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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






PREMIER ÉPISODE – L'ÉNIGME DU CREEK SANGLANT
IV – Le club du Haricot Noir

C'était une institution d'une originalité bien américaine que le club du Haricot Noir ; il était composé de quarante membres actifs, tous célibataires, et d'un grand nombre de membres honoraires, mariés ou non ; chaque année, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, à l'issue d'un splendide banquet, largement arrosé de claret et d'extra-dry, le maître d'hôtel déposait cérémonieusement sur la table une urne de vermeil qui contenait trente-neuf haricots blancs et un seul haricot noir.

      Le moment était solennel.

      Les yeux bandés, chacun des membres du club, en commençant par le président, tirait à son tour un haricot de l'urne de vermeil.

      Celui auquel était échu le haricot noir était tenu de se marier dans l'année et, cessant d'être membre actif, devenait de droit membre honoraire, mais le club prenait à sa charge les frais de la noce et les dépenses des jeunes époux pendant toute la durée de la lune de miel.

      Si la fiancée était pauvre – ce qui, d'ailleurs, arrivait rarement dans ce milieu presque exclusivement fréquenté par des fils de milliardaires –, la caisse du club lui fournissait une dot.

      Cette intéressante association, qui était venue s'installer d'une ville voisine à Jorgell-City, obtenait le plus grand succès ; ses membres formaient une élite parmi laquelle il était difficile d'être admis.

      Baruch Jorgell n'était que membre honoraire, mais comme on jouait très gros jeu au Haricot Noir, il y fréquentait assidûment.

      Baruch était joueur.

      Pourtant, il gagnait rarement, et cela, faute de calcul et de réflexion ; c'était avec une sorte de fiévreuse nervosité qu'il jetait son or par poignées sur le tapis vert. Il ignorait ou méprisait les habiletés des vieux professionnels qui, chaque soir, avec une mise insignifiante, arrivaient à rafler une centaine de dollars.

      Lorsque Baruch pénétra dans la salle de jeu, la partie était très animée ; il y avait là un certain Stickmann – arrivé depuis peu à Jorgell-City – qui pontait et pariait avec une audace admirable.

      Arnold Stickmann, un jeune homme au teint frais et rose, presque un adolescent, s'était fait une réputation dans le monde des Cinq-Cents par son élégance ; à Chicago et même à New York, il donnait le ton à la mode.

      C'était lui qui avait inauguré les cravates en toile d'or semée de fleurettes de diamants ; une autre fois, il avait innové un complet en étoffe métallique, rose et violet ; c'était encore lui qui avait lancé les bottines en véritable peau de requin et dont chaque bouton était constitué par un petit diamant noir.

      Le portrait de ce Brummel yankee se trouvait dans tous les journaux de mode, et d'habiles reporters allaient interviewer son tailleur, son bottier et son chemisier pour tâcher de savoir dans quelle tenue il apparaîtrait le jour suivant ; on l'avait vu, tour à tour et dans la même journée, exhiber un pyjama de flanelle d'amiante, un complet d'étoffe de verre et un gilet en peau de crocodile.

      Stickmann était poète à sa façon.

      Il traduisait toutes ses émotions, tous ses rêves par un nouveau et original costume longtemps médité. Dans les moindres actes de sa vie, il était d'une minutie raffinée : chaque matin, son valet de chambre savonnait les pièces d'or qu'il devait mettre dans sa bourse et il n'avait jamais en portefeuille que des bank-notes neuves et parfumées.

      Tel était l'homme en face duquel s'assit Baruch Jorgell en entrant dans la salle de jeu du Haricot Noir ; ils échangèrent un rapide coup d'œil et, d'instinct, ils se détestèrent.

      C'était Arnold Stickmann qui tenait la banque. Baruch vida d'un trait la coupe de champagne que lui tendait un barman et jeta insoucieusement un billet de mille dollars sur le tapis. Stickmann donna les cartes d'un geste sûr de lui.

      – Sept ! annonça-t-il.

      Baruch avait tiré cinq.

      Stickmann cueillit d'un air dégoûté la banknote de mille dollars qui était un peu crasseuse aux angles ; en face de lui, l'or, les jetons et les billets formaient un tas énorme, une vraie petite montagne.

      Impassible, Baruch risqua deux autres billets de mille dollars.

      Il perdit. Ses deux bank-notes allèrent grossir le monceau de l'impeccable Stickmann.

      – Well ! fit Baruch.

      Et il jeta successivement sur le tapis quatre, puis huit, puis seize bank-notes ; il perdait toujours.

      Très intéressés, les membres du club avaient tous cessé de jouer ; ils suivaient passionnément la bataille qui se livrait entre les deux jeunes milliardaires. Une déveine persistante s'acharnait contre Baruch, l'or coulait entre ses mains comme de l'eau.

      – Si l'on jouait à la mouche ? proposa tout à coup un vieil habitué. Cette idée fut accueillie par des bravos enthousiastes. La mouche est un jeu exclusivement américain et qui se pratique surtout à bord des paquebots transatlantiques, pour charmer l'ennui des traversées.

      Douze des membres du club déposèrent chacun une bank-note sur le tapis, sur chaque bank-note on plaça un morceau de sucre, puis toute l'assistance demeura plongée dans un religieux silence et dans une immobilité complète.

      Tout à coup une mouche qui voletait en bourdonnant, près des rosaces électriques du plafond, descendit attirée par l'odeur du sucre.

      Joueurs et spectateurs demeuraient figés dans une raideur de statue.

      La minute était émotionnante. On eût pu discerner dans le grand silence le souffle haletant des joueurs oppressés d'angoisse.

      La bestiole tourna quelque temps autour d'un plateau sur lequel étaient posées des bouteilles de champagne et de whisky, puis elle piqua droit au morceau de sucre déposé en face de Baruch.

      Celui-ci ne put retenir un imperceptible tressaillement qui fit s'envoler la mouche. Elle alla se poser sur le morceau de sucre d'Arnold Stickmann qui, lui, n'avait pas bronché.

      – Gagné ! crièrent bruyamment les joueurs.

      Stickmann eut un sourire dédaigneux et rafla d'un geste négligent les onze billets qui se trouvaient sous les morceaux de sucre.

      On renouvela les enjeux, mais cinq fois de suite, Arnold Stickmann gagna. Un à un, comme la première fois, les joueurs se retiraient de la partie, impressionnés par cette chance invraisemblable. De nouveau Baruch et Stickmann demeurèrent seuls en présence ; il y avait dix bank-notes de mille dollars sous chaque morceau de sucre.

      Les témoins de cette scène en suivaient les péripéties avec cet intérêt passionné, presque maladif, que mettent les Yankees à toute espèce de jeu ou de sport. Ne jouant plus pour laisser le champ libre aux deux adversaires, ils engageaient à voix basse des paris.

      – Je mets deux mille sur Baruch !

      – Et moi deux mille sur Stickmann, il tient la veine !

      – Possible, mais la chance va tourner ! C'est Baruch qui gagnera !...

      – Nous allons bien voir.

      – Trois mille dollars.

      – Tenu !

      Pendant ce temps, la mouche, que tous les regards suivaient avec anxiété, s'amusait pour ainsi dire à faire la coquette, elle tourbillonnait à travers la vaste salle, s'éloignant, puis se rapprochant pour s'envoler de nouveau vers les hauteurs du plafond. Un instant même, elle se plaça – comme pour les narguer – juste entre les deux joueurs pâles et frémissants.

      Tout à coup elle se posa sur le morceau de sucre de Baruch. Enfin il gagnait. Avidement, il s'empara des enjeux de son adversaire qui souriait d'un air détaché, en homme pour qui la perte ou le gain d'un matelas de bank-notes plus ou moins épais est une chose absolument indifférente.

      Les partisans de Baruch gagnaient du terrain ; la chance semblait avoir tourné. La partie se continua avec plus d'acharnement qu'auparavant.

      A ce moment il se produisit entre les parieurs une discussion qui faillit se terminer à coups de browning ; quelqu'un avait, sans songer à mal, allumé un régalia dont la fumée pouvait influencer l'insecte, en ce moment arbitre des destinées du jeu. Le malencontreux fumeur, honni de tous, dut jeter son cigare et faire des excuses.

      Cette fois, Baruch mit vingt billets sous un morceau de sucre, il gagna.

      Stickmann, toujours souriant, tira de son portefeuille en peau de porc cinquante banknotes. Baruch, sans une seconde d'hésitation, en plaça un nombre égal en face de lui.

      La partie devenait grandiose, mais la mouche, suffisamment gorgée de sucre, s'était envolée par la fenêtre grande ouverte. Joueurs et parieurs étaient furieux.

      Il y eut un moment d'accalmie forcée, les mouches endormies près des moulures dorées du plafond ne manifestaient nulle intention de se déranger de leur somme et la bestiole qui jusqu'alors avait joué un si grand rôle semblait envolée définitivement.

      Les conversations avaient repris leur cours, les cigares s'étaient rallumés, des plateaux chargés de coupes d'extra-dry et de cocktails incendiaires circulaient à la ronde.

      On parlait déjà de jouer à autre chose, d'organiser des tables de bridge ou de poker, lorsque, brusquement, avec un joyeux bourdonnement, la mouche – la même sans nul doute – rentra triomphalement par la fenêtre et vint planer, indécise, au-dessus de la table de jeu.

      – Il n'y a pas un quart d'heure d'écoulé ! clamèrent les spectateurs d'une même voix, les paris tiennent, la partie continue !

      Instantanément, les cigares s'étaient éteints et dans la salle tout à l'heure si bruyante régnaient le plus religieux silence, l'immobilité la plus parfaite. Chacun pensait à part soi qu'il y avait longtemps qu'un si beau match n'avait eu lieu au Haricot Noir.

      Cette fois la lutte fut brève. Au bout d'une minute, sans la moindre hésitation, la mouche alla se poser sur le morceau de sucre de Baruch.

      Il gagnait les cinquante mille dollars.

      Stickmann les lui tendit avec son plus gracieux sourire.

      – Tous mes compliments, master Jorgell, lui dit-il, à vous les honneurs de la soirée. Mais ne trouvez-vous pas que nous avons assez joué comme cela ? Pour mon compte, je me sens la tête un peu lourde.

      Baruch était profondément étonné, il ne comprenait rien à cette subite modération.

      – Je suis prêt à continuer, répondit-il.

      – Non, cela suffit pour aujourd'hui. Vous aurez bien assez d'occasions de me donner ma revanche. Je suis ici pour une quinzaine et peutêtre davantage.

      – Comme il vous plaira, murmura Baruch interloqué, je pense qu'un de ces gentlemen sera enchanté de prendre votre place.

      Mais aucun partenaire ne se présenta. Avec la superstition particulière aux joueurs, tous étaient persuadés que la veine avait changé et que Baruch Jorgell devait gagner tout le restant de la soirée.

      – D'ailleurs, il se fait tard, ajouta Stickmann, il serait sage, à mon avis, de rentrer se coucher, après avoir bu les dernières coupes à la santé de l'heureux gagnant.

      Cette motion rallia les suffrages. La salle de jeu fut désertée pour le bar où l'on toasta joyeusement ; puis, par petits groupes, les membres du club se retirèrent.

      Chose bizarre, Stickmann semblait être subitement revenu de son aversion pour Baruch.

      Tous deux s'entretinrent quelque temps amicalement et montèrent ensemble dans l'ascenseur.

      Comme ils en descendaient, Stickmann demanda à Baruch s'il avait son auto et, sur sa réponse négative, lui offrit de le prendre dans la sienne et de le déposer à sa porte. Baruch accepta, un peu étonné de ces prévenances.

      Quand tous deux eurent pris place dans l'intérieur du luxueux coupé électrique, la conversation ne tarda pas à prendre un tour confidentiel.

      – Ecoutez, mon cher partenaire, dit Stickmann, je vais être avec vous de la plus entière franchise, je veux vous confier un secret.

      – Je vous écoute, murmura Baruch, se demandant où l'autre voulait en venir.

      – Je suis allé, vous le savez, à la fête donnée il y a quelques jours par votre père.

      – En effet, je me souviens de vous avoir vu danser une scottish avec ma sœur, miss Isidora.

      – C'est d'elle précisément qu'il s'agit. Je n'avais jamais admiré d'aussi près la grâce, le charme, l'enjouement de cette délicieuse personne. J'ai été émerveillé de son esprit aussi bien que de sa beauté...

      – Et naturellement, interrompit Baruch d'un air légèrement ironique, vous en êtes amoureux ?

      – Amoureux fou ! Je compte demander sa main à Mr. Jorgell d'ici quelques jours !

      – Bonne chance, reprit Baruch, toujours gouailleur, mais je ne vois pas trop en quoi je puis vous être utile. Je n'ai – vous le savez peut-être – aucune influence sur mon père et très peu sur ma sœur.

      – Tout ce que je vous demande c'est, pour votre part, de ne pas m'être hostile.

      – Certes, cher monsieur Arnold, vous pouvez compter sur ma neutralité la plus bienveillante. Mais je dois vous apprendre une chose, c'est qu'Isidora a refusé déjà un grand nombre de partis brillants.

      – Ce n'est pas une raison, répliqua vaniteusement le roi de la Mode. Il faudra bien qu'un jour miss Isidora arrête son choix sur quelqu'un.

      – Espérons que ce sera sur vous. Mais me voici, je crois, arrivé à destination. Soyez tranquille, je garderai votre secret. Merci mille fois de votre obligeance et à bientôt une prochaine revanche au Haricot Noir !

      Les deux jeunes gens se séparèrent avec toutes les apparences de la meilleure cordialité. Stickmann croyait avoir fait là une démarche de la plus habile diplomatie. En cela il se trompait lourdement.

      Baruch, qui n'avait auparavant contre lui qu'une antipathie instinctive, le détestait maintenant de tout son cœur. Rentré dans le salon qui occupait le rez-de-chaussée du pavillon qu'il habitait, il donna libre cours à son humeur fielleuse.

      – Le vaniteux ! l'imbécile ! s'écria-t-il. Se figure-t-il donc que ma sœur va tout de suite être éprise de lui ? Il compte sans doute gagner son cœur grâce à l'excellente coupe de ses complets et au chic de ses cravates ! Il faudrait qu'Isidora fût bien sotte pour accorder sa main à ce prétentieux mannequin, bon tout au plus à figurer dans la vitrine d'un tailleur...

      Tout en monologuant ainsi, Baruch avait tiré de sa poche les bank-notes qu'il y avait empilées pêle-mêle en quittant la salle de jeu.

      Il les compta, il y en avait cent soixante ; mais cette notable augmentation de son capital, au lieu de le calmer, ranima encore sa mauvaise humeur contre Stickmann.

      – Je le comprends maintenant, le drôle a refusé de continuer la partie pour me laisser emporter mon gain ! C'est une sorte d'aumône qu'il me fait ! Si l'on vient à deviner ses intentions, je serai la fable et la risée des membres du club ! Et il croit peut-être que je lui en aurai de la reconnaissance ! Je sais bien qu'au fond il me déteste ; naguère encore, c'est à peine s'il m'adressait la parole...

      Baruch était avant tout un orgueilleux et Arnold Stickmann, en croyant lui être agréable, avait trouvé le moyen de blesser au vif son amour-propre.

      Les soirées suivantes, au Haricot Noir, les parties furent mouvementées. Baruch tenait à prouver à tous qu'il n'était pas, comme on l'avait dit, tenu en tutelle par son père, et qu'il disposait de capitaux bien à lui. Il eût voulu, pour que la démonstration fût complète, perdre une grosse somme en jouant avec Stickmann. Mais celui-ci, fidèle à la tactique qu'il avait d'abord adoptée, faisait tous ses efforts pour le laisser gagner.

      – Il tient à m'humilier, songeait Baruch rageusement, à me prouver qu'il possède une fortune dont il a la libre disposition, des affaires qu'il gère par lui-même, tandis que, grâce à l'avarice de mon père, je n'ai rien de tout cela. Il veut sans doute me donner à entendre que, lorsqu'il sera devenu le mari d'Isidora, je pourrai compter sur ses libéralités. Mais il faut bien mal me connaître pour faire un pareil calcul et je ne suis pas homme à supporter longtemps les affronts !

      Cependant les autres membres du Haricot Noir n'avaient pas les mêmes raisons que Stickmann de ménager Baruch Jorgell. Aussi profitaient-ils sans vergogne de ses distractions, le matelas de bank-notes allait de jour en jour en s'amincissant.

      Des cent soixante billets il n'en restait plus guère qu'une trentaine.

      L'orgueilleux Baruch ne voulait pas convenir à ses propres yeux qu'il n'était pas assez riche pour lutter avec des adversaires presque tous pourvus du milliard, et au lieu d'employer son argent à quelque fructueuse spéculation, comme ç'avait été d'abord son projet primitif, il jouait éperdument, sans vouloir envisager les conséquences d'une pareille conduite.

      Vers ce temps-là, Arnold Stickmann fit à Fred Jorgell deux ou trois visites successives ; rien ne transpira de leurs entretiens ; mais le roi de la Mode affichait une jovialité et un entrain qu'on ne lui avait jamais connus. Quant aux complets qu'il inaugurait chaque jour, ils étaient de couleurs tendres et d'un chic éblouissant.




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