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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






SIXIÈME ÉPISODE – LES CHEVALIERS DU CHLOROFORME
III – Vers New York

Depuis la disparition de M. Bondonnat, les magnifiques jardins qu'il avait créés à Kérity-sur-Mer tombaient presque dans le lamentable état des terres incultes.

      Au milieu de cette tristesse et de cet abandon de la villa, autrefois si joyeuse, deux jeunes filles voyaient s'écouler leurs journées dans le désespoir et dans les larmes.

      Frédérique et Andrée, par une sorte de superstition, n'avaient pas voulu quitter le logis où le malheur s'était abattu au moment même où tout un heureux avenir leur apparaissait. Toutes deux s'étaient confinées dans une profonde retraite. Elles ne voyaient personne, sauf leurs fiancés, l'ingénieur Paganot et le naturaliste Roger Ravenel, qui mettaient tout en œuvre pour les consoler, pour atténuer autant que cela était possible leur immense douleur.

      Ce jour-là, le temps était sombre ; le ciel, voilé de grands nuages funèbres, barré d'une pluie fine, ajoutait sa mélancolie à la tristesse de Frédérique et d'Andrée.

      – Il me semble, murmura Mlle de Maubreuil, que ma vie est finie, que malgré l'amour de mon fiancé je ne serai jamais heureuse. La mort de mon père, si cruellement assassiné, m'a porté un coup dont je ne me relèverai jamais. J'ai essayé d'oublier, je n'ai pas pu. Et la disparition de mon pauvre cher tuteur est venue rendre encore ma peine plus amère. Quant à toi, heureusement, chère Frédérique, le malheur t'a moins gravement atteinte. Tu peux espérer un jour revoir ton père.

      – Je n'ose plus y croire. Je m'efforce même de n'y plus penser, car si j'y réfléchis quelque peu, je me demande avec angoisse si mon père n'a pas eu le même sort que le tien.

      – Ne crois pas cela. Ne te fais pas d'idées noires.

      Et la jeune fille ajouta après un moment de silence :

      – Ne t'ai-je pas dit que chaque samedi, comme autrefois, je suis tourmentée par un cauchemar. J'assiste à la scène du meurtre, je revois le misérable Baruch. Sais-tu ce que je crois ? C'est que je ne serai délivrée de ces apparitions effrayantes que lorsque l'assassin...

      – Ne parlons plus de cela. Nous n'avons que trop souvent traité ce terrible sujet de conversation et je t'ai dit ma pensée là-dessus.

      Sais-tu à qui je songeais tout à l'heure ?

      – Je parie que tu pensais à Oscar.

      – Tu ne te trompes pas. Où est-il, à l'heure qu'il est, le pauvre garçon ? Faible et malade, sans argent, il a eu le courage d'aller seul à la recherche de mon père.

      – Peut-être le retrouvera-t-il. J'ai la conviction, ma chère Frédérique, que, si on séquestre M. Bondonnat, ce n'est pas pour lui faire du mal. On veut sans doute essayer de lui voler ses découvertes, je l'ai toujours pensé.

      – Pour moi, ça ne fait pas l'ombre d'un doute ; mais il arrivera bien un jour où tout se découvrira. M. Paganot et M. Ravenel sont au courant des travaux de mon père ; le jour où l'on voudra utiliser une de ses découvertes, ils le sauront.

      – Oui, c'est vrai, mais d'ici là, il peut se passer beaucoup de temps.

      Un violent coup de sonnette arracha les deux amies, à leurs mélancoliques réflexions. De la fenêtre près de laquelle elles étaient assises, elles aperçurent Benjamin, le facteur du village, qui glissait une lettre dans la boîte adossée à la haute grille de fer forgé qui se trouvait un peu en avant du principal corps de bâtiment de la villa.

      Frédérique constata tout de suite que l'enveloppe portait le timbre de New York. Et Andrée s'écria que ce devait être une lettre d'Oscar.

      Elle ne s'était pas trompée ; la missive était du petit bossu, et Frédérique en fit la lecture à haute voix.

      « Mesdemoiselles,

      Excusez-moi d'être resté si longtemps sans vous écrire, mais il m'est arrivé depuis quelque temps une foule d'aventures plus ou moins bizarres dont quelques-unes très heureuses.
      D'ailleurs, je me porte très bien et je suis devenu le protégé d'un riche Américain auquel, par hasard, j'ai eu le bonheur de sauver la vie tout en roulant ma bosse au pays des milliardaires et des bandits.
      (Ici, Oscar faisait un récit détaillé de la façon dont il avait arraché à la mort Fred Jorgell, mais cependant, pour des raisons faciles à comprendre, il ne nommait pas l'Américain.)
      La seule chose qui me contrarie, continuait-il, c'est de n'avoir aucune bonne nouvelle à vous donner au sujet de M. Bondonnat. Cependant je dois vous signaler deux faits intéressants.
      Le premier, c'est que mon patron, le milliardaire, m'a promis de s'employer à faire des recherches sérieuses dans toute l'Amérique ; le second, c'est que j'ai cru reconnaître, dans une auto qui passait à une allure folle, les auteurs du rapt qui nous a tous plongés dans la désolation.
      La police ici est très active, à condition, bien entendu, qu'elle soit grassement payée et, pour peu que la chance nous favorise, nous serons bientôt sur la trace des bandits qui vous ont causé tant de chagrin.
      Pour en finir, il serait peut-être bon que vous vous décidiez à faire le voyage de New York et que vous veniez me rejoindre en compagnie de M. Ravenel et de M. Paganot. »

      La lettre se terminait par diverses indications relatives aux heures des trains et des paquebots, et à l'hôtel où le vaillant bossu engageait ses amis à descendre dès leur arrivée en Amérique.

      – Oscar a raison, dit Mlle de Maubreuil, nous n'avons pas le droit d'hésiter plus longtemps.

      – Oui, nous devons partir, ajouta Frédérique avec un geste énergique. Oscar nous montre l'exemple et nous trace notre devoir. Ce n'est pas à ce pauvre bossu, si dévoué qu'il soit, d'aller seul à la recherche de mon père, c'est à moi.

      – Et moi, ta meilleure amie, ta sœur adoptive, je dois être à tes côtés et partager les dangers et les fatigues de ton voyage.

      – Mais, dit Frédérique avec un mélancolique sourire, ne serait-il pas bon de prévenir ceux qui nous aiment ? Ne décidons rien avant de leur avoir demandé conseil.

      – Tu as raison, s'écria Andrée en jetant un manteau sur ses épaules.

      – Je cours trouver M. Paganot à son auberge de la Tête-de-Pie, il n'est certainement pas encore sorti. Je te laisse le soin de lire la lettre d'Oscar et de faire part de notre détermination à M. Ravenel qui ne tardera pas à venir, comme il le fait tous les jours.

      Après un affectueux baiser, les deux jeunes filles se séparèrent. Frédérique n'eut pas longtemps à attendre. Un quart d'heure s'était à peine écoulé que le naturaliste apparaissait à la grille d'entrée, chargé d'une gerbe de fleurs des champs qu'il apportait à sa fiancée, ainsi qu'il en avait coutume chaque matin.

      – Eh bien, dit-il, ma chère aimée, avez-vous quelque bonne nouvelle à m'apprendre ?

      – Non, Roger, pas encore. Cependant, j'ai reçu une lettre d'Oscar. Lisez-la et dites-moi ce que vous en pensez.

      Le naturaliste parcourut la missive d'un coup d'œil, mais il s'arrêta plus longuement à la dernière phrase.

      – Frédérique, murmura-t-il, je vous aime tant que tout mon bonheur doit venir de vous. Je ne suis heureux que quand vous souriez. Je ferai tout ce que vous voudrez. Allons chercher votre père puisque vous le désirez.

      Dans un grand élan d'enthousiasme, il entraîna la jeune fille vers la terrasse qui dominait la mer.

      Et le bras étendu dans un geste vers les horizons lointains, il s'écria :

      – C'est là-bas que nous irons. C'est là-bas que nous retrouverons votre père, c'est là-bas que nous pourrons nous aimer sans arrière-pensée, sans tristesse.

      – Oui, c'est là-bas, murmura derrière lui une autre voix.

      C'était celle de l'ingénieur Paganot qui accourait en compagnie d'Andrée.

      – Le sort en est jeté, dit-il. Nous allons partir pour New York. Une voix secrète me dit que nous y sommes attendus avec impatience.

      Une profonde émotion s'était emparée des deux jeunes filles. Elles contemplaient leurs fiancés d'un regard extasié. Comme ils leur semblaient beaux, les deux jeunes hommes, dans l'enthousiasme du dévouement ! Andrée et Frédérique sentaient qu'elles étaient tendrement aimées. Leurs fiancés ne pouvaient leur donner une plus grande marque d'attachement qu'en abandonnant ainsi leurs travaux, leurs études, leur pays même, pour les suivre sur une terre étrangère où peut-être ils allaient être exposés à bien des dangers.

      L'ingénieur Paganot avait déjà fait un certain nombre de fois la traversée de l'Atlantique. Il connaissait les meilleurs moyens de locomotion et les tarifs les moins dispendieux. Ce fut lui qui se chargea d'établir le bilan des frais de route et l'itinéraire du voyage.

      Grâce aux renseignements puisés dans les annuaires et les indicateurs, il décida que le plus simple était de partir dès le lendemain pour Paris où l'on passerait une journée pour faire les achats indispensables à une longue traversée.

      Andrée et Frédérique se couchèrent tard ce soir-là. Ayant de quitter la maison familiale, elles tenaient à ranger soigneusement les objets qui leur étaient les plus chers et les souvenirs les plus précieux ; puis il fallut faire les malles. Le bagage, quoique très simplifié, était encore suffisamment volumineux.

      Dès le matin, elles se mirent en quête d'un bon voiturier et se rendirent chez un vieux serviteur de M. Bondonnat, Eric Marsouan, qu'elles chargèrent de veiller pendant leur absence sur la demeure qu'elles allaient quitter.

      A midi, tout le monde était réuni dans la villa, où les colis furent chargés sur un camion qui les transporta à la gare la plus proche, et deux heures plus tard, les quatre voyageurs, installés dans un wagon de première classe, filaient vers Paris d'où ils devaient s'embarquer pour Cherbourg par le train transatlantique.

      Le voyage de Paris à Cherbourg ne fut marqué par aucun incident et les quatre jeunes gens prirent place dans les cabines qu'ils avaient retenues télégraphiquement à bord du Kaiser-Wilhelm qui, bientôt, sortit de la rade et cingla vers la haute mer.

      La traversée fut assez pénible pour les jeunes filles, auxquelles le mal de mer ne fit pas grâce, et quand, six jours après, elles prirent pied sur les quais de New York, elles étaient d'une telle pâleur que leurs fiancés s'en alarmèrent, mais elles eurent vite fait de reprendre leurs couleurs.

      Oscar Tournesol, qui était venu au-devant d'elles et qui se chargea de les conduire à Preston-Hotel, trouva seulement que le chagrin les avait fait maigrir.

      Depuis qu'il était en Amérique, le bossu n'avait pas éprouvé d'émotion plus vive que celle que lui causa la venue de ses amis.

      – Je vous ai écrit de venir à Preston-Hotel parce que c'est un établissement que je connais et je sais que vous y serez très confortablement.

      Malgré les assurances d'Oscar, les quatre Français furent quelque peu surpris de l'organisation de l'hôtel américain.

      A l'entrée, une dame installée dans une cage vitrée remit à chacun d'eux un carton sur lequel était inscrit un numéro, celui de sa chambre. Un ascenseur électrique les déposa au seuil même de leurs portes, qui avaient accès toutes les quatre dans le même couloir.

      Ce qui surprit les voyageurs, ce fut d'apercevoir dans chacune des pièces un immense cadran émaillé, placé juste au-dessus de la cheminée, en face de la fenêtre ; au centre se trouvait une poignée de nickel actionnant une longue aiguille dorée.

      Ils purent alors lire, en guise d'heures, sur cet étrange disque qui scintillait à la lueur de l'électricité, des mots répétés en plusieurs langues et indiquant tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, comme : cirage, brosses, peigne, eau chaude, eau froide, café, chocolat, thé, masseur, médecin, sage-femme, poulet, gigot, dîner, déjeuner, douche, pantoufles, garçon, femme de chambre, etc.

      Il suffisait de pousser l'aiguille sur le mot désignant l'objet désiré pour être servi avec une rapidité merveilleuse.

      Andrée et Frédérique, qui toutes deux un peu peureuses avaient résolu d'habiter la même chambre, firent pivoter l'aiguille afin d'avoir à dîner. Elles furent servies à la minute ; le repas était copieux et délicat, mais la physionomie des deux garçons qui les servirent leur parut souverainement antipathique, pour ne pas dire inquiétante.

      A un moment donné, pendant qu'elle tendait à l'un d'eux son assiette, Andrée tressaillit, intimidée par l'effronterie de deux prunelles jaunes comme celles des chats, et elle crut remarquer sur les lèvres de l'homme un méchant sourire.

      Frédérique, de son côté, avait eu la même impression.

      La table une fois desservie, les deux jeunes filles se firent part de l'impression qu'elles avaient ressentie.

      – As-tu remarqué, Frédérique, ces mines patibulaires. Je ne sais si c'est parce que je ne suis pas habituée encore aux gens de ce pays, mais cet individu m'a fait peur. Il m'a semblé qu'il me menaçait, qu'il me voulait du mal...

      – Ma pauvre Andrée, je suis aussi peu rassurée, que toi. Cet hôtel a beau être luxueux, je ne m'y sens pas à l'aise... Je puis être dans l'erreur, mais ces deux garçons, un surtout, ont des faces de bandit.

      – Allons, rassure-toi, reprit Andrée. Après tout, pourquoi veux-tu qu'on nous menace et qu'on nous en veuille ? Nous arrivons à peine et personne ne nous connaît.

      – Oui, il faut être raisonnables. N'oublions pas que nous avons à remplir une tâche sacrée. Nous n'avons pas le droit de manquer de courage. D'ailleurs, Oscar nous a affirmé que l'établissement était honorable. Couchons-nous. Le repos nous est nécessaire et, dès demain, nous nous mettrons en campagne.

      Les deux jeunes filles se mirent au lit et, malgré leurs craintes, reposèrent paisiblement ; c'était la première nuit qu'elles passaient sur le sol de l'Amérique.

      Cependant, leur instinct ne les avait pas trompées. Les deux garçons qui leur avaient fait si grand-peur n'étaient autres que deux suppôts de la Main Rouge.

      Cependant cette impression fâcheuse se dissipa petit à petit les jours suivants. Les deux jeunes filles étaient tout au plaisir de connaître un monde nouveau qui ne ressemblait en aucun point à l'Europe.

      Les quatre jeunes gens, après avoir fait les visites indispensables au consulat de France et aux personnages les plus notoires de la colonie française, se mirent en devoir de recueillir les renseignements qui devaient faciliter leur tâche ; mais leurs recherches étaient vaines ; l'enquête qui devait leur faire retrouver M. Bondonnat ne faisait pas un pas, et cela en dépit du zèle que déployait Oscar Tournesol.

      – Savez-vous ce qu'il faudrait faire ? dit un jour le bossu à Frédérique. Il faudrait aller à la maison de fous où Baruch est enfermé.

      – Non, murmura la jeune fille, c'est impossible.

      – Pourquoi cela ?

      – J'ai horreur de ce misérable.

      – Il faut surmonter votre répugnance. Vous savez de quel mystère ont été entourées la condamnation et même l'arrestation de l'assassin ; personne n'a jamais pu voir clair dans cette sinistre affaire. Et je suis sûr qu'il y a une corrélation évidente entre les deux faits, l'assassinat de M. de Maubreuil et la disparition de son ami...

      – C'est aussi l'avis de mon amie Andrée, murmura Frédérique, devenue songeuse.

      – Et je suis sûr, reprit Oscar, que Baruch, qu'il soit complètement fou ou qu'il lui reste quelques lueurs de raison, pourra nous fournir de précieux indices.

      – Vous avez peut-être raison.

      – Je suis sûr que j'ai raison et je parierais que M. Paganot et M. Ravenel, si on les consultait, seraient de mon avis.

      Oscar Tournesol ne s'était pas trompé, l'ingénieur et son ami trouvèrent l'idée excellente, et il fut décidé que tout le monde se rendrait au Lunatic-Asylum de Greenaway où Baruch se trouvait détenu.




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