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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






TROISIÈME ÉPISODE – LE SCULPTEUR DE CHAIR HUMAINE
III – La peau d'un autre

Les opérations longues et délicates, grâce auxquelles le Dr Cornélius Kramm prétendait mener à bien l'étrange métamorphose, durèrent plusieurs jours et furent menées avec méthode.

      Tout d'abord, avec l'aide de Léonello, le docteur prit un moulage des deux sujets, et les deux moulages dressés sur deux socles furent revêtus, grâce à la photographie, des couleurs, des teintes exactes de la vie. A l'aide d'injections de paraffine chaude, faites sous l'épiderme, il pourvut le faciès un peu maigre de Baruch des rondeurs que possédait le visage de Joë ; par une habile résection des cartilages, il rectifia la forme du nez. La ressemblance des deux physionomies commença à s'accuser de façon frappante.

      Ses bras squelettiques retroussés jusqu'aux coudes, Cornélius travaillait avec une ardeur fébrile. Taillant en pleine matière vivante, ajoutant et retranchant suivant le besoin, c'était vraiment alors qu'il méritait son surnom de sculpteur de chair humaine.

      Quand il eut terminé, à l'aide du scalpel et de la seringue à injections hypodermiques, la première ébauche, il s'arma du microscope. Grâce à des pigments bistres et roses il obtint les nuances de la carnation, avec des tatouages il reproduisit les taches les plus minimes de l'épiderme. Jamais artiste ne mit autant de soin à parachever son œuvre.

      La chevelure et la barbe demandèrent à elles seules un laborieux travail. Les cheveux évalués au centimètre carré furent épilés électriquement, un par un, aux endroits où ils étaient trop touffus. Dans ceux où ils l'étaient moins, Léonello se servit d'une aiguille spéciale pour en repiquer en nombre voulu, comme font les coiffeurs dans les cas d'inguérissable calvitie.

      Pour les dents, l'opération ne présenta aucune difficulté ; des empreintes à la cire furent prises sur les deux patients et Cornélius, à l'aide de quelques coups de lime et de quelques implantations, obtint un résultat parfaitement satisfaisant. La nuance des cheveux fut donnée par une teinture indélébile. Le docteur avait fait des études spéciales sur les alcaloïdes qui ont la propriété de modifier la couleur des yeux, il décida que, pour doter Baruch des yeux noirs de Joë, un traitement interne était indispensable.

      Ces travaux une fois terminés, Cornélius demeura quelque temps en contemplation devant son œuvre.

      – La ressemblance est parfaite, s'écria-t-il orgueilleusement ; il est impossible de faire mieux. Maintenant, la preuve en est faite, je possède le secret de pétrir à mon gré la face humaine, mes doigts modèlent la chair vive comme de l'argile !

      Léonello l'arracha à cet enthousiasme lyrique.

      – Maître, demanda-t-il, l'œuvre peut être regardée comme presque terminée en ce qui concerne Baruch, cependant il est encore beaucoup plus corpulent que Joë.

      – Il est facile de remédier à cette imperfection. En soumettant le sujet à un courant électrique à haute tension, il se produira une transpiration abondante. De même que certains jockeys, à la veille d'une course, Baruch va maigrir pour ainsi dire instantanément, en quelques heures. Occupez-vous de cela.

      Le traitement singulier indiqué par Cornélius eut d'ailleurs un succès complet.

      Quand Baruch revint à lui, il éprouvait une étrange et douloureuse sensation ; il lui semblait avoir dormi pendant des années. Il ressentait par tout le corps une douleur sourde, il était faible comme un enfant.

      Il ouvrit les yeux et reconnut avec une sorte de stupeur qu'il se trouvait dans sa chambre.

      Peu à peu, il reprenait conscience de lui-même. Il se rappelait sa visite dans le laboratoire souterrain, l'étrange pacte qu'il avait conclu, puis il y avait comme une brume sur ses souvenirs.

      Il essaya de faire un mouvement.

      Il ne put bouger, tout son corps était emprisonné dans des bandages aux puissants ressorts et dans des moulages qui l'immobilisaient. Son visage était recouvert d'un masque d'acier qui lui tirait douloureusement les paupières et les coins de la bouche.

      Il fit un mouvement pour essayer de s'arracher à l'espèce d'étau qui l'enserrait de toutes parts, il ne put y réussir. Il poussa un gémissement douloureux. C'est alors qu'il aperçut, à quelques pas de lui, la face obséquieuse du préparateur Léonello.

      – Ne bougez pas, dit l'Italien. Je suis heureux de vous annoncer que l'expérience tentée par mon illustre maître, le Dr Cornélius Kramm, a brillamment réussi. Dans quelques semaines vous serez en voie de complète guérison. Dès que vous irez tout à fait bien, que vous serez en état de vous lever, vous pourrez regagner le palais de votre père, Mr. William Dorgan, qui est inconsolable de votre perte.

      Baruch eut un saisissement, un vertige envahit son cerveau anémié. Ainsi donc le sculpteur de chair humaine avait réalisé de point en point son effarante promesse. Il fut pris d'une irrésistible envie de voir son visage. Il ne pouvait arriver à croire que Léonello eût dit la vérité.

      – Oh ! un miroir ! balbutia-t-il, je voudrais un miroir.

      Mais il se tut brusquement, saisi d'une terreur folle. Ce n'était plus sa voix qu'il entendait ; il n'en reconnaissait plus les intonations.

      – Soyez calme, s'écria Léonello avec vivacité.

      Le docteur a bien recommandé que vous ne parliez pas, que vous demeuriez complètement immobile. Il vous est même, pour quelque temps encore, interdit de manger. Je vous nourrirai, moi-même, à l'aide d'aliments liquides.

      Baruch poussa un gémissement étouffé, dont Léonello comprit la signification :

      – Rassurez-vous, fit-il, cela ne durera pas très longtemps et vous serez bien soigné. Je ne quitterai pas le chevet de votre lit. Nuit et jour je serai là, prêt à deviner de quoi vous pouvez avoir besoin. Je comprends ce que vous désirez. Vous voudriez voir votre nouvelle physionomie, c'est un vœu, en somme, bien légitime, et que je veux contenter tout de suite. Je vais – mais pour un instant seulement – vous délivrer.

      Léonello, avec d'infinies précautions, desserra les ressorts du masque, l'enleva et approcha une glace du visage du patient.

      Baruch Jorgell poussa un cri de stupeur.

      La face étonnée et mélancolique qui le regardait du fond de la glace n'était plus la sienne. Il avait devant lui les traits du jeune homme qu'avant sa métamorphose il avait vu endormi dans le laboratoire souterrain, les traits de Joë Dorgan.

      Il ne put supporter longtemps la contemplation de cette physionomie qui était, pourtant, désormais sa physionomie.

      Il ferma les yeux ; il lui semblait qu'il venait d'apercevoir un spectre.

      – Vous avez vu ? fit ironiquement l'Italien. J'espère que vous êtes content de votre nouveau visage ; maintenant je vais vous remettre votre masque.

      Baruch ne protesta par aucun geste, il se laissa faire docilement, il sentait la folie envahir son cerveau ; il essaya de dormir pour ne plus penser. Grâce, sans doute, aux drogues stupéfiantes qu'on lui avait fait absorber, il tomba dans un profond sommeil.

      En s'éveillant le lendemain, il éprouva, mais à un degré moindres les pénibles sensations de la veille. Mais, pendant le temps qu'il resta éveillé, il fut en proie à un ennui mortel. Ce jour-là, il reçut la visite du Dr Cornélius. Il était accompagné de Fritz Kramm, qui, lui, s'extasia franchement sur le merveilleux résultat.

      – C'est inouï, déclara-t-il, je n'aurai jamais cru qu'on pût atteindre à une telle perfection dans la ressemblance. Cela tient vraiment du prodige.

      – Seulement, ricana Cornélius Kramm, ce n'est pas très, agréable pour celui qui subit une pareille opération : de cela je me rends parfaitement compte.

      Et comme un éclair de haine passait dans les prunelles du convalescent, toujours réduit au silence et à l'immobilité, il ajouta sous forme de palliatif :

      – Mais aussi quel triomphe après la fin du traitement !

      – Il faudrait, en effet, qu'un détective fût véritablement rusé pour aller dénicher Baruch Jorgell sous la peau de Joë Dorgan que son sosie a endossée comme un complet neuf...

      – Et qui lui sied à ravir.

      – Il est certain que je le trouve plus jeune.

      – Plus élégant !

      – Plus distingué !

      – On ne l'est jamais trop quand on est fils d'un milliardaire.

      Baruch, auquel il était défendu d'ouvrir la bouche, était mis à la torture par ces consolations ironiques.

      Léonello, cependant, ne négligeait rien pour faire prendre au convalescent son mal en patience. Il lui expliquait chaque jour les progrès que faisait sa guérison et il avait pour lui des attentions dévouées.

      Les jours passaient. Baruch Jorgell était dévoré d'ennui et d'impatience.

      Enfin, peu à peu, les blessures se refermèrent, les chairs violemment rapprochées se soudèrent et, les uns après les autres, les appareils furent retirés. Baruch put se lever, absorber des aliments solides.

      Ce fut pour l'assassin, ainsi miraculeusement métamorphosé, une vraie joie lorsque le docteur lui permit de descendre dans le jardin, appuyé au bras de Fritz et de Léonello.

      Certes, il était complètement guéri, il n'éprouvait plus aucune extrême faiblesse, mais d'étranges sensations l'assaillaient. Il était dépaysé dans sa nouvelle enveloppe physique ; son corps, retouché pour ainsi dire et repétri par le sculpteur de chair humaine, le gênait comme un vêtement trop étroit ; ses jambes vacillaient, ses gestes étaient mal assurés, sa voix hésitante, et il ressentait, en toute sa personne, l'étrange engourdissement de quelqu'un qui sortirait par miracle du cercueil.

      – Vous n'êtes pas encore accoutumé à votre nouvelle enveloppe, dit le docteur qui l'observait avec attention, il vous reste encore une certaine gaucherie, une certaine lourdeur de gestes et d'attitudes qui disparaîtra rapidement. J'ai grande hâte, d'ailleurs, que vous soyez guéri.

      – Pourquoi cela ?

      – Il va falloir vous mettre au travail.

      Et comme Baruch manifestait un certain étonnement :

      – Vous ne vous souvenez donc plus de ce que je vous ai dit ? C'est déjà beaucoup, évidemment, de posséder la ressemblance physique de Joë Dorgan, mais ce n'est pas tout. Vous avez déjà la voix, il vous faut les phrases, les pensées, les gestes, les tics, les manies, tout ce qui constitue enfin la personnalité.

      – Mais comment y réussir ? demanda Baruch qui, dans le désarroi moral où il se trouvait, n'avait pas encore eu le temps de réfléchir à cela.

      – J'y ai songé. Il y a dans mon laboratoire souterrain quelques milliers de rouleaux phonographiques que Joë a eu la complaisance de dicter lui-même et qui contiennent tout ce qui nous manque. Il faudra faire complètement abstraction de votre ancien moi, et vous habituer à certaines phrases, à certains mots. Vous avez une bonne mémoire ?

      – Pas mauvaise.

      – Alors, tout ira bien.

      – Permettez-moi encore une question, fit Baruch émerveillé. Pour les phrases et les idées, tout ira bien, mais les gestes ? la démarche ?

      – Tout est prévu, rien n'a été laissé au hasard ; j'ai eu soin de faire cinématographier Joë Dorgan dans toutes les attitudes, debout, en marche, couché, assis, mangeant ou lisant. Vous n'aurez qu'à vous figurer pendant quelque temps que vous êtes acteur, et qu'à étudier votre personnage consciencieusement.

      – Je suis sûr de réussir, s'écria Baruch, j'y mettrai tout le temps qu'il faudra, mais je veux que l'adaptation soit parfaite.

      Ainsi que l'avait prévu Cornélius, Baruch avait oublié, en quelques jours, ses souffrances et sa réclusion, et il était fier d'être sorti vivant et vainqueur d'une aussi fantastique expérience. Il montrait autant d'enthousiasme qu'il avait eu d'abord d'hésitations.

      Dès le lendemain, il descendit de bonne heure au laboratoire souterrain et il y demeura jusqu'au soir, travaillant avec une sorte de rage à graver dans sa mémoire, d'une façon indélébile, les attitudes et les pensées même de sa victime.

      Le lendemain et les jours suivants, inlassablement, il recommença.

      Pendant que la voix très calme du phonographe redisait les phrases gaies ou tristes, plaisantes ou sérieuses arrachées à Joë Dorgan sous l'empire du pouvoir hypnotique, Baruch répétait patiemment mot par mot, s'efforçant de prendre l'intonation exacte. D'autres fois, en face d'un appareil cinématographique, que surveillait Léonello, il s'étudiait à reproduire les gestes habituels et les expressions de physionomie de son sosie involontaire.

      C'était quelque chose de terrible que ce fantôme phonographique se démenant tout noir sur la toile blanche, pendant que Baruch, la face crispée, s'évertuait à reproduire exactement toutes ses attitudes.

      De temps en temps, les frères Kramm faisaient subir à leur complice une sorte d'examen. Le docteur se frottait les mains, de jour en jour plus satisfait.

      – Cela va bien, faisait-il, c'est presque parfait.

      Encore quelques jours de travail consciencieux et vous serez complètement Dorganifié.

      Baruch Jorgell était un coquin dénué de toute espèce de scrupules, il n'avait jamais de remords et il avait consenti sans hésitation à commettre un nouveau crime, mais, à mesure qu'à l'aide des conversations phonographiées qu'il était obligé d'apprendre par cœur il pénétrait plus avant dans l'intime pensée de sa victime, il ressentait une sorte de gêne, comme un commencement de honte.

      Joë Dorgan avait eu une jeunesse exemplaire : sitôt qu'il eut terminé ses études au collège de Boston, en même temps que son frère, l'ingénieur Harry Dorgan, plus jeune que lui de deux ans, il était devenu pour son père un précieux collaborateur.

      Très charitable, très sobre, très travailleur, Joë n'avait aucun vice, c'était une âme loyale et franche.

      En constatant toutes ces qualités, qu'il était obligé bon gré mal gré de s'assimiler, l'assassin était en proie à une rage froide.

      – Pourquoi, s'écria-t-il avec colère, suis-je obligé de jouer cette terrible partie ? Cornélius est un misérable ! On dirait que c'est avec intention qu'il s'amuse à me faire jouer ce rôle d'hypocrite et de petit saint. Mais patience ! Le temps approche où je pourrai me dédommager de cette abominable contrainte !

      Grinçant des dents, forcé de singer l'honnête homme, Baruch se remettait au travail, et, chaque jour, son exaspération allait croissant.

      Mais bientôt un autre phénomène se produisit.

      Passant toute la journée dans le laboratoire souterrain, rempli de machines étranges, de mannequins grimaçants et de cadavres à demi disséqués, l'assassin devenait sujet à d'effrayants cauchemars. Son sommeil était peuplé de masques bariolés. L'atmosphère saturée d'électricité, chargée de gaz aux odeurs pénétrantes, influait petit à petit sur sa cervelle. Il se rendait compte que, si son séjour se prolongeait dans cet endroit maudit, il deviendrait complètement fou.

      Quand, avec le soir, se produisaient les énervements de la fatigue et qu'il lui arrivait de se regarder dans la glace, il se rejetait en arrière avec épouvante.

      – C'est terrible, bégayait-il en frissonnant de tous ses membres. Je suis devenu moi-même le propre fantôme, le spectre vivant de ma victime !

      Quelquefois, au crépuscule, ou dans la pénombre du matin, ce n'était plus le visage de Joë que lui renvoyait la glace, c'était une face grave et triste sous la longue chevelure grise qui la couronnait, la face vengeresse de M. de Maubreuil, le chimiste français qu'il avait assassiné pour lui voler ses diamants.

      – Arrière, fantôme ! s'écria-t-il en claquant des dents.

      Et, blême d'épouvante, il s'empressait de couvrir la glace ou de la tourner contre le mur.




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