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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






CINQUIÈME ÉPISODE – LE SECRET DE L'ÎLE DES PENDUS
III – Vers l'inconnu

Quand lord Burydan revint à lui, il se trouvait dans la baleinière aux côtés du poète Agénor, qui lui frictionnait vigoureusement les tempes avec du vinaigre des Quatre-Voleurs. Les Peaux- Rouges et leur pirogue avaient disparu ; seul celui qui avait tué le requin était paisiblement assis à l'arrière. Les deux matelots américains, délivrés de leurs liens, ramaient paisiblement, comme si rien d'extraordinaire ne se fût passé. Il faisait alors presque nuit, et, à une encablure de là, on apercevait la coque d'un vapeur de médiocre tonnage, qui semblait avoir stoppé pour attendre la baleinière.

      – Où suis-je ? balbutia lord Burydan d'une voix faible.

      – Vous êtes en sûreté, lui répondit Agénor.

      Les Peaux-Rouges ont été mis en fuite par l'arrivée du paquebot que vous voyez ici et où nous allons prendre passage tout à l'heure.

      – Mais cet Indien ? demanda le lord en jetant un regard encore apeuré sur le Peau-Rouge impassible.

      – C'est celui qui vous a sauvé. J'ai cru bien faire en l'attachant, à prix d'or, à votre service. Il se nomme Kloum. Il parle fort bien l'anglais ; et il a été longtemps employé dans une usine électrique de Jorgell-City. Mais buvez cela, milord, cela vous remettra complètement.

      Agénor offrait à son ami un petit gobelet rempli de vieux whisky. Lord Burydan but, et se sentit mieux. Brusquement, il eut un large éclat de rire.

      – Agénor, s'écria-t-il, vous êtes un homme merveilleux ! Car, j'en suis bien sûr maintenant ; c'est vous qui avez préparé et réglé, comme un metteur en scène habile, l'attaque des Peaux-Rouges. Le requin devait être quelque animal mécanique, quelque automate comme j'en ai vu au théâtre de Covent-Garden, à Londres.

      Agénor se contenta de sourire sans donner aucune explication.

      – Il est possible, fit-il, que je sois pour quelque chose dans tout ceci, mais le hasard a aussi collaboré à ce petit drame. Ne cherchez pas à en savoir davantage. Etes-vous satisfait ?

      – Infiniment.

      – Alors, c'est l'essentiel.

      Pendant cette brève conversation, on était arrivé près du navire à vapeur ; des amarres furent jetées, et bientôt lord Burydan, Agénor et l'impassible Kloum mettaient le pied sur le pont de la Ville-de-Frisco, un paquebot en fer de sept cents tonneaux, dont le capitaine, Mr. Hopkins, se mit gracieusement à la disposition de ses passagers.

      Tout le monde se rendit à la salle à manger du bord, où un confortable repas était servi. Le capitaine, avec sa face écarlate, ses sourcils touffus et son nez bourgeonnant, ressemblait plutôt à un pirate qu'à un honnête commerçant. Il portait aux oreilles de petits anneaux d'or, et il avait continuellement à sa portée un gobelet d'étain rempli d'un mélange de whisky et de soda-water. D'après des conventions antérieures, il avait été entendu entre Agénor et Mr. Hopkins que celui-ci ramènerait le lord et son secrétaire à San Francisco. Ces derniers gagnèrent donc leurs cabines respectives, où ils ne tardèrent pas à tomber dans un profond sommeil.

      Mais, en montant sur le pont, le lendemain matin, ils éprouvèrent une violente surprise en constatant que la côte avait disparu ; de quelque côté qu'ils se tournassent, c'était la mer immense et sans limites. Agénor alla immédiatement trouver le capitaine Hopkins pour lui demander des explications. Le vieux loup de mer ne paraissait d'ailleurs nullement ému.

      – Je le regrette vivement, déclara-t-il d'un ton péremptoire, mais il n'y a pas moyen de rentrer à San Francisco.

      – Cependant, fit Agénor, il était convenu...

      – C'est possible. Mais on ne fait pas toujours comme l'on veut. Sachez que mon navire est exclusivement chargé de cercueils de Chinois décédés en Amérique et qui ont exprimé la volonté, comme tous les Chinois, d'aller reposer dans la terre natale. Or, c'est là un genre de marchandise qu'il est interdit de transporter, et j'ai appris au dernier moment que j'avais été dénoncé !

      – De sorte que ?... interrompit lord Burydan avec impatience.

      – De sorte qu'il m'est impossible de rentrer dans le port avant de m'être débarrassé de ma cargaison, ce que je ne puis faire qu'à Nangasaki. Maintenant, si vous le désirez, je vous déposerai à l'île de Pâques, ou dans l'archipel des Marquises, où je compte faire relâche.

      – Vous nous avez odieusement trompés ! s'écria Agénor.

      – Ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, je suis prêt à vous rendre votre argent.

      Le poète était consterné. C'était là un incident qu'il n'avait pas prévu. Lord Burydan fut le premier à prendre gaiement son parti de cette situation bizarre.

      – Ma foi, tant pis ! déclara-t-il. Puisqu'il en est ainsi, nous irons jusqu'à Nangasaki avec Mr. Hopkins, et nous tâcherons de nous ennuyer le moins possible pendant la traversée.

      – Aussi, c'est de ma faute, murmura Agénor. J'aurais dû me renseigner.

      – Ne vous faites aucun souci à cet égard. Je ne regrette nullement ce voyage forcé ; et nous avons là une occasion unique de visiter les îles océaniennes.

      – D'ailleurs, expliqua le capitaine, enchanté de voir les choses s'arranger si facilement, la Ville-de-Frisco est abondamment pourvue de vivres, et c'est un navire de premier ordre.

      En cela, l'honorable capitaine exagérait légèrement ; la Ville-de-Frisco était une antique carcasse dévorée par la rouille, et dont la machine, vingt fois réparée, ne donnait, dans les meilleures conditions, qu'une vitesse de huit à dix nœuds à l'heure. D'ailleurs, par économie, Mr. Hopkins ne brûlait que des escarbilles et des déchets de charbon, et il hissait des voiles de fortune chaque fois que le vent était favorable. Pour la rapidité du transport, son navire était à peu près ce que serait, à un train éclair, une ancestrale diligence.

      Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées que lord Burydan était retombé dans sa neurasthénie. Malgré toute son imagination, Agénor n'arrivait pas à le distraire. Seul l'Indien Kloum, qui avait troqué son costume éclatant contre une simple vareuse de matelot, paraissait parfaitement à l'aise. Il faisait ses quatre repas avec un appétit magnifique, et, le reste du temps, se promenait sur le pont, du même pas égal et cadencé, en fumant son calumet de terre noire.

      Le second jour, la mer devint grosse. La Ville-de-Frisco n'avançait plus qu'avec une extrême lenteur ; et, quoique le capitaine déclarât avec une assurance imperturbable que son navire était d'une solidité à toute épreuve, personne n'était rassuré.

      Vers le soir, le vent souffla en tempête. Le vieux paquebot, dont les foyers avaient été éteints par mesure de précaution, était désormais le jouet des lames. Il roulait et tanguait lourdement, et les boulons de sa carcasse disjointe grinçaient de façon lamentable. Bientôt, on apprit que le gouvernail avait été emporté par une vague.

      Avec une impudence remarquable, Mr. Hopkins avait d'abord déclaré que ce n'était qu'un grain. Mais il dut bientôt en rabattre de cet aplomb. Vers dix heures du soir, une voie d'eau se déclara. Tout le monde se mit aux pompes, sans en excepter lord Burydan, le poète Agénor et le Peau-Rouge. On travailla toute la nuit sans résultat appréciable. Au matin, la tempête n'était pas calmée, et on constatait une seconde voie d'eau.

      Déjà, deux matelots avaient été noyés. Le capitaine Hopkins, qui était monté sur la dunette, fut lui-même emporté par un coup de mer. La situation était désespérée. Encore quelques minutes, et la Ville-de-Frisco, dont la membrure était complètement disloquée, allait couler à pic.

      Aidés de Kloum, Agénor et lord Burydan descendirent dans la baleinière, laissant au reste de l'équipage la grande chaloupe. Ils venaient d'y prendre place lorsque, sous la poussée d'une vague plus forte, le vieux steamer s'entrouvrit avec un craquement sinistre ; la mer se couvrit de cercueils de Chinois et de débris flottants de toutes sortes.

      Une minute encore, et, à la place de la Ville-de-Frisco, il n'y eut plus qu'un grand remous qui faillit faire chavirer la baleinière.

      Toujours silencieux et impassible, l'Indien Kloum avait pris les rames, pendant qu'Agénor s'emparait de la barre du gouvernail. La frêle embarcation était soulevée comme une plume à la crête de vagues énormes, pour dégringoler ensuite en des abîmes écumants ; à chaque instant, des paquets de mer l'emplissaient d'une eau que lord Burydan vidait tant bien que mal avec son chapeau.

      Un quart d'heure ne s'était pas écoulé depuis le naufrage du steamer que les trois passagers de la baleinière voyaient passer à côté d'eux la grande chaloupe qui flottait, renversée, la quille en l'air.

      A ce moment, une des rames que tenait le Peau-Rouge se cassa aussi nettement que si elle eût été de verre. La baleinière tournoya, se mit à danser comme un bouchon, et la soudaineté du choc fit perdre l'équilibre au poète Agénor, qu'une lame gigantesque emporta.

      Lord Burydan eut un geste de désespoir. Il eût, certes, sacrifié volontiers sa vie pour sauver son ami ; mais, au milieu d'un tel cataclysme, il était impossible de porter secours au pauvre poète qui, déjà, avait disparu dans la tourmente. Lord Burydan, une fois de plus, comprit l'inutilité de ses millions, et, refoulant un sanglot, il vint s'asseoir à la place que lui désignait Kloum, qui ne s'était pas départi un seul instant de son sang-froid. Se servant, en guise de godille, de l'unique rame qui lui restait, le vieil Indien parvint à empêcher l'embarcation de chavirer. Mais le vent les emportait à une vitesse furieuse. Ils étaient trempés jusqu'aux os. Ils avaient froid et ils avaient faim. Ils se cramponnaient désespérément aux bancs de la baleinière, par une impulsion presque inconsciente.

      Vers midi, il se produisit une accalmie. Kloum en profita pour vider l'eau dont la baleinière était remplie, et il offrit à lord Burydan la moitié d'une gorgée de whisky qui restait au fond de sa gourde.

      L'après-midi, la mer s'apaisa complètement. Kloum parvint à pêcher une brassée de grandes algues sous les feuilles desquelles étaient attachés de petits coquillages bivalves. Ce chétif repas réconforta les deux hommes. Mais ils tombaient de sommeil. Ils convinrent de dormir alternativement chacun deux heures, et c'est ainsi qu'ils atteignirent la nuit, en proie aux plus terribles craintes, car le vent s'était levé de nouveau, et les vagues se gonflaient, déjà presque aussi furieuses que la veille.

      Lord Burydan était à bout de courage.

      – Nous sommes perdus ! murmura-t-il. J'ai envie de me jeter à l'eau tout de suite, pour en finir plus vite.

      – Ne faites pas cela, milord, répliqua vivement le vieux Peau-Rouge. Kloum a deviné que nous ne sommes pas loin de la terre.

      – Comment as-tu pu deviner cela ?

      – Ecoutez !...

      Lord Burydan prêta l'oreille. A travers les hurlements du vent, il perçut une sorte de croassement funèbre.

      – C'est des cris des oiseaux de mer, expliqua Kloum ; et quand il y a des oiseaux, la terre n'est pas loin.

      – Qu'importe ? murmura l'Anglais, complètement démoralisé. Je tombe de fatigue, et je meurs de froid. Je sens que je n'aurai pas la force de rester cramponné à mon banc... La première vague m'emportera...

      – Il ne faut pas, milord. Et tenez, il y a un moyen : je vais vous attacher.

      Et il se servit de la corde de l'ancre pour fixer solidement son compagnon à son banc.

      La nuit s'écoula dans les transes. Le vent était un peu tombé, mais il faisait un froid glacial. Enfin, le jour parut. Quand les premiers rayons d'un pâle soleil eurent éclairci le brouillard, Kloum discerna, dans l'éloignement, une grande masse sombre, qui était sans doute un cap formé de falaises rocheuses.

      – Sauvés ! s'écria l'Indien.

      Il réveilla lord Burydan, que la vue du rivage put à peine arracher à l'espèce de torpeur où il avait été plongé. Kloum avait oublié sa fatigue. Il manœuvrait avec dextérité la baleinière à travers le semis de petits écueils qui défendaient les abords de cette terre inconnue. Le brouillard s'était complètement dissipé. Les naufragés reconnurent en face d'eux une haute muraille granitique qui semblait n'offrir aucune solution de continuité. Au bas de la falaise s'étendait une plage de galets, en ce moment violemment secoués par le ressac.

      Kloum tenta d'aborder ; mais l'entreprise était pleine de difficultés. Chaque fois qu'il essayait, la vague le rejetait vers la ceinture de brisants qu'il avait eu tant de peine à franchir.

      Tout à coup, des hommes à longue barbe, vêtus de cuir et chaussés d'immenses bottes, sortirent d'une anfractuosité de la falaise. Ils étaient armés de gaffes, de grappins et de crocs. En quelques minutes, ils eurent halé sur le rivage la baleinière ; lord Burydan et son compagnon s'apprêtaient déjà à les remercier, lorsqu'un des hommes tira de sa ceinture un browning, et les mit en joue.

      – Dis donc, Slugh, fit-il en se tournant vers un autre personnage à longue barbe, qui paraissait être le chef, faut-il leur faire sauter le caisson ?

      – Ma foi, fit Slugh avec hésitation, je ne sais pas trop.

      – Tu n'ignores pas que les ordres des Lords sont formels. Pas d'étrangers, pas d'espions.

      A ce moment, un coup de canon se fit entendre dans le lointain, bientôt suivi d'un second, puis d'un troisième. Slugh avait changé de visage :

      – C'est le yacht de la Main Rouge, balbutia-til avec respect. C'est aux Lords seuls qu'il appartient de décider du sort des prisonniers !




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