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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






CINQUIÈME ÉPISODE – LE SECRET DE L'ÎLE DES PENDUS
I – Le chercheur de sensations rares

Il était deux heures du matin.

      Les clients du Lapin Rouge, un cabaret situé près des Halles centrales et fréquenté seulement par la lie de la population parisienne, se pressaient tumultueusement dans la grande salle du rez-de-chaussée. L'absinthe et le vin blanc coulaient à flots sur le comptoir de zinc autour duquel se bousculaient, confusément mêlés, les souteneurs aux cravates voyantes, au regard oblique et luisant, et les honnêtes travailleurs qui s'occupent chaque nuit du déchargement des légumes et des primeurs.

      Il y avait là des chiffonniers dont la carriole attelée d'un âne étique attendait dans la rue, des ramasseurs de bouts de cigare à la besace de toile gonflée de « mégots », des camelots chargés d'un pesant rouleau de journaux du soir, des Arabes et des nègres, marchands d'olives, de pistaches ou de bijoux en toc, des mendiants qui comptaient dans un coin les sous de la recette quotidienne ; race nocturne et fantastique qui ne sort de ses tanières qu'après le soleil couché et qui ne se trouve à l'aise que dans les ténèbres.

      Trognes rubicondes ou faces blafardes, tout ce monde riait, chantait, sifflait, faisait tapage, aux accents de la guitare qu'une musicienne en guenilles faisait bourdonner vaguement, en dépit des défenses du patron ; tout ce monde aussi mangeait de grand appétit des saucisses arrosées de vinaigre, de cornets de frites ou des portions de rosbif chevalin d'un rose appétissant. C'était un vacarme étourdissant, une cohue grouillante qui faisait songer aux antiques sabbats.

      Du seuil de la porte, un personnage, dont la maigreur se drapait dans une ample pèlerine à carreaux jaunes et bleus et que coiffait un feutre cavalièrement relevé sur l'oreille, contempla quelque temps ce tableau avec le sourire d'un philosophe, mais un sourire jeune pourtant et naïf encore, malgré ses longs cheveux gris et sa barbe broussailleuse. Mais il aperçut sous un auvent une marchande de soupe en plein vent fort occupée à servir sa guenilleuse clientèle et, machinalement, il se prit à fredonner les couplets d'une vieille chanson du Quartier latin (4) :

Lorsque le matin aux Halles on se rue
Et qu'on sent monter des graisseux pavés
L'odeur de lilas, l'odeur de morue,
Vers ton grand banquet, ô soupe à deux sous,
Nous débarquons tous, nous, les décavés !

      L'inconnu secoua mélancoliquement la tête comme pour chasser des souvenirs importuns, puis après un moment d'hésitation – et non sans avoir vérifié la présence d'une pièce de cinq francs dans la poche de son gilet –, il pénétra dans le bouge, se fraya un passage à travers la malodorante cohue et alla s'asseoir à une des poisseuses tables de marbre qui occupaient le fond de la salle.

      – Je commence à avoir une faim de tous les diables, murmura-t-il en aparté, et, se penchant par l'huis entrebâillé de la cuisine, il appela d'une voix forte :

      – Emile !

      Un garçon aux épaules d'athlète, au front bas, au cou de taureau, se montra chargé de bouteilles et de plats.

      – Voilà, monsieur, que faut-il servir à monsieur ?

      – Vous me donnerez un rosbif bien saignant, des pommes frites, une chopine et deux sous de pain.

      – Et une serviette ?

      – Bien sûr.

      L'inconnu, aussitôt servi, se mit à manger de grand appétit.

      A ce moment, une auto de haut luxe s'arrêta devant l'assommoir ; il en descendit un gentleman d'une impeccable correction, le monocle à l'œil, une orchidée à la boutonnière, qui, silencieusement, alla s'asseoir à côté de l'homme à la pèlerine.

      Le nouveau venu offrait une physionomie d'une régularité parfaite, sa face entièrement rasée avait le pur profil d'une médaille antique, mais il était d'une pâleur mortelle ; ses yeux verts ne jetaient que de ternes lueurs, et ce beau visage exprimait une profonde indifférence ; il semblait figé dans une impassibilité marmoréenne que rien ne devait être capable d'émouvoir.

      Avec des ricanements où il y avait pourtant quelque chose qui ressemblait à du respect, les miséreux s'étaient écartés en murmurant :

      – Tiens, milord Bamboche !

      Et ils regardaient avec des yeux allumés de cupidité ses doigts chargés de bagues et les grosses perles qui lui servaient de boutons de chemise.

      Un silence impressionnant régna quelque temps dans le cabaret, puis, à voix basse, les conversations reprirent peu à peu.

      Celui qu'on avait appelé milord Bamboche n'avait pas paru un seul instant se douter de l'attention dont il était l'objet. Emile, le garçon, sans attendre qu'on lui en donnât l'ordre, apporta respectueusement une bouteille de champagne que l'étrange consommateur se mit à déguster à petites gorgées, après avoir allumé un havane bagué d'or qu'il tira d'une boîte enrichie de pierres précieuses.

      Le dîneur solitaire ne put s'empêcher de jeter un regard curieux sur ce voisin inattendu qui paraissait aussi à l'aise, aussi tranquille dans ce bouge, où les meurtres n'étaient pas rares, que s'il se fût trouvé dans le fumoir du château que – sans nul doute – il devait posséder quelque part. Milord Bamboche contemplait tranquillement la foule des loqueteux qui reniflaient avidement l'odorant parfum du régalia.

      – Drôle de type ! grommela l'homme à la pèlerine ; quelque excentrique, sans doute.

      Son modeste repas était terminé ; il appela le garçon et lui remit négligemment son unique pièce de cinq francs.

      Emile avait derrière son oreille un bout de crayon et additionnait sur le marbre de la table.

      – Soixante de portion, dix de pain, dix de serviette, trente de vin, ça fait vingt-deux sous !

      Emile, pour rendre la monnaie, avait pris la pièce entre ses dents, mais, d'un geste brutal, il la rejeta sur le marbre où elle rendit un son mat.

      – Vieux farceur, ricana-t-il, elle est en plomb, la thune, et moi qui ne me méfiais pas... C'est qu'il a failli me faire le coup !

      L'homme était devenu blême.

      – C'est que, monsieur Emile, bégaya-t-il en baissant la tête, je n'ai pas d'autre argent... je... j'ai été trompé tout le premier.

      – Y a pas de m'sieu Emile ! Tout ça, c'est des blagues. Aboule tes vingt-deux ronds ou j'appelle le sergot qui est au coin. Quand on n'a pas de galette, on ne croûte pas ; moi, je n'connais que ça...

      Le malheureux, dont la bonne foi était évidente, paraissait en proie à un tremblement convulsif. Il jetait autour de lui des regards suppliants et désespérés d'un chien qui se noie, mais il ne rencontrait autour de lui que des faces hostiles, implacables, des miséreux : tous prenaient parti pour le garçon.

      – Emile a raison, bien sûr, murmuraient-ils. Le vieux ira finir sa nuit au poste, c'est bien fait !...

      Le patron, qui trônait derrière le zinc, lança d'une voix bourrue :

      – Allons, oust, finissons-en ; ces histoires-là, ça arrête la consommation. Emile, allez chercher un agent et vivement !

      A ce moment, milord Bamboche, qui avait observé toute cette scène sans qu'un muscle de son visage tressaillît, jeta un louis sur la table.

      – Payez-vous, fit-il, et laissez ce gentleman tranquille.

      Personne ne broncha. Emile rendit la monnaie avec un sourire obséquieux, pendant que milord Bamboche, imposant silence d'un geste aux remerciements de son obligé, lui disait de sa voix blanche, éteinte et comme lointaine :

      – Inutile de me remercier, monsieur, ce que je fais est tout simple, il peut arriver à tout le monde de recevoir une fausse pièce.

      – Monsieur, balbutia l'homme dont le visage s'était couvert d'une rougeur de honte, je suis confus de cette aventure...

      – N'insistez pas, répliqua milord Bamboche avec le même geste impérieux. Garçon, du champagne et une coupe pour monsieur... (Et il répéta interrogativement :) Pour monsieur ?

      – Agénor Marmousier.

      – Le poète ?

      – Lui-même.

      Milord Bamboche manifesta, cette fois, quelque étonnement.

      – Extraordinaire ! fit-il. Je me nomme, moi, lord Astor Burydan.

      – Le millionnaire excentrique ?

      – Yes. Le même que la canaille française a surnommé milord Bamboche... Mais, pardonnez ma franchise, comment se fait-il que je vous rencontre dans un état de fortune si peu digne de votre talent ? En Angleterre, vous seriez poète-lauréat, avec une pension royale !

      Très simplement, très dignement aussi, Agénor expliqua qu'en France, les poètes étant fort mal payés, la gloire et la richesse marchaient rarement de pair. Ses vers étaient admirés, mais il restait pauvre. Il reconnut, d'ailleurs, avec franchise, que c'était un peu de sa faute s'il n'avait pas su monnayer son génie ; il manquait de cette habileté pratique, de cet entregent qui est l'apanage des médiocres ; puis il était fier et, aussi, il en convint, ami du loisir.

      Milord Bamboche, toujours impassible, l'avait écouté jusqu'au bout, réfléchissant.

      – Confidence pour confidence, lui répondit-il, mon cher poète ; moi, je me suis toujours ennuyé et je m'ennuie toujours et partout. J'ai vainement essayé de me distraire par toutes sortes d'excentricités, rien n'y a fait.

      – Les excentricités, c'est toujours intéressant, c'est une des formes de la poésie lyrique, en somme !

      – Le lendemain du jour où je fus mis en possession de ma fortune, je donnai un thé sous-marin, dans une cloche à plongeur ; le jour suivant, je conviai à un banquet deux cents vidangeurs et leurs épouses ; la tenue de rigueur était, pour les hommes, le smoking et les bottes de travail, pour les dames, le décolleté.

      – Pas mal ! fit le poète en souriant.

      – Le banquet eut un certain retentissement. Le lendemain, j'épousai en aéroplane une princesse nègre. J'avais exigé que le ministre qui devait bénir notre union se tînt à la dernière plate-forme du clocher de son église, brillamment illuminée pour la circonstance.

      – De mieux en mieux.

      – Cette union eut aussi un certain retentissement, continua lord Bamboche d'un air ennuyé. Le jour suivant, je pénétrai avec ma jeune épouse dans la cage d'un lion d'Abyssinie que j'abattis à coups de revolver après une lutte émouvante, puis, séance tenante, en présence d'une foule enthousiaste, j'écorchai l'animal et transformai sa chair en saucissons appétissants que je distribuai gratis aux spectateurs.

      – C'était là une véritable leçon de choses.

      – Le lendemain, j'avais à assister aux obsèques d'une de mes tantes, lady Esther Burydan. Je suivis son cercueil en pleurant. J'avais revêtu pour cette solennité familiale un maillot de soie noire, semé de larmes blanches. Vingt de mes domestiques de confiance me suivaient, également costumés en clowns, et couronnés de funèbres violettes...

      Le poète Agénor Marmousier eut un éclat de rire sonore.

      – Vous êtes vraiment, milord, s'écria-t-il, un homme admirable ! Je vous dédierai une de mes poésies. En attendant, permettez-moi de boire à votre santé !

      – Je vous rase, murmura lord Burydan d'un ton maussade.

      – Pas du tout, je vous assure. Vos excentriques trouvailles me causent une véritable joie. Continuez, je vous en prie ; il y a longtemps que je n'ai ri d'aussi bon cœur !...

      – Vous êtes fort indulgent. Peu de temps après, j'organisai les dîners automobiles et musicaux à l'usage des prolétaires et des déshérités de la fortune. A midi moins un quart, sept énormes automobiles partaient de la cour de mon hôtel. La première contenait trente musiciens jouant à tour de bras le God save the King, le Sweet Home, le Rule Britannia et d'autres mélodies classiques chères à tous les cœurs anglais. La seconde était chargée de trois mille kilogrammes de rosbif saignant, la troisième était constituée par une gigantesque marmite renfermant de l'oie aux navets et aussi grosse qu'une locomotive.

      – Je vous suis avec l'attention la plus palpitante...

      – La quatrième auto offrait de vastes baquets de pommes de terre fumantes, et le chauffeur était en robe de chambre. La cinquième supportait un plum-pudding gros comme une maison, que flanquaient deux laquais armés de sabres d'abordage !

      – Pour servir ?

      – Parbleu ! L'auto qui suivait était chargée de fromages de Chester, et la dernière de superbes pommes du Canada.

      – Ce devait être un cortège appétissant ?

      – Tout ce qu'il y a de plus apéritif ! A chaque carrefour, la musique exécutait un air national, puis la foule s'approchait et chacun recevait sa part de ce lunch, somme toute très confortable. Puis, nouvelle aubade et départ pour un autre carrefour.

      – Cela devait coûter gros ?

      – Une bagatelle. Je suis très riche. J'ai essayé déjà de me ruiner. J'y ai renoncé !...

      – Et comment ont fini les banquets automobiles et musicaux ?

      – Mal ! La populace a pillé mes chars culinaires et j'ai été moi-même, une fois, presque lapidé par les pommes du dessert et les « potatoes » toutes chaudes qui accompagnaient le rosbif que j'avais payé... Après l'échec lamentable de cette tentative, je me suis fait enterrer vivant, puis j'ai donné un bal de croque-morts et de nourrices, le noir et le blanc, la Vie et la Mort !... C'était superbe !... Et maintenant je m'ennuie !...

      Lord Bamboche bâilla comme un tigre, puis commanda une troisième bouteille de champagne.

      – Je crains que ma faible cervelle, balbutia le poète Agénor, ne puisse supporter...

      Mais milord ne l'écoutait plus, il venait de rappeler le garçon, et, de son air éternellement las et ennuyé :

      – Emile, dit-il nonchalamment, apportez-moi cent mètres de boudin.

      Emile crut avoir mal entendu et se redressa tout effaré.

      – Vous dites ? bégaya-t-il.

      – Parfaitement, cent mètres de boudin, qualité supérieure ; je paie comptant, seulement je tiens à une chose, c'est que le boudin soit d'un seul morceau.

      – Mais, milord...

      – Arrangez-vous ! Faites des stoppages à la peau des boudins, employez s'il le faut un raccordeur de boudins ! Mais si, dans dix minutes, je ne suis pas servi, je ne remettrai plus les pieds dans cette baraque !

      Emile, après s'être concerté quelque temps avec le patron tout aussi effaré que lui, s'était élancé au-dehors comme s'il eût eu le diable à ses trousses.

      Un grand silence s'était fait dans la taverne. Très calme, milord Bamboche avait pris un autre havane bagué d'or, puis, ayant placé son chronomètre à côté de lui, il attendait.

      Le poète Agénor se sentait rajeuni de vingt ans ; jamais il n'avait été à pareille fête.

      La neuvième minute ne s'était pas écoulée qu'une gigantesque rumeur s'éleva. Dans la brume du matin une file d'hommes s'avançaient, jeunes et joufflus comme de vrais garçons charcutiers qu'ils étaient, et portant sur les épaules un interminable câble noir. En tête, Emile s'avançait la face rayonnante d'un juste orgueil.

      – Milord est servi, dit-il simplement.

      – Bien, donnez-moi un couteau.

      Gravement milord coupa un minuscule morceau de boudin et le goûta, au milieu d'un profond silence.

      – Il n'est pas mauvais ! prononça-t-il, et maintenant...

      Au-dehors, on entendait les rumeurs d'une multitude sans cesse accrue et que trois escouades de sergents de ville, accourus au pas de gymnastique, n'arrivaient pas à dissiper.

      – Maintenant, reprit l'Anglais, Emile distribuera, à toutes les personnes qui en feront la demande, vingt-cinq centimètres de boudin et une coupe de champagne. Avez-vous un double décimètre, Emile ?

      – Vive milord Bamboche ! hurla la foule.

      La distribution commença dans le plus grand ordre, mais à ce moment un commissaire de police, ceint de son écharpe, entra dans la salle. Il avait l'air furieux.

      – Milord, commença-t-il, vous m'aviez pourtant promis d'être sage. Vous causez une véritable émeute. Je vais me voir forcé de vous mettre en état d'arrestation.

      L'Anglais le prit de très haut.

      – Je ne commets là, monsieur, aucun délit, déclara-t-il d'un ton rogue, je veux seulement donner au bon peuple de Paris une preuve – comestible – des sympathies britanniques ! Je veux resserrer l'entente cordiale, et si cent mètres ne suffisent pas, eh bien ! qu'on en fasse venir deux cents !

      Après de longs pourparlers, le commissaire se résigna à faire établir un service d'ordre et la distribution continua au milieu des vivats d'une foule idolâtre.

      Mais déjà milord Bamboche s'était levé, avait jeté au garçon deux ou trois billets bleus, puis se tournant vers Agénor :

      – Allons-nous-en, partons, fit-il, je m'ennuie.

      Le poète, qui croyait vivre quelque rêve absurde et merveilleux, suivit sans mot dire son nouvel ami. Tous deux, grâce à la protection des agents, purent monter dans l'auto qui attendait à quelque distance et qui partit en quatrième vitesse.

      Ils avaient déjà laissé derrière eux l'Opéra, la Trinité et descendaient l'avenue de Clichy avec la rapidité d'un bolide, lorsque Agénor demanda timidement où on allait.

      – Chez moi, répondit l'Anglais d'un air absent.

      L'auto venait de franchir l'enceinte des fortifications.

      – C'est que..., murmura le poète un peu inquiet.

      – Soyez sans crainte. Voici la proposition que je vous fais. Vous êtes un poète et, comme tel, vous êtes homme d'imagination.

      – Eh bien ?

      – Empêchez-moi de m'ennuyer, trouvez-moi des sensations neuves, placez-moi dans des situations extraordinaires et périlleuses, en un mot, soyez l'auteur de la pièce dont je serai l'acteur et qui sera ma vie. Tâchez de réaliser pour moi l'impossible...

      – Mais comment pourrai-je ?

      – Je vous ouvre un crédit illimité. Vous pourrez dépenser autant qu'il vous plaira pourvu que vous arriviez à mettre en fuite le hideux fantôme de la Neurasthénie. D'ailleurs, vous fixerez vous-même le chiffre de vos appointements.

      – Mais si je ne réussis pas ?

      – Eh bien, tant pis ! mais je suis sûr que vous réussirez.

      Agénor était violemment tenté. Quelles fêtes magnifiques, quelles admirables solennités artistiques ne pourrait-il pas organiser grâce aux millions de cet excentrique, qui semblait tombé du ciel, uniquement pour réaliser ses rêves les plus fous.

      L'auto traversait en coup de vent les rues endormies de Clichy.

      – Est-ce conclu ? demanda l'Anglais avec impatience.

      – Eh bien, soit ! dit Agénor, j'accepte, mais j'entends avoir toute liberté dans le choix des moyens que j'emploierai ; il ne faudra vous étonner de rien.

      – Entendu !

      – Je vous promets que vous aurez des émotions, soyez tranquille. Ah ! j'oubliais, j'ai laissé quelques manuscrits dans la chambre de l'hôtel que j'habite, près du Panthéon...

      – On ira chercher vos manuscrits... on payera vos dettes si vous en avez, mais à partir de maintenant vous êtes en fonctions. Voici un carnet de chèques en blanc, et surtout ne regardez pas à l'argent, j'ai horreur de la parcimonie.

      L'auto avait stoppé brusquement sur les bords de la Seine. Le long du quai, la fine silhouette d'un yacht se profilait dans la pénombre matinale.

      – Vous êtes chez moi, dit milord Bamboche en aidant son hôte à franchir la passerelle. Bonne nuit et tâchez de trouver quelque idée neuve.

      – Bonne nuit, milord, soyez sans crainte à ce sujet.

      Un domestique bien stylé conduisit le poète jusqu'à une luxueuse cabine et se retira après lui avoir demandé respectueusement s'il n'avait besoin de rien.

      Agénor se jeta tout habillé sur la couchette d'érable et de mahony et ne tarda pas à dormir à poings fermés.

      Quand il se réveilla le lendemain, il eut quelque peine à se rendre compte de l'endroit où il se trouvait, ses idées étaient encore brouillées par les fumées du champagne et il se pinçait jusqu'au sang pour se prouver à lui-même qu'il ne rêvait pas. A mesure qu'il se rappelait toutes les scènes qui s'étaient déroulées dans le cours de la nuit précédente, il poussait des exclamations d'émerveillement.

      Sa surprise fut au comble quand il aperçut, bien en vue sur le guéridon de la cabine, la serviette de maroquin qui contenait ses poésies inédites et qui, magiquement, avait été apportée là.

      A ce moment, le domestique entra, portant un complet de gentleman qui allait parfaitement à la taille d'Agénor, des chemises de tussor, des bottines de peau de porc, tout un attirail élégant, sans oublier un portefeuille de cuir de Russie qui renfermait le fameux carnet de chèques en blanc.

      Le poète n'en revenait pas ; il se résigna pourtant à prendre son parti de sa fantastique aventure. Après avoir fait une assez longue station dans la salle de bains qui attenait à la cabine, il se revêtit du complet bleu-marine, délaissant sans regret sa pèlerine à rayures jaunes et bleues, et il monta sur le pont.

      Là, il demeura ébahi. Pendant qu'il dormait, le yacht avait fait route, les clochers étincelants de la ville de Rouen se dessinaient dans le lointain et les rives de la Seine apparaissaient, verdoyantes, avec leur décor de châteaux et de ruines pittoresques.

      Le poète contempla quelque temps avec recueillement l'admirable paysage. Il lui semblait qu'une âme nouvelle était entrée en lui ; des chansons lui montaient aux lèvres, il aspirait avec délice l'air pur, embaumé d'une odeur de feuillage et d'eau fraîche, et son cœur était pénétré d'une profonde reconnaissance pour le lord neurasthénique qui, tout à coup, était entré dans son existence humble et besogneuse, comme un génie des contes de fées.

      – Lord Burydan, songea-t-il, est, malgré ses airs lugubres, un brave compagnon ; il a eu là une fameuse idée. Il s'agit maintenant de lui montrer de quoi je suis capable. Il veut avoir des sensations extraordinaires. Eh bien ! il en aura...

      Le poète se frotta les mains, les idées originales lui venaient en foule, il se sentait inspiré ; à ce moment, un stewart, cérémonieux et correct comme un vieux diplomate, vint lui annoncer que le lunch était servi.

      Agénor descendit joyeusement à la salle à manger du yacht, où déjà son hôte l'avait précédé.


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(4)  La soupe à deux sous, du regretté poète Dalibard.




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