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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUATRIÈME ÉPISODE – LES LORDS DE LA « MAIN ROUGE »
II – Les Lords de la « Main Rouge »

Joë Dorgan venait de regagner sa chambre après avoir mis à jour une volumineuse correspondance, lorsque la sonnerie du téléphone placé au chevet de son lit retentit bruyamment.

      – Allô ! Allô !

      – Allô.

      – C'est vous, master Joë Dorgan ?

      – Parfaitement. Qui êtes-vous ?

      – Dr Kramm !...

      – Très bien, je vous écoute.

      – Pouvez-vous disposer d'une heure ou deux ce soir ?

      – Oui.

      – Alors, je vous attends. Nous avons à causer.

      Fritz sera là.

      – A tout à l'heure.

      Le jeune homme raccrocha les récepteurs, un peu inquiet de cette communication si tardive, mais le docteur Cornélius était un de ses meilleurs amis, un homme auquel il n'avait rien à refuser.

      Joë Dorgan endossa un « overcoat » en drap de Suède, se coiffa d'un feutre à larges bords et glissa dans sa poche le browning dont il ne se séparait jamais ; en même temps, il insérait dans son portefeuille un respectable paquet de banknotes.

      Ces préparatifs terminés, il sortit de sa chambre et prit place dans l'ascenseur qui le déposa au seuil du grand vestibule du rez-dechaussée.

      Dans la vaste cour sablée, deux autos électriques étaient là, tous phares allumés, Joë

      Dorgan monta dans l'une d'elles.

      – Vous stopperez à l'entrée de la Trentième avenue, dit-il au chauffeur.

      – Well, sir, répondit l'homme obséquieusement.

      L'auto démarra, franchit la grille qui, silencieusement, venait de s'ouvrir au coup de trompe du chauffeur, et fila à toute vitesse à travers les longues avenues désertes de New York.

      Un quart d'heure plus tard, Joë Dorgan mettait pied à terre, et, après avoir ordonné au chauffeur de l'attendre, remontait à pied la Trentième avenue, le chapeau sur les yeux, le collet de son overcoat remonté jusqu'aux oreilles, rasant les murs comme un homme qui craint d'être reconnu.

      Chemin faisant, il remarqua que de rares passants, emmitouflés comme lui jusqu'aux yeux et prenant les mêmes précautions pour n'être pas remarqués, se hâtaient dans une direction pareille à la sienne.

      Après avoir marché pendant une vingtaine de minutes, il fit halte en face d'une propriété bordée de hautes murailles et fermée d'une grille de fer forgé. Sur l'une des colonnes qui soutenaient la grille était encastrée une plaque de marbre noir sur laquelle on lisait en lettres d'or : Dr Cornélius Kramm.

      Le jeune milliardaire sonna et fut aussitôt introduit par un vieillard d'aspect souriant, sévèrement vêtu de noir des pieds à la tête, qui le salua avec toutes les marques du plus profond respect.

      – Bonsoir, Léonello, fit négligemment Joë. Le docteur se porte bien ?

      – A merveille. Il vous attend.

      – Où cela ?

      – Venez avec moi.

      – C'est loin ?

      – A deux pas.

      Guidé par Léonello, Joë Dorgan traversa le jardin, franchit une petite porte à demi cachée par les lierres et se trouva dans une ruelle déserte, bordée de masures sordides.

      Ils cheminèrent silencieusement pendant quelques minutes, puis Léonello fit halte et frappa quatre coups à la porte d'une masure en planches que bordait un terrain vague entouré d'une palissade.

      Une porte s'entrebâilla, les deux hommes se glissèrent silencieusement dans une salle basse qu'éclairait à peine de sa lueur tremblotante une lampe à huile toute rouillée suspendue au plafond par un fil de fer.

      – Voici M. le docteur et son frère, dit Léonello en montrant à Joë deux hommes assis à une petite table couverte de papiers et qui n'avaient pas même levé la tête en entendant la porte s'ouvrir.

      Le vieillard avait disparu.

      Joë faillit jeter un cri de stupeur.

      Les deux personnages qui se trouvaient en face de lui avaient le visage recouvert d'un masque de caoutchouc percé à la place des yeux, mais assez mince pour ne dissimuler qu'à demi les jeux de la physionomie.

      – C'est bien vous, Cornélius et Fritz ? demanda le jeune homme d'une voix anxieuse.

      – Nous-mêmes, répondit un des deux hommes avec un rire sarcastique, mais rassurez-vous, ce n'est pas à votre intention que nous nous sommes déguisés.

      – Je respire ! Vous êtes hideux avec ces masques. Mais pourquoi cette convocation tardive. Se serait-il produit quelque incident grave ?

      – Non ; si nous vous avons fait venir, c'est pour vous donner une preuve de plus de notre entière confiance...

      A ce moment quatre coups régulièrement espacés furent frappés à la porte extérieure.

      – On vient ! murmura Cornélius, il ne faut pas qu'on vous voie en notre compagnie. Passez par ici, dépêchez-vous... Ecoutez et regardez, vous allez connaître un de nos plus importants secrets...

      Cornélius avait entraîné le jeune homme vers un angle sombre de la pièce. Avant que Joë Dorgan fût revenu de sa surprise, il se trouvait enfermé dans une étroite cachette à peine plus spacieuse qu'une armoire ; à la hauteur de ses yeux, des trous avaient été ménagés de façon à ce qu'il pût voir et entendre.

      Le panneau qui fermait la cachette avait à peine eu le temps de se refermer que Fritz Kramm allait ouvrir. Un homme en haillons pénétra dans la salle basse. Il paraissait très intimidé, et tenant respectueusement sa casquette à la main, il jetait des regards apeurés sur les deux frères.

      – Milords, balbutia-t-il, voici !

      Et il tira de sa poche un carré de papier sur lequel étaient tracés quelques signes hiéroglyphiques. Au bas se voyait une main grossièrement dessinée à l'encre rouge et dans l'angle gauche du papier une main plus petite.

      Cornélius et Fritz examinèrent avec soin le papier, pendant que l'homme attendait humblement.

      – C'est deux cents dollars, dit enfin Cornélius.

      – Deux cents dollars, répéta Fritz.

      Et il tira d'une boîte, placée à côté de lui, un petit rouleau d'or. L'homme le prit et gagna la porte sans mot dire, en saluant à reculons.

      Une minute s'était à peine écoulée depuis son départ qu'un autre visiteur fut introduit. C'était un homme entre deux âges, assez bien vêtu et dont les manières annonçaient une certaine éducation. De même que le miséreux qui venait de sortir, il paraissait mal à l'aise et pénétré d'une terreur respectueuse.

      Tête nue et silencieusement, il présenta à Cornélius un carré de papier exactement semblable à l'autre et portant les deux mains dessinées à l'encre rouge.

      – Cinq cents dollars, dit Cornélius Kramm d'une voix blanche et sans timbre, comme effacée.

      – Cinq cents dollars, répéta Fritz.

      L'homme prit les bank-notes qu'on lui tendait et se retira sans avoir prononcé une parole.

      A peine avait-il disparu qu'il fut remplacé par un policeman en uniforme qui toucha mille dollars, puis ce fut une élégante mondaine qui en toucha sept cents, un ministre qui en eut deux mille. Pendant deux heures, ce fut un défilé ininterrompu de personnages appartenant à toutes les classes de la société et qui tous encaissaient une somme plus ou moins considérable. Les carrés de papier qui portaient le double cachet de la Main Rouge formaient maintenant un paquet volumineux à côté de Cornélius et la boîte qui contenait les espèces était presque vide.

      Du fond de sa cachette, Joë Dorgan ouvrait de grands yeux. Il avait approximativement calculé qu'en cette soirée près de deux cent mille dollars venaient d'être distribués. Une sorte de vertige s'emparait de lui ; c'est à peine, maintenant, s'il regardait les figures plus ou moins bizarres qui se succédaient dans la salle basse et qui s'effaçaient comme dans un rêve, avec des gestes presque identiques.

      Mais, tout à coup, son attention fut attirée par une sorte d'hercule aux épaules carrées, aux poings énormes, qui venait de pénétrer dans la salle avec une sorte d'arrogance. Il regardait autour de lui d'un air de curiosité plein d'impertinence. Il avait gardé sa casquette sur sa tête et sifflotait entre ses dents.

      – Il est d'usage de se découvrir devant les Lords de la Main Rouge, dit gravement Cornélius.

      L'homme ôta sa coiffure, impressionné malgré toute son audace.

      – Je n'aime pas beaucoup ces fameux lords que personne n'a jamais regardés en face, ricana-t-il. Mais je m'en moque, pourvu qu'on me donne ce qui m'est dû...

      Et comme ceux qui l'avaient précédé, il tendit son carré de papier, timbré de deux mains rouges.

      – Cinq cents dollars, dit froidement Cornélius.

      – Cinq cents, répéta Fritz en tendant une banknote.

      L'hercule la prit rageusement et la froissa entre ses doigts avant de la glisser dans la poche de son gilet. Sa face s'était empourprée, les veines de son front se gonflaient.

      – Cinq cents dollars ! s'écria-t-il en donnant sur la table un coup de poing qui fit craquer lamentablement les ais vermoulus. Et c'est là tout ce qui me revient pour avoir risqué cent fois ma peau, en déménageant les coffres-forts des banquiers pendant le grand incendie !... Je veux dix mille dollars au moins, entendez-vous ? Le travail vaut cela ! Et je ne m'en irai pas sans les avoir ! Jack Simpson n'a peur de personne, non, pas même des Lords de la Main Rouge. Ce n'est pas avec des masques et des comédies que l'on m'intimide ! Allons, mon argent, et plus vite que ça !

      – Jack Simpson, répondit Cornélius d'une voix très calme, tu viens d'insulter gravement les Lords de la Main Rouge. Ce n'est pas la première fois que pareille chose t'arrive et tu en seras puni.

      – Moi ! railla le bandit, c'est ce que nous allons voir. Je n'en crains pas une demi-douzaine comme vous deux ! On ne me la fait pas, à moi. Mes dollars ou je tire !

      Joignant le geste à la parole, Jack Simpson brandissait un énorme browning et visait au front Cornélius.

      Le docteur demeura impassible, mais déjà, sans que l'athlète s'en aperçût, il avait pressé fortement du pied un piton de cuivre fixé dans le parquet.

      Joë Dorgan, du fond de sa cachette, avait suivi toutes les péripéties de cette scène et il s'apprêtait à voler au secours des frères Kramm, lorsque subitement deux hommes aussi robustes que Jack Simpson bondirent sur lui avec la rapidité de l'éclair. L'un d'eux broya de ses doigts le poignet qui tenait le browning tandis que l'autre saisissait l'athlète à la gorge.

      – Chiens maudits ! hurla Jack Simpson en se débattant désespérément.

      Mais toute résistance était inutile ; en une seconde, le colosse fut terrassé, garrotté et bâillonné.

      Les deux hommes avaient disparu aussi rapidement qu'ils étaient venus.

      Cornélius et Fritz se concertèrent quelque temps à voix basse.

      – Jack Simpson, dit enfin le docteur de la même voix tranquille, tu as insulté les Lords de la Main Rouge. Apprête-toi à subir le châtiment que tu as encouru.

      Le colosse se tordit dans ses liens comme pour demander grâce et son visage exprima une indicible terreur. Cette face crispée par une muette supplication était d'une éloquence à donner le frisson.

      Cornélius appela :

      – Slugh ! Jackson !

      Les deux hommes reparurent.

      – Emportez cette brute, ordonna-t-il, mettez-le en lieu sûr ; demain je vous ferai connaître la décision des Lords de la Main Rouge à son sujet.

      Slugh et Jackson enlevèrent avec effort le colosse sur leurs épaules et l'emportèrent dans une pièce latérale, puis le défilé des visiteurs continua.

      Enfin, Fritz Kramm déclara en bâillant que la séance était terminée, et il alla tirer Joë Dorgan de sa cachette. Le jeune milliardaire paraissait très impressionné de ce qu'il avait vu et entendu pendant ces deux heures.

      – L'organisation de la Main Rouge est une merveille ! déclara-t-il avec enthousiasme. Malgré tout ce que vous m'aviez dit, je n'aurais jamais cru qu'on pût atteindre, dans une société de ce genre, à une précision aussi administrative.

      – Vous n'avez encore rien vu, mais, avec les drôles que nous avons sous nos ordres, il faut quelquefois de la poigne. Vous venez d'en avoir un exemple.

      – Mais ils ignorent votre vraie personnalité à tous deux ?

      – Nous serions perdus s'ils la soupçonnaient.

      Tous se figurent que les Lords de la Main Rouge sont nombreux et nous nous arrangeons de façon à ce qu'ils persistent dans cette croyance.

      – Mais vos retraites doivent être connues ?

      Ainsi cette maison ?

      – ... a été louée pour quinze jours seulement sous un faux nom et nous n'y reviendrons jamais. Le prochain partage trimestriel aura lieu dans un autre quartier de New York.

      – Vous donnez donc des dividendes tous les trois mois comme les grandes maisons de banque ?

      – Mais oui, cela est nécessaire. Aujourd'hui, j'ai réparti les bénéfices provenant du grand incendie allumé par la Main Rouge et qui a consumé, comme vous le savez, tout un quartier de New York...

      – Il me semble, interrompit tout à coup Fritz Kramm, que nous serions beaucoup mieux ailleurs qu'ici pour causer.

      – C'est juste, approuva le docteur, nous n'avons plus rien qui nous retienne dans cette masure et il serait même imprudent d'y séjourner plus longtemps.

      Fritz et Cornélius enlevèrent leurs masques de caoutchouc, rangèrent soigneusement les carrés de papier qui devaient sans doute leur servir à établir leur comptabilité, et se préparèrent à sortir.

      – Encore une question, demanda le jeune milliardaire. Que va devenir ce Jack Simpson, qui a eu l'audace d'insulter les Lords de la Main Rouge ?

      – Son affaire est claire, grommela Cornélius.

      J'ai appris, par ailleurs, qu'il avait des accointances avec le Police-Office, il faut en faire un exemple.

      – Mourra-t-il ?

      – Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. On retrouvera demain son cadavre dans quelque avenue déserte, la joue marquée de la main sanglante qui est la signature de l'Association.

      Le jeune homme ne put s'empêcher de frissonner.

      – Ce sont des exemples nécessaires, continua le docteur, comme s'il eût pénétré la pensée de son interlocuteur. Si nous n'agissions pas ainsi, il y a longtemps que nous aurions été vendus à la police et que l'Association n'existerait plus. J'ai tenu à vous faire voir cela, maintenant que vous êtes, vous aussi, un Lord de la Main Rouge. Vous verrez bientôt qu'il y a quelque plaisir à exercer ce formidable et mystérieux pouvoir. C'est, en somme, une royauté comme une autre.

      Tout en parlant, les trois bandits étaient arrivés à la petite porte du jardin, que leur ouvrit le silencieux Léonello.

      – C'est assez causer de la Main Rouge, dit brusquement Fritz Kramm, nous allons maintenant nous occuper des affaires de notre ami qui sont, d'ailleurs, un peu les nôtres.

      – Et pour cela, ajouta le docteur, nous serons beaucoup plus à l'aise dans mon laboratoire souterrain.

      Ils entrèrent dans le luxueux bâtiment qui s'élevait au milieu des jardins et prirent place dans un ascenseur électrique qui s'engouffra dans les profondeurs du sol.

      Quelques minutes après ils mettaient pied à terre dans une pièce aux murailles revêtues de céramique.

      C'était le vestibule du laboratoire.




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