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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






CINQUIÈME ÉPISODE – LE SECRET DE L'ÎLE DES PENDUS
II – Drames !

Six mois s'étaient écoulés ; le poète Agénor avait réalisé – et au-delà – les espérances de lord Burydan dont l'existence était maintenant une véritable série d'enchantements, tantôt terrible comme un drame, tantôt bouffonne comme une farce de carnaval. Le metteur en scène de toutes ces péripéties déployait une imagination inépuisable et, semant l'or à pleines mains, arrivait aux plus fantastiques résultats.

      L'Anglais était forcé de reconnaître qu'il ne s'ennuyait plus une minute. Chaque jour c'était quelque surprise déconcertante. Avec un génie véritablement shakespearien, Agénor faisait traverser à son ami toutes les contrées du globe, toutes les époques de l'histoire – même celles de l'avenir –, tous les drames et toutes les comédies.

      Il arriva à lord Burydan de se réveiller solidement ligoté au paratonnerre d'une haute cathédrale, ou enfermé dans un tonneau voguant en pleine mer, ou ficelé dans une boîte de cul-de-jatte à la porte d'une église, ou chevauchant un cheval de race, en pleine bataille. Jamais l'esprit inventif du poète ne se trouvait à court, et il se passionnait pour son œuvre, répétant sans cesse que les aventures de milord Bamboche étaient le plus beau poème qu'il eût jamais composé.

      L'Anglais avait pour lui autant d'amitié que d'admiration.

      – Dépensez, lui disait-il, dépensez, nous ayons encore des millions dans les banques ! Ce n'est que depuis que vous avez pris la direction de mes divertissements que je suis vraiment heureux.

      Lord Burydan répétait cette phrase pour la millième fois peut-être, accoudé à la balustrade d'un train de luxe qui emportait les deux amis à travers les solitudes grandioses de l'ouest de l'Amérique.

      Agénor Marmousier était maintenant complètement transformé. Nul n'eût reconnu le bohème aux cheveux gris, que nous avons vu dévorer timidement une portion dans un cabaret infâme, dans le brillant gentleman à la face rose et frais rasée, à la mine robuste et jeune, qui savourait nonchalamment le parfum d'un panatella de premier choix, aux côtés du fameux lord Burydan. En lutte chaque jour avec le drame de la vie, le poète avait rajeuni de vingt ans.

      – Je crois, fit-il, que je me montre suffisamment prodigue, mais si vous y tenez, on peut faire mieux...

      – Faites ce qu'il vous plaira, je vous l'ai dit, une fois pour toutes, je vous donne carte blanche.

      – Il ne faudrait pas me mettre au défi...

      Lord Burydan rentra dans l'intérieur du wagon-salon.

      – Je parie, dit-il après un silence, que cette fois notre voyage s'accomplira paisiblement jusqu'à San Francisco – ce « Frisco » cher aux Yankees.

      – Il ne faut jurer de rien, répliqua le poète avec un sourire ambigu.

      – Bah ! vous avez trop bon goût pour me régaler d'un vulgaire accident de chemin de fer. D'ailleurs nous avons vu cela cinq ou six fois.

      – Qui sait ?

      – Moi, je sais parfaitement que, malgré tout votre génie, il ne se passera rien aujourd'hui.

      Lord Burydan sonna le barman et se fit apporter un sherry-gobler qu'il dégusta lentement à l'aide d'une longue paille. Agénor imita cet exemple, seulement ce fut un julep-mint qu'il savoura à lentes gorgées.

      Les deux amis en étaient à leur deuxième cigare lorsque le chef de train pénétra dans le wagon-salon, la mine bouleversée.

      – Que se passe-t-il donc ? demanda lord Burydan.

      – Une chose terrible, gentleman, le chauffeur et le mécanicien sont ivres morts, ils ronflent à poings fermés... Une épouvantable catastrophe est inévitable !...

      – Mais, répliqua tranquillement Agénor, il me semble que cela vous regarde ! Nous avons payé pour être transportés, en toute sécurité et sans retard, à San Francisco, faites le nécessaire.

      – Cela est aisé à dire !

      – Manœuvrez les freins, proposa lord Burydan.

      – A quoi cela mènera-t-il, répliqua le chef de train, à rester en panne en pleine prairie ; les cowboys et les bandits de la Main Rouge auraient eu vite fait de nous assassiner tous, à dix miles de toute habitation !... Puis, il y a un autre rapide dans une demi-heure !...

      – Diable ! c'est grave, grommela lord Burydan, vaguement effrayé, vous n'aviez pas prévu cela, mon cher Agénor, et voilà un danger qui n'était pas dans le programme.

      Le poète réfléchissait.

      – Il y a un moyen, dit-il enfin.

      – Lequel ?

      – Je sais conduire une locomotive ; dans ma prime jeunesse, je fus trois ans aide-mécanicien à la gare du Nord. Milord, si vous consentez à me servir de chauffeur, je réponds de tout !

      Le chef de train soupira, profondément ému.

      – Gentlemen ! fit-il, il y a dans ce convoi quatre-vingt-douze voyageurs, leur existence est entre vos mains !

      – Soyez tranquille.

      – C'est qu'il n'y a pas une minute à perdre ! je n'ai encore rien dit aux autres voyageurs pour n'effrayer personne. Suivez-moi.

      – Très amusant, déclara lord Burydan ; vous voyez, mon cher poète, que malgré toute votre imagination le hasard est encore notre maître à tous.

      Agénor sourit sans répondre et tous deux, circulant de voiture en voiture, grâce aux passerelles mobiles, atteignirent le fourgon aux bagages, situé à l'autre extrémité du convoi. De là, il leur fut facile de se hisser dans le tender qui fait immédiatement suite à la locomotive.

      – Bonne chance ! leur cria le chef de train ; si cela devenait urgent, agitez le signal et je ferai manœuvrer les freins.

      Lord Burydan et Agénor repoussèrent dans un coin les corps inertes du chauffeur et du mécanicien, ivres morts tous les deux et, remontant jusqu'aux oreilles le col de leurs pelisses de fourrure, qu'ils n'avaient eu garde d'oublier, ils se mirent courageusement à l'œuvre.

      Manœuvrant la roue d'adduction de la vapeur, Agénor réussit à modérer un peu l'effroyable vitesse, pendant que lord Burydan précipitait dans le foyer ardent des monceaux de houille grasse. Tous deux étaient en sueur, malgré la bise glaciale qui leur fouettait le visage.

      La nuit venait à grands pas, le train fuyait comme un fantôme à travers l'immense plaine déserte où retentissaient au loin les beuglements mélancoliques des troupeaux sauvages.

      Le train marchait à raison de cent vingt kilomètres à l'heure.

      Une heure se passa ainsi. Pas un bruit ne venait de l'intérieur du train. Les voyageurs, maintenant, devaient dormir à poings fermés dans les couchettes des sleeping-cars. Malgré lui, lord Burydan se sentait ému.

      Il faisait maintenant nuit noire ; on traversa en coup de vent une petite station dont les lumières apparurent l'espace d'un éclair pour s'effacer aussitôt dans les ténèbres mouvantes.

      Les puissants phares électriques placés en tête de la locomotive montraient un pays cultivé ; on traversa des villages endormis ; des feux de gardes-barrières parurent et moururent, la ligne était depuis un quart d'heure séparée des champs par une sorte de clôture.

      – Courage, mylord, dit le poète, nous approchons ! Dans une demi-heure, nous atteindrons la station de Jorgell-City.

      Lord Burydan, à la fois grillé par le foyer incandescent et gelé par la bise, répondit en grommelant :

      – Jorgell-City, cette ville fondée par un milliardaire, dont le fils a tué un savant français ?

      – C'est bien cela ; on dit que c'est une ville maudite ; il y a eu, au début, une série d'assassinats que personne n'a pu expliquer.

      Lord Burydan se sentit frissonner et retomba dans le silence. Le cadran de l'appareil enregistreur indiquait cent dix kilomètres.

      Tout à coup, Agénor eut une sourde exclamation. Du doigt, il montrait, à quelques centaines de mètres, un lourd chariot attelé de huit chevaux et qui venait à peine de s'engager sur la voie qu'il obstruait complètement.

      – Machine en arrière ! balbutia l'Anglais dont les dents claquaient.

      – Trop tard !

      – Qu'allez-vous faire ?

      – Tant pis, je risque tout !

      Nerveusement, Agénor avait tourné la roue, la vapeur s'engouffra dans les tiroirs, les plaques grincèrent, le convoi atteignait l'effroyable vitesse de cent soixante kilomètres à l'heure. Il filait comme un météore sur les rails.

      Lord Burydan ferma les yeux au moment où le chariot, chargé de lourds blocs de granit, apparut en pleine lumière : il s'attendait à la mort.

      Il y eut un choc, mais à peine sensible ; des hennissements d'agonie se perdirent dans la nuit. La masse énorme du chariot et l'attelage avaient été culbutés, rejetés sur le côté de la voie. Le train passait, brûlant les stations dans un fracas de tonnerre.

      – C'est égal, murmura le poète, nous l'avons échappé belle !

      Lord Burydan, lui, s'épongeait le front, incapable de prononcer une parole. Mais déjà, le fond de l'horizon s'embrasait.

      – Jorgell-City, fit Agénor ; il est grand temps de ralentir.

      Il manœuvra vigoureusement la roue, la vitesse vertigineuse se modéra jusqu'à l'allure paisible (soixante kilomètres à l'heure) d'un train omnibus. Quelques minutes après, le convoi stoppait sous le hall vitré de la grande gare, autrefois construite par l'ingénieur Harry Dorgan.

      Le chauffeur et le mécanicien furent portés sur un lit de camp, la locomotive, dont tout l'avant était effondré, fut dirigée vers les ateliers et remplacée par une autre.

      Chaudement félicités, Agénor et lord Burydan purent regagner leur sleeping, ce qu'ils firent, mais non sans s'être réconfortés d'un grog brûlant.

      Le lendemain, vers midi, ils arrivaient à San Francisco.

      Lord Burydan prit plaisir à visiter cette ville étonnante, détruite tant de fois par les tremblements de terre, reconstruite en acier, et où se pressent toutes les races de l'univers.

      Le lendemain de leur arrivée, ils se promenaient sur le quai, après un excellent déjeuner à l'hôtel de France et d'Albion, et ils admiraient le port rempli de navires.

      – Quel temps magnifique, dit tout à coup Agénor, le Pacifique est calme comme un lac ; pas un souffle de vent, pas une vague...

      – Si nous faisions une promenade en mer, proposa lord Burydan. Vu de la rade, le panorama de la ville est splendide.

      – Comme il vous plaira ; voici justement une embarcation qui fera tout à fait notre affaire.

      Et le poète montrait une baleinière aux formes élancées, dans laquelle deux matelots assis à califourchon jouaient nonchalamment aux cartes en fumant leur pipe. Le marché fut vite conclu ; Agénor et lord Burydan prirent place à l'arrière, les marins empoignèrent leurs avirons et la légère embarcation s'éloigna du rivage. La promenade s'annonçait sous les plus heureux auspices.

      Après avoir traversé le port encombré de navires, on remonta dans la direction du nord, en longeant une côte déserte. Le ciel continuait à être d'une limpidité parfaite et la mer aussi unie, aussi étale que la surface d'un étang.

      La ville de San Francisco était déjà loin lorsque lord Burydan s'avisa que la promenade avait peut-être assez duré.

      – Si nous voulons être de retour avant la nuit, fit-il, il serait temps de virer de bord.

      Et il ajouta :

      – Je puis dire, par exemple, que c'est une des plus belles promenades que j'ai faites. Mais je vois que, si j'en faisais une pareille tous les jours, je commencerais à m'ennuyer. Et, tenez, je m'ennuie déjà.

      Et lord Burydan étouffa un long bâillement.

      – C'est vraiment fort regrettable, répondit Agénor avec un singulier sourire.

      Et il donna l'ordre aux deux marins de virer de bord pour regagner San Francisco.

      Mais, à ce moment même, une pirogue sortit d'une petite baie marécageuse et se dirigeait vers la haute mer. L'aspect de cette embarcation excita tout d'abord la surprise de lord Burydan. La coque effilée était d'un seul morceau, creusée à même le tronc d'un gigantesque cèdre ; elle était ornée d'un coloriage barbare, rouge, orangé, noir et bleu, et montée par huit Peaux-Rouges portant le costume classique de leur race, et armés de longues pagaies à la pointe effilée.

      Les faces de ces sauvages étaient hideuses, grâce aux tatouages et aux peintures de guerre dont ils étaient couverts. Ils portaient de hauts diadèmes de plumes d'aigle, et leurs manteaux de peaux d'opossum flottaient au vent. Ils avaient à la ceinture le couteau et le tomahawk, mais l'arc et les flèches étaient remplacés par des carabines Winchester et une triple ceinture de cartouches.

      Lord Burydan les admira naïvement.

      – Ils sont magnifiques, dit-il ; mais je croyais que leur race était à peu près détruite ou cantonnée dans le territoire indien.

      – Détrompez-vous, répondit Agénor. Il existe encore, dans les montagnes Rocheuses et sur toute la côte qui s'étend au nord de San Francisco quelques tribus indomptables, farouches, et qui ont voué aux hommes blancs une haine implacable. Je crains bien que ceux-ci n'appartiennent à quelque tribu insoumise.

      – Diable ! murmura lord Burydan avec inquiétude.

      Enlevée par les huit robustes pagayeurs, la pirogue s'approchait d'instant en instant avec une rapidité qui tenait du prodige. Elle semblait glisser comme un oiseau à la surface des flots tranquilles. Vainement, les deux matelots américains faisaient force de rames. En moins de trois minutes, la pirogue était venue se ranger le long de la baleinière. Brusquement, deux des Peaux-Rouges lâchèrent leur pagaie, et épaulèrent leur carabine. Lord Burydan comprit que toute résistance était impossible.

      – Nous en serons quittes pour payer une rançon, dit-il avec beaucoup de sang-froid.

      – Si, toutefois, ils y consentent, murmura le poète d'un ton mal assuré.

      Mais déjà deux des Peaux-Rouges avaient sauté dans la baleinière, et, sans vouloir entendre aucune explication, avec une dextérité de prestidigitateurs, ils avaient garrotté de fines cordelettes d'écorce les deux touristes et les matelots. Alors, méthodiquement, ils dépouillèrent Agénor et lord Burydan de leur porte-monnaie, de leur montre, de leur portefeuille, et même de leurs cigares et de leur mouchoir de poche ; tout en perpétrant cet acte de déprédation, ils faisaient de hideuses grimaces et se livraient à une pantomime simiesque.

      Tout à coup, ils saisirent lord Burydan, le dévêtirent complètement, et, après lui avoir passé sous les aisselles une corde solide, ils le précipitèrent dans la mer. La corde était amarrée au banc d'arrière de la pirogue. Sur un signe de leur chef, les pagayeurs recommencèrent à manœuvrer en cadence, la pirogue reprit sa course furieuse, en traînant derrière elle le malheureux lord, qui se comparait, in petto, à la reine Brunehaut attachée à la queue d'un cheval sauvage.

      La situation, en effet, était tout aussi pénible et presque aussi périlleuse. Les liens d'écorce lui entraient dans les chairs, et c'est à grand-peine qu'essoufflé, haletant, il arrivait à tenir sa bouche hors de l'eau. Dans son effarement, il se rendait compte qu'au bout de quelques minutes de ce sport diabolique il n'aurait plus le courage de faire les efforts nécessaires pour respirer, qu'il serait noyé à petits coups, qu'il périrait de la mort la plus odieuse et la plus lente. Agénor, inerte et garrotté au fond de la pirogue, ne pouvait lui être d'aucun secours. Un moment, lord Burydan eut la sensation que ces sauvages, aux faces de démon, l'entraînaient tout vivant dans quelque enfer maritime insoupçonné de Dante.

      Cinq minutes s'écoulèrent ainsi, cinq siècles.

      La course folle de la pirogue s'était vaguement ralentie. Lord Burydan respira. Il se reprit à espérer que le supplice qu'il endurait n'était qu'une brutale plaisanterie, qui, peut-être, prendrait bientôt fin. Mais, tout à coup, sa mœlle se figea dans ses os et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête ; à travers les eaux limpides et bleues, il venait d'apercevoir une grande ombre, une silhouette aiguë et noire, qui se rapprochait de lui insensiblement.

      – Un requin ! s'écria-t-il. Agénor, au secours ! au secours !

      Le poète ne répondit à cet appel désespéré que par un gémissement sourd. Le squale se rapprochait de seconde en seconde, battant l'eau de sa formidable queue. Lord Burydan entrevit sa gueule armée d'une triple rangée de dents, son petit œil féroce et malin. Les Peaux-Rouges avaient cessé de ramer, et ils contemplaient ce spectacle avec autant de satisfaction paisible que s'ils eussent assisté à une séance de boxe, ou à un combat de bouledogues contre des rats.

      Lord Burydan n'avait plus une goutte de sang dans les veines. Avec cette netteté suraiguë de sensation qu'éprouvent tous ceux qui se trouvent exposés à un péril imminent, il suivait les mouvements du requin. Il le vit se retourner pour le happer, et il perdit connaissance.

      Mais, à ce moment, un des Indiens, se débarrassant prestement de sa carabine, de son tomahawk et de son manteau d'opossum, se précipita à la mer en brandissant un long coutelas. Au moment précis où le squale, en se retournant, mettait en évidence son ventre d'un blanc sale, l'Indien l'atteignait en plein cœur.

      L'eau se teignit de sang, et rapidement, sur un ordre bref du courageux Peau-Rouge, les Indiens halèrent à bord le corps inerte de lord Burydan.

      Un peu plus loin, le squale se débattait dans les derniers sursauts de l'agonie.




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