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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






TROISIÈME ÉPISODE – LE SCULPTEUR DE CHAIR HUMAINE
I – Le coup de main

Huit hommes aux barbes hirsutes, à la mine patibulaire, étendus paresseusement autour d'un grand feu de broussaille, fumaient en silence de courtes pipes de terre bleue pendant qu'un mouton, embroché d'une longue baguette posée en équilibre sur deux branches fourchues, achevait de se dorer devant la flamme.

      L'endroit où ils se trouvaient était une gorge sauvage de la sierra californienne, qu'entouraient de toutes parts des amoncellements de rocs abrupts couverts d'une maigre végétation. D'une caverne s'échappait un mince filet d'eau vive, près duquel étaient entassés pêle-mêle des bouteilles de grès pleines de vin et de whisky, des carabines, des sabres, des pioches et des pelles, des cordages et toutes sortes d'objets hétéroclites.

      On n'eût pu savoir de prime abord si l'on se trouvait en présence d'un campement de chercheurs d'or ou d'un repaire de bandits.

      C'était la seconde hypothèse qui se fût trouvée exacte. Le « Black-Cañon » – c'était le nom dont le ravin avait été baptisé à cause de la sombre couleur de ses rochers de basalte – servait depuis longtemps de retraite à une bande de ces rôdeurs que l'on appelle des « tramps ».

      Les tramps sont les trimardeurs du Nouveau Monde, errant sans cesse d'Etat en Etat, travaillant quelques semaines dans les mines ou dans les grandes exploitations agricoles pour repartir ensuite au hasard, suivant le gré de leur caprice ; mais, en France, les chemineaux sont presque toujours des vagabonds inoffensifs, ne se livrant qu'à des rapines insignifiantes. Il n'en est pas de même en Amérique où les villes sont souvent à une énorme distance l'une de l'autre, et où il existe d'immenses espaces déserts, et les tramps forment fréquemment des troupes d'audacieux voleurs de grand chemin.

      L'autorité centrale se trouve à peu près désarmée contre eux. Ils arrêtent les trains, pillent et incendient les fermes isolées, détroussent les voyageurs, et dans les immenses solitudes de l'Ouest constituent un redoutable péril. Quelquefois même, ils forment des associations parfaitement organisées qui terrorisent et rançonnent toute une région.

      C'était à une de ces associations qu'appartenaient les huit personnages en ce moment groupés dans le Black-Cañon.

      Tous portaient le même costume : chapeau de feutre à larges bords, veste et culotte flottantes de velours à côtes ou de gros drap et fortes bottes montant jusqu'au genou, sans oublier des ceintures de couleurs voyantes dans lesquelles étaient passés des revolvers de gros calibre et de longs couteaux appelés « bowie-knife ».

      Tous semblaient attendre avec impatience que le rôti fût à point.

      – Je crois que nous pouvons nous mettre à table, déclara tout à coup un des tramps, un homme de carrure athlétique et dont la barbe grise lui descendait jusqu'à la ceinture ; pour mon compte, je me sens une faim de tous les diables !

      Donnant l'exemple, Slugh – c'est ainsi que se nommait l'homme à la longue barbe – tira son bowie-knife, se tailla une large tranche de mouton saignant qu'il étala sur un morceau de biscuit, et se mit à manger à belles dents. Les autres l'imitèrent et bientôt le corps de l'animal ne présenta plus qu'une carcasse presque aussi bien nettoyée que si les grands vautours roux, qu'on voyait tournoyer au-dessus des cimes, s'étaient chargés de la besogne.

      Quand tout le monde se fut rassasié et que la bouteille de whisky eut circulé de main en main, on ralluma les pipes, chargées de ce dur tabac de bûcheron qu'on appelle le « log-cabin », et l'on causa :

      – Je crois, dit Slugh en observant le ciel où s'amassaient de gros nuages cuivrés, qu'avant ce soir il tombera une fameuse averse ; ce serait une veine.

      – Pourquoi cela ? fit un jeune tramp aux cheveux rouges, qui répondait au nom de Jackson.

      – Parce qu'une bonne pluie doublerait nos chances, répondit Slugh sentencieusement. S'il pleut seulement deux heures, la fondrière du défilé deviendra impraticable.

      – Alors, c'est pour aujourd'hui le grand coup ? demanda un autre, tu as reçu des ordres ?

      – Oui, fit Slugh en tirant orgueilleusement de sa poche un papier graisseux couvert de signes hiéroglyphiques, voici une lettre qu'un cow-boy m'a remise ce matin pendant que je faisais ma tournée dans la montagne. Elle est signée de la « Main Rouge » et elle émane du chef.

      Il y eut à ces mots un profond silence, fait de respect et de curiosité. Les sept tramps s'étaient rapprochés de Slugh, impatients de savoir.

      – De quoi s'agit-il exactement ? demanda Jackson.

      – Hier et ce matin même, reprit Slugh gonflé de son importance, je n'aurais rien pu vous dire ; aujourd'hui, c'est différent, je vais vous donner tous les détails. Vous avez vu passer, il y a une quinzaine de jours, un chariot attelé de quatre chevaux et escorté par une douzaine de cow-boys armés et de policemen à cheval.

      – Oui, répondit Jackson, et nous nous sommes demandé pourquoi tu nous défendais de l'attaquer ; pour que ce chariot fût ainsi escorté, il devait contenir quelque chose de précieux.

      – Il ne contenait rien du tout ; seulement, aujourd'hui, il repasse par le même chemin, dans le défilé au pied du Black-Cañon, et aujourd'hui – suivez-moi avec attention – il est chargé d'or !...

      Les prunelles des bandits étincelèrent de convoitise sous leurs sourcils embroussaillés.

      – Oui, reprit Slugh, il contient le produit des fermages des trois grands domaines situés de l'autre côté de la sierra et qui appartiennent, vous le savez, au milliardaire William Dorgan, celui qui partage avec le fameux Fred Jorgell les trusts du maïs et du coton. Oh ! je suis renseigné, je sais même que c'est un des fils de W. Dorgan qui est à la tête de l'escorte...

      – Quant à celui-là ! fit un des bandits en faisant le geste d'épauler une carabine.

      – Eh bien, non, c'est ce qui te trompe, s'écria Slugh avec vivacité ; il faut faire en sorte que Joë Dorgan ne reçoive pas la moindre blessure. Il doit être pris vivant, il paraît que sa capture est la partie la plus importante de l'expédition. Il vaudrait même mieux laisser partir l'argent et les policemen que ne pas s'assurer de sa personne. Est-ce compris ?

      Les sept tramps firent de la tête un signe d'assentiment, mais ils demeuraient songeurs.

      A ce moment même, quelques larges gouttes d'eau volèrent dans l'air, et bientôt une grosse pluie d'orage se mit à tomber. Les tramps durent chercher un refuge dans la grotte qui leur servait de magasin.

      Là, les carabines et les revolvers furent minutieusement vérifiés et chargés, et Slugh s'assura par lui-même que chacun de ses hommes possédait une provision suffisante de cartouches.

      La pluie était devenue torrentielle. Du feu, il ne restait plus que quelques tisons noircis que les cascades, tombées du haut du rocher, emportaient vers le bas de la vallée.

      Slugh se frottait les mains.

      – Toute cette eau-là, s'écria-t-il, va s'amasser dans les fondrières du défilé, le chariot ne sortira jamais de là...

      Tout à coup, dominant le bruit de la rafale, trois coups de carabine retentirent, longuement répercutés par les échos de la montagne.

      Slugh était devenu légèrement pâle.

      – Le signal des chefs, murmura-t-il, il faut que je m'en aille !

      – Quand reviendras-tu ? demanda Jackson quelque peu ému, lui aussi.

      – Je ne sais pas !... Attendez-moi ! Ne faites rien avant mon retour...

      En un clin d'œil, il avait mis en bandoulière sa carabine, jeté sur ses épaules un ample manteau mexicain et avait rabattu son chapeau sur ses yeux. Puis il se glissa dans l'entrebâillement des rocs basaltiques et disparut.

      Restés seuls et regardant tomber la pluie qui embuait d'un voile grisâtre le paysage désolé, les tramps demeurèrent silencieux, en proie à une vague inquiétude.

      Chacun d'eux éprouvait le besoin de parler et nul n'osait prendre la parole le premier. A la fin, un vieux tramp, nommé Bishop, dit d'une voix lente :

      – J'ai connu, il n'y a pas bien des années, un Dorgan qui était aussi le fils d'un milliardaire, mais il ne se nommait pas Joë, il s'appelait Harry.

      – Ce n'est pas le même, fit Jackson, c'est son frère. Je sais, moi, que le milliardaire William Dorgan a deux fils, Harry et Joë.

      – C'est Harry que j'ai connu, l'ingénieur. Il dirigeait à ce moment l'usine électrique de Jorgell-City où j'ai travaillé. C'était un brave gentleman. Cela m'ennuierait qu'il arrivât malheur à son frère.

      – Puisque, précisément, il est ordonné de ne pas lui faire le moindre mal... Tu peux dormir tranquille...

      La conversation en resta là et personne n'essaya de la ranimer. La nuit commençait à venir et la pluie ne cessait pas. Les tramps se demandaient avec un étrange malaise ce qu'était devenu leur chef, et leur inquiétude allait croissant, lorsque Slugh parut. Il était ruisselant de pluie des pieds à la tête, mais il avait la mine radieuse.

      – Tout va bien, s'écria-t-il, mais nous n'avons pas de temps à perdre. Il faut pourtant casser la croûte, l'attente peut être longue. Défoncez une boîte de conserve, mangez un morceau de bœuf sur le pouce, un coup de whisky, et en route.

      Slugh fut ponctuellement obéi. En un clin d'œil les tramps furent restaurés, équipés, prêts à partir. Le retour de leur chef et la bonne humeur dont il faisait preuve les avaient animés d'une nouvelle ardeur, cependant personne n'avait osé lui poser des questions.

      Dans l'eau jusqu'à mi-jambes, les huit bandits suivirent quelque temps la pente raboteuse du Black-Cañon que la pluie avait rendue semblable au lit d'un torrent ; ils franchirent un amas de rochers bizarrement tourmentés et débouchèrent dans un défilé, bordé à droite et à gauche par d'imposantes murailles de basalte.

      – Il n'y a pas d'autre chemin, déclara Slugh, ils sont obligés de passer par le défilé, et là, nous les tenons ! Quand ils se seront engagés dans la fondrière, je les défie de faire un pas de plus !...

      C'est ce moment-là qu'il faut attendre pour attaquer. Alors vous ouvrirez le feu en tirant d'abord sur les chevaux.

      – Well, fit Jackson, mais comment reconnaîtrons-nous Joë Dorgan, il pourrait bien arriver que sans vouloir le faire exprès...

      – Jamais ! s'écria Slugh embarrassé de l'objection. Je ne vois pas trop comment faire. Il faudrait tâcher de le reconnaître à son costume !

      – Il me semble qu'il y a un moyen bien simple, c'est de tirer d'abord sur les policemen ; il n'y a pas moyen de se tromper à cause des uniformes.

      – Oui, c'est cela... Ah ! encore une chose que j'oubliais. Deux envoyés de la Main Rouge prendront peut-être part à l'affaire ; il faudra faire en sorte de ne pas tirer sur eux.

      Slugh répéta plusieurs fois à chacun de ses hommes en particulier ces minutieuses recommandations, puis il les disposa lui-même chacun dans une anfractuosité du roc où, à travers la profonde obscurité, encore augmentée par la pluie, il était impossible de les apercevoir.

      Une heure s'écoula lentement ; dans les trous où ils étaient embusqués, les tramps sentaient la fatigue et l'engourdissement s'emparer d'eux. Slugh était prodigieusement énervé, il remarquait avec colère que la pluie tombait un peu moins fort.

      – Quelle guigne, grommelait-il entre ses dents, pour peu que le convoi tarde encore, il fera clair de lune et l'eau aura eu le temps de s'écouler !...

      L'impatience commençait à le gagner quand, tout à coup, il distingua le bruit sourd d'un galop de chevaux.

      Un quart d'heure encore s'écoula, le bruit se rapprochait, une masse sombre, flanquée de deux lueurs rougeâtres qui étaient celles des lanternes, se silhouetta dans la brume.

      Le chariot était devenu nettement visible ainsi que les douze policemen à cheval qui l'escortaient. Le conducteur, jurant et maugréant contre cette route impossible, fit entrer ses chevaux dans l'ornière que la pluie avait rendue semblable à une mare, mais quand le chariot eut atteint l'endroit le plus profond, ses lourdes roues s'embourbèrent, il fut impossible de le faire avancer.

      – Nous ne sortirons pas de là, grommela le conducteur, nous sommes dans la vase jusqu'aux moyeux !

      Comme si cette phrase eût été un signal, huit coups de feu éclatèrent simultanément, trois des policemen roulèrent à terre, le crâne traversé d'une balle, d'autres étaient plus ou moins grièvement blessés.

      – Les tramps ! Les bandits de la Main Rouge ! Au secours ! Nous sommes perdus !

      Tous ces cris éclatèrent confusément, il y eut quelques instants d'un terrible désarroi qu'augmentaient encore les hennissements d'un cheval blessé à mort.

      Mais une voix vibrante domina le tumulte. C'était celle d'un cavalier qui s'était tenu jusqu'alors derrière le chariot.

      – Courage, mes amis ! criait-il, si nous faiblissons, nous serons exterminés jusqu'au dernier ; retranchons-nous derrière la voiture et ripostons vigoureusement.

      Les bandits firent à ce moment une seconde décharge, mais les policemen, suivant le conseil du cavalier, qui n'était autre que Joë Dorgan, avaient eu le temps de se réfugier derrière le chariot, aucun d'eux, cette fois, ne fut atteint.

      Les policemen tirèrent à leur tour dans la direction d'où étaient partis les coups de feu des bandits. Un cri de douleur répondit à l'explosion des carabines : c'était le vieux Bishop qui, frappé en plein cœur, venait de dégringoler du trou de rocher où il était embusqué.

      – Un de moins ! dit Joë Dorgan, tenez bon ! Nous finirons par avoir le dessus, ils sont moins nombreux que nous.

      La bataille se continua furieusement, mais les tramps qui, sur l'ordre de Slugh, demeuraient toujours cachés avaient sur leurs adversaires un avantage considérable, ils visaient à coup sûr tandis que les policemen ne tiraient qu'au jugé et n'osaient quitter le rempart protecteur qu'était pour eux le chariot.

      La lutte aurait cependant pu se prolonger si Slugh ne s'était avisé d'une tactique nouvelle.

      Un tramp, c'était Slugh lui-même, bondit tout à coup du fond des ténèbres et plongea son bowie-knife jusqu'au manche dans la gorge d'un des policemen, et presque aussitôt il brûla presque à bout portant la cervelle d'un autre. Puis il se rejeta en rampant vers le rocher.

      – Mes amis, s'écria Joë Dorgan, abandonnons l'argent et battons en retraite !

      Les hommes de l'escorte ne demandaient certes pas mieux que d'obéir, mais tous leurs chevaux avaient été tués ou blessés, et la fuite, dans ces conditions, était presque impossible.

      Ils la tentèrent pourtant.

      A ce moment, ils n'étaient plus que cinq, en comptant Joë Dorgan. Dès le début du combat, les lanternes avaient été cassées, la scène du drame n'était plus éclairée que par la lueur livide et intermittente des coups de carabine. Les fugitifs espéraient s'échapper à la faveur des ténèbres.

      Deux d'entre eux, passant les premiers, se glissèrent hors de l'abri protecteur du chariot. Ils n'avaient pas fait deux pas qu'ils roulaient à terre, frappés d'une balle en plein front.

      – En avant ! cria Slugh, ils ne sont plus que trois.

      Les tramps, à cette injonction, dégringolèrent de leurs trous, le bowie-knife d'une main, le revolver de l'autre.

      En un clin d'œil les fugitifs furent cernés ; deux coups de revolver retentirent. C'était Jackson qui venait de brûler la cervelle aux deux policemen.

      Joë Dorgan était demeuré seul.

      Le browning au poing, il se battait comme un lion. Il tua un des tramps qui essayait de le saisir à bras-le-corps et il blessa Jackson à l'épaule.

      Mais il était fatal qu'il succombât sous la force du nombre. Dix mains robustes lui saisirent les bras et l'immobilisèrent ; son browning lui fut arraché et on le ligota solidement.

      – Misérables assassins ! hurlait-il en se débattant, tuez-moi donc si vous l'osez !

      On ne daigna pas lui répondre.

      – Maintenant, s'écria Slugh, la bataille est gagnée. Qu'on donne quelques bons coups de bowie-knife aux blessés pour leur ôter l'envie de témoigner en justice contre nous.

      – C'est déjà besogne faite, grommela un vieux tramp à barbe grise dont les mains dégouttaient de sang. Maintenant, il s'agit d'éventrer le coffre aux dollars !

      Les bandits entouraient déjà le chariot, lorsque deux cavaliers surgirent brusquement au milieu du défilé. A la clarté de la lune, qui, la pluie maintenant passée, se dégageait d'entre les nuages, les tramps virent que les deux nouveaux venus avaient le visage recouvert d'un masque.

      Respectueusement, Slugh s'était précipité à leur rencontre et tenait la bride de leurs chevaux.

      – Les ordres de la Main Rouge ont été fidèlement exécutés, dit-il d'un ton plein d'humilité.

      – C'est bien, fit un des hommes, et il donna à voix basse quelques ordres à Slugh, en même temps qu'il lui remettait un paquet assez volumineux.

      Slugh défit le paquet. Il contenait un flacon carré et un tampon d'ouate.

      Slugh imbiba soigneusement le tampon du liquide contenu dans le flacon, puis, s'approchant sournoisement, il l'appliqua sur le visage du prisonnier. Joë Dorgan poussa un gémissement sourd ; l'odeur fade de chloroforme montait à ses narines. Il perdit connaissance.

      Aussitôt Slugh et un des hommes masqués l'emportèrent avec précaution et l'attachèrent solidement sur un cheval que les émissaires de la Main Rouge avaient eu soin d'amener avec eux et qu'ils avaient laissé un peu en arrière.

      Tout cela s'était fait avec une rapidité extraordinaire, sous les regards stupéfaits des tramps, si intimidés par la présence des « grands chefs » qu'ils en avaient oublié le chariot aux dollars.

      Les deux hommes masqués s'apprêtaient à remonter à cheval lorsque Slugh crut devoir demander des ordres au sujet du chariot.

      – Sotte question ! fit avec impatience un des inconnus. Que le partage ait lieu suivant les règles ordinaires. Nous ferons prendre en temps voulu ce qui revient à la Main Rouge. Et surtout pas d'erreurs dans les comptes. Nous connaissons le chiffre exact !

      Les inconnus étaient remontés en selle ; plaçant au milieu d'eux le cheval sur lequel était attaché le corps inerte de Joë Dorgan, ils disparurent au grand galop par l'extrémité nord du défilé.

      Après avoir chevauché trois heures de suite dans le plus profond silence par les chemins défoncés de la montagne, ils atteignirent enfin une route régulièrement empierrée et munie de bornes hodométriques et de poteaux indicateurs.

      Leurs chevaux étaient blancs d'écume quand ils mirent pied à terre devant une misérable auberge construite avec des troncs d'arbre mal équarris. Un valet silencieux vint prendre leurs chevaux après les avoir aidés à transporter le corps de Joë Dorgan sur un banc de pierre près de la porte.

      Aucune lumière ne paraissait aux fenêtres de la bicoque. Les deux hommes qui, maintenant, avaient retiré leurs masques faisaient les cent pas dans la cour en causant à mi-voix. Une heure s'écoula.

      Les émissaires de la Main Rouge commençaient à donner des signes d'impatience quand le bruit d'une auto se fit entendre dans le silence de la nuit.

      Dix minutes après, une superbe cent chevaux, à la luxueuse carrosserie, aménagée pour de longs voyages, stoppait devant l'auberge, tous phares allumés.

      De même que le domestique qui avait pris soin des chevaux, le chauffeur ne prononça pas une parole. Ce fut silencieusement que les deux bandits et leur prisonnier, toujours inanimé, furent installés dans l'intérieur de la voiture, qui partit aussitôt en quatrième vitesse.

      Trois jours après, la même auto mystérieuse, maintenant couverte d'une épaisse couche de boue et de poussière, entrait dans New York un peu avant minuit et, après avoir parcouru à petite allure la Dixième avenue, stoppait devant une luxueuse propriété entourée de hautes murailles et fermée par une grille de fer ouvragé. Sur une des colonnes qui soutenaient la grille était scellée une plaque de marbre noir avec cette inscription en lettres d'or : Dr Cornélius Kramm.

      Le chauffeur donna trois coups de trompe régulièrement espacés, la grille s'ouvrit aussitôt à deux battants et l'auto s'engouffra dans l'intérieur de la propriété.

      Le lendemain, la nouvelle du drame dont le désert du Black-Cañon avait été le théâtre éclatait comme un coup de foudre à New York où le milliardaire William Dorgan et ses fils étaient particulièrement estimés.

      Nous reproduisons, à titre de document, un des nombreux articles que publia le New York Herald à cette occasion.

      « Un effroyable attentat vient de jeter la consternation dans l'Etat de Californie et de mettre en deuil la famille d'un de nos honorables concitoyens, Mr. William Dorgan. Son plus jeune fils, Joë, a disparu dans des circonstances tragiques et tout porte à croire qu'il a été victime des bandits de la Main Rouge.

      Mr. Joë Dorgan, qui, bien qu'âgé seulement de vingt-six ans, a déjà fait preuve de brillantes qualités d'administrateur et de financier, avait été chargé par son père de recouvrer des sommes importantes dues par les fermiers des immenses domaines que possède le milliardaire dans la province de Californie. Cette région offre encore des parties entièrement désertiques privées de routes et de chemins de fer et où les services publics ne sont encore organisés que de la façon la plus défectueuse.

      Mr. Joë Dorgan, qui avait terminé heureusement sa tournée, revenait avec son escorte composée de douze policemen à cheval. L'argent recueilli se trouvait dans un de ces robustes chariots qui seuls peuvent circuler par les chemins rocailleux de la sierra. C'est en traversant un défilé, que les orages de ces temps derniers avaient rendu presque impraticable, que le convoi fut attaqué.

      Des cow-boys qui se rendaient à une des foires de la région ont retrouvé les cadavres atrocement mutilés des douze policiers, près du chariot défoncé et des chevaux éventrés.

      Détail horrible, chaque cadavre portait sur la joue l'empreinte d'une main grossièrement dessinée avec du sang. Les bandits de la Main Rouge avaient laissé leur sinistre estampille.

      Malgré toutes les recherches, le corps du malheureux Joë Dorgan n'a pu être retrouvé. On n'ose espérer qu'il ait été fait prisonnier ; on suppose que les tramps auront précipité son cadavre dans un des gouffres de la sierra. Un corps de police montée fait en ce moment une battue dans ces régions désertiques, mais jusqu'ici toutes les recherches n'ont abouti qu'à découvrir, dans un ravin sauvage nommé le Black-Cañon, un des repaires de la bande tragique où se trouvaient en abondance des armes, des munitions et des provisions de toutes sortes. La chasse aux bandits continue, dirigée avec une activité infatigable par l'ingénieur Harry Dorgan, le frère de la victime, immédiatement accouru sur les lieux.

      Nous profitons de cette occasion pour donner quelques détails sur la Main Rouge, cette vaste association de malfaiteurs, qui, depuis plusieurs années déjà, terrorise les Etats de l'ouest et du centre de l'Union. La Main Rouge, puissamment organisée et possédant, assure-t-on, des ramifications dans le monde entier, n'a qu'une ressemblance de nom avec la célèbre association italienne. Ceux qui la composent sont presque tous de nationalité américaine, allemande ou irlandaise. Elle compte dans ses rangs des alliés appartenant à toutes les classes de la société et, paraît-il, même des banquiers, des négociants, des médecins, des officiers et jusqu'à des chefs de la police de nos grandes cités. C'est ce qui explique l'impunité inconcevable dont ont bénéficié jusqu'ici la plupart de ses membres.

      Tous les efforts tentés pour exterminer ces misérables ont piteusement échoué, mais véritablement la mesure est comble. L'attentat que nous venons de relater et qui dépasse tous les autres en audace et en horreur doit ouvrir les yeux aux pouvoirs publics. Nous espérons qu'une loi spéciale va être votée par le Sénat de Washington et que des crédits extraordinaires vont être mis à la disposition de la direction de la police pour traquer dans leurs repaires les affiliés de la Main Rouge. »




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