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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






PREMIER ÉPISODE – L'ÉNIGME DU CREEK SANGLANT
III – Les frères Kramm

A l'heure même où Fred Jorgell apprenait la mort tragique de son client Pablo Hernandez, Baruch sortait du pavillon isolé qu'il habitait par une porte donnant sur la rue et dont lui seul avait la clef. Il pouvait ainsi sortir ou rentrer à sa guise, sans déranger aucun des domestiques.

      La rue, quoique indiquée sur le plan officiel de la ville, n'était encore constituée que par des clôtures de planches et des monceaux de gravats. Baruch la franchit en sautant au petit bonheur les flaques d'eau et les fondrières, il suivit quelque temps le boulevard encore inachevé qui traversait Jorgell-City et qu'éclairaient de loin en loin de puissantes lampes à arc. Enfin, il s'arrêta en face d'un grand cottage d'aspect sévère.

      Baruch Jorgell se rendait chez le docteur Cornélius Kramm.

      Le docteur Cornélius était célèbre dans toute l'Amérique, mais ses cures merveilleuses étaient d'un genre très particulier.

      Le docteur était la providence de tous ceux et de toutes celles qu'une laideur ou une tare physique affligeait et qui étaient en état de payer les frais d'un traitement des plus coûteux. Il redressait les nez crochus, diminuait les oreilles copieuses, agrandissait les yeux, rapetissait les bouches, exhaussait les fronts et rectifiait les tailles ; en un mot, grâce à la chirurgie, il traitait la substance vivante comme une véritable matière plastique qu'il façonnait au gré de son caprice.

      C'était son incontestable dextérité qui lui avait valu ce bizarre surnom de « sculpteur de chair humaine », sous lequel on le désignait familièrement.

      On connaissait peu de chose du passé de Cornélius. Il était arrivé un beau matin, s'était magnifiquement installé et, depuis, grâce à une savante réclame, grâce à des cures heureuses et aussi à son savoir très réel, sa réputation n'avait fait que grandir.

      Il courait pourtant une sinistre légende sur les débuts de sa fortune : quelque dix ans auparavant, prétendait-on, Cornélius était attaché, comme médecin, à une compagnie minière de la province de Matto Grosso, au Brésil, qui occupait plus de cinq cents travailleurs noirs.

      En dépit d'une surveillance active et minutieuse, les vols étaient assez fréquents. Un fait de ce genre se produisit précisément peu de temps après l'installation du docteur : un diamant de sept cents carats disparut et toutes les perquisitions faites pour le retrouver demeurèrent sans résultat. Quelques semaines s'écoulèrent, le vol commençait à s'oublier, lorsqu'un vieux Noir tomba malade et dut être transporté à l'hôpital que dirigeait Cornélius. Celui-ci diagnostiqua sans peine une péritonite aiguë, causée par la présence d'un corps étranger dans l'intestin ; il s'apprêtait à tenter une opération lorsque le diamant disparu lui revint en mémoire ; il n'ignorait pas que, souvent, les Noirs n'hésitent pas à avaler, pour les mieux cacher, les pierres qu'ils ont volées.

      Deux jours plus tard, le patient succombait à l'absorption d'un cachet d'acide prussique ordonné « par erreur » et le docteur, comme il l'avait prévu, retrouvait en disséquant le cadavre le diamant de sept cents carats. Dans le courant du même mois, Cornélius donnait sa démission pour cause de santé et partait pour l'Europe où l'on perdait sa trace.

      Les antécédents de Fritz Kramm étaient aussi mystérieux. Il avait fait fortune dans le commerce des tableaux et des objets d'art ; c'était ce que l'on pouvait affirmer de précis sur son compte. Ses ennemis prétendaient bien qu'il avait fait partie d'une bande internationale de cambrioleurs de musées, dont il était demeuré le receleur, mais nul n'eût pu fournir la preuve d'une si calomnieuse assertion. Ces racontars ne causaient d'ailleurs aucun préjudice aux deux frères : il n'est pas d'homme arrivé qui ne soit en butte au dénigrement.

      Au moment où Baruch sonnait à la porte de l'étrange docteur, il pouvait être dix heures du soir, c'est à peine si quelques rais de lumière filtraient par les interstices des volets blindés, hermétiquement clos.

      Le domestique qui vint ouvrir introduisit silencieusement le jeune homme dans un salon d'attente meublé avec une sévère élégance, et où se trouvait déjà un personnage vêtu de noir qui s'avança courtoisement au-devant du visiteur. C'était un vieil Italien, nommé Léonello, depuis de longues années au service du docteur.

      – Qu'y a-t-il pour votre service ? demanda-t-il à Baruch.

      – Je désirerais voir le docteur.

      – Malheureusement, c'est impossible, le docteur travaille.

      – Il m'attend, répliqua Baruch avec insistance, voici ma carte.

      – Mille pardons, fit obséquieusement l'Italien après un coup d'œil sur la carte, je vais vous annoncer.

      Léonello revint quelques instants après. Sa face décharnée avait quelque chose de sarcastique.

      – Mon maître sera très heureux de vous recevoir, dit-il, mais il ne peut abandonner le travail auquel il se livre, il faudra donc que vous m'accompagniez jusque dans son laboratoire.

      – Quel est donc ce travail ?

      La physionomie rusée de l'Italien se fit plus ironique.

      – Le docteur s'occupe d'un embaumement, il s'agit du malheureux Pablo Hernandez, dont le cadavre a été découvert ce matin. La famille a télégraphié au docteur de faire le nécessaire, et vous aurez le privilège d'assister à l'opération.

      – Je vous remercie, balbutia Baruch, dont le visage s'était couvert d'une pâleur mortelle, je ne tiens guère à voir un pareil spectacle.

      – Je comprends cela.

      – Dites au docteur que j'attendrai qu'il ait fini.

      – Ce sera peut-être long.

      – Tant pis, je préfère attendre.

      Léonello s'éclipsa. Baruch demeura seul, rongeant son frein, en proie à la colère et à l'impatience ; enfin le docteur parut.

      Le docteur Cornélius Kramm n'avait guère plus de trente-six ans, mais son crâne énorme et entièrement chauve, ses larges lunettes d'or et son visage maigre et rasé le faisaient paraître beaucoup plus vieux. Ses traits étaient réguliers, et il donnait, à première vue, l'impression d'un homme puissamment intelligent, mais ses lèvres minces, ses yeux inquiets et fureteurs, derrière les verres de cristal jaune des lunettes, causaient un indicible malaise. Il s'exprimait avec une lenteur et une sécheresse glaciales.

      Les deux hommes ne se saluèrent pas. Maintenant qu'ils étaient sans témoins, les politesses banales n'étaient pas de mise.

      – A défaut du grand rubis, déclara Baruch, j'ai les valeurs dont je vous avais parlé.

      – Je le sais mieux que personne, riposta cyniquement Cornélius, puisque je viens de terminer l'embaumement de leur précédent propriétaire.

      Baruch ne sourcilla pas.

      – Je voudrais de l'argent tout de suite, fit-il.

      – Eh bien, soit ! allons chez mon frère.

      Pas une parole de plus ne fut échangée. Cornélius prit une petite lanterne électrique et guida son hôte par les allées du jardin jusqu'à une porte de fer qui faisait communiquer les propriétés des deux frères.

      Cette porte franchie, ils se trouvèrent dans un vaste hall, littéralement bondé du sol jusqu'au toit d'un amoncellement de tableaux et de statues de tous les temps et de toutes les écoles. Dans un espace vide aménagé au centre, il y avait une table-bureau, des sièges et un grand coffre-fort scellé dans le mur.

      Cornélius et Baruch avaient eu à peine le temps de s'asseoir que Fritz Kramm, sans doute déjà prévenu, se montra à l'autre extrémité du hall.

      Le marchand de curiosités différait entièrement, comme aspect physique, de son frère le docteur. Autant Cornélius était maigre, émacié et morose, autant Fritz était corpulent, rubicond, jovial et d'une extrême aménité de manières et d'allures.

      C'était ce que nous appellerions en France un bon vivant.

      Son sourire bienveillant, ses yeux gris clair pleins de franchise le rendaient tout d'abord sympathique, mais si l'on observait avec attention ses mâchoires trop développées, ses oreilles vastes et mal ourlées, ses mains énormes aux doigts courts, aux pouces en billes, on était beaucoup moins rassuré.

      En apercevant Baruch, Fritz alla au-devant de lui, la main tendue.

      – Enchanté de vous voir, fit-il, oh ! je savais bien que votre visite ne tarderait pas, je vous attendais presque.

      Baruch respira, ce ton de cordialité feint ou réel le mettait à son aise.

      – Vous devinez ce qui m'amène, dit-il.

      – Parbleu ! Vous avez besoin de bank-notes.

      – Comme vous le dites...

      – Voyons les valeurs.

      Baruch tira de la poche de son « overcoat » un gros portefeuille de maroquin ; mais il rougit et se troubla en remarquant tout à coup que le nom de don Pablo Hernandez était imprimé en lettres d'or dans un des angles.

      – Voilà, dit Cornélius, de sa voix dure et cassante, un petit souvenir que je ne vous conseille pas de conserver, master Jorgell !

      Tout de suite, Fritz Kramm intervint avec des gestes conciliants.

      – Bon, fit-il, c'est entendu, on ne pense pas à tout ; mais voyons les valeurs (et il avait pris le portefeuille des mains de Baruch). Des pétroles, des cuivres, des caoutchoucs, excellent, la plupart d'ailleurs sont en hausse ; celui qui en a fait emplette était loin d'être un gogo. Seulement, voilà... pas une seule n'est au porteur ; il n'y a que moi qui puisse vous négocier cela, et encore, non sans risques. Comptons. Il y en a pour trois cent mille dollars ; je vais donc vous verser comme convenu cent mille dollars en bank-notes et en or.

      Baruch eut un mouvement de révolte vite réprimé.

      – Je crois, reprit Fritz, sans lui laisser le temps de parler, que ma proposition est parfaitement équitable : cent mille dollars pour moi qui accepte des actions et des obligations que j'aurai du mal à négocier ; cent mille dollars pour mon frère qui a signé le rapport médical et cent mille pour vous qui...

      – Aussi n'ai-je pas protesté, interrompit Baruch avec vivacité.

      – Je crois que nous nous entendons parfaitement.

      Avec les gestes minutieux et paisibles d'un honnête commerçant, Fritz alla au coffre-fort et en tira une liasse de billets de banque qu'il remit à Baruch.

      – Voyez, lui dit-il avec un bon sourire, la somme était prête, recomptez-la ; je crois que le nombre y est, mais tout le monde peut se tromper.

      – Inutile, répliqua Baruch en fourrant les bank-notes dans sa poche, je vous remercie ; il n'est pas impossible que j'aie encore l'occasion d'avoir recours à votre obligeance.

      – Tout à votre service.

      Baruch prit congé.

      Fritz insista pour le reconduire jusqu'à la porte de la rue et ils se séparèrent après avoir échangé un loyal shake-hand.

      Fritz était retourné près de son frère. Quand tous deux furent seuls dans le grand hall aux tableaux, en face du coffre-fort, ils échangèrent un singulier sourire.

      – Je crois que nous le tenons, dit Cornélius.

      – Oh ! approuva Fritz, il est à nous maintenant, bien à nous ; il a été très crâne, d'ailleurs, seulement, je crains que ce ne soit pas un instrument très docile.

      – Tout le monde devient docile, quand il tombe entre nos mains, affirma le docteur avec une grimace sinistre. Je ne vois qu'un point noir dans nos projets... Ce jeune Harry Dorgan ?

      – Nous aviserons. Il faut réfléchir mûrement. Je trouve que voilà assez de besogne pour une journée...

      Les deux frères en restèrent là de leur entretien et se séparèrent. Cornélius regagna son laboratoire. Fritz changea de costume pour aller passer le reste de la soirée chez un riche marchand de charbon qui était un de ses meilleurs clients et auquel il avait fourni toute une galerie de tableaux.

      Pendant ce temps, Baruch avait hélé un taxi-auto et s'était fait conduire au célèbre club du « Haricot Noir ».




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