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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUATRIÈME ÉPISODE – LES LORDS DE LA « MAIN ROUGE »
III – L'hallucination

Les frères Kramm et leur complice se trouvaient maintenant dans une vaste pièce voûtée qu'éclairaient de nombreuses lampes électriques et où s'entassaient une foule de machines étranges et d'appareils aux destinations inconnues.

      Ils prirent place dans de confortables fauteuils, autour d'un guéridon sur lequel l'officieux Léonello déposa une bouteille d'extra-dry et trois coupes de cristal, en même temps qu'une boîte de trabucos de la manufacture de La Havane.

      – Ce laboratoire, fit le Dr Cornélius, dont les prunelles d'oiseau de proie étincelèrent derrière les verres de ses lunettes d'or, doit vous rappeler quelques souvenirs.

      Le jeune homme était devenu blême.

      – Oui, murmura-t-il, c'est ici que j'ai éprouvé les émotions peut-être les plus poignantes de mon existence.

      – J'espère que vous ne regrettez pas de vous être confié à mes soins. Quand vous êtes entré ici, vous étiez Baruch Jorgell, recherché pour l'assassinat d'un savant français, M. de Maubreuil ; quand vous en êtes sorti, vous vous nommiez Joë Dorgan, fils d'un milliardaire honorablement connu. Grâce à la chirurgie, à la carnoplastie, dont je suis le promoteur, vous aviez complètement changé de physionomie. J'ai renouvelé pour vous le miracle des magiciens qui opéraient la transmutation des âmes d'un corps dans un autre. Qui sait si au fond de ces légendes il n'y a pas une parcelle de vérité ? Plus tard, la véridique histoire de Baruch Jorgell devenu Joë Dorgan passera peut-être pour une légende.

      – Pourquoi me rappeler ce souvenir ? murmura Baruch.

      – Parce que, dit Fritz, mon frère est légitimement fier d'une opération si bien réussie. Il faut lui passer cette faiblesse. Puis, dans ce laboratoire, personne ne peut nous entendre, nous sommes ici absolument chez nous...

      – Parlons sérieusement, interrompit Cornélius ; nos intérêts à tous les trois sont maintenant complètement associés et il importe absolument que je sache de quelle façon – depuis trois semaines que William Dorgan a retrouvé son fils – Baruch a joué le rôle de Joë.

      – Admirablement, l'ingénieur Harry lui-même y a été trompé. Personne n'a le moindre soupçon. D'ailleurs, je fais tout ce qu'il faut pour entretenir cette illusion. Je continue dans le plus grand secret le traitement interne qui doit rendre définitifs les changements que le docteur a si rapidement opérés dans ma personnalité. J'affiche les mêmes goûts et les mêmes opinions que mon sosie involontaire, je joue aux mêmes jeux...

      – Et pour ce qui est des souvenirs d'enfance ? demanda Cornélius.

      – J'en use discrètement, je place à propos une anecdote et jusqu'ici je suis sûr de n'avoir commis aucune erreur. Par exemple, une chose qui m'agace terriblement, c'est d'être obligé de rééditer, partout où je vais, le récit de ma prétendue captivité. J'ai raconté cette anecdote au moins deux cents fois.

      – Tout s'est donc passé selon nos prévisions, s'écria Fritz ; maintenant il faudrait peut-être, d'ores et déjà, étudier quelle est, pour nous, la meilleure manière de tirer parti de la situation.

      – J'y ai déjà réfléchi et mon plan est fait. Nous ne pourrons rien entreprendre sur les milliards de William Dorgan tant que l'ingénieur Harry – mon soi-disant frère – sera là à me surveiller. Il faut donc avant tout le brouiller avec son père.

      – Cela sera peut-être difficile, grommela Cornélius.

      – Difficile, oui, mais non impossible. L'ingénieur est très fier, très personnel, il ne supporte pas la contradiction. A la moindre remontrance de son père, qu'il aime cependant beaucoup, je suis sûr qu'il ferait un coup de tête et irait chercher fortune ailleurs. Mais pour en arriver là, il me faudra un certain temps. Pour le moment, je fais du zèle, je travaille énormément, j'ai reconnu que c'était le vrai moyen de gagner la confiance du vieux Dorgan.

      – Continuez dans cette voie. J'aimerais mieux que nous réussissions de cette façon qu'en employant des moyens violents, dit Fritz. Il sera toujours temps d'y recourir.

      Les trois bandits demeurèrent quelque temps dans leurs réflexions, ils se demandèrent combien de temps encore il leur faudrait attendre avant de mettre la main sur les milliards de William Dorgan. Ce fut Baruch qui rompit le premier le silence.

      – Vous avez parlé tout à l'heure de moyens violents, dit-il brusquement, si vous m'en croyez, vous n'en emploieriez jamais de semblables.

      Les frères Kramm échangèrent un coup d'œil rapide.

      – Pourquoi cela ? demanda Cornélius.

      – J'ai beaucoup réfléchi : nous avons maintenant des capitaux assez puissants pour agir ouvertement. Evitons de nous compromettre par des crimes inutiles.

      – On dirait vraiment, railla Fritz, qu'en revêtant la physionomie de Joë Dorgan vous avez aussi hérité de ses vertueuses théories.

      – Voulez-vous que je sois franc ? continua Baruch sans répondre à cette ironie. Eh bien ! vous devriez abandonner cette Main Rouge qui vous jouera tôt ou tard un mauvais tour.

      – C'est impossible en ce moment, répliqua sérieusement cette fois Cornélius. C'est la Main Rouge qui nous procure le plus clair de nos ressources. C'est grâce à ses affidés que les magasins de mon frère sont remplis des tableaux et des objets d'art volés dans tous les musées de l'Europe. C'est la Main Rouge qui me fournit les sommes énormes dont j'ai besoin pour mes expériences. Je ne suis pas encore assez riche pour pouvoir m'en passer.

      – Puis, ajouta Fritz, n'est-ce rien que de commander à une armée d'audacieux malfaiteurs qui mettent en coupe réglée tous les Etats de l'Union ? Grâce à la Main Rouge, j'ai une police qui me tient au courant de tout, il n'est rien que je ne puisse entreprendre. Vous avez pu en juger par vous-même. Je puis, avec l'impunité la plus complète, brûler les villes, piller les banques, mettre les riches à rançon...

      – Vous serez trahi un jour ou l'autre.

      – Je saurai me retirer à temps, mais il faudra pour cela que mon frère et moi possédions chacun notre milliard solidement placé.

      – Cela viendra peut-être très vite, grâce à Baruch, dit Cornélius ; jusqu'ici l'affaire a été admirablement conduite. A la santé de Baruch.

      Les trois bandits choquèrent leurs coupes et les vidèrent d'un trait, puis de nouveau le silence régna dans le laboratoire ; tous trois étaient retombés dans leurs réflexions.

      – Je crois, murmura Cornélius, qu'il serait temps de se séparer. Il me semble que nous n'avons plus rien à nous dire.

      – Pardon, fit Baruch avec une certaine hésitation, encore un mot, s'il vous plaît. Je vous ai montré tout à l'heure le beau côté de ma situation, mais je ne vous ai pas mis au courant de mes propres souffrances...

      Cornélius Kramm haussa les épaules.

      – Bah ! fit-il, ce n'est rien. Votre nouvelle personnalité vous gêne sans doute aux entournures, comme un habit neuf, mais cela se fera, cela s'assouplira avec le temps. A force de répéter votre rôle, vous le saurez tellement bien qu'il fera partie intégrante de vous-même. Vous en arriverez même, j'en suis persuadé, à oublier complètement que vous vous êtes appelé Baruch Jorgell.

      – Oh ! pour cela, jamais ! J'ai de terribles raisons de croire que je ne perdrai jamais la mémoire du passé.

      – Que voulez-vous dire ?

      – Dussiez-vous me considérer comme un faible d'esprit, comme une cervelle débile, je dois vous avouer que je suis hanté par d'horribles visions, par des cauchemars atroces. Si je croyais au remords...

      – La science ne connaît pas cela, ricana le docteur, vous êtes tout simplement victime d'hallucinations, dont le temps, l'exercice physique et quelques calmants viendront facilement à bout. Voulez-vous que je vous rédige une ordonnance ?

      – Attendez... C'est que ces hallucinations, comme vous les nommez, sont d'un genre très particulier. D'abord, elles se traduisent par la peur des miroirs, j'éprouve en leur présence des souffrances intolérables. Je suis pareil à cet homme dont parlent les contes fantastiques et qui avait vendu son reflet. Je suis attiré d'une façon invincible par les glaces, et quand je m'y contemple, il me semble voir grimacer, à travers la physionomie de Joë Dorgan, mon vrai visage, le visage de Baruch... Et cette attirance, je le sens, a son danger ; car il y a des moments où mes traits actuels, sous les crispations de la peur, reprennent un peu de leur ancien aspect !... Et pourtant, il faut bien que chaque matin je m'étudie soigneusement pour voir si aucune modification ne s'est produite dans mes traits, si je ressemble toujours bien à Joë Dorgan !... C'est terrible !... Les glaces m'attirent et j'ai peur du reflet qu'elles me renvoient...

      – Tout cela n'est pas grave, dit le docteur. Je vois là seulement un peu de nervosité, causée par le surmenage, par la fatigue.

      – S'il n'y avait que cela, je serais de votre avis, mais mon mal est plus compliqué, plus terrible aussi. Chaque samedi – et c'est un samedi que j'ai tué M. de Maubreuil (la voix de l'assassin n'avait pas tremblé en prononçant cette phrase), chaque samedi, l'hallucination prend une forme aiguë.

      – Voyons cela, fit Cornélius, devenu subitement attentif.

      – Cela commence, toujours de la même façon, reprit Baruch, et cela comporte trois phases toujours pareilles. Chaque samedi, quand je suis à prendre le thé avec William Dorgan et son fils, – en famille –, je vois devant moi l'image très nette, le « living phantasm (1) » de Mlle de Maubreuil ; elle me regarde d'un air à la fois désespéré et menaçant. D'abord, elle n'est qu'une sorte de brouillard vaporeux, une tache indécise de lumière, mais à mesure que je la regarde – et il m'est impossible de ne pas la regarder – ses traits s'accentuent, elle se corporise, il me semble que je n'ai que la main à étendre pour la toucher, je tremble qu'elle ne s'avance vers moi, et cependant elle reste toujours debout derrière la chaise de William Dorgan. L'hallucination en vient à un tel degré qu'il m'est impossible de suivre la conversation. Je suis obligé de m'excuser d'une façon quelconque et de m'enfuir...

      – Vous avez dû être amoureux de cette jeune fille ?

      – C'est vrai, mais elle m'a brutalement repoussé, et c'est peut-être pour cela aussi que j'ai été impitoyable pour son père.

      – Cela est de la suggestion à distance, expliqua Cornélius Kramm, sans conviction d'ailleurs ; vous pensez à elle et elle pense à vous, pourvu qu'on ait une certaine force d'objectivité... Avezvous lu le livre Les Fantômes des vivants ?

      – Non, et je ne veux pas le lire... Mais ceci est la première phase.

      – Voyons la seconde, dit Fritz avec une négligence affectée, cela est prodigieusement intéressant.

      – Je m'enfuis, je me réfugie dans ma chambre, et là je suis obligé, entendez-vous ? obligé de me placer devant la grande psyché, et ce n'est plus le reflet de Joë Dorgan qui grimace en face de moi, c'est celui de Baruch Jorgell, de Baruch l'assassin !... A ce moment, je le sens, mon visage est redevenu lui-même... le masque est tombé...

      L'assassin avait pris un instant de repos, il essuyait son front couvert d'une sueur froide.

      – Voilà qui est ennuyeux, grommela Cornélius ; si de pareilles hallucinations vous prenaient souvent, cela pourrait compromettre la ressemblance si péniblement obtenue, détériorer mon chef-d'œuvre.

      – Pourquoi aussi, objecta Fritz Kramm, Baruch rentre-t-il dans sa chambre ? A sa place, j'irais au théâtre, au bar, n'importe où, et je ne rentrerais qu'au petit jour, ce serait le moyen d'échapper à toutes ces visions.

      – Je l'ai bien essayé, répliqua Baruch avec humeur, mais à l'heure dite, quoi que je fasse, une force invincible me ramène devant le miroir maudit en face duquel je suis contraint de demeurer et bientôt – c'est là quelque chose d'épouvantable – je vois s'estomper lentement, dans la buée changeante des reflets, le visage mélancolique de M. de Maubreuil avec sa chevelure grisonnante et son front ridé par les insomnies. Il est revêtu de sa blouse de laboratoire toute souillée par les acides, il est tel que je le vis la dernière fois !...

      Baruch avait prononcé ces derniers mots d'une voix creuse, ses yeux se révulsaient, il étendait les bras en avant, comme si, en cet instant même, l'apparition vengeresse se fût dressée devant lui ; les frères Kramm le regardaient, en proie, eux aussi, à une secrète épouvante.

      – Je vois que, chez vous, fit Cornélius avec un ton doctoral, le système nerveux est déprimé, largement déphosphoré ; vous prendrez du phosphoxyl, un remède merveilleux qui tonifie puissamment les cellules cérébrales... Mais j'espère que vous en avez fini avec tous vos fantômes ?

      – Non, dit Fritz plus calme, il faut que nous connaissions la troisième phase.

      – C'est peut-être la plus terrible, reprit Baruch en frissonnant. Voici ce qui arrive : cette lutte atroce contre le spectre qui hante les profondeurs de la glace prend fin brusquement. Je m'arrache à la hantise et je me jette sur mon lit tout habillé. Je suis brisé de fatigue, physiquement et moralement, et je m'endors aussitôt, presque instantanément, d'un sommeil de plomb. Mes yeux sont à peine fermés que l'obsession prend la forme du cauchemar, je me revois dans le laboratoire de M. de Maubreuil, je réassiste à la synthèse du diamant...

      – Et sans nul doute, ajouta Cornélius avec un rire horrible, au trépas inattendu de M. de Maubreuil. Je devine que vous attendez sans aucune impatience la soirée du samedi.

      – C'est mon épouvante de toute la semaine. Et pourtant, ajouta Baruch avec une sorte de rage, j'ai de la volonté, moi, je suis un homme d'énergie, vous le savez, et jamais personne, n'est arrivé à me suggestionner ou à m'hypnotiser !...

      – Ce qu'il y a de plus clair dans tout ce que vous venez de nous raconter, déclara le docteur, c'est que vous êtes très malade ; et, dans notre intérêt à tous, il ne faut pas laisser la névrose vous envahir. Si vous ne résistez pas courageusement, vos fantômes ne vous quitteront plus. Vous verrez, comme Banquo (2), le spectre de votre victime s'asseoir à table ; à votre place. Shakespeare a d'ailleurs fort bien décrit ces sortes d'hallucinations. Et depuis quand souffrez-vous de cette névrose ?

      – Depuis le jour de l'arrestation de Joë Dorgan – déguisé sous mon apparence – dans un family-house de New York. L'obsession a débuté par un simple rêve qui, de samedi en samedi, a pris une acuité plus térébrante.

      – C'est que la névrose a grandi et s'est exacerbée de semaine en semaine, expliqua Cornélius Kramm, mais pourquoi ne m'avoir pas prévenu plus tôt ?

      – J'espérais parvenir à me dominer moimême, mais j'ai reconnu que c'était impossible.

      Le docteur avait tiré de sa poche un carnet et griffonnait rapidement une ordonnance.

      – Voici, fit-il, phosphoxyl, lécithine, valérianate de fer, privation absolue de liqueurs alcoolisées, promenades au grand air, long sommeil, exercice modéré. Il faudra suivre ce régime avec opiniâtreté et je suis sûr que d'ici peu vos cauchemars du samedi auront complètement disparu.

      – Je le souhaite... mais si le traitement était inefficace ?

      – Il faudrait m'en prévenir, alors nous essayerions autre chose...

      – Comment ! s'écria Fritz Kramm en jetant un coup d'œil sur son chronomètre, déjà deux heures, il est grand temps de partir.

      Les trois complices se hâtèrent vers l'ascenseur ; cinq minutes plus tard, Baruch et Fritz franchissaient ensemble la grille de l'établissement.

      – A propos, dit tout à coup le marchand d'objets d'art en tendant à Baruch une lourde enveloppe, j'ai quelque chose à vous remettre.

      – Qu'est-ce que cela ?

      – Quelques bank-notes, votre part de Lord de la Main Rouge dans le dernier partage.

      – Je ne vois pas en quoi j'ai mérité..., balbutia le jeune homme.

      – N'importe, prenez toujours. Vous êtes Lord de la Main Rouge, cela suffit. Rappelez-vous que ce ne sont pas toujours ceux qui récoltent et qui sèment le blé qui mangent le pain.

      Baruch n'insista pas. Il serra distraitement la main de son interlocuteur et regagna son automobile, dont le chauffeur l'avait patiemment attendu à l'angle de la Trentième avenue.


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(1)  Living phantasm : spectre d'une personne vivante.

(2)  Shakespeare, Macbeth.




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