvait voir son beau front, pur comme celui de l'
enfant qui
vient de naître !... »
Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter
la porte. Il se rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cette
porte ne pouvait jamais rester ouverte et qu'il fallait une
clef pour l'ouvrir.
Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièce assez claire,
pavée de carreaux rouges.
« Ah ! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par
laquelle l'assassin s'est sauvé...
Qu'ils disent ! monsieur, qu'ils disent ! Mais, s'il
s'était sauvé par là, nous l'aurions bien vu, pour sûr
! Sommes pas aveugles ! ni M. Stangerson, ni moi, ni les concierges qui-z-ont
mis en prison ! Pourquoi qui ne m'y mettent pas en prison, moi aussi, à
cause de mon revolver ? »
Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre
et examiné les volets.
« Ils étaient fermés, à l'heure
du crime ?
Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques...
et moi j'suis bien sûr que l'assassin a passé au travers...
Il y a des taches de sang ?...
Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors...
Mais du sang de quoi ?...
Ah ! fit Rouletabille, on voit les pas... là,
sur le chemin... la terre était très détrempée...
nous examinerons cela tout à l'heure...
Des bêtises ! Interrompit le père Jacques...
L'assassin n'a pas passé par là !...
Eh bien, par où ?...
Est-ce que je sais !... »
Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à
genoux et passa rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule.
Le père Jacques continuait :
« Ah ! vous ne trouverez rien, mon p'tit monsieur.
Y n'ont rien trouvé... Et puis maintenant, c'est trop sale... Il est entré
trop de gens ! Ils veulent point que je lave le carreau... mais, le
jour du crime,
j'avais lavé tout ça à grande
eau, moi, père Jacques...
et, si l'assassin avait passé par là avec ses « ripatons »,
on l'aurait bien vu ; il a assez laissé la marque de ses godillots dans
la
chambre de mademoiselle !... »
Rouletabille se releva et demanda :
« Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière
fois ? »
Et il fixait le père Jacques d'un il auquel
rien n'échappe.
« Mais dans la journée même du crime,
j'vous dis !
Vers les cinq heures et demie... pendant que mademoiselle et son
père faisaient un tour de promenade avant de dîner ici même,
car ils ont dîné dans le laboratoire. Le lendemain, quand le
juge
est venu, il a pu voir toutes les traces des pas par terre comme qui dirait de
l'
encre sur du papier blanc... Eh bien, ni dans le laboratoire, ni dans le vestibule
qu'étaient propres comme un sou neuf, on n'a retrouvé ses pas...
à l'homme !... Puisqu'on les retrouve auprès de la fenêtre,
dehors, il faudrait donc qu'il ait troué le plafond de la «
Chambre
Jaune », qu'il ait passé par le grenier, qu'il ait troué le
toit, et qu'il soit redescendu juste à la fenêtre du vestibule, en
se laissant tomber... Eh bien, mais, y n'y a pas de trou au plafond de la «
Chambre Jaune »... ni dans mon grenier, bien sûr !... Alors, vous
voyez bien qu'on ne sait rien... mais rien de rien !... et qu'on ne saura, ma
foi, jamais rien !... C'est un mystère du diable !
Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en
face de la porte d'un petit lavatory qui s'ouvrait au fond du vestibule. Il resta
dans cette position au moins une minute.
« Eh bien ? lui demandai-je quand il se releva.
Oh ! rien de bien important ; une goutte de sang.
Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.
« Quand vous vous êtes mis à laver le
laboratoire et le vestibule, la fenêtre du vestibule était ouverte
?
Je venais de l'ouvrir parce que j'avais allumé
du
charbon de
bois pour monsieur, sur le
fourneau du laboratoire ; et, comme je
l'avais allumé avec des journaux, il y a eu de la fumée ; j'ai ouvert
les fenêtres du laboratoire et celle du vestibule pour faire courant d'
air
; puis j'ai refermé celles du laboratoire et laissé ouverte celle
du vestibule, et puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette
au château et c'est en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures
et demie que je me suis mis à laver les dalles ; après avoir lavé,
je suis reparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfin
pour la derniére fois, quand je suis rentré au pavillon, la fenêtre
était fermée et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà
dans le laboratoire.
M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute
fermé
la fenêtre en
entrant ?
Sans doute.
Vous ne leur avez pas demandé ?
Non !... »
Après un coup d'il assidu au petit lavatory
et à la cage de l'escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour
qui nous semblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire.
C'est, je l'avoue, avec une forte émotion que je l'y suivis. Robert Darzac
ne perdait pas un geste de mon ami... Quant à moi, mes yeux allèrent
tout de suite à la porte de la «
Chambre Jaune ». Elle était
refermée, ou plutôt poussée sur le laboratoire, car je constatai
immédiatement qu'elle était à moitié défoncée
et hors d'usage... les efforts de ceux qui s'étaient rués sur elle,
au moment du drame, l'avaient brisée...
Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode,
considérait, sans dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous
trouvions... Elle était vaste et bien éclairée. Deux grandes
fenêtres, presque des baies, garnies de barreaux, prenaient
jour sur l'immense
campagne. Une trouée dans la
forêt ; une
vue merveilleuse sur toute
la vallée, sur la plaine, jusqu'à la grande ville qui devait apparaître,
là-bas, tout au bout, les
jours de
soleil. Mais, aujourd'hui, il n'y a
que de la
boue sur la terre, de la suie au
ciel... et du sang dans cette
chambre...
Tout un côté du laboratoire était occupé
par une vaste cheminée, par des creusets, par des fours propres à
toutes expériences de chimie. Des cornues, des instruments de physique
un peu partout ; des tables surchargées de fioles, de papiers, de dossiers,
une machine électrique... des piles... un appareil, me dit M. Robert Darzac,
employé par le professeur Stangerson « pour démontrer la dissociation
de la matière sous l'action de la lumière solaire », etc.
Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines
ou armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils photographiques
spéciaux, une quantité incroyable de cristaux...
Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée.
Du bout du doigt, il fouillait dans les creusets... Tout d'un coup, il se redressa,
tenant un petit morceau de papier à moitié consumé... Il
vint à nous qui causions auprès d'une fenêtre, et il dit :
« Conservez-nous cela, Monsieur Darzac. »
Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac
venait de prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls
mots qui restaient lisibles :
presbytère rien perdu charme,
ni le jar de son éclat.
Et, au-dessous : « 23
octobre. »
Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés
venaient me
frapper, et, pour la deuxième fois, je vis qu'ils produisaient
sur le professeur en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soin
de M. Darzac fut de regarder du côté du père Jacques. Mais
celui-ci ne nous avait pas vus, occupé qu'il était à l'autre
fenêtre... Alors, le fiancé de Mlle Stangerson ouvrit son portefeuille
en tremblant, y serra le papier, et soupira : « Mon
Dieu ! »
Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans la cheminée
; c'est-à-dire que, debout sur les briques d'un
fourneau, il considérait
attentivement cette cheminée qui allait se rétrécissant,
et qui, à cinquante centimètres au-dessus de sa tête, se fermait
entièrement par des plaques de fer scellées dans la brique, laissant
passer trois tuyaux d'une quinzaine de centimètres de diamètre chacun.
« Impossible de passer par là, énonça
le jeune homme en sautant dans le laboratoire. Du reste, s'« il »
l'avait même tenté, toute cette ferraille serait par terre. Non !
Non ! ce n'est pas de ce côté qu'il faut chercher...
Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes
d'armoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres qu'il déclara infranchissables
et « infranchies ». A la seconde fenêtre, il trouva le
père Jacques en contemplation.
« Eh bien, père Jacques, qu'est-ce que vous
regardez par là ?
Je r'garde l'homme de la police qui ne cesse point
de faire le tour de l'étang... Encore un malin qui n'en verra pas plus
long qu'les autres !
Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan,
père Jacques ! dit Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie,
sans cela vous ne parleriez pas comme ça... S'il y en a un ici qui trouve
l'assassin, ce sera lui, faut croire ! »
Et Rouletabille poussa un soupir.
« Avant qu'on le retrouve, faudrait savoir comment
on l'a perdu !... répliqua le père Jacques, têtu.
Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «
Chambre Jaune ».
« Voilà la porte derrière laquelle il
se passait quelque chose ! » fit Rouletabille avec une solennité
qui, en toute autre circonstance, eût été comique.